Dumouriez arriva le 5 avril au soir à Tournay, et se rendit, dès le 6, au quartier générât de Cobourg. Il y fut très-bien reçu par Mack et par le prince, qui se disposaient à partir pour la conférence d'Anvers ; ils emmenèrent avec eux le général Valence afin qu'il donnât au besoin les explications que pourraient désirer les diplomates réunis à cette espèce de congrès improviser[1]. Le premier soin de la conférence fut de faire rétracter à Cobourg sa première proclamation[2] et de la remplacer par une toute contraire : La déclaration que j'ai donnée de mon quartier général de Mons, le 5 avril, y faisait-on dire au chef des armées impériales, est un témoignage public de mes sentiments personnels pour ramener le plus tôt possible le calme et la tranquillité en Europe. Maintenant que les résultats de cette déclaration sont si opposés aux effets qu'elle devait produire et qui ne prouvent que trop combien les sentiments qui l'ont dictée ont été méconnus, il ne me reste qu'à la révoquer dans toute son son étendue et à déclarer formellement que l'état de guerre qui, subsiste entre la cour de Vienne, les puissances coalisées et la France, se trouve dès à présent malheureusement rétabli... Je me vois forcé par l'empire des circonstances d'annuler complètement ma déclaration susdite. Il n'en subsistera plus que l'engagement inviolable, que je renouvelle avec plaisir ici que la discipline la plus sévère sera observée et maintenue par nos troupes sur le territoire français et que toute contravention sera punie avec la dernière rigueur[3]. Cette nouvelle déclaration était la violation formelle des engagements pris avec Dumouriez et ses compagnons d'armes. Aussi, dès que le prince est de retour à son quartier généra), Dumouriez.va le trouver et le prévient qu'il ne peut demeurer un instant de plus auprès de lui, puisqu'il semblerait par sa présence sanctionner ce revirement complet d'opinion. Une pareille démarche était conforme au programme que s'étaient tracé Dumouriez et les généraux qui avaient approuvé ses projets, car tous avaient déclaré qu'ils voulaient coopérer à la régénération de la France et non à son démembrement. Pourquoi Dumouriez ne persista-t-il pas toujours dans cette ligne de conduite ? Pourquoi écrivit-il les lettres que nous donnerons plus loin ? Dumouriez se rend immédiatement à Bruxelles et y fait imprimer sa seconde proclamation au peuple français[4]. Dans cette pièce il affirme que son unique dessein est de rétablir la royauté constitutionnelle. Général sans armée, il parle comme s'il était encore à la tête de ses troupes et s'il pouvait dicter des lois à la France. Il ne fait aucune allusion à la dernière proclamation de Cobourg et s'en réfère à la déclaration aussi noble que franche par laquelle le respectable commandant de l'armée autrichienne annonce que les impériaux entreront sur le territoire français, non comme des conquérants qui veulent dicter des lois, mais comme des alliés généreux qui viennent aider les bons citoyens à détruire l'anarchie. Le 16, il quitte Bruxelles et se dirige vers la Suisse, dans l'espérance chimérique d'y trouver les régiments, anciennement au service de France, encore tout formés, et prêts à sa voix à pénétrer dans les provinces du sud-est pour y faire une diversion puissante. Il avait envoyé en avant son aide de camp, Montjoye, afin qu'il put lui rendre compte du véritable état des choses dans les cantons helvétiques. Celui-ci le retrouve à Stuttgard et lui annonce qu'il doit renoncer aux espérances dont il s'est bercé. D'un autre côté le grand-duc de Wurtemberg lui fait dire qu'il ne peut le recevoir et qu'il lui serait fort obligé de ne pas rester trop longtemps dans ses États. Le 2 mai, Dumouriez est de retour à Bruxelles et va trouver le comte de Metternich pour lui remettre. en mains propres l'original d'une nouvelle déclaration qu'il date de Francfort, 20 avril, et qu'il fait imprimer et placarder sur tous les murs de la capitale du Brabant. Par cette déclaration, Dumouriez annonce qu'il n'a jamais eu de liaison ni avec la faction d'Orléans, si tant est qu'il ait jamais existé une faction semblable, ni avec le prince connu sous le nom de Philippe-Égalité, qui en est le prétexte. Il avoue qu'il a estime et affection pour l'aîné des fils de ce prince qui a parfaitement servi en Champagne et en Belgique, mais qu'il est sûr d'avance que, bien loin d'aspirer jamais à monter sur le trône de France, il fuirait au bout de l'univers plutôt que de s'y voir forcé. Le comte de Metternich témoigne à Dumouriez son très-vif mécontentement de son retour en Belgique et encore plus de la manière bruyante dont il manifeste sa présence dans ce pays. Il écrit aussitôt au comte de Trautmannsdorf, ministre de l'empereur à Vienne, pour lui raconter la conversation qu'il a eue avec le général fugitif. Sa lettre, que nous avons eue sous les yeux, est remplie de détails sur les insinuations astucieuses que Dumouriez lui a faites, afin de lui démontrer que le véritable intérêt de sa cour est de se séparer de la coalition. Elle se termine par l'assurance que les mesures les plus promptes et les plus énergiques vont être prises pour faire enlever les placards et débarrasser la Belgique de l'audacieux qui vient ainsi compromettre le gouvernement impérial et le mêler à des démêlés peu dignes de lui. Dumouriez, édifié par la réception que lui a faite le comte de Metternich, juge prudent de ne pas prolonger son séjour à Bruxelles. Dès le mai, il se réfugie à Mergentheim, petite ville de Franconie dépendant de l'électorat de Cologne. C'est de là qu'il écrit au colonel Mack la lettre suivante : Je suis errant comme Ulysse. Tout le monde m'a déconseillé d'aller en Suisse. On m'a donné avis qu'il était parti de Paris des Brutus par différentes routes, notamment par Genève et par Bâle ; j'ai pris le parti de rebrousser chemin à Stuttgard. Je suis revenu ici, ou j'ai loué une maison avec un petit jardin il y a de la promenade et pas un Français, que ceux qui m'y joindront. Nous serons en tout sept