Léonard Bourdon, qui se faisait appeler, avant la Révolution, Bourdon de la Crosnière et exerçait la profession de maître de pension, était devenu, lors de la formation des sections, l'un des plus ardents agitateurs de la capitale. Il avait été chargé en septembre 1792, avec Fournier l'Américain, de la mission de ramener à Paris les prisonniers de la haute Cour d'Orléans[1]. Après qu'il eut livré au commandant de la force armée parisienne les malheureuses victimes qui devaient être immolées à Versailles, Bourdon resta dans le Loiret et, par la terreur qu'il inspirait, s'y fit élire député à la Convention nationale. En mars 1793, l'Assemblée ayant résolu d'envoyer dans les départements quatre-vingt-seize représentants pour activer les opérations du recrutement, il fut désigné avec un député assez obscur, nommé Prost, pour se rendre dans le Jura et la Côte-d'Or. Orléans n'était pas sur sa route. Le désir de se montrer dans toute sa gloire et dans toute sa puissance aux meneurs jacobins auxquels il doit son élection lui fait faire un détour de plus de trente lieues. A son arrivée, il ne va voir aucune autorité locale, mais il court à la Société populaire ou il est reçu avec enthousiasme. Il y tient les propos les plus incendiaires. Après la séance, les frères et amis lui offrent un repas patriotique où ne sont épargnées ni les libations ni les menaces aux aristocrates. On sort de la salle du banquet fort échauffé. Bourdon n'est pas le moins animé ; il se met à parcourir les rues à la tête d'une bande avinée, qui crie et qui hurle. Pour dernier exploit ces sacripants viennent insulter la sentinelle du poste de l'hôtel de ville. Celle-ci appelle aux armes. Le poste sort. et maltraite assez rudement les perturbateurs. Dans la bagarre, Bourdon reçoit deux ou trois coups de baïonnette qui lui effleurent la peau[2]. Le commandant de la garde nationale, Dulac, accourt et délivre le conventionnel. Transporté à son auberge, il y est l'objet des soins les plus attentifs. Les autorités locales s'empressent de venir le visiter et de lui témoigner leur regret de n'avoir pas su empêcher un conflit qu'aucune prudence humaine ne pouvait prévoir. Bourdon n'accepte pas les excuses et écrit à la Convention une lettre, dans laquelle il se pose comme un confesseur de la liberté, comme une victime dévouée au fer des assassins, comme un autre Lepeletier succombant sous les coups de l'aristocratie et du royalisme. Pour un peu il demanderait qu'on lui décernât de son vivant les honneurs du Panthéon. La lecture de la lettre de Léonard Bourdon cause dans la Convention une grande émotion. Par un décret rendu le jour même, la ville d'Orléans est déclarée en état de rébellion jusqu'à ce que les citoyens aient livré les individus prévenus de l'attentat commis contre un membre de la représentation nationale. Le maire, les officiers municipaux, le procureur de la commune, sont suspendus de leurs fonctions et traduits à la barre. Les auteurs, instigateurs et complices de l'attentat sont déférés au Tribunal révolutionnaire. Au reçu de ce décret, le maire d'Orléans écrit à la Convention une lettre qui est un monument de courage et de patriotisme, tel que l'on en rencontre rarement dans l'histoire de ces temps malheureux : Orléans, le 22 mars 1793, l'an 2e de la République. Citoyens législateurs, Votre décret rigoureux a répandu la consternation dans Orléans ; un grand crime, à la vérité, a été commis samedi sur un représentant de la nation ; il faut un exemple ; la vengeance nationale doit être déployée dans toute sa rigueur, mais elle ne doit tomber que sur moi. Je dois être censé le seul coupable en ma qualité de maire, puisque je réponds de la tranquillité de la ville. Ma négligence et peut-être mes imprudences ne doivent nullement rejaillir sur mes collègues et sur la ville. Il est de votre justice, citoyens législateurs, d'annuler une partie de votre décret en rendant la liberté aux officiers municipaux et au procureur de la commune ; ordonnez que le maire seul sera responsable de tous les événements survenus, qu'il se rendra sur-le-champ à Paris pour paraître à votre barre et y rendre compte de sa conduite. J'attends vos ordres pour voler à Paris ; trop heureux si je puis, moi seul, rendre l'honneur à mes concitoyens et leur assurer la tranquillité et le bonheur. Je laisserai sept enfants auxquels mes concitoyens serviront de pères. ARMAND-LÉON SAILLY, maire d'Orléans. Émue d'une si noble démarche, la Convention, sur la proposition de Garran-Coulon, rapporte la partie du décret qui déclare Orléans en état de rébellion mais, quelques jours après, les montagnards parviennent à faire revenir l'Assemblée sur cette décision et à rétablir le régime exceptionnel sous lequel gémit le chef-lieu du Loiret. Ce n'est que le 26 avril, c'est-à-dire après six semaines de sollicitations, que l'état de siège est levé. Mais en quel état se trouvait alors la malheureuse cité ? C'est ce que va nous apprendre une lettre