HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

VIII. — LETTRES DE LACROIX À DANTON.

 

 

I

 

Je n'ai pu me rendre à l'armée, mon cher ami, comme nous en étions convenus. Un accident arrivé à ma voiture m'a retenu à Gand. Pendant cet intervalle, j'ai écrit au général Duval pour lui demander des nouvelles positives de la situation de nos armées ; il m'a fait réponse que Dumouriez était à Bruxelles, qu'il imaginait que les ennemis y entreraient le lendemain. An retour de mon domestique qui avait porté ma lettre, je pris le parti de venir à Lille. Gossuin et Merlin s'y sont rendus avec moi, et Robert avec Treilhard y sont arrivés. Nos affaires vont de mal en pis, nos revers se succèdent et la confiance est bien altérée, pour ne pas dire entièrement perdue.

Dumouriez fait précisément tout ce qu'il faut pour accréditer les soupçons que sa conduite et sa légèreté ont fait naître. On assure qu'avant la retraite de l'armée il est venu à Bruxelles et que, pendant la nuit, il y a eu une conférence avec les représentants provisoires de cette ville. Ce fait se confirme assez, mais on en ignore le résultat et l'objet qui fut mis en discussion. Mais tu l'en feras aisément une idée, lorsque tu sauras que, des quatre-vingts représentants provisoires, trois seulement ont quitté leurs foyers et se sont expatriés ; les autres ont attendu avec sécurité et même avec impatience l'armée ennemie.

Un grand nombre d'hommes ont été au-devant des Autrichiens, ils ont été reçus dans la ville avec transport. Ces f. Belges parlaient d'aller faire sauter le pont d'Alost, afin d'intercepter la communication avec Gand, ville par laquelle nous évacuons.

Avant que l'ennemi n'eût pris possession de Bruxelles, nos magasins avaient été pillés. On assure que les gendarmes nationaux avaient donné ce bon exemple. Les effets de campement et habillement n'ont pas été épargnés.

Notre armée belgique fait sa retraite sur deux colonnes ; l'une marche sur Mons et l'autre sur Tournay. On m'a assuré que Dumouriez avait le projet de tenter encore une bataille devant Mons ; je désire que notre armée soit plus heureuse que dans les précédentes, mais je crains bien que cela n'arrive point.

Dans la dernière affaire, nos troupes ont montré du courage, mais il n'a pas été général. La portion de l'armée commandée par Miranda a encore très-mal fait. Je crois que la confiance est absolument usée et qu'il serait temps de le remplacer.

Je vais partir demain, au plus tard après-demain, pour me rendre à Mons. Je suivrai très-exactement le quartier général et les opérations des états-majors. On crie de toutes parts, on déclame, mais on ne dit rien de positif. J'ai assemblé aujourd'hui plusieurs commissaires nationaux, je les ai priés de me donner les faits des plaintes dont ils avaient connaissance contre les généraux et leurs agents. Ils m'ont indiqué des généraux, des commissaires des guerres, des officiers de l'état-major qu'il fallait entendre et je vais m'en occuper.

Je recueillerai tous les renseignements qu'ils auront à me donner et je te les ferai parvenir.

Les deux commissaires que nous avons trouvés à Louvain, et qui nous ont remis beaucoup de papiers trouvés chez l'ambassadeur d'Espagne, sont venus s'informer de l'usage que nous en avions fait. Je ne sais si tu les as emportés, ou s'ils ont été oubliés à Bruxelles. Ils m'ont assuré que dans le nombre il y en avait de la plus haute importance, notamment un mémoire de Mirabeau sur la Révolution, apostillé par l'ambassadeur, avec des notes marginales qui nous indiquaient la manière dont il s'était procuré cet ouvrage.

Je n'ai point trouvé de chevaux à acheter à Gand. Tu sais cependant qu'il m'est indispensable d'en avoir pour remplir ma mission. Saint-Georges, qui est ici, m'en a cédé un, et Col, capitaine dans cette légion, et qui te remettra cette dépêche, m'a donné le sien qui est excellent, mais à condition que Beurnonville lui permettra d'en choisir deux dans le nombre de ceux qui restent encore à la disposition du conseil exécutif. S'il s'en trouvait de bons, je te conseille de les faire conduire ici pour ton usage à l'armée. Tu sais que ce n'est pas dans une voiture que l'on peut haranguer l'armée et lui montrer la place d'honneur.

Ces chevaux, que j'ai eus, ne sont point pour moi ; ma mission remplie, je les remettrai au lieu qui me sera indiqué par le ministre de la guerre il faut donc qu'ils soient remplacés ou payés par Beurnonville.

Ce n'est pas tout, il faut que tu lui demandes et qu'il m'adresse l'ordre aux gardes-magasins des fourrages de l'armée de nous délivrer des rations de fourrages équivalentes au nombre de nos chevaux. Sans cela il nous serait impossible de nous en procurer a l'armée. Vois-le donc exprès pour ce double objet et donne-iui connaissance des détails affligeants que je te donne.

Je n'ose pas te proposer encore de venir me rejoindre, je sais combien ta présence est nécessaire à Paris. Provoque les lois rigoureuses, mais salutaires, dont nous sommes convenus avant ton départ. N'oublie pas surtout celle contre les généraux qui voudront se mêler de nos affaires intérieures. Fais presser le recrutement. Je ne suis pas fâché que Dumouriez n'ait pas engagé de combat à la Montagne-de-Fer. Il ne faut pas rebuter nos troupes ; laissons-les reprendre haleine, se rasseoir, se fortifier, et nous nous mesurerons ensuite avec confiance et sécurité.