ou huit, quand ma parente m'aura rejoint[5]. J'attendrai ici les événements ; donnez-moi, quand vous le pourrez, des nouvelles de ceux qui vous intéressent. Terminez bien vite votre campagne. Si une fois Valenciennes est pris, tout est dit, parce que vous pouvez éviter Bouchain et vous porter sur Cambrai, qui ne peut pas tenir. Il est fâcheux que vous ayez donné autant de temps aux anarchistes pour se renforcer et reprendre courage. Les Prussiens vont bien lentement aussi du côté du Rhin ; ils se sont laissé prendre quelques canons au Rhintgitz par la garnison de Cassel. Je ne peux point me mêler de cette guerre, et je suis bien sûr que ma délicatesse à cet égard ne me rend que plus estimable à vos yeux et à ceux de S. A. le prince de Cobourg, à qui je vous prie de présenter mes hommages les plus respectueux et les plus tendres. Quand elle sera finie, quand je n'aurai plus les mêmes motifs, je serai fort aise, si l'occasion se présente, de témoigner à S. A. Mgr l'archiduc, à Mgr le prince de Cobourg, à l'armée impériale, mon estime et ma reconnaissance dans la première guerre qui pourra troubler encore le repos de l'Europe, qui, malheureusement, ne sera pas de longue durée à ce que je prévois. En attendant, je vais me reposer ici ; je vous embrasse, mon cher général, et vous aime de tout mon cœur, Le général DUMOURIEZ. Le 14 mai, Dumouriez adresse une autre lettre à l'archiduc Charles : Je suis errant sans savoir où je pourrai terminer mon odyssée. Je suis établi à Mergentheim. Partout on m'objecte une ordonnance très-rigoureuse, quoique prudente, qui regarde toute la nation française. Je viens de prendre la liberté d'écrire à S. M. l'Empereur pour solliciter une exception que j'ose croire avoir méritée. J'ai tant de confiance, monseigneur, dans les bontés et l'estime que vous m'avez témoignées, que je supplie Votre Altesse Royale de vouloir bien ou rue donner un asile dans les Pays-Bas, ou obtenir de S. A. Mgr l'Electeur de Cologne de me laisser tranquille à Mergentheirn, où je peux, dans la solitude, écrire mes mémoires, qui pourront être utiles. En me refusant un asile dans l'Empire, on semblerait avoir une condescendance timide pour cette criminelle Convention nationale qui m'a proscrit, et certainement cette réflexion est bien éloignée de la conduite et des succès de l'Empereur. Quel que soit mon sort, quelque part que je sois obligé de me retirer, si on me confond avec les émigrés, je me rappellerai toujours avec le plus tendre intérêt votre accueil obligeant ; je ferai toujours des vœux pour votre bonheur et votre gloire, trop heureux si je pouvais personnellement y contribuer. C'est la plus forte ambition qui me reste après le rôle que j'ai joué. Je désirerais, en me rapprochant de Votre Altesse Royale, pouvoir lui donner des preuves du profond respect et du tendre attachement avec lesquels... L'archiduc Charles répond d'une manière fort évasive : Je ne saurais m'expliquer en ce moment sur l'asile que vous désireriez obtenir dans ces provinces. Ne pouvant rien prendre sur moi à cet égard, je demanderai les ordres de l'Empereur, et en attendant je m'intéresserai auprès de l'Électeur de Cologne, pour que Son Altesse Royale veuille agréer que vous continuiez votre séjour à Mergentheim. Je serai, charmé que la résolution de ce prince puisse être conforme à ce que vous désirez. Au même moment Dumouriez recevait de l'électeur de Cologne une lettre où le refus absolu de le tolérer dans ses États était accompagné de reproches amers et de compliments ironiques, qui reflétaient parfaitement les sentiments des émigrés vis-à-vis du promoteur de la guerre européenne : Bonn, le 10 mai 1793. J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 12, et j'ai été fort étonné d'apprendre que vous êtes encore à Mergentheim. J'avais espéré que vous rendriez justice aux ménagements que j'avais mis, en ordonnant à mon stadthalter de vous engager à choisir un autre domicile mais il paraît que vous cherchez, par votre lettre, une explication ultérieure de mes sentiments, que je ne veux tarder de vous donner. La France, travaillée dans son intérieur par différentes factions sans principes, ne m'inspirait dans le commencement que de la pitié, qu'une faction de scélérats a su transformer par ses forfaits en horreur. J'avais considéré ce qui se faisait comme un moment de démence, et, quoique moi-même et l'ordre teutonique, dont la direction m'est confiée, y souffrent des pertes considérables, je les ai regardées comme un cas de malheur, et me flattais de revoir un nouvel ordre de choses s'établir au moment de la résipiscence. Tout esprit d'ordre et de gouvernement était bouleversé en France, mais tout le reste de l'univers était tranquille, et ce n'est que par vous, monsieur, et votre ministère, qu'on est redevable d'avoir entraîné la plus grande partie de l'univers à se mêler de ces malheureuses affaires. C'est vous qui avez le premier décidé en France de porter les armes dans un pays étranger, d'attaquer les voisins et de chercher à y étendre les uéaux qui la déchiraient dans son sein. Le sang versé, les impositions et vexations cruelles qu'entraîne une guerre aussi générale et désastreuse pour la France que pour tout l'univers retombent sur vous, comme premier auteur et moteur de ces calamités ; et la manière distinguée et brillante dont vous avez commandé l'armée ne peut faire oublier les maux que vous avez causés à l'humanité. Je ne parle point de ta façon dont vous avez quitté l'armée française. Mon jugement, dirigé uniquement comme celui d'un particulier par les sentiments d'honnêteté, de loyauté et de probité, pourrait ne pas convenir, et je suis charmé pour vous que vous ayez pu prendre comme marque d'estime la curiosité des peuples de voir l'auteur de leurs malheurs et l'objet de leurs craintes. Ce ne sont pas vos principes, mais les circonstances qui ont changé, et, si les grandes puissances croient que vous puissiez leur être utile ou que vous croyez qu'elles vous soient redevables, je vous assure que pour moi, comme