I Le réquisitoire lancé le 3 avril par Robespierre contre la Gironde[1] avait eu un immense retentissement aux Jacobins et dans les sections qui suivaient aveuglément leur inspiration. On résolut de passer des paroles à l'action. Les sections de Mauconseil et de la Halle-au-Blé se mirent à la tête du mouvement. La première, qui, à cette occasion, prit le nom de Bonconseil, vint directement signifier son programme à la Convention ; la seconde, au contraire, s'adressa aux quarante-sept autres sections, pour n'envoyer ses délégués à la barre qu'après avoir recueilli un grand nombre d'adhésions. Dans la séance du 8 avril, l'orateur de Bonconseil
s'exprime ainsi : Nous demandons à poursuivre dans
toutes ses ramifications le complot de l'infâme Dumouriez. Ce n'était pas
seulement dans ses légions que le traître avait ses complices. Le peuple
n'est-il pas fondé à croire qu'il en avait jusque dans votre sein, ne peut-il
pas accuser ceux qui voulurent sauver le tyran, ceux qui, par leurs calomnies
contre la ville de Paris et les sociétés populaires, voulaient armer les
départements contre cette ville ? La voix publique vous indique les Brissot,
les Gensonné... A cette désignation nominative, la Montagne et les
tribunes applaudissent, la droite s'indigne et demande à grands cris qu'on
chasse de la barre les audacieux pétitionnaires. Le montagnard Mallarmé, s'essayant au rôle qu'il doit jouer le 31 mai, s'élance à la tribune : Je rappelle, dit-il, l'Assemblée aux principes. Le droit de pétition est un droit sacré. Les pétitionnaires doivent être entendus. N'avez-vous pas d'ailleurs déclaré que les membres de cette Assemblée pourraient être décrétés et renvoyés devant un tribunal extraordinaire ? Je crois les accusés innocents, mais lorsque des citoyens ont le courage de vous dire la vérité, il faut les entendre, à condition qu'ils ne dénoncent pas impunément ; c'est pourquoi je demande qu'après avoir été écoutés jusqu'au bout, ils signent individuellement leur dénonciation et que celle-ci soit renvoyée au Comité pour en faire demain son rapport. Subjuguée par un pareil raisonnement, la majorité oublie que le premier devoir d'une assemblée est de se faire respecter ; elle laisse l'orateur poursuivre sa harangue et dérouler la liste de proscription dressée par quelques centaines d'émeutiers. La voix publique vous désigne les Brissot, les Gensonné, les Guadet, les Vergniaud, les Barbaroux, les Louvet, les Buzot, etc. Qu'attendez-vous pour les frapper du décret d'accusation ? Vous mettez Dumouriez hors la loi et vous laissez ses complices s'asseoir parmi vous ! Vous manque-t-il des preuves ? les calomnies qu'ils ont vomies contre Paris déposent contre eux. Ils ont peint cette ville comme le foyer de l'anarchie, et cependant eux-mêmes sont en sûreté. L'orateur, se tournant vers l'extrême gauche, termine par cette péroraison, digne complément de cet insolent manifeste : C'est sur vous que la patrie se repose du soin de désigner les traîtres. Il est temps de les dépouiller d'une inviolabilité devenue liberticide. Levez-vous, livrez aux tribunaux les hommes que l'opinion publique accuse ; appelez le glaive de la loi sur la tête de ces inviolables, et la patrie reconnaissante, même quand vous ne serez plus, bénira les jours où vous aurez vécu pour son bonheur. Le président Garran-Coulon répond aux pétitionnaires : Sous le règne de la liberté et de l'égalité tous les citoyens sont soumis à la loi. La Convention a prouvé qu'elle reconnaissait ce principe ; mais elle sait aussi que c'est à tous qu'il appartient d'énoncer la volonté générale. La Convention se fera rendre compte de votre pétition. Elle vous invite aux honneurs de la séance. A ces derniers mots un effroyable tumulte s'élève dans
l'Assemblée. Non ! non ! s'écrie-t-on à
droite, ils ne les méritent pas. Qu'on chasse de la
barre ces insolents ! Mais la Montagne tient à faire constater le
droit des pétitionnaires. C'est la violation d'un
principe sacré, s'écrie Marat, qui occasionne
cette scène scandaleuse. Pourquoi contester aux pétitionnaires la faculté de
dénoncer les mauvais citoyens ? Avez-vous refusé d'entendre ceux qui me
dénonçaient ? avez-vous refusé les honneurs de la séance aux agents de cette
cabale qui venaient me calomnier ? La majorité, qui veut toujours faire preuve d'impartialité, n'ose refuser à Marat sa demande et accorde les honneurs contestés. Cet incident vidé, un autre surgit aussitôt. L'accusation que vous venez d'entendre, dit un membre de la droite, ne contient que des imputations vagues ; mais il est un mot qu'avant tout il est nécessaire de préciser. Les pétitionnaires vous ont dit : Nous vous, dénonçons Guadet, Vergniaud, etc. Je demande qu'ils soient tenus de dire à l'instant quels sont ceux qu'ils entendent comprendre dans cet etc. Cette proposition est aussitôt adoptée, et le président invite l'orateur des pétitionnaires à répondre à la question si catégoriquement posée : Législateurs, dit celui-ci, tous les noms des traîtres ne nous sont pas connus. Il en est qui ont écrit à leurs amis pour faire arrêter vos commissaires ; il en est qui ont corrompu l'esprit dans les départements. Nous connaissons les crimes et non les auteurs ; voilà ceux que nous avons voulu désigner par etc., etc. L'Assemblée dédaigne de prolonger l'incident, et passe à l'ordre du jour. Mais la querelle ne pouvait se dénouer par une fin de non-recevoir ; chacun sentait qu'il fallait aller jusqu'au bout et faire expliquer catégoriquement la Convention sur les accusations contradictoires que se renvoyaient les deux partis ; la Gironde résolut cette fois d'entamer elle-même le débat. II Le 10 avril Pétion obtient la parole pour une motion d'ordre et lit à la tribune l'adresse que la section de la Halle-au-Blé faisait colporter dans tout Paris ; ce n'était qu'une seconde édition revue et corrigée de la pétition Bonconseil[2]. La Montagne laisse Pétion lire l'adresse tout entière, et en accueille les conclusions par les plus vives acclamations ; mais, la lecture terminée, elle veut empêcher l'orateur d'y ajouter ses commentaires. On l'interrompt à chaque mot ; on demande à grands cris que l'on entende Cambon, qui a un rapport à présenter au nom du Comité de salut public. Pétion défend son droit avec énergie et déclare que, puisqu'il est à la tribune, il ne cédera la place à personne. Danton l'apostrophe violemment et s'élance de son banc ; les Girondins les plus déterminés se précipitent pour lui barrer le passage. Le tribun se tourne alors vers ses adversaires, et leur montrant le poing : Vous n'êtes que des scélérats, s'écrie-t-il, je demande que vous accordiez à l'adresse que vient de lire Pétion une mention honorable. Cette proposition soulève un tumulte indescriptible. Le président Delmas se couvre, et, lorsque le silence s'est un peu rétabli, il s'exprime ainsi : C'est en faisant régner le calme dans vos délibérations que vous sauverez la patrie. Un pareil spectacle, s'il se renouvelait, forcerait les citoyens qui nous entendent à désespérer du salut de l'État. Si Danton veut répondre à Pétion, ajoute-t-il, il aura la parole après lui. Je rappelle les représentants du peuple à leur serment et à leur dignité ; j'invite les citoyens des tribunes au respect et au silence. Pétion, tu as la parole. L'ex-maire de Paris reprend : Je ne fais pas aux citoyens de la section de la Halle-au-Blé l'injure de croire qu'une pétition aussi incendiaire, une pétition qui tend si évidemment à la dissolution de l'Assemblée nationale, soit leur ouvrage. On sait assez comment on obtient dans les sections ces adresses avec lesquelles on amène les pillages et la perte de la République. Quoi ! citoyens, l'avez-vous bien entendu ? ils vous disent qu'ils énoncent le vœu de la France entière, ils vous disent qu'il y a ici des conspirateurs, des monopoleurs ; ils vous disent que la majorité de la Convention est corrompue ; ils s'adressent à la minorité, lui demandent si elle peut sauver la patrie, et déclarent qu'à son défaut, ils se chargent de là sauver ! Avons-nous donc été envoyés ici pour être abreuvés d'outrages, et ne serions-nous pas coupables si nous ne sévissions pas contre de pareils scélérats ! Comment prétendent-ils sauver la patrie ? Est-ce par des brigandages et des assassinats ?... Ici l'orateur est violemment interrompu par les clameurs de la Montagne ; mais l'ex-maire de Paris, plus que jamais infatué de sa personnalité, se