La ville de Lille n'est pas suffisamment approvisionnée de munitions de guerre. Les administrateurs et les officiers municipaux s'inquiètent, et il serait dangereux de faire naître au peuple l'idée de l'inquiétude. Il faut donc envoyer ici sans délai des munitions de guerre de toutes espèces et en grande quantité.

Le commandant de la place est détestable, il n'a pas la confiance, et il parait que si le ministre ne prenait pas le parti de s'en défaire, nous le ferions pour lui.

En voilà si long pour une fois, que je crains bien que tu ne me lises pas jusqu'au bout. Mes compliments à Brune.

Je suis tout à toi.

LACROIX.

On vient de m'assurer que j'étais maréchal de camp. Cette nouvelle m'a fort surpris, mais elle ne m'a pas fait de peine. Tu voudras bien l'informer de la vérité ou fausseté de cette nouvelle[1].

Lundi 25 mars 1793, l'an 2e de la République.

Je reçois à l'instant de Beurnonville une lettre à notre adresse ; je te fais passer la réponse que j'y fais, quoique cependant celle-ci pût servir pour toi et pour moi.

LACROIX.

Le citoyen qui te remettra ce paquet est un de mes anciens camarades de gendarmerie et un de mes meilleurs amis. Le ministre, auprès duquel il a été recommandé, l'a nommé lieutenant-colonel du 22e régiment de chasseurs avec l'un de tes parents. Je te prie de mettre pour lui de l'intérêt auprès de Beurnonville pour ce que je lui demande pour lui, et de faire dans cette circonstance ce que je ferais pour un de tes meilleurs amis, si tu me l'adressais.

Adieu, ne sois pas longtemps à me faire réponse.

Prends ma lettre pour Beurnonville et va toi-même chez le ministre terminer tout avec lui. Tu ne recevras de mes nouvelles que lorsque tu m'auras donné des tiennes. Oublie pour moi ta paresse ordinaire.

 

II

 

Je suis, mon cher Danton, dans un état que je ne saurais l'exprimer ; les dangers qui menacent notre patrie augmentent de jour en jour, et nos ressources, nos espérances diminuent, s'affaiblissent et s'enfuient pour ainsi dire. Nous sommes ici occupés à déjouer, jour et nuit, les manœuvres des malveillants. Ils sont en grand nombre et la confusion qui règne dans cette grande ville rend insuffisants et presque inutiles tous nos projets de perquisitions et de recherches.

Dumouriez me paraît à moi bien dangereux pour la République je ne reconnais plus en lui ce général que j'aimais personnellement, dont j'estimais la bravoure et les talents et respectais l'audace. Je l'envisage comme un ennemi de son pays qui veut l'enchaîner ou le traîner sur le bord du précipice pour l'arrêter dans sa chute et se faire déclarer son sauveur, son protecteur. Que d'idées noires se succèdent les unes aux autres ! tout m'est suspect. Les événements les plus naturels peut-être me paraissent combinés et concertés. Je ne vois que traîtres et conspirateurs. Apprends, mon ami, que Dumouriez fait évacuer aujourd'hui Tournay, que Mons et Namur le sont ou vont l'être ; qu'à Lille il n'y a pour toute garnison que deux cent quarante-cinq volontaires nationaux ; que la confiance y est faible, que les dispositions des habitants y paraissent équivoques ou douteuses, que l'esprit public à Valenciennes est détestable. Ah, mon cher Danton, dans quelle situation ta République va-t-elle se trouver Beaucoup d'ennemis à vaincre, beaucoup d'armées à combattre, et pas un homme à la tête de nos troupes, pas un général sur lequel nous puissions compter.

Je l'envoie, mon cher Danton, une copie fidèle d'une note de la conversation de Dumouriez avec Goguet. Tu te rappelles ce qu'il nous a dit à Bruxelles eh bien, celle-là s'est passée avant-hier. J'ai tout réfléchi, tout rapproché, tout calculé et, je te l'avoue, ma patrie est tout pour moi mes amis ne viennent qu'après. J'ai proposé ce matin de suspendre Dumouriez et de le mettre en état d'arrestation ; mes collègues ont cru qu'il fallait temporiser. Je ne sais s'ils avaient raison, mais j'ai dit respecter la majorité.

Adieu, mon cher Danton, j'ai le cœur navré de douleur, j'ai l'humeur noire, je suis furieusement rembruni. Je l'ai déjà écrit bien des lettres, tu ne m'as pas encore répondu. Ce n'est pas le moment d'être .paresseux ou indifférent fais de ma lettre l'usage que tu voudras, je la livre à ta prudence ainsi que la note de Goguet. Je crois cependant que tu dois la communiquer à Beurnonville, à Lebrun et ensuite au Comité de défense générale.

Trois commissaires envoyés dans la Hollande partent à l'instant pour Paris. Ils sont bien mécontents de Dumouriez ; parles-en à Lebrun.

Je l'embrasse de tout mon cœur. Donne-moi de tes nouvelles.

LACROIX.

Lille, 28 mars 1793, an 2e de la République française.

 

 

 

 



[1] Cette nouvelle était vraie. Le grade de maréchal de camp fut accordé à Lacroix pour quelques anciennes années de service dans la gendarmerie. Dans la séance du 14 mai 1793, Barbaroux fit une allusion sanglante à cette nomination qui avait transformé en officier général un ancien gendarme, devenu homme de loi (Moniteur, n° 136).