simple particulier chargé de l'administration de quelques contrées qui m'ont voulu élire pour leur chef, je ne puis penser de même ni me mettre en relation avec vous, mais je dois plutôt réitérer les ordres donnés à mon stadthatter d'accélérer votre départ. C'est avec ces sentiments que je suis, etc. Dumouriez, au reçu des injonctions de l'électeur de Cologne, prend le parti de retourner à Bruxelles. Il annonce cette résolution à son ami Mack : Mergentheim, le 21 mai 1793. J'ai besoin de votre amitié, mon cher général, et je la réclame avec la confiance que vous méritez à tous égards. J'ai été obligé, comme vous le savez, de renoncer au projet d'aller en Suisse. Montjoye, que j'avais envoyé d'avance, me mande que la neutralité de la plupart des cantons est si favorable aux Français- républicains, qu'au moins me ferait-on le mauvais compliment de me retirer ; il me mande d'ailleurs que ce ne pourrait être que par la cour de Vienne qu'on obtiendrait peut-être le rétablissement des régiments suisses, qui étaient à la solde de France. En conséquence, j'ai tenté de m'établir dans différentes villes, et partout on m'a opposé la terrible ordonnance de l'Empire contre les Français je viens de recevoir l'invitation la plus formelle et réitérée de l'électeur de Cologne de quitter Mergentheim, et je prends le parti de retourner dans les Pays-Bas. Je pars ce soir, je ne m'arrêterai nulle part, et je serai à Bruxelles presque aussitôt que ma lettre. J'emploierai les bontés de S. A. R. Mgr l'Archiduc Charles, ou pour me donner un asile, ou pour me donner un passeport double, dont l'un ne soit pas sous mon nom, car ma célébrité est une gêne terrible et même un malheur en ce moment. Je sens que je serais incommode peut-être, et moi-même mal à mon aise, près des armées à Bruxelles, ou dans une ville quelconque des Pays-Bas, environné d'émigrés, peut-être de patriotes déguises, d'assassins et d'espions. Je crois pouvoir faire quelque chose de plus utile et qui ait un but. Je voudrais me rendre en Angleterre, sous un nom italien ou flamand. De Londres je saurais-mieux ce qui se passe en France. J'apprends qu'il se fait à Bayeux, en Normandie, un rassemblement général de députés de plusieurs départements. C'est le noyau d'une assemblée légale qui peut abattre la Convention nationale et les Jacobins. Je voudrais être à portée de suivre les mouvements de cette assemblée, ce que je peux faire utilement, ayant commandé douze ans en basse Normandie et y étant aimé. Le vrai moyen d'abréger la guerre, par conséquent de diminuer les dépenses et la consommation des hommes, c'est de parvenir à détruire les Jacobins et la Convention nationale, les premiers comme des monstres ennemis du repos du genre humain, la deuxième comme une troupe d'assassins du roi et d'insensés, avec lesquels aucune puissance ne peut traiter, parce qu'on ne peut pas. les regarder comme les représentants de la nation française. Ainsi, la guerre durera tant qu'il y aura une Convention nationale ; c'est donc elle qu'il faut détruire pour le bien de toute l'Europe, et c'est l'objet de la troisième proclamation que je fais imprimer à présent. Je serais plus à portée en Angleterre de faire passer en France des pièces intéressantes pour ouvrir les yeux de mes malheureux compatriotes, et de concourir ainsi aux efforts des puissances coalisées, pour faire cesser une anarchie qui peut devenir fatale à l'Europe entière, si la guerre dure plus d'une campagne. J'arriverai à Bruxelles sous cinq ou six jours. Je me sers du passeport du capitaine Baptiste pour éviter la curiosité et les articles de gazette. Je vous prie de m'adresser votre réponse, sous enveloppe, à M. de la Sonde, rue de Ruysbrouk, derrière les Jésuites, à Bruxelles. Je vous embrasse de tout mon cœur, en vous priant d'assurer Mgr le prince de Cobourg de mon tendre respect, et de m'aider auprès de S. A. R. l'Archiduc Charles, pour obtenir le passe-port.que je désire pour l'Angleterre. Le 26 mai, Dumouriez est de retour à Bruxelles. Il se hâte de rappeler au prince de Cobourg ses engagements et de lui demander aide et protection. Monseigneur, depuis la lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire le 14 à Votre Altesse, j'ai éprouvé tant de difficultés pour l'asile que j'ai choisi à Mergentheim, que je n'ai pas été tenté de faire de nouveaux essais, et que j'ai cru plus sage de revenir dans les Pays-Bas. J'ai écrit le 21 au général Mack et je ne doute pas qu'il ne vous ait montré ma lettre, comme je le désire ; je vous demande, à cet égard, et sur ma conduite éventuelle, vos conseils que j'exécuterai comme des ordres ; vous savez combien ma confiance est entière en vos bontés. Comme vos victoires occupent tous vos moments, j'écrirai au général Mack plus en détail. Permettez-vous que j'insiste sur l'utilité de la diversion, par le côté du Cateau-Cambrésis ? Ce flanc de l'ennemi doit se trouver entièrement découvert par sa nouvelle défaite. J'ai l'honneur d'être, avec le plus tendre attachement, de Votre Altesse, monseigneur, le très-humble et très-obéissant serviteur, Le général DUMOURIEZ. Cobourg s'empresse d'écrire en même temps à Dumouriez et au comte de Metternich ; à Dumouriez pour décliner sa compétence dans une affaire qui regarde exclusivement le comte de Mercy-Argenteau ; à M. de Metternich pour lui demander de le débarrasser à tout prix de cet hôte incommode, de cet homme inquiet et dangereux, capable de tout oser pour reparaître sur la scène et jouer de nouveau un rôle — expression d'une autre lettre du prince de Cobourg. Au général Dumouriez à Bruxelles. Au quartier général d'Hérin, 28 mai 1793. Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire en date d'hier. Étant dans ce moment-ci accablé d'occupations, je me borne, monsieur, à vous écrire très à la hâte, que vous vouliez bien, pour tout ce qui concerne les directions personnelles que vous désirez obtenir, vous adresser à S. Exc. M. le comte de Mercy-Argenteau à Bruxelles, qui a été mis à même par les dispositions de ma cour de déterminer, sur les lieux, tous les objets de cette nature, dont je ne suis pas à portée de connaître avec autant d'étendue et de détail. J'ai l'honneur d'être avec beaucoup de considération, COBOURG. A monsieur le comte de Mercy-Argenteau. Au quartier général d'Hérin, 28 mai 1793. Je reçois dans cet instant, monsieur le comte, une lettre du général Dumouriez, datée de Bruxelles du 27 et qui par conséquent, comme Votre Excellence le sentira aisément, n'a pu que me surprendre désagréablement. Je viens la prier avec instance de vouloir bien voir M. Dumouriez !e plus tôt possible et de le détourner d'une manière sûre et positive du projet qu'il peut avoir de venir à l'armée. Je lui réponds en deux mots de s'adresser pour sa direction personnelle à Votre Excellence. La situation des choses, ce qui a été écrit et ce qui a été fait, est trop connue d'elle, pour que j'aie besoin d'insister sur l'indispensable nécessité d'éloigner M. Dumouriez de l'armée. et même, s'il est possible de le faire d'une manière convenable, de l'engager à choisir son séjour hors du pays. Je m'en rapporte à cet égard avec la plus grande confiance à la prudence et à la fermeté de Votre Excellence. COBOURG. Dumouriez signale son retour à Bruxelles par une nouvelle publication ; cette fois c'est une brochure de 22 pages in-8°, contenant une lettre du général au président de la Convention et une troisième proclamation à la nation française. M. de Metternich la fait saisir chez les libraires et entre les mains des colporteurs. La police autrichienne s'était surtout émue d'un passage dans lequel le transfuge déclarait qu'il n'emploierait jamais ses talents pour démembrer la France. Ce qui, écrivait M. de Metternich à M. de Trautmannsdorf (1er juin 1793), pourrait faire croire aux Français que les puissances veulent faire éprouver un démembrement à leur pays, opinion qui, loin de désarmer l'ennemi, ne peut que lui donner un plus grand acharnement et le porter à une plus grande résistance. Le comte de Trautmannsdorf, aussitôt qu'il apprit la nouvelle équipée du général français, approuva fort la conduite de M. de Metternich dans cette circonstance et l'engagea à se débarrasser de cet intrigant et à le mettre hors d'état de nuire, en s'assurant de sa personne. Mais il lui recommanda également d'éviter tout esclandre à cause de l'intérêt presque universel que Dumouriez avait su inspirer dans les Pays-Bas, où il était regardé comme ayant sauvé le pays du pillage. M. de Mercy-Argenteau et M. de Metternich n'avaient pas dissimulé à Dumouriez leur désir de le voir quitter définitivement les Pays-Bas ; aussi favorisèrent-ils son départ pour l'Angleterre, qui eut lieu vers le 10 juin. Dumouriez voûtait ouvrir une négociation avec M. de Gaston, qu'il supposait généralissime des troupes vendéennes puis, saisir la première occasion pour passer en France, notamment en Normandie, où il avait jadis commandé et où il espérait, comme il le disait à M. de Metternich, ajouter encore quelques pages à l'histoire de sa vie. Dumouriez ne fut pas admis à séjourner en Angleterre ; le 23 juin il était de retour à Ostende. De là il écrivit de nouveau au prince dé Cobourg, son protecteur naturel, puisqu'il avait pris avec lui des engagements directs et positifs : Je suis sur une frégate anglaise en attendant votre réponse. Je demande à me retirer à la campagne, ou à Leuze près des troupes françaises qui m'ont-suivi. Je ne puis me retirer ni en Angleterre, ni en Suisse, ni en Hollande, ni en Allemagne. Cependant on me doit asile et protection. Cobourg envoya aussitôt à Dumouriez une lettre évasive et à M. de Metternich une recommandation timide. Voici les deux missives du prince : À Monsieur Dumouriez. Hérin, ce 26 juin 1793. Monsieur, je sens tout ce que votre situation a de pénible. Il ne l'est pas moins pour moi d'être dans le cas de vous dire qu'il ne dépend pas de moi de vous accorder ce que vous demandez. C'est le ministre de Sa Majesté dans ce pays qui est dans le cas de décider sur l'asile que vous désirez d'y obtenir, et, comme vous avez écrit à Bruxelles, la réponse que vous en recevrez peut seule vous déterminer sur le parti que vous avez à prendre. Recevez, monsieur, l'expression de mes regrets de ce que je ne puis rien vous écrire de plus consolant et celle des sentiments de considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, COBOURG. A Son Excellence le comte Mercy-Argenteau. Au quartier général de Hérin, 28 juin 1793. J'ai l'honneur de communiquer ci-jointe à Votre Excellence la copie de la lettre que je viens d'écrire à M. Dumouriez, en réponse à celle que je reçois de lui aujourd'hui par courrier et dont il me marque qu'il envoie une copie à S. A. R., à Votre Excellence et à M. te comte, de Metternich. Je prie Votre Excellence de vouloir bien examiner et calculer dans sa prudence ce qu'il y a à faire pour M : Dumouriez et comment on peut le tirer du mauvais pas où il se trouve, la circonstance étant trop délicate pour que je puisse plus rien faire à cet égard. COBOURG. M. de Metternich crut devoir fermer les yeux sur le retour de Dumouriez ; il lui fit délivrer un passeport sous le nom de Dupérier[6] pour la Suisse et l'Allemagne. Mais le vainqueur de Jemmapes ne pouvait se résoudre à s'éloigner du pays qui avait été le théâtre de ses exploits et qui l'était maintenant de ses intrigues. Il se cacha dans une campagne des environs de Bruxelles et se mit en correspondance avec ses amis et ses agents ordinaires. A la fin de juillet, les armées coalisées s'étant emparées de Valenciennes et de Condé, après un siège long et difficile, le prince de Cobourg déclara qu'il prenait possession de ces deux villes au nom de Sa Majesté impériale et royale, qu'il garantissait toute sûreté aux habitants paisibles des pays conquis. Cette proclamation émut tous les Français qui se trouvaient en Belgique, à quelque opinion qu'ils appartinssent. En une nuit les murs de Bruxelles furent couverts de placards, où l'on invitait les émigrés français à prendre les armes pour empêcher le