croit toujours le Pétion qu'on portait en triomphe au moment où le malheureux Louis XVI subissait les derniers outrages, et, sans se déconcerter, il continue en ces termes : On corrompt l'opinion par des calomnies ; on espère que le public prendra des vociférations pour des preuves. Quel est l'homme cependant qui dans cette assemblée pourrait me soupçonner ? — Moi ! moi ! s'écrient en se levant plusieurs des membres qui siègent à la crête de la Montagne. — On veut nous avilir, on veut nous diviser. Depuis trop longtemps une indulgence coupable enhardit par l'impunité les scélérats à de nouveaux délits. Vous aviez ordonné la poursuite du pillage de février et des conspirateurs du 10 mars. Ces poursuites sont-elles faites ? Vous avez dans votre sein un homme qui vous a prêché le despotisme sous toutes les formes, qui vous a demandé des têtes, qui a conseillé le pillage. Eh bien, il continue à siéger parmi vous et obtient la parole plus facilement qu'un homme connu par sa probité et par ses mœurs. (Murmures ironiques de la gauche.) Rappelez-vous ce qui se passait au commencement de la législature : à peine un membre voulait-il s'asseoir à côté de lui ; aujourd'hui lui seul a le droit de dénoncer, de calomnier. — Il a dénoncé Dumouriez, répond la Montagne. — Voulez-vous, poursuit Pétion, qu'un homme qui n'est nourri que de fiel, qui dénonce tout le monde, ne rencontre pas juste quelquefois ? L'orateur conclut en demandant que le président et les Secrétaires de la section de la Halle-au-Blé soient mandés à la barre, et que, s'ils reconnaissent avoir signé le projet d'adresse, on les renvoie immédiatement au Tribunal révolutionnaire. Danton se lève alors, et dit : Pourquoi exigez-vous du peuple ou d'une portion du peuple plus de sagesse que vous n'en avez vous-mêmes ? Le peuple n'a-t-il pas le droit de sentir des bouillonnements qui le conduisent à un délire patriotique, lorsque cette tribune semble être continuellement une arène de gladiateurs ? Tous les jours il arrive des pétitions plus ou moins exagérées : il faut les juger par le fond. J'en appelle à Pétion lui-même ; ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il se trouve dans les orages populaires. Il sait bien que, lorsqu'un peuple brise la Monarchie pour arriver à la République, il dépasse son but par la force de projection qu'il s'est donnée. Que doit faire le législateur ? Rester immobile et ne pas s'émouvoir des clameurs qui s'élèvent autour de lui. On vous dit que la majorité des membres de la Convention est corrompue. Comment devez-vous répondre à cette calomnie ? En sauvant la patrie. Depuis quand vous doit-on des éloges ? Qu'avez-vous fait encore ? Êtes-vous à la fin de votre mission ? Il vous sied bien de vouloir vous élever contre le peuple, lorsqu'il vous dit des vérités énergiques ! Je dis que la discussion soulevée par Pétion est insignifiante. Je demande que vous passiez à la question préalable ; je demande que vous entendiez le rapport du Comité de salut public. La parole est donnée à Cambon ; mais l'objet dont il entretient l'Assemblée ne se rattache point à la question : il annonce que le ministre de la marine, Monge, vient de se démettre de ses fonctions et que le Comité propose de le remplacer par Dalbarade, un de ses adjoints. Ce choix est approuvé sans débat et la discussion est reprise sur la pétition de la Halle-au-Blé. Fonfrède monte à la tribune pour répondre à Danton. III Lorsqu'on prépare, dit l'orateur, une pétition insolente qui semble ne vouloir invoquer que l'appui de la minorité de cette assemblée, j'ai le droit de m'adresser à la majorité et de venger la nation des outrages qu'on a osé faire ici à ses représentants. Comme le préopinant, je ne ferai pas au peuple l'injure de croire, de dire au moins que cette adresse soit son ouvrage ; elle est souscrite par quelques individus, et je n'ai pas l'habitude de prendre quelques individus pour le peuple. On accuse la majorité de cette assemblée de corruption ! Qui l'accuse ? C'est Dumouriez, qui veut la dissoudre ; ce sont les royalistes, qui vous redemandent le tyran dont vous avez abattu la tête ; ce sont tous les nobles, tous les prêtres, tous les tyrans obscurs qui versent le sang pour avoir de l'or, et qui sont même trop vils pour aspirer au pouvoir, si le pouvoir ne menait à la fortune. Eh quoi ! répondrai-je aux signataires de cette adresse, vous demandez que la nation se lève pour la défense de la République, et vous accusez de corruption la majorité de ses représentants ! Vous ne voulez donc pas que les ennemis soient repoussés ? Vous demandez que nous donnions une constitution à la France, et vous accusez de corruption la majorité qui doit la créer ! Vous ne voulez donc pas de constitution ? Vous êtes donc, vous, insolents pétitionnaires, les agents de nos ennemis, car vous parlez et vous agissez comme eux. A Fonfrède succède un autre orateur du même parti ; c'est celui de tous qui a le plus de verve, mais aussi le plus d'acrimonie : On cherche, dit Guadet, à vous environner d'une opinion factice pour vous dérober la connaissance de la véritable. Cette opinion factice est comme le coassement de quelques crapauds. — Tais-toi, vil oiseau ! répond la voix stridente de Marat. — Oui, poursuit Guadet, cette opinion factice est comme le coassement de crapauds que, d'après le rapport de je ne sais quel voyageur, certains sauvages appellent l'expression de la volonté de leurs dieux. Il faut éclairer cette opinion, non par des procédures précipitées qui tendraient à faire absoudre les coupables, mais par la recherche patiente des preuves qui mettront les tribunaux à même de suivre le fil des conspirations. Et, à cette occasion, je demande que l'accusateur public vienne ici nous rendre compte de sa conduite et nous apprenne pourquoi il n'a pas mis le tribunal en état de juger les auteurs et les chefs de la conspiration du 10 mars, au mépris du décret en vertu duquel la poursuite des auteurs de cette conjuration devait occuper les premières séances de ce tribunal[3]. N'en doutez pas, citoyens, la République est perdue, si vous continuez l'indulgence avec laquelle vous avez traité jusqu'ici ceux qui, sourdement, que dis-je ! publiquement, provoquent la dissolution de la Convention nationale. Ne sentez-vous pas que les despotes s'avancent au milieu du désordre et de l'anarchie ? Ne sentez-vous pas que ceux-là rendent un roi nécessaire au peuple, qui provoquent sains cesse l'anéantissement de la représentation nationale ? Robespierre avait demandé plusieurs fois la parole pendant que les orateurs girondins occupaient la tribune. Depuis le jour où, par les soins de ses affidés, les sections avaient commencé à s'agiter, il préparait, dans le silence du cabinet, un véritable acte d'accusation contre ses adversaires ; l'heure était enfin venue de le produire. Il entame son réquisitoire en reprochant aux Girondins d'avoir composé avec Lafayette et Dumouriez, calomnié Paris, voulu l'abandonner au moment de l'invasion prussienne, pactisé avec la cour, cherché à sauver le roi et la royauté ; enfin de n'être que des modérés et des Feuillants. A chaque instant, la droite l'interrompt par des interpellations, le centre par des murmures. On veut qu'avant d'écouter de nouvelles dénonciations, la Convention statue sur la pétition de la Halle-au-Blé ; mais l'orateur jacobin s'est emparé de la tribune : avec l'appui des spectateurs et de la Montagne, il s'impose à ses adversaires. Les propositions soumises à la délibération de l'assemblée, dit-il, ne peuvent être séparées de l'objet que j'ai à traiter. Quand on veut connaître la conspiration, il faut embrasser l'ensemble des événements, l'objet et les moyens des conspirateurs. Il y a quelque temps que je m'occupe de cet objet, et que, sans faire de lieux communs sur la liberté, je cherche avec lenteur les causes qui la compromettent. Eh bien, s'écrie Vergniaud, qu'on entende Robespierre, mais je demande que ceux qu'il dénoncera aient immédiatement la parole après lui ; quoiqu'ils n'aient pas un discours artificieusement préparé, ils sauront bien le confondre. Et aussitôt le député de Bordeaux monte au bureau des secrétaires pour jeter sur le papier les notes qui doivent lui permettre de réfuter, séance tenante, le discours du député de Paris. Robespierre reprend le cours de ses arguments perfides, de ses rapprochements insidieux, de ses déclamations ampoulées. Oui, dit-il, une faction puissante conspire avec les tyrans de l'Europe pour nous donner un roi avec une espèce de constitution aristocratique et une représentation illusoire composée de deux chambres. Elle espère nous amener à cette transaction honteuse par la force des armées étrangères et par les troubles du dedans. Ce système convient au gouvernement anglais, à Pitt, l'âme de toute cette ligue, l'âme de tous ces complots. Il plan à tous les aristocrates bourgeois qui ont horreur de l'égalité et qui ont peur pour leurs propriétés ; il plaît même aux nobles, trop heureux (le retrouver dans la représentation aristocratique et dans la cour d'un nouveau roi les distinctions orgueilleuses qui leur échappaient. La République ne convient qu'au peuple, aux hommes de toutes conditions qui ont une âme pure et élevée, aux philosophes amis de l'humanité, aux sans-culottes qui se sont, en France, parés avec fierté de ce titre dont Lafayette et l'ancienne cour voulaient les flétrir, comme les républicains sublimes de Hollande s'emparèrent de celui de gueux que le duc d'Albe leur avait donné. Le système aristocratique dont je parle était celui de Lafayette, des Feuillants, des modérés ; il a été continué par ceux qui leur ont succédé. Quelques personnages ont changé, mais le but est resté semblable ; les moyens sont les mêmes, avec cette différence que les continuateurs ont augmenté leurs ressources et accru le nombre de leurs partisans. Tous les ambitieux qui ont paru jusqu'ici sur le théâtre de la Révolution ont eu cela de commun, qu'ils ont défendu les droits du peuple, qu'ils l'ont flatté tant qu'ils ont cru en avoir besoin. Tous l'ont regardé comme un stupide troupeau, destiné à être conduit par le plus habile ou le plus fort. Tous ont regardé les assemblées législatives comme des corps composés d'hommes cupides ou crédules qu'il fallait corrompre ou tromper pour les faire servir à leurs projets criminels. A l'exemple de leurs devanciers, ils se sont servis des sociétés populaires contre la cour ; mais, dès le moment où ils eurent fait leur pacte avec elle ou qu'ils l'eurent remplacée, ils ont travaillé à détruire ces sociétés ; ils ont appelé les amis de la patrie des agitateurs, des anarchistes. Comme leurs devanciers, ils ont de bonne heure épouvanté les citoyens du fantôme de la loi agraire ; ils ont séparé les intérêts des riches de ceux des pauvres ; ils se sont présentés aux premiers comme leurs protecteurs contre les sans-culottes. Ennemis de l'égalité, maîtres du gouvernement et de toutes les places, dominant dans les tribunaux et dans les corps administratifs, disposant du trésor de l'État, ils ont employé toute leur puissance à arrêter les progrès de l'esprit public, à réveiller le royalisme, à ressusciter l'aristocratie. Ils ont opprimé les patriotes énergiques, protégé les modérés hypocrites ; ils ont corrompu successivement les défenseurs du peuple et persécuté ceux qu'ils n'ont pu séduire. Comment la République pouvait-elle naître quand toute la puissance publique s'épuisait pour perdre la vertu, pour récompenser l'incivisme et la perfidie Ils se sont attribué tout l'honneur de la révolution du 10 août ; ils en ont recueilli tous les fruits. Leur premier soin a été de rappeler au ministère leurs créatures : Servan, Clavière, Roland. Ils ont eu soin de faire remettre entre les mains de ces ministres des sommes énormes pour façonner à leur gré l'opinion publique. Ils n'ont cessé de tromper la France et l'Europe sur la révolution qui enfanta la République ; ils ont dénoncé chaque jour le peuple de Paris et tous les citoyens énergiques qui y avaient le plus puissamment concouru. Il fallait détruire ce vaste foyer du républicanisme et des lumières publiques. Ils se sont accordés tous à peindre cette immortelle cité comme le séjour du crime et le théâtre du carnage, à travestir en assassins et en brigands les citoyens et les représentants dont ils redoutaient l'énergie. Ils ont cherché à armer contre la capitale les défiances et les jalousies des départements. Ils n'ont pas osé s'opposer à la proclamation de la République, mais ils se sont appliqués à l'étouffer dans sa naissance. Ils étaient en possession des comités les plus importants de l'Assemblée législative ; à l'ouverture de la Convention, ils les firent conserver provisoirement. Ils composèrent bientôt les nouveaux à leur gré ; ils s'emparèrent du bureau, du fauteuil et même de la tribune ; ils tenaient dans leurs mains le ministère et le sort de la nation. Ils occupèrent sans cesse la Convention de dénonciations contre la municipalité de Paris, contre la majorité des députés de Paris ; ils inventèrent, ils répétèrent cette fable ridicule de la dictature qu'ils imputaient à ces citoyens sans pouvoir comme sans ambition, pour faire oublier l'oligarchie qu'ils exerçaient et le projet de tyrannie nouvelle qu'ils voulaient ressusciter. De là, ces éternelles déclamations contre les événements du 2 septembre, contre la justice révolutionnaire qui immola les Montmorin, les Delessart et autres conspirateurs, au moment où le peuple et les fédérés s'ébranlaient pour repousser les Prussiens. Dès ce moment, ils ne cessèrent de remplir les âmes des députés de défiance, de jalousie, de haine et de terreur, de faire entendre, dans le sanctuaire de la liberté, les clameurs des plus vils préjugés et les rugissements des plus furieuses passions. Dès lors, ils ne cessèrent de souffler le feu de la guerre civile et dans la Convention et dans les départements, par leurs journaux, par leurs harangues, par leurs correspondances. Robespierre continue longtemps sur ce ton, se posant en homme modeste et sans pouvoir, représentant ses adversaires comme les ennemis du bien public, comme des conspirateurs éhontés, qui donnent la main aux généraux traîtres à la patrie, favorisent les troubles de la Vendée et sèment partout la discorde et l'anarchie. Il termine par cette péroraison où déborde tout le fiel dont son cœur est plein : Il doit être prouvé aux yeux de tout homme de bonne foi que si Dumouriez a des complices, ce sont ceux que j'ai désignés ; que s'il existe une faction, c'est celle que j'ai indiquée. S'il eût été en mon pouvoir de prendre les mesures qui seules peuvent donner aux incrédules l'unique genre de preuves qui peut les convaincre, des preuves écrites, émanées des coupables mêmes, si j'avais composé à mon gré le comité diplomatique et de défense générale, si j'avais disposé du ministère, je vous les aurais apportées, ces preuves écrites, auxquelles on n'a pas osé toucher. J'aurais montré tout entier à vos regards ce dépôt caché dans l'antre des Tuileries ; je n'eusse pas donné le temps aux coupables de s'échapper et de mettre à l'abri les papiers qui pouvaient les compromettre[4]. Mais lorsqu'il est question d'une conspiration politique qui tient aux événements, n'est-il pas d'autres preuves qui peuvent être suffisantes ? Les faits notoires, par exemple ? Ce sont ces preuves que j'apporte, et si elles ne suffisent pas à tel ou tel individu, elles suffisent au moins à l'opinion publique, à la nation qui, comme l'histoire, juge sans partialité. Je demande que les individus de la famille d'Orléans, dite Égalité, soient traduits devant le Tribunal révolutionnaire, ainsi que Sillery, sa femme, Valence et tous les hommes spécialement attachés à cette maison ; que le tribunal soit également chargé d'instruire le procès de tous les autres complices de Dumouriez, sans excepter même messieurs Brissot, Vergniaud, Gensonné, Guadet. Je renouvelle, en ce moment, la proposition que j'ai déjà faite à l'égard de Marie-Antoinette d'Autriche. Je demande que la Convention nationale s'occupe ensuite sans relâche des moyens tant de fois annoncés de sauver la patrie et de soulager la misère du peuple. Je n'ose pas dire que vous devez frapper du même décret des patriotes aussi distingués que messieurs Vergniaud, Guadet et autres ; je n'ose pas dire qu'un homme qui correspondait, jour par jour, avec Dumouriez doit être au moins soupçonné de complicité ; car, à coup sûr, cet homme est un modèle de patriotisme, et ce serait une espèce de sacrilège que de demander le décret d'accusation contre monsieur Gensonné. Aussi bien je suis convaincu de l'impuissance de mes efforts à cet égard et je m'en rapporte, pour tout ce qui concerne ces illustres membres, à la sagesse de la Convention. IV A peine Robespierre a-t-il quitté la tribune que Vergniaud l'y remplace ; aux applaudissements enthousiastes que les spectateurs viennent de prodiguer au député de Paris, succèdent les murmures et les vociférations. Les séides du grand prêtre de la démagogie ne peuvent admettre que l'orateur girondin renvoie à son accusateur la qualification de monsieur qui, suivant eux, ne doit désigner que des aristocrates et des modérés. J'oserai répondre à monsieur Robespierre, obligé de répéter plusieurs fois avant d'obtenir le silence ; j'oserai, dis-je, répondre à monsieur Robespierre, qui, par un roman perfide, artificieusement écrit dans le silence du cabinet et par de 'froides ironies, vient provoquer de nouvelles discordes dans le sein de la Convention et essayer de vous faire perdre de vue la pétition dénoncée par Pétion. Je répondrai sans méditation, je n'ai pas, comme lui, besoin d'art ; je lui répondrai non pas pour moi, mais pour ma patrie ; et ma voix qui, de cette tribune, a porté plus d'une fois la terreur dans ce palais d'où elle a concouru à précipiter le tyran, la portera aussi dans l'âme des scélérats qui voudraient substituer leur tyrannie à celle de la royauté. Je parlerai avec l'énergie d'un homme libre, mais sans passions. Je me garderai bien de seconder le projet des perfides qui, pour faciliter le triomphe des puissances liguées contre la France, jettent sans cesse parmi nous des germes de division et s'efforcent de nous faire entr'égorger comme les soldats de Cadmus, pour livrer la patrie sans défense au despote qu'ils ont l'audace de vouloir nous donner. Après cet exorde, l'orateur girondin réfute toutes les inculpations rétrospectives de Robespierre. C'est lui, Vergniaud qui, le premier, dans un discours prononcé le 3 juillet à cette même tribune, a provoqué la déchéance de Louis XVI[5] ; c'est lui et ses amis, qui ont été constamment sur la brèche pour saper les fondements de la royauté ; au 40 août, alors que ceux qui les accusent aujourd'hui se cachaient honteusement, c'est lui et ses amis qui faisaient adopter à l'Assemblée législative les mesures qui devaient assurer le triomphe de la liberté. Monsieur Robespierre, ajoute Vergniaud, nous accuse d'avoir, après le 40 août, calomnié le Conseil général de la Commune révolutionnaire de Paris, qui, suivant lui, a sauvé la République : ma réponse sera simple. Pendant l'administration de ce Conseil général, des dilapidations énormes ont été commises sur les biens nationaux, sur le mobilier des émigrés, sur celui trouvé dans les maisons ci-devant royales, sur les effets déposés à la Commune. Pour mettre un terme à ces dilapidations, je demandai que ce Conseil fût tenu de rendre ses comptes. Cette demande était juste : un décret ordonna que les comptes seraient rendus. Était-ce calomnier le Conseil général de la Commune ? N'était-ce pas plutôt lui fournir une occasion de prouver avec quel zèle il avait administré la fortune publique ? Cependant c'est à cette époque principalement que l'on a commencé à me ravir ma popularité. Tous les hommes qui craignaient de voir leurs brigandages découverts se répandirent en calomnies contre moi. Je fus bientôt un mauvais citoyen pour n'avoir pas voulu être le complice des fripons. Monsieur Robespierre nous accuse d'avoir calomnié Paris : c'est bien plutôt lui et ses amis auxquels on peut faire ce reproche. J'ai constamment soutenu que les assassinats qui, peu de temps après le 10 août, ont souillé la Révolution, étaient l'ouvrage, non du peuple, mais de quelques scélérats accourus de toutes les parties de la République pour vivre de pillage et de meurtre dans une ville dont l'immensité et les agitations continuelles ouvraient la plus grande carrière à leurs criminelles espérances. Pour la gloire même du peuple, j'ai demandé qu'ils fussent livrés au glaive des lois. D'autres, au contraire, pour assurer l'impunité des brigands, pour leur ménager sans doute de nouveaux massacres et de nouveaux pillages, ont fait l'apologie des crimes commis et les ont tous attribués au peuple ; or, qui calomnie le peuple, ou de l'homme qui le soutient innocent des crimes de quelques brigands étrangers, ou de celui qui s'obstine à 'imputer au peuple entier la honte de ces scènes de sang ? — Ce sont des vengeances nationales ! s'écrie Marat. Le grand orateur ne daigne pas faire attention au cri rauque de cette hyène et passe à l'examen de sa propre conduite et de celle de ses amis au Comité de défense générale : Monsieur Robespierre nous accuse de n'avoir pas voulu prendre les mesures capables de sauver la patrie. Rappelez-vous, citoyens, que vous aviez composé ce Comité des hommes que vous supposiez le plus divisés par leurs haines. Vous aviez espéré que, sacrifiant leurs passions à la chose publique, ils consentiraient à s'entendre, que la raison et le danger commun les auraient bientôt mis d'accord, et que, de là, il résulterait plus de calme dans les discussions de l'Assemblée et plus de promptitude dans les délibérations. Empressés de seconder vos vues, nous nous sommes rendus franchement et loyalement à ce Comité. Robespierre et ses amis n'ont presque jamais paru ; mais s'ils ne remplissaient pas la tâche que vous leur aviez imposée, ils en remplissaient une bien chère à leurs cœurs : ils nous calomniaient. Ils ne venaient pas au Comité, nous dit monsieur Robespierre, à raison de l'influence que nous y exercions ! Ils sont donc bien lâches, puisqu'ils n'osaient entreprendre de la combattre ! Je dois dire comment on a paralysé ce Comité, comment on l'a contraint à se dissoudre. A ses réunions se rendaient habituellement cinquante, cent, quelquefois deux cents membres de la Convention. Ce n'était plus un comité, c'était un club, où il était impossible de travailler, parce que tout le monde y parlait à la fois, et que les membres du Comité étaient ceux qui souvent éprouvaient le plus de difficulté pour obtenir la parole. Qu'arrivait-il si, après avoir surmonté ce premier obstacle, le Comité parvenait à mettre quelque objet important en discussion ? Alors un des assistants venait vite à la Convention proposer le décret qui se discutait au Comité, de sorte que, quand le Comité avait fini son travail, il apprenait que la Convention l'avait devancé. On se donnait ainsi le plaisir d'accuser le Comité de ne rien faire. A ce récit si véridique de faits encore récents la Montagne oppose d'énergiques dénégations. On ne voulait pas aller dans un comité où il y avait des conspirateurs, s'écrie un député de la gauche. — Vergniaud lève les yeux et reconnaît dans l'interrupteur l'un des deux administrateurs de la police parisienne qui avaient été envoyés à la Convention en récompense de leurs méfaits de septembre. Je répondrai, dit-il, à Panis, qu'avant d'avoir le droit de m'interrompre, il faut qu'il rende ses comptes. Sans plus s'émouvoir des cris de rage que pousse le concussionnaire que, d'un seul mot, il vient de clouer au pilori, Vergniaud reprend : Monsieur Robespierre nous accuse d'être devenus tout à coup des modérés, des Feuillants. Nous, des modérés ! Je ne l'étais pas le 10 août, Robespierre, quand' tu étais caché dans ta cave. Des modérés ! non je ne le suis pas dans ce sens que je veuille éteindre l'énergie nationale. Je sais que la liberté est toujours active comme la flamme ; que, dans des temps révolutionnaires, il y aurait autant de folie à prétendre calmer l'effervescence du peuple qu'à commander aux flots de la mer d'être tranquilles quand ils sont battus par les vents. Mais c'est au législateur à prévenir, autant qu'il peut, les désastres de la tempête par ses sages conseils. Si, sous prétexte de révolution, il faut, pour être patriote, se déclarer le protecteur du meurtre et du brigandage, je suis modéré. Si, lorsque la statue de la liberté est placée sur les débris du trône, il faut, pour être patriote, approuver les mouvements insurrectionnels qui n'ont d'autre objet que de la renverser, je suis modéré. Si, parce que nous n'avons pas pensé que, semblables aux farouches ministres de l'Inquisition, qui ne parlent de leur dieu de miséricorde qu'au milieu des bûchers, nous dussions parler de liberté au milieu des poignards et des bourreaux, il faut être appelé modéré : nous sommes modérés. Nous, des modérés ! ah ! qu'on nous rende grâce de cette modération d'ont on nous fait un crime. Si lorsque, à cette tribune, on est venu secouer les torches de la discorde et outrager avec la plus insolente audace la majorité des représentants du