démembrement de leur infortunée patrie, démembrement qui était près de s'effectuer comme celui de la malheureuse Pologne, par les puissances coalisées. Quels étaient les auteurs et les propagateurs de ces affiches ? Il fut impossible de le savoir. Mais Dumouriez et ses amis étaient coutumiers du fait ; ils avaient adressé depuis trois mois plusieurs appels à l'opinion publique. Aussi la police autrichienne, leur attribuant cette nouvelle production, se mit-elle à les traquer avec la plus grande ardeur. Bientôt furent arrêtés les généraux Marassé, Thouvenot, Berneron, et avec eux un sieur Tort de la Sonde, le confident le plus intime de Dumouriez, l'agent le plus actif de ses intrigues[7]. La police rechercha aux environs de Bruxelles Mme de Beauvert, chez laquelle on pouvait croire que s'était réfugié l'ex-général en chef de l'armée française[8]. Mais celui-ci s'était mis hors de portée à Luttersforstz, petite ville du pays de Juliers, à une lieue des frontières de la Gueldre autrichienne. Le comte de Metternich voulait adresser une réquisition au comte de Nesselrode, chef de la régence de Juliers mais il en fut dissuade par le prince de Cobourg, le comte de Mercy-Argenteau et l'archiduc Charles, qui tous trois furent d'avis que les engagements pris personnellement quatre mois auparavant avec Dumouriez devaient détourner le gouvernement autrichien d'en user violemment à son égard. Quant aux généraux arrêtés, on voulait d'abord les relaxer avec injonction de ne pas remettre les pieds dans les Pays-Bas, ni dans aucun des États héréditaires. On se ravisa bientôt et on prit contre eux des mesures plus rigoureuses. Thouvenot fut interné à Luxembourg, Marassé et Berneron à Temeswar, en Hongrie. Peu après on se saisissait du célèbre Baptiste, au moment où il revenait d'Angleterre à Ostende, porteur de lettres de Mme de Beauvert pour Dumouriez. Baptiste était un trop mince personnage pour que le prince de Cobourg, auquel on en avait référé pour savoir s'il y avait lieu de maintenir cette arrestation, s'intéressât à son sort ; aussi écrivit-il la lettre suivante à l'officier chargé de la garde du prisonnier : Au capitaine Straube, aide de camp du général de Fabry. Pont-sur-Sambre, 14 octobre 1793. Je reconnais volontiers l'utile service que vous avez rendu à la cause générale en faisant arrêter le domestique suspect de l'ex-général Dumouriez. Il est bon qu'il se trouve aux mains de la police et vous aurez à l'y laisser, puisque d'ailleurs le gouvernement du pays a à statuer sur ces sortes de gens. COBOURG. Dumouriez, affligé d'avoir compromis inutilement ses amis, se résolut à quitter définitivement la Belgique. Il erra pendant plusieurs mois, obligé de cacher son nom, voyageant souvent à pied, évitant les grandes villes où il aurait pu être reconnu. Il s'arrêta d'abord à Berne, où il écrivit ses mémoires, puis à Hambourg, où il les fit imprimer. C'est de cette dernière ville que sont datés les écrits politiques qu'il fit successivement paraître, et notamment sa réponse au rapport de Camus. Après une inaction de six années, Dumouriez se remit à courir le monde. Il alla d'abord à Mittau présenter ses hommages au comte de Provence qui, depuis la mort de son neveu, avait pris le titre de roi de France. Il n'eut guère à se louer de la réception qui lui fut faite. Ce qui l'exaspéra surtout, ce fut de se voir qualifié de simple maréchal de camp dans cette cour microscopique. En vain fit-il observer qu'il avait reçu le titre de lieutenant général des mains de Louis XVI. On lui répondit que le prince ne pouvait reconnaître les nominations faites depuis la Révolution. Outré d'être si froide-\ ment accueilli là où il espérait être reçu à bras ouverts, il se rendit à la cour de Paul et s'offrit pour opérer un débarquement en Normandie avec 40.000 Russes. Éconduit après de brillantes promesses, il songea à rentrer en France en profitant comme tant d'autres du coup d'Etat du 18 Brumaire. Il adressa au premier consul une lettre que nous croyons devoir donner in extenso : Hambourg, le 3 novembre 1800. Citoyen consul, Dans le temps où je fus chargé par le gouvernement qui existait en France du commandement d'une partie des armées françaises, je vis tous les nuages de la révolution, que moi-même j'avais provoqués, sur une atmosphère qui tantôt présentait à mes yeux un rayon de lumière, tantôt ne laissait entrevoir que la plus profonde obscurité. Quel était le parti que j'avais à prendre au milieu des différentes factions qui sans cesse étaient renaissantes, où l'homme craignait de se rendre compte à lui-même de sa façon de penser et d'agir dans un temps où le crime servait de base à toutes les actions et où je voyais sur le penchant de la ruine un gouvernement dont j'étais de bonne foi l'ami et que je voulais soutenir dans ses droits et ses intérêts, en épargnant le sang des défenseurs qui m'étaient confiés ? Je ne rappellerai pas ici tout ce que j'ai fait à l'appui de mes premières assertions, je vous observe, citoyen consul, que je n'ai pas démérité de l'indulgence nationale et que la patrie n'a aucun reproche à me faire dans toutes les affaires auxquelles l'empire des circonstances a donné lieu je défie la calomnie d'envenimer ma conduite à Jemmapes. Je me suis montré comme soldat, et c'est en vain que l'on m'a accusé de favoriser un parti. Il n'en est et n'en sera jamais aucun pour moi qui ne s'accorde avec le pays qui me vit naître. J'ai fait ce que j'ai du et ferai encore ce que je dois, si le gouvernement veut, par un trait de sa bienfaisance et de sa générosité, permettre mes observations. Elles sont simples ; les voici. A Jemmapes, le gouvernement m'ordonna, d'après la position que je tenais devant l'ennemi, d'attaquer ; je formai mes plans et, après le combat le plus opiniâtre, je restai vainqueur et la République victorieuse. De là, citoyen consul, vous qui connaissez si bien les chances de la guerre, la victoire qui m'enchaînait à elle porta mon armée toujours invincible à de nouvelles conquêtes, et, sans coup férir, la Belgique