peuple ; si, lorsqu'on s'est écrié avec autant de fureur que d'impudence : Plus de paix ! plus de trêve entre nous ![6] nous eussions cédé aux mouvements de la plus juste indignation, si nous avions accepté le cartel contre-révolutionnaire que l'on nous jetait, on aurait vu accourir de tous les départements, pour combattre les hommes du 2 septembre, des hommes également redoutables à l'anarchie et aux tyrans. Nos accusateurs et nous, nous serions déjà consumés par le feu de la guerre civile. Notre modération a sauvé la République de ce fléau terrible, et par notre silence nous avons bien mérité de la patrie. Tous les jours surgit une nouvelle conspiration : celle du 10 mars, puis celle du comité central, qui devait correspondre avec tous les départements. Tous les jours on annonce le dessein formel de dissoudre la représentation nationale, on insulte à vos décrets. Vous êtes honteusement ballottés de complots en complots. Pétion vient de vous en dévoiler un nouveau. Dans cette pétition de la Halle-au-Blé, on vous prévient que c'est pour la dernière fois que l'on vous dit la vérité ; on vous prévient que vous n'avez plus qu'à choisir entre votre expulsion et les ordres qu'on vous donne. Sur ces insolentes menaces, sur ces outrages sanglants, on vous propose tranquillement l'ordre du jour ou même une approbation. Comment voulez-vous que les bons citoyens vous soutiennent si vous ne savez vous soutenir vous-mêmes ? S'il ne s'agissait que de votre salut personnel, je vous dirais : Êtes-vous des lâches ? eh bien, abandonnez-vous au hasard des événements ; attendez avec stupidité que l'on vous égorge ou que l'on vous chasse. Mais vous êtes représentants du peuple ; il y va du salut de la République. S'il n'y a plus de Convention, il n'y a plus de République. L'anarchie vous succède, et le despotisme succède à l'anarchie. Vous l'avez bien senti quand vous avez prononcé la peine de mort contre ceux qui provoqueraient la dissolution de cette Assemblée. Rapportez votre décret, ou déclarez que vous êtes les plus vils des hommes et que vous serez les esclaves du premier brigand qui voudra vous enchaîner. Vergniaud descend de la tribune au milieu des applaudissements de la majorité. Guadet veut répondre à son tour aux inculpations de Robespierre, mais il est huit heures du soir, et la séance dure depuis dix heures du matin. L'Assemblée ajourne au lendemain la suite de la discussion. V Le lendemain, jeudi il avril, l'expédition des affaires courantes, la lecture des dépêches des ministres, des généraux et des représentants en mission, absorbent la journée entière ; il faut remettre au soir la délibération sur les propositions contradictoires de Pétion et de Robespierre. Dans ces séances du soir les députés arrivaient animés par les discussions du matin, fatigués par les travaux de la journée, échauffés par le repas dont ils sortaient à peine. Grâce à la demi-obscurité qui régnait dans la salle, la police des tribunes était beaucoup plus difficile. Les hommes avinés qui les encombraient se mêlaient plus librement à la discussion et insultaient les représentants avec plus d'impunité que d'ordinaire. Aussi ces séances étaient-elles toujours très-tumultueuses, mais jamais le désordre ne fut poussé si loin que dans cette occasion. A la reprise de la séance, la droite réclame pour Guadet la parole qui lui a été promise la veille ; mais déjà Marat s'est emparé de la tribune, et, sans tenir compte des injonctions du président Thuriot, il se livre à ses divagations habituelles. La droite fait d'abord preuve de patience, mais bientôt elle s'émeut et lance les apostrophes les plus véhémentes à la Montagne. Celle-ci répond avec sa violence accoutumée. Jusqu'où vont les menaces de part et d'autre ? nul ne peut le dire. Tout à coup plusieurs membres du côté droit s'élancent vers les bancs opposés ; à leur tête est Duperret, brandissant une canne à stylet. — On tire l'épée contre nous, s'écrient les amis de Marat ; président, envoyez l'assassin à l'Abbaye. Mais Thuriot cherche avant tout à calmer le tumulte, sans avoir l'air de faire attention à l'acte de violence qu'on lui dénonce ; les Montagnards, furieux de voir un des leurs montrer tant d'indifférence au moment où le droit et la raison sont pour eux, dirigent contre lui un torrent d'invectives : AUDOUIN. — Président, faites votre devoir ; rappelez à l'ordre l'assassin. PANIS. — Président, c'est vous qu'avant tout on doit rappeler à l'ordre. DAVID. — Président, envoyez donc à l'Abbaye le scélérat qui a tiré son épée. MARAT. — Président, je demande la parole contre vous. Je fais une motion d'ordre. FÉRAUD. — Et moi, j'en fais une aussi ; c'est qu'il n'y ait plus de séance du soir. MARAT. — Je demande vengeance ! je demande justice. LE PRÉSIDENT. — Marat, vous n'avez pas la parole. MARAT. — Je vous la réclame. LE PRÉSIDENT. — Je ne veux pas vous l'accorder. MARAT. — Vous me la donnerez ; je la prendrai. LE PRÉSIDENT. — Marat, je vous rappelle à l'ordre pour la vingtième fois. L'Ami du peuple se décide enfin à céder la tribune à Duperret, qui demande à expliquer sa conduite. Ce député était un cultivateur des environs d'Apt ; nature rude et franche, courage indomptable, dévouement absolu à ses amis, haine implacable aux démagogues : tels étaient les traits distinctifs de cette physionomie, qui reparaîtra plusieurs fois dans le cours de cette histoire. — Je demande, dit-il, à la Convention et aux tribunes... — Vous avilissez la représentation nationale ! lui crie-t-on à droite. — Oui, je demande aux tribunes la grâce de m'entendre, parce que depuis longtemps un membre ne peut parler ici s'il n'en a obtenu la permission des tribunes. Citoyens, il y a dix-neuf mois que, dans l'Assemblée législative, je commençai à lutter contre la cour et les Feuillants ; depuis l'ouverture de la Convention, je lutte contre une horde de scélérats qui travaillent à perdre la chose publique. Voilà deux heures qu'un membre qui n'avait pas la parole occupe la tribune ; voilà deux heures que ce côté — et il désigne du doigt la gauche — adresse au président les plus violentes interpellations ; je me suis élancé, avec quelques amis, pour prêter main-forte à la loi ; je me suis vu en face d'un membre qui avait un pistolet à la main ; je me suis vu menacé, et, dans un moment de délire, j'ai tiré l'épée. Mais si j'avais été assez malheureux pour porter les mains sur un représentant du peuple, il me restait une arme, je me serais brûlé la cervelle. Voilà ce que j'avais à vous dire. On propose l'ordre du jour sur l'incident ; malgré les vociférations des tribunes, il est adopté. — C'est un déni de justice ! s'écrie la Montagne, Duperret est un assassin et un calomniateur. Robert, Fabre d'Églantine, Robespierre jeune, somment Duperret de nommer le membre qui l'a menacé d'un pistolet. Le tumulte recommence dans la salle et dans les tribunes. Thuriot, à bout de forces, s'écrie : Je déclare que je ne puis tenir contre une telle tyrannie ! Et il quitte le fauteuil. Delmas, président en titre, le remplace et met de nouveau aux voix l'ordre du jour. 11 est adopté une seconde fois ; la séance est levée à minuit. Quels débats et quelles scènes ! La Convention est bien cette arène de gladiateurs dont parlait Danton ; à chaque mouvement qui agite l'Assemblée, on sent toutes les poitrines battre de haine et de colère ; on devine, sous les habits, l'arme dont chacun est porteur et qu'il peut, dans un moment donné, tourner contre ses adversaires ou contre lui-même. C'était une lutte à mort qui ne pouvait longtemps se prolonger. Tout le monde le sentait. Quels seraient les vainqueurs ? Les Girondins avaient le droit pour eux ; les Montagnards avaient la force. Mais que peut le droit contre la force ? Rien, quo protester et mourir. VI Le vendredi 12 avril, une scène presque aussi scandaleuse, bien que moins vive, servit de prélude à la reprise de la discussion. Un membre du comité de la guerre, Poultier, annonça qu'il était chargé de lire l'interrogatoire des généraux Stengel et Lanoue ; mais il fit précéder cette lecture des considérations suivantes : — Éloigné de la scène où la trahison s'est
consommée, séparé des témoins qui peuvent lui fournir des lumières, peu
instruit des localités, n'ayant aucune copie d'ordres, votre comité s'est
trouvé comme dans une contrée inconnue, et les accusés, au contraire,
profitant de notre position, se sont rendus maîtres du champ de bataille.
Quelque coupables qu'ils eussent été dans notre conscience, ils sont sortis
innocents de nos mains, et nous serions presque tentés, d'après leurs
réponses, de leur voter des remerciements. Ce sont les soldats que vous devez
interroger sur la conduite des généraux ; ce sont eux qui ont souffert ou de
leur lâcheté ou de leur intelligence avec l'ennemi, ce sont eux qui peuvent
vous éclairer dans ce dédale d'horreurs et de trahisons. Les généraux
inculpés et leurs complices vous tromperont toujours ; mais les soldats, qui
sont le vrai peuple des armées, ne vous tromperont jamais ; ils sont les
précurseurs de la postérité. Jamais l'histoire n'a appelé de leurs jugements
; au contraire, elle a recueilli leur témoignage ingénu pour peindre les
Turenne et les Catinat. Je demande donc que vos commissaires auprès de
l'armée du Nord fassent une enquête sévère sur la conduite des généraux
accusés, qu'ils recueillent toutes les pièces, qu'ils se transportent dans
les chambrées, qu'ils écoutent tous les témoins et qu'ils nous mettent à même
de renvoyer les coupables au Tribunal révolutionnaire, qui fera prompte et
bonne justice des auteurs de nos calamités. Le comité de la guerre a épuisé
tous les moyens de connaître la vérité ; mais ces moyens sont nuls, et
d'ailleurs, vous le savez comme moi, on trouve dans les comités un penchant
funeste à l'indulgence, qui fait qu'on a mis la République à deux doigts de
sa perte. A mesure que Poultier débitait sa harangue, on se regardait étonné ; on ne pouvait comprendre comment un comité venait ainsi faire à la tribune une critique amère de ses propres délibérations. Mais tout s'explique lorsque Lecointre, interrompant l'orateur, dévoile la supercherie. Poultier avait donné, comme émanant du comité, des réflexions qui lui étaient propres : ses collègues l'avaient chargé de lire purement et simplement, en l'absence du rapporteur véritable, l'interrogatoire des deux généraux. Pétion réclame la censure contre le député qui a si étrangement abusé de sa mission. — Et moi, répond Robespierre, je propose la censure contre ceux qui protègent les traîtres. PÉTION. — Je suis le premier à demander que les traîtres et les conspirateurs soient punis ! ROBESPIERRE. — Et leurs complices ! PÉTION. — Oui, et leurs complices, et vous-mêmes. Il est temps enfin que toutes ces infamies finissent ; il est temps que les traîtres et les calomniateurs portent leur tête sur l'échafaud. Je prends ici l'engagement de les poursuivre jusqu'à la mort. ROBESPIERRE. — Réponds aux faits. PÉTION. — C'est toi que je poursuivrai. LE PRÉSIDENT THURIOT. — Je n'ai pris le fauteuil que parce que le calme régnait dans l'Assemblée. Hier, j'ai présidé pendant huit heures ; si le calme ne se rétablit pas, je prie la Convention de me faire remplacer. PÉTION. — Demandez à la Convention de se tenir dans le calme et la dignité qu'exigent les circonstances, et vous ne serez pas épuisé de fatigue comme vous l'êtes. Il est impossible de tolérer plus longtemps toutes ces infamies. Il est impossible à l'honnête homme de contenir son indignation lorsqu'il se voit insulté avec audace par des êtres flétris du sceau de la réprobation. Oui, je fais le serment de poursuivre les traîtres ! Oui, il faudra que Robespierre soit enfin marqué du fer chaud destiné aux calomniateurs. Que signifient ces dénonciations perpétuelles contre des hommes qui ont toujours respiré pour la liberté ? Il faut enfin que le peuple connaisse ceux qui, sous le masque d'un faux patriotisme, le trompent, l'égarent et le poussent dans l'abîme. Je ne serai content que lorsque j'aurai vu ces hommes qui veulent perdre et qui, si on les écoutait, perdraient la République, zoner leur tête sur l'échafaud. Nous ne devons pas souffrir qu'on nous menace sans cesse du poignard des assassins... A ces mots, l'orage qui gronde sur les sommets de la Montagne, depuis le moment où Pétion est monté à la tribune, éclate par les interpellations les plus violentes. — Tu n'as pas toujours tenu ce langage. — Tais-toi, dictateur du 10 août ! Marat gesticule en vociférant ; David s'élance au milieu de l'hémicycle et, découvrant sa poitrine, s'écrie : — Je demande que vous m'assassiniez ! Pétion dédaigne de répondre à ce maniaque qui a quitté ses pinceaux pour broyer du rouge, suivant sa propre expression[7]. Il revient à Poultier contre lequel il demande la censure pour avoir donné ses propres observations comme celles du comité de la guerre. Ce sont ces faussaires, ces calomniateurs ; ce sont ces jadis nobles, ce sont ces jadis prêtres... — Dites tout de suite ces jadis moines, répond Poultier, je l'ai été, mais depuis dix-huit mois je suis à la frontière. — Ce sont tous ces hommes qui prétendent avoir le monopole du patriotisme, et nous, les patriotes de 89 et de 91, nous qui étions sous les poignards le lendemain de l'affaire du Champ-de-Mars, nous sommes relégués au rang des modérés ; on nous traite de royalistes et de traîtres. Ces dernières paroles ramenaient le débat à la pétition de la halle au blé et à la dénonciation de Robespierre. L'Assemblée entend les excuses que Poultier vient balbutier à la tribune afin d'atténuer la fraude dont il a été convaincu ; elle renvoie Stengel et Lanoue devant le Tribunal révolutionnaire et accorde la parole à Guadet[8]. VII Le compatriote de Vergniaud relève une à une les accusations dont ses amis et lui ont été l'objet, et les réfute avec une forte et pressante logique. Mais Guadet, par tempérament, était beaucoup plus agressif que le grand orateur girondin ; aussi, après s'être longuement défendu, porte-t-il l'attaque sur le terrain ennemi. Il prend à partie Danton et Marat. Au premier, il reproche ses liaisons intimes avec Dumouriez : Lorsque, dit-il, ce général est venu à Paris après sa campagne de l'Argonne, je l'ai vu plusieurs fois au Comité, une seule fois dans une maison tierce, chez Talma. J'y restai une demi-heure seulement ; je n'y étais plus lorsque Marat et ses suppôts vinrent lui faire subir l'interrogatoire dont on a tant parlé[9]. Quels sont ceux qui alors lui faisaient cortège, qui l'accompagnaient dans les spectacles ? C'étaient Santerre, Fabre d'Églantine et votre Danton. — Ah ! tu m'accuses, moi ! s'écrie ce dernier, tu ne connais pas ma force. Au rugissement poussé par Danton, Guadet comprend qu'il l'a touché en pleine poitrine ; il se retourne alors contre son autre adversaire, Marat ; après avoir abattu le lion, il veut écraser le reptile. Pour lui porter un dernier coup et faire partager à l'Assemblée l'horreur que lui inspire le venimeux folliculaire, il lit une adresse émanée du club des Jacobins, signée de l'Ami du peuple et qui commence ainsi : Amis, nous sommes trahis ; aux armes, aux armes ! Voici Dumouriez qui marche sur Paris pour donner la main à la criminelle faction qui déifiait cet infâme ! Mais ce n'est pas le plus grand des dangers. La contre-révolution est dans le gouvernement, dans la Convention nationale. C'est là que de criminels délégués tiennent les fils de la trame ourdie avec la horde des despotes. Allons, républicains, armons-nous !... L'immense majorité de l'Assemblée n'en veut 'pas entendre davantage et se lève indignée ; la Montagne reste immobile ; Marat seul est debout ; il promène sur toutes les parties de la salle son regard effronté, se croise les bras, et dit : C'est vrai. En entendant le monstre avouer et confirmer cet appel à la révolte, tous ceux qui, dans la Convention, ne sont pas enrôlés sous les drapeaux de la plus violente démagogie, répondent par des cris de fureur : Marat à l'Abbaye ! — Le décret d'accusation contre Marat ! Mais celui-ci s'élance à la tribune ; son apparition est saluée par les applaudissements frénétiques des galeries : — C'est parce que j'ai dénoncé une conspiration réelle que l'on vient m'accuser d'être à la tête d'une conspiration chimérique ; c'est parce que j'ai demandé la tête d'Égalité fils, la tête du prétendu régent, celles de tous les Capets rebelles, que l'on veut me sacrifier. Il est temps que les conspirateurs soient démasqués et qu'ils expirent sous le glaive de la loi. Quant à l'écrit qui vous a été dénoncé, je reconnais qu'il est signé par moi. J'ai été pendant sept à huit minutes président de la société des Jacobins. On m'a