fut conquise. Je me croyais tranquille possesseur de cette intéressante contrée, je pensais être à l'abri de tous les orages politiques et militaires. Mais, la révolution suivant toujours son cours, après différentes phases irrégulières et sanglantes, ne me présentant aucune idée de bonheur pour mon pays, je me trouvai dans la cruelle alternative ou d'être regardé comme parjure ou traître à la patrie, ou comme son défenseur. Je ne vous le dissimulerai pas, citoyen consul et à vous Français, que jamais il n'est entré dans mon âme de trahir le pays qui m'avait honoré de sa confiance ; mais j'y fus forcé, vous le savez, et ce doit être mon excuse, si vous êtes juste, comme je ne puis en douter ; car qu'ai-je fait ? Ce que la raison, l'intérêt, la politique et les circonstances exigeaient. Je l'avoue, j'ai pris quelque chose sur moi-même, n'étant pas sur du gouvernement. a Si, après mes conquêtes, j'eusse eu la faiblesse de retourner dans le sein de ma patrie, un criminel échafaud m'attendait et il eût été environné des lauriers des braves que je commandais. C'en était fait alors, et la France restait en proie aux factions qui l'ont dévorée, jusqu'au moment heureux ou son génie a rappelé le héros qui la sauva. Vous avez fait, citoyen consul, ce que j'aurais fait si mes talents et mes moyens me l'eussent permis. Mais, regardant toujours le gouvernement qui pouvait m'atteindre, j'avais à respecter ses ordres ; craignant ses injustices, j'ai sauvé ma personne, versant des larmes sur ma patrie que j'étais forcé d'abandonner ; mais il appartenait à vous, et aux hommes probes dont vous avez su vous environner, de la sauver. Je n'examine pas tous les traits qui caractérisent le gouvernement actuel, dont vous avez été un des premiers fondateurs je sais à que) péril cet heureux changement pour la France vous a exposé ; je m'applaudis qu'il ait conservé des jours aussi précieux, n'ayant de vous à attendre que de la justice ; elle vous a dicté le rappel d'un homme qui planta dans l'Amérique l'arbre de la liberté et qui ne put dans son pays être en sûreté sous ses rameaux. Pourquoi, citoyen consul, et vous tous Français, pourquoi me rejetteriez-vous de votre sein ? Je vous demande à être jugé ; je comparaîtrai devant le tribunal qui me sera indiqué et j'y paraîtrai en homme et je me montrerai Français. C'est devant ce même tribunal que je demande avec instance à être jugé ; mais il me sera permis de lui observer que toutes les erreurs, que tous les crimes n'ont pas été de moi, mais bien de l'ancien gouvernement ; je n'ai pas besoin d'amis, ni de protecteurs ; ma conduite seule et mes pièces justificatives feront mon apologie ; d'elles dépend mon sort, que je remets entre les mains du gouvernement, persuadé que jamais il n'abusera de ma confiance. Avant de terminer ma lettre, citoyen consul, j'ai encore à démentir une calomnie, un fait de la plus haute importance et qui n'a pas peu contribué à l'oubli dans lequel vous m'avez laissé. On m'a accusé d'avoir favorisé le parti d'Orléans ; jamais il ne fut le mien je n'ai vu que celui de la patrie, à laquelle je me suis voué depuis l'écroulement du trône. Les enfants de Philippe d'Orléans n'étaient que de simples soldats dans mon armée ; ce n'est pas pour eux que j'ai versé mon sang, il appartenait à la République ; Jemmapes ne fut pas pour leur gloire, mais pour celle de la France. Quelles prétentions ai-je pu avoir d'une famille proscrite, dont la mère était reléguée en Espagne, dont le père porta sa tête coupable sur un échafaud mérité. J'ai combiné dans le sang-froid de la réflexion ce qui pouvait le mieux convenir au gouvernement j'ai vu d'Orléans impuissant, je vois la République dominante, et je vois maintenant l'aurore du bonheur de mon pays sous celui qui a eu la fermeté, la sagesse de rappeler dans son sein des enfants égares. Ne pourrais-je donc pas jouir de la même faveur, moi qui n'ai rien fait pour cette mère patrie, mais qui réclame son indulgence ? Mes titres seront ceux que le gouvernement me vouera ; trop heureux je serai, si je puis conserver Je glorieux titre de Français, que je n'ai perdu que depuis que je fus contraint par des fureurs révolutionnaires à l'abandonner. J'ose espérer, citoyen consul, que vous jugerez cette lettre avec cette justice qui forme votre auguste caractère. DUMOURIEZ. Le premier consul ne daigna pas répondre à cette lettre. Il avait une haine particulière contre Dumouriez. On sait que des rapports erronés de police ayant signalé la présence du générât à Ettenheim, ce fut un des motifs qui exaspérèrent le plus Bonaparte contre l'infortuné duc d'Enghien et amenèrent la catastrophe de Vincennes. Pendant ce temps, Dumouriez était retiré en Angleterre, où il avait été appelé par le ministère lui-même après la rupture de la paix d'Amiens. Une pension de trente mille francs lui fut assurée et vint s'ajouter à une autre de six mille qu'il recevait déjà de l'empereur François. Il ne cessait de faire des plans de campagne pour la coalition tantôt il les adressait au gouvernement anglais, tantôt au gouvernement autrichien. Le 9 septembre 1805, il écrivait à son ancien ami, le général Mack, la lettre suivante : Connersbury Lodge, Aeton, Middlesex par Londres, le 9 septembre 1805. Je vous ai écrit te 30 avril, mon cher général, une lettre que j'apprends avoir été interceptée et que par conséquente vous n'avez jamais reçue ; je vous l'avais écrite par une suite de ma confiance dans notre ancienne amitié, dont Frohberg m'avait rapporté les assurances de votre part en revenant de Vienne en Angleterre. J'entrais dans plusieurs détails relatifs a la guerre inévitable .dont je voyais votre maître menacé ; je vous mettais au courant des marques de bienveillance qui m'avaient été accordées, il y a quatre ans, par votre auguste ° souverain, sans que je les eusses sollicitées, mais que je devais à l'estime de Monseigneur l'Archiduc Charles, avec qui j'ai continué depuis plusieurs années par voie tierce une correspondance qu'il a daigné trouver intéressante. Je