présenté un écrit que je n'ai point lu ; il portait la signature des secrétaires, et, sans savoir ce qu'il contenait, j'y ai apposé ma signature pour attester qu'il émanait de la société. Un immense éclat de rire accueille cette étrange justification. — Du reste, poursuit Marat, les principes que contient cet écrit, je les avoue. On demande de nouveau, et avec plus de force, le décret d'accusation. Danton et Thuriot réclament, au contraire, le renvoi au Comité de législation, qui examinera les faits, et pourra, dans les vingt-quatre heures, rédiger un rapport. Lacroix, tout en appuyant cette motion, opine pour que Marat soit mis sur-le-champ en état d'arrestation et envoyé à l'Abbaye. C'est à ce parti que s'arrête l'Assemblée. Mais le débat concernant Poultier, puis Marat, avait pris la journée entière. Il était plus de neuf heures du soir lorsque la Convention put lever la séance. Aussitôt un groupe de Montagnards entoure l'Ami du peuple ; ils sont bientôt rejoints par un certain nombre d'habitués des tribunes qui, glissant le long des colonnes ou sautant des galeries, pénètrent dans l'enceinte réservée aux députés. Cette masse compacte se présente à l'une des portes de la salle. Les sentinelles de garde veulent s'opposer à la sortie de Marat. Une rixe est sur le point d'éclater ; on court chercher l'officier commandant, qui arrive avec l'expédition du décret qu'il vient de recevoir. Mais on reconnaît que, dans leur empressement, le président de la Convention et le ministre de la justice ont oublié de signer. Ce n'est qu'un chiffon de papier, disent au représentant de la force publique les amis de Marat ; prenez garde de vous rendre coupable d'une arrestation illégale. Étourdi des clameurs qui éclatent autour de lui et craignant d'engager sa responsabilité, l'officier laisse passer Marat, qui va se cacher dans sa cave habituelle. Une fois en sûreté, il adresse à la Convention une lettre dans laquelle il la brave et lui déclare qu'il regarde le décret rendu contre lui comme l'effet d'une conjuration liberticide[10]. Cette lettre arrive au commencement de la séance du 13 avril. Après en avoir écouté patiemment la lecture, la Convention passe à l'ordre du jour et donne la parole au rapporteur du Comité de législation, Delaunay jeune. VIII A peine celui-ci a-t-il lu quelques lignes de son exposé, qu'il est violemment interrompu par la Montagne. Je demande, s'écrie Bentabole, que le rapport ne soit pas fait par les ennemis de Marat. — Je déclare à l'Assemblée, répond Delaunay, que le rapport a été lu en entier au Comité de législation et qu'il a été approuvé à l'unanimité. La Convention avait renvoyé à l'examen de son Comité non-seulement la dénonciation de Guadet, mais encore toutes celles qui avaient été faites antérieurement contre Marat, et qui, depuis plus de quatre mois, s'étaient accumulées dans les cartons du Comité. C'est pourquoi J'acte d'accusation portait tout à la fois et sur l'adresse des Jacobins et sur plusieurs passages du journal de Marat. Guadet n'avait Ju que le commencement de l'adresse, Delaunay la lit tout entière ; puis il rappelle le numéro du journal de Marat, en date du 5 janvier, 'dénoncé par Chabot comme attentatoire à la dignité de l'Assemblée, celui du 25 février, où l'Ami du peuple prêchait ouvertement le pillage des boutiques d'épiciers ; ceux enfin où le député de Paris provoquait à la dictature, à l'émeute, et demandait deux cent cinquante mille têtes. Le rapport concluait au renvoi de Marat devant le Tribunal révolutionnaire. Au moment même où Delaunay descend de la tribune, un grand
nombre de Montagnards se lèvent et s'écrient : Si
l'adresse des Jacobins est coupable, nous le sommes aussi. Nous l'approuvons,
nous sommes prêts à la signer. David, Thuriot, Dubois-Crancé, Camille
Desmoulins s'élancent vers le bureau du président, et apposent leur signature
au bas de la pièce incriminée. Leur exemple est suivi par une centaine de
députés. Les tribunes applaudissent avec enthousiasme. Robespierre, pour
donner une nouvelle sanction à l'adresse démagogique, propose qu'elle soit
envoyée aux départements et aux armées. Je le demande également, s'écrie Vergniaud, car il faut que l'on connaisse dans les départements ceux qui proclament la guerre civile. — Gardez-vous d'une pareille mesure, objecte Lacroix ; la Convention semblerait donner son approbation à cette adresse ; elle appellerait elle-même sa dissolution et la convocation des assemblées primaires. — Eh bien, oui ; qu'on les convoque, s'écrie-t-on à droite. Cette proposition, appuyée par Gensonné, jette un grand trouble dans l'Assemblée. Cependant un député de la Plaine, étranger à toutes les factions, Vernier, parvient à se faire écouter : Je ne suis, dit-il, l'homme d'aucun parti, je ne suis mêlé à aucune querelle, j'ai donc le droit de dire franchement mon opinion. Quand vous avez jugé le ci-devant roi, j'ai eu la simplicité de croire que les opinions étaient libres. Je me suis trompé, je suis un de ces scélérats qui ont été assez grands pour voter, sous les poignards, l'appel au peuple et le bannissement du tyran. Si on voulait décider de quel côté était le vrai courage, on ne pourrait pas s'y méprendre. Je suis un de ces scélérats avec qui l'on ne veut ni paix ni trêve, et, comme je crains d'échapper à cette noble proscription, je viens me dénoncer publiquement. Avant notre réunion, une coalition funeste était déjà formée dans Paris, entre le club des prétendus amis de la liberté, la Commune, la force armée, les corps administratifs ; elle a éclaté dès la première séance de cette Assemblée. On ne pouvait remédier au mal qu'avec une sage lenteur, qu'avec une prudente circonspection. Mais des hommes vertueux trop sensibles, trop frappés de ce qu'ils voyaient, ont précipité les mesures ; de là les schismes, les divisions, l'esprit de parti ; de là les débats éternels au milieu desquels la chose publique a été si souvent oubliée. Ceux-ci veulent faire à tout prix triompher leurs projets insensés, arrivent avec une opinion toute formée, et provoquent un décret avec autant de hauteur que les candidats de César sollicitaient une place ; ceux-là, préoccupés d'une défiance, juste peut-être dans son principe, mais trop active, repoussent sans examen les propositions de leurs adversaires. Entre ces deux extrémités sont les hommes mobiles, insignifiants, toujours inutiles au salut public. Il en est qui suivent sans réflexion l'impulsion du moment. Il en est qui, par indifférence ou par pusillanimité, adoptent toujours, comme le meilleur, le dernier avis. Mais les plus dangereux, les plus coupables, sont ceux qui accusent sans cesse, sans raison comme sans motifs. Les plus vils et les plus perfides sont ceux qui s'abaissent à aduler le peuple plutôt que de le servir. Puisque nous sommes arrivés à un tel degré de discorde et de défiance réciproque qu'il nous est impossible, au poste où nous sommes, de bien servir la patrie, que les deux partis fassent preuve de civisme et de générosité, que les plus passionnés de part et d'autre, devenus simples soldats, marchent à l'armée pour y donner l'exemple de la soumission et du courage[11]. La motion de Vernier fut accueillie assez froidement ; l'attention de l'Assemblée était dans ce moment absorbée par une scène qui se passait au bureau des secrétaires. Plusieurs députés, qui s'étaient précipités sur les pas de David et de Dubois-Crancé pour mettre leurs noms au bas de l'adresse des Jacobins, étaient venus prudemment biffer leurs signatures. Sommés de donner les motifs de leur rétractation : C'était, dirent-ils, parce qu'ils craignaient que l'on ne fît un usage perfide de leur approbation écrite. — Et moi, s'écrie Camille Desmoulins, je m'honore d'avoir apposé ma signature à cette adresse ; je ne la retirerai pas. Savez-vous pourquoi on vous parle de l'appel au peuple ? C'est parce que les meneurs de la faction 'savent que les quarante-huit sections de Paris vont venir vous demander l'expulsion de vingt-deux royalistes, complices de Dumouriez ; c'est parce que, se voyant submergés, ils veulent mettre le feu à la Sainte-Barbe. Cette révélation soudaine, échappée à l'enfant terrible de la Révolution, soulève les cris d'indignation de la droite. A l'ordre, à l'Abbaye, Camille !
Est-ce que les sections de Paris ont le droit de chasser des membres de la
Convention ? A cette protestation de la Gironde les, tribunes répondent par des vociférations et des menaces. Un misérable montre insolemment le poing aux membres de la droite ; on le désigne au président Delmas, qui donne l'ordre de l'arrêter. Ceux qui l'entourent résistent et cherchent à le faire évader ; force enfin reste à la loi. Lorsque le tumulte est un peu apaisé, Buzot essaye de ramener l'attention de l'Assemblée, et sur le nouvel appel au peuple, proposé par Gensonné, et sur le décret d'accusation contre Marat. Si, dit-il, les sections de Paris ont le droit de se convoquer elles-mêmes pour venir demander l'expulsion de quelques membres de la Convention, les départements ne peuvent-ils pas suivre leur exemple pour sauver la chose publique ? C'est dans les assemblées primaires que j'appelle les dénonciateurs ; c'est là que je les attends ; c'est là qu'on jugera entre eux et nous. Mais comme il ne faut pas qu'une loi soit décrétée par lassitude, je demande qu'on ajourne de quarante-huit heures la discussion des propositions faites par Gensonné. Quant à Marat, je le pense et le déclare, la majorité de Paris applaudira au décret qui chassera cet homme impur du sanctuaire de la liberté ; dans nos départements, on bénira le jour où vous aurez délivré l'espèce humaine d'un homme qui la déshonore. La Montagne demande que l'on renvoie à trois jours la discussion du rapport de Delaunay, mais la droite veut en finir, et insiste pour qu'on en mette immédiatement aux voix les conclusions. En vain Robespierre entreprend-il de défendre Marat, auquel on ne peut, dit-il, reprocher que des erreurs, des fautes de style ; en vain le représente-t-il comme une sentinelle nécessaire à la liberté, comme le vrai défenseur de la cause du peuple : l'immense majorité s'obstine à réclamer l'appel nominal sur le décret proposé par le Comité de législation. Robespierre s'écrie : Quoi ! vous voulez rendre sans discussion un décret qui va être le signal de la guerre civile ? Ce n'est pas contre Marat seul que l'on veut porter le décret d'accusation, c'est contre vous tous, vrais républicains, dont l'énergie déplaît aux ennemis de la liberté ; c'est contre moi-même peut-être. — Comment, ajoute Lecointre-Puyraveau, lorsqu'un tyran couvert de crimes a obtenu un délai de plusieurs semaines, un représentant du peuple ne pourrait en obtenir un de trois jours ? Les vociférations des tribunes se mêlent à celles de la Montagne, l'agitation est extrême, le président se couvre. Le tumulte continue, mais enfin, de guerre lasse, il s'apaise peu à peu. A dix heures du soir l'appel nominal commence ; il dure jusqu'à sept heures du matin. Pendant neuf heures, les députés défilent à la tribune, motivant ou ne motivant pas leur vote, hués ou applaudis par les spectateurs des galeries, suivant qu'ils se déclarent pour ou contre l'Ami du peuple. Depuis les appels nominaux qui avaient prononcé sur le sort de Louis XVI, aucun vote n'avait été émis avec tant de solennité, aucun ne devait plus l'être désormais. Ni les Girondins, ni Danton, ni Robespierre n'eurent les honneurs d'un appel nominal ; leur renvoi devant le Tribunal révolutionnaire et, de là, à l'échafaud, fut décidé par assis et levé. Sur les 749 membres de la Convention, 360 seulement répondirent à l'appel de leurs noms. Il y avait un certain nombre de députés en mission, mais beaucoup d'autres, notamment Barère et Danton, présents à Paris, s'abstinrent de voter. Vergniaud, Guadet, Gensonné, Brissot, Pétion, Kervélégan, Lasource, Salles et Condorcet se récusèrent. Deux ou trois députés proposèrent ironiquement qu'au lieu de déférer l'accusé au Tribunal révolutionnaire, on l'envoyât aux Petites-Maisons. Quelques membres du centre, entre autres Garran-Coulon et Cambacérès, pour ménager l'un et l'autre parti, déclarèrent n'être pas suffisamment éclairés. Lacroix, oubliant qu'il avait la veille provoqué lui-même l'arrestation de Marat[12], s'éleva contre la précipitation du vote ; sa thèse fut soutenue par tous les députés prudents qui voulaient garder leur popularité sans se rendre solidaires de l'Ami du peuple. Robespierre invoqua hautement cette inviolabilité parlementaire dont il devait faire plus tard si bon marché à l'égard de ses ennemis, et profita de l'occasion pour se livrer à cette phraséologie ampoulée qui. lui était familière. La République, dit-il, ne peut être fondée que sur la vertu ; la vertu ne peut admettre l'oubli des premiers principes de l'équité. Dans l'accusation portée contre Marat, il n'y a que partialité, vengeance, injustice, esprit de parti ; elle n'est que la continuation du système entretenu aux dépens du trésor public par une faction qui, depuis longtemps, dispose de nos finances et de la puissance du gouvernement, qui cherche à identifier Marat, auquel on reproche des exagérations, avec tous les amis de la République qui lui sont étrangers. Dans toute cette affaire, je n'aperçois que l'esprit des Feuillants, des modérés et de tous ces lâches assassins de la liberté, qu'une vile intrigue ourdie pour déshonorer le patriotisme. Je repousse avec mépris le décret d'accusation proposé. Lanjuinais présenta la contre-partie de l'opinion de Robespierre et résuma les griefs de la majorité : Marat, dit-il, a provoqué directement, expressément, publiquement, de vive voix et par écrit, le rétablissement de la tyrannie en demandant la dictature et le triumvirat. Il a appelé le poignard sur les représentants du peuple ; il a prêché l'anarchie, le pillage et le meurtre ; il s'est fait l'avilisseur perpétuel, le calomniateur banal de tous les fonctionnaires publics. Ces faits ne sont ignorés de personne ; je ne me reconnais pas le droit de faire grâce, je serais un lâche et un traître à la patrie si je ne disais pas : Il y a lieu à accusation. De tous les votants, Dubois-Crancé eut seul la juste prévision de l'avenir : Vous avez, dit-il, en se tournant vers la droite, donné à cet homme, dont l'existence fut longtemps un problème, une consistance qu'il ne cherchait pas. Vous avez cru utile d'effrayer le peuple des départements d'une prétendue secte de maratistes pour jeter tout à la fois le ridicule et la calomnie sur le patriotisme de la Montagne, sur cette Montagne que j'habite, sur cette Montagne quia fait la Révolution et qui la sauvera. Vous avez formulé une dénonciation contre Marat, qu'il fallait laisser seul avec ses lubies, souvent très-lumineuses. Cette dénonciation est absurde, Marat sera absous, innocenté, et le peuple vous le rapportera en triomphe dans cette enceinte. L'événement démontra la vérité de cette prophétie, mais l'Assemblée s'était trop avancée pour reculer. Malgré les vociférations des tribunes qui, pendant neuf heures, ne discontinuèrent pas un instant, deux cent vingt voix se déclarèrent favorables au décret d'accusation, quatre-vingt-douze se prononcèrent contre : Sept députés demandèrent l'ajournement, quarante et un s'abstinrent. Le décret d'accusation avait réuni les deux tiers des voix. |
[1] Voir plus haut, livre XXXIII, § VII.
[2] L'adresse présentée par la section de la Halle-au-Blé à l'approbation de ses quarante-sept sœurs se trouve au Moniteur, n° 102.
[3] Voir t. VI, livre XXIX, § XI.
[4] Allusion à la manière dont l'armoire de fer fut ouverte en présence du seul Roland, alors ministre de l'intérieur. (Voir t. V, livre XXI, § IV.)
[5] Voir t. II, livre IV, § VII.
[6] Voir le discours de Danton, livre XXXIII, § IX, de ce volume.
[7] Avons-nous besoin de rappeler que David, après avoir été comblé des faveurs de Louis XVI, dont il vota la mort, après avoir promis à Robespierre de boire la ciguë avec lui, devint premier peintre de S. M. l'Empereur et Roi et accepta le titre de baron ?
[8] Stengel et Lanoue furent tous les deux acquittés de l'accusation de trahison que les démagogues, et Poultier en particulier, avaient dirigée contre eux. Voir t. VI, note VIII.
Puisque nous avons introduit un instant sur la scène le conventionnel régicide Poultier, crayonnons en quelques lignes la biographie de ce moine défroqué ; elle pourra donner une idée de ce que devinrent bon nombre de ces montagnards fougueux qui, oubliant leurs serments républicains, se dévouèrent au salut de tous lès régimes comme ils s'étaient dévoués au culte de Marat et de Robespierre. Avant la Révolution, Poultier était génovéfain à Péronne et se faisait appeler Poultier d'Elmotte. A sa sortie du couvent, il s'était lancé dans les rangs de la plus ardente démagogie. On l'improvisa chef d'un bataillon de volontaires du Pas-de-Calais qui tenait garnison à Douai. A force d'intrigues et de harangues ampoulées, l'ex-moine se fit nommer député à la Convention par les électeurs du département du Nord, auxquels il était parfaitement inconnu quelques mois auparavant. Nous venons de l'entendre se vanter d'avoir été pendant dix-huit mois aux frontières ; en tous cas, il n'y avait pas vu le feu, puisque le territoire français ne fut envahi de ce côté qu'en octobre 1792, après la réunion de la Convention. Poultier vota la mort du Roi et siégea toujours sur la crête de la Montagne. Après la session, il fut nommé officier de gendarmerie et, plus tard, commandant de place à Montreuil. Sous l'Empire, il devint le chevalier Poultier, et fut un des serviteurs les plus dévoués de Napoléon Ier. En 1814, il acclama avec enthousiasme le retour de Louis XVIII. Lorsque le frère du roi martyr débarqua à Calais et se dirigea par Montreuil sur Paris, il courut déposer aux pieds du nouveau monarque l'assurance d'un zèle sans bornes ; l'année suivante, les Cent-Jours lui rendirent ses affections napoléoniennes ; enfin, après Waterloo, il était tout prêt à se consacrer au salut de la deuxième Restauration, lorsqu'à son grand étonnement, il fut remercié et mis à la retraite.
[9] Voir le récit de cette scène, t. IV, note V.
[10] Cette lettre se trouve in extenso au Moniteur, n° 106
[11] Vernier survécut à la tourmente révolutionnaire. Il partagea, avec Boissy d'Anglas, le dangereux honneur de présider la Convention nationale lors de la journée du 1er prairial ; plus tard, il fut, comme lui, appelé au Sénat, puis à la pairie.
[12] Voir plus haut.