vous parlais d'un mémoire militaire, que j'ai' envoyé à ce grand homme d'après son désir et dont il a paru content ; je vous mandais quelques-unes de mes réflexions sur la manière de conduire la guerre en Italie. En un mot ma lettre était un épitomé de ma correspondance avec lui. Je m'adressais à votre amitié et votre estime, sur lesquelles je compte fermement, pour vous prier de mettre, .sous les yeux de Sa Majesté Impériale et de son frère, mon désir d'être appelé auprès d'eux dès que la guerre éclaterait. Je vous réitère cette prière comme votre frère d'armes et votre ami. Soyez mon interprète, dites-leur qu'ayant accepté la pension dont l'Empereur m'a honoré, je me suis déclaré son serviteur et son sujet ; que c'est un engagement que j'ai pris de lui consacrer mon expérience, mon zèle et ma vie ; que, quoique cette pension soit viagère et sans condition, j'ose la regarder comme un engagement mutuel et me croire en droit de réclamer l'emploi des faibles talents qu'il a daigné récompenser par cette faveur ; qu'elle deviendrait une disgrâce et que je m& croirais obligé d'y renoncer, si j'étais regardé comme un pensionnaire inutile et par conséquent à charge. Je conçois que, tant que la guerre n'est pas déclarée, l'Empereur ne peut pas appeler à Vienne un proscrit occupé, depuis deux ans en Angleterre où il a été appelé, à des plans de défensive contre la menace d'une invasion. Mais ma proscription même, mes travaux en Angleterre, très-connus de Bonaparte, sa haine personnelle très-méritée de ma part, l'influence de mon nom, qui n'est pas oublié en France et qui, depuis la mort de Pichegru et l'exil de Moreau, me met seul en opposition avec lui dans l'esprit de l'armée française ; toutes ces circonstances réunies présentent d'assez fortes raisons politiques pour m'appeler à Vienne. Il n'y a rien de gênant dans la manière de m'y faire venir. Sa Majesté Impériale peut me donner le grade de feldzeugmeister, que vous aviez vous-même arrangé pour moi en 1793, si elle juge pouvoir m'employer activement dans ses armées, ou je pourrais être utile, surtout en Italie, si j'étais chargé de la diversion d'un corps mobile partant de la Dalmatie, que je regarde comme le moyen le plus offensif cette guerre, et sur laquelle depuis plusieurs mois je ne cesse point d'insister dans ma correspondance. Ou, si l'Empereur craignait d'exciter la jalousie en m'employant activement et en me donnant le grade dont nous étions convenus en 1793, que vous pouvez témoigner que je n'ai refusé alors que par une délicatesse que Monseigneur l'Archiduc Charles, le prince de Cobourg et vous avez approuvée alors ; il pourrait m'appeler à Vienne, sans aucun grade, en m'accordant la pension viagère, le traitement attaché à ce grade qui est je crois de dix mille florins, que je mangerais dans ses États et dans les faubourg de Vienne, à portée de recevoir ses ordres à tout moment. Cette charge ne serait pas longue sur ses finances, puisque j'ai près de 67 ans, mais comme j'ai une vieillesse forte, vigoureuse et sans inconvénients, il pourrait tirer de moi encore quelques années de bons services. Je jouis ici d'un traitement de 1.200 liv. st. (12.000 ft.), de la confiance et de la considération ; ce n'est donc ni par mécontentement, ni par légèreté, que je montre le désir le plus vif d'être appelé à Vienne, mais parce que je me regarde comme le serviteur et le sujet de l'Empereur, et que j'aimerais mieux n'être plus honoré de ses bienfaits que d'être inutile et A sa charge. Ce n'est donc point une demande frivole que je fais par votre organe, mon cher général, elle n'est pas vague, 'voici les objets sur lesquels elle porte 1° Pendant que je commandais les Français, j'ai ébauché un système de guerre fondé sur une tactique très-simple, dont la principale force est l'amalgame des cinq armes dont tes armées sont formées, infanterie pesante, infanterie légère, cavalerie pesante, cavalerie légère et artillerie. Je n'ai pas eu le temps, dans deux campagnes rapides et dangereuses, de perfectionner ce système. Cependant, au milieu de la précipitation de ces mouvements, légèrement expliqués et mal compris, je suis parvenu à donner aux troupes françaises une supériorité qui les a rendues redoutables à l'Europe. Depuis que je les ai quittées, j'ai travaillé depuis douze ans plus méthodiquement à ce système et c'est contre elles que je voudrais qu'il fut employé pour le salut de l'Empire dont je suis le pensionnaire et le sujet. Si Monseigneur l'archiduc vous a communiqué mon mémoire militaire du mois de juin 1803, il vous aura suffi pour voir le développement de mon système, surtout dans la formation des armées en division et dans leur emploi en un mot dans toute la seconde partie. Mais, si on adopte une partie de mon système, il comprend des détails qui demanderaient des volumes et les longueurs d'une lente correspondance que ma présence abrégerait infiniment. Car, en huit jours de travail avec vous, j'aurais levé toutes les objections et avancé l'exécution. 2° J'ai des idées assez vastes sur la conduite de la guerre d'Italie, par ma diversion partant de la Dalmatie, que je regarde comme le pivot de cette guerre et le seul moyen de renverser ce royaume naissant qui renversera la maison d'Autriche et d'Orient si on tarde à réunir ses efforts. Tous les mémoires sur cet objet ne valent pas deux heures de conversation avec l'Empereur, les archiducs et vous. 3° J'insiste encore sur l'utilité morale de mon séjour à Vienne relativement aux Français eux-mêmes, dès le moment ou la guerre sera déclarée. Si ces trois motifs, bien présentés par vous, paraissent à l'Empereur et à mon protecteur l'Archiduc d'une utilité assez réelle, pour me rappeler à Vienne dès que la guerre sera commencée, soit avec un grade qui puisse m'activer, soit à titre de pensionnaire et de sujet, voici, je crois, ce qu'il y a à faire. Vous pouvez m'écrire sous l'enveloppe du comte de Staremberg, ambassadeur de l'Empire, pour me communiquer la volonté et les ordres de mon souverain. En ce cas il faudrait en même temps mander à cet ambassadeur qu'il notifiât mon départ au ministre d'ici : 1° parce que cela mettrait de la confiance, dont on pourrait tirer parti relativement à des combinaisons sur les coopérations militaires en Italie ; 2° parce que je ne veux pas quitter, comme un fugitif ou un homme léger et sans conséquence, un pays où je suis traité avec confiance, noblesse et considération. Si on prenait le parti de m'appeler, il serait à souhaiter que ce fut assez tôt dans le mois d'octobre pour que les mers du Nord fussent encore praticables sans quoi, je serais obligé de faire un très-long détour par la Méditerranée et d'arriver par Trieste. Dans tous les cas, quelque parti que prenne Sa Majesté Impériale à mon égard, j'ose exiger de votre amitié sur laquelle je compte toujours, que vous m'accuserez réception de cette lettre, que je vous prie de regarder comme une preuve du tendre attachement et de la parfaite estimé avec lesquels je serai toute ma vie, mon cher général, votre serviteur et ami. DUMOURIEZ. La campagne de 1805, commencée à la fin de septembre, finit le 2 décembre par le coup de foudre d'Austerlitz. Mack enfermé dans Ulm avait capitulé, dès le 19 octobre, entre les mains de Napoléon. Dumouriez, parti presque aussitôt que sa lettre, était débarqué à Stude le 21 septembre ; mais, voyant les événements marcher plus vite que ses prévisions, il alla en Silésie se réfugier chez les frères Moraves. Lorsqu'il apprit les désastres de l'armée autrichienne, il se retourna vers la Prusse et lui offrit ses services[9]. Il les offrit également à la Suède, à l'Espagne et au Portugal ; mais ses démarches furent infructueuses comme celles qu'il avait faites à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Berlin. Plus que septuagénaire, Dumouriez revint se fixer près de Londres et renonça enfin a jouer le rôle actif qu'il avait ambitionné vainement depuis le commencement de son exil. Il mourut, le 20 mai 1823, à Turvillepark, comté de Buckingham. Les restes de cet infatigable aventurier reposent dans l'église de Henlay. |
[1] Assistaient à cette réunion le stathouder de Hollande et son fils, le prince d'Orange ; le comte de Stahremberg, envoyé de l'empereur ; le comte Keller, ministre du roi de Prusse ; le général de Knobelsdorff, le comte de Tanentzien, officiers prussiens ; le duc d'York ; lord Auckland, ambassadeur d'Angleterre près la cour de La Haye ; le prince de Cobourg et le comte de Metternich.
[2] Voir livre XXXII, § VIII.
[3] La proclamation du 9 avril se trouve in extenso au Moniteur du 25 avril, n° 115.
[4] Cette proclamation a été insérée au Moniteur du 1er mai, n° 121.
[5] C'est ainsi que Dumouriez désignait Mme de Beauvert, sa maitresse.
[6] C'est à ce faux passeport que fait allusion l'Empereur François II dans sa lettre du 25 juillet 1793, que nous avons donnée à la fin de la note XI.
[7] Tort de la Sonde pourrait être pris pour type de ces intrigants de bas étage qui ont besoin de se mêler à toutes les intrigues et savent échapper à toutes les poursuites. Il était né à Peyrignac (département du Lot), et avait 56 ans en 1793. Dans sa jeunesse (1777), il avait encouru la peine du blâme prononcée contre lui par le parlement de Paris, pour avoir faussement. accusé le comte de Guines, ambassadeur de France à Londres, dont il était secrétaire, de l'avoir fait jouer pour son compte sur les fonds publics. Cette peine consistait à entendre à genoux, dans la salle du conseil, la sentence dont on était frappé. Après cette triste aventure, Tort de la Sonde était venu s'établir à Bruxelles ; il avait été mêlé aux troubles qui éclatèrent dans les Pays-Bas, sous le règne de Joseph II. C'est à cette époque qu'il se lia avec Dumouriez, qui, lui aussi, appartenait à la diplomatie interlope. Lors de l'occupation de la Belgique par les Français, pendant l'hiver de 1792-93, il devint un personnage important et reçut chez lui le général et certaine personne qui le touchait de près. Arrêté en juillet 1793, il invoqua en vain les droits que lui donnait, comme résidant depuis longtemps en Belgique, la joyeuse entrée, espèce d'ancienne charte du Brabant. Il resta deux ans prisonnier dans la citadelle d'Anvers c'est là que les Français le trouvèrent. Mais le régime républicain ne lui fut pas plus favorable que le régime impérial on lui fit son procès comme accusé de conspiration contre l'État et de complicité avec Dumouriez. JI fut traduit en juin an III devant une commission militaire ; celle-ci l'acquitta du fait d'émigration et le renvoya devant le tribunal révolutionnaire de Paris pour purger l'accusation d'avoir été le complice de Dumouriez. La section de ce tribunal, faisant fonction de jury d'accusation, prononça en sa faveur, le t4 brumaire an V, une ordonnance de non-lieu mais le Directoire exécutif, auquel il avait été signalé comme un aventurier de la pire espèce, rendit deux arrêtés, en date des 16 pluviôse et 19 germinal an IV, en vertu desquels, sous prétexte de la découverte de nouvelles pièces, Tort de la Sonde fut traduit devant le tribunal criminel de la Dyle séant à Bruxelles. Il fut encore acquitté. Depuis cette époque nous perdons sa trace et nous ne pouvons apprendre à nos lecteurs comment finit cet intrigant émérite.
[8] M. de Metternich avait donné ordre de conduire Mme de Beauvert au Starenberg, prison ordinaire des femmes de mauvaise vie. On était déjà bien loin de l'époque où le prince de Cobourg délivrait à cette dame un passeport ainsi conçu :
A monsieur le général major de Mikovini à Bruxelles.
Quartier
général, Mons, le 2 avril 1793.
Mme Bauvert allant à Bruxelles
en compagnie de M. de la Sonde, et qui est munie d'un passeport de moi, a la
permission de rester à Bruxelles aussi longtemps qu'il lui plaira de rester, et
je prie le brigadier général d'avoir pour elle toute la considération possible
et de l'assister en toutes choses de son mieux.
COBOURG.
[9] Voir la lettre de Dumouriez au baron de Hardemberg dans les Mémoires tirés des Papiers d'un homme d'État (tome XIII, note 20).