de deux membres de la Convention, Lesage (d'Eure-et-Loir) et Duval-Beauprey, auxquels une mission de l'Assemblée fit traverser Orléans quinze jours après le décret d'amnistie. Orléans, 11 mai 1793. ... Tous les citoyens sont ici dans la désolation. Il n'est point de famille qui n'ait à gémir sur la détention d'un père, d'un mari, d'un ami. Ces détentions ont un caractère de despotisme, de tyrannie, qui fait frémir les amis de la liberté. Vous connaissez la malheureuse affaire de Léonard Bourdon. Digne enfant du vieux de la Montagne, il vient ici prêcher des maximes subversives de tout ordre social. Il va ensuite s'enivrer avec quelques hommes, très dignes par leur défaut d'éducation et leur immoralité de former sa compagnie ; il va à la municipalité, il insulte une sentinelle, il essaye de la tuer d'un coup de feu, il reçoit quelques coups de baïonnette. Tous ceux qui étaient au corps de garde particulier à la sentinelle sont en prison. Aux écuries de ta maison commune étaient plusieurs citoyens de garde sous le commandement de la gendarmerie. Par la position des lieux, il était impossible que ce corps de garde eût pris part à la rixe de Bourdon ou l'ait pu voir. Cependant tous ceux qui étaient de garde à ce poste sont en prison, et les gendarmes, qui les commandaient, n'y sont pas. Enfin plus de cent citoyens sont consignés dans la ville, leurs affaires de commerce demanderaient leur sortie mais un ordre arbitraire les retient. LESAGE, BEAUPREY-DUVAL. Les réclamations de la municipalité et les plaintes des femmes et des filles des prévenus sont enfin entendues. Le 19 mai, Noël (des Vosges), au nom des Comités de législation et de sûreté générale, donne lecture d'un rapport qui constate : 1° que Bourdon, envoyé avec Prost dans le Jura et chargé de l'urgente mission de presser le recrutement dans ce département, s'est détourné de trente lieues de la route qui lui était tracée, pour se rendre à Orléans. 2° Qu'arrivé à Orléans, le 15 mars dans l'après-midi avec son collègue, il n'a pas donné avis de sa présence à la municipalité, mais est allé tout droit aux Jacobins, où il a prononcé les discours les plus propres à fomenter le désordre dans la cité ; 3° Qu'il a été donné un banquet, à la suite duquel Bourdon et ses coreligionnaires allèrent au café, à la Société des Jacobins et chez l'évêque[3] ; 4° Que le même jour, à cinq heures, la municipalité, sur une plainte de Prost qui venait d'avoir des difficultés avec le maître de poste, avait fait délivrer des chevaux aux deux représentants et devait les croire partis ; 5° Que vers les dix heures, un grand tumulte avait été entendu de la salle du conseil ; que les officiers municipaux, étant sortis, avaient trouvé Bourdon blessé et s'étaient empressés de le recueillir et de l'entourer de soins. Noël termine son rapport en faisant le plus grand éloge du zèle et du dévouement de ra municipalité orléanaise, qui a déjà envoyé cinq mille hommes contre les départements insurgés, et en proposant d'ordonner l'élargissement provisoire de tous les détenus, contre lesquels ne s'élèveraient pas de charges graves. Ce rapport excite l'indignation de !a Montagne[4]. Collot-d'Herbois,
Laplanche, Marat, s'élèvent avec force contre ces conclusions Louvet, en leur
répondant, dénonce la conduite des commissaires envoyés à Orléans depuis que
cette ville a été déclarée en état de rébellion. Ils
ont pris sous leur protection, s'écrie-t-il, des
hommes dont le métier était de prêcher dans la ville le meurtre et le
pillage. Ils ont emprisonné des citoyens dont la fortune et les emplois
excitaient l'envie de certaines gens. Ils les ont accusés d'être des
aristocrates et des contre-révolutionnaires mais vous savez que l'on est
aristocrate et contre-révolutionnaire, lorsqu'on demande que la Convention
soit entourée du respect qui lui appartient. On est aristocrate, lorsqu'on
prêche l'amour de l'ordre et l'obéissance aux lois ; on est aristocrate
lorsqu'on réclame la conservation des hommes et des propriétés. On a destitué
l'ancienne municipalité, on en a établi une nouvelle. Eh bien savez-vous ce
que celle-ci fait des deniers du peuple ? Elle dépense 6.000 livres dans des
dîners, elle régale à 10 livres par tête les sans-culottes. Les 'femmes, les
mères et les filles des citoyens détenus viennent implorer la grâce de ceux
qui pourvoient à leur subsistance ; les patriotes, bien repus, les forcent à danser
et à célébrer par des démonstrations de joie le triomphe de leurs
persécuteurs. Après la danse, elles espéraient, pour prix de tant d'outrages,
obtenir un adoucissement à leurs peines. Elles demandent l'élargissement de
leurs maris, de leurs pères, de leurs Cils. On le leur refuse, elles
insistent, un sans-culotte tire son sabre ; mais il n'y avait là que des
femmes et tant de vaillance est perdue. En entendant les sarcasmes dont l'orateur girondin accable les démagogues Orléanais, les tribunes prennent fait et cause pour tes frères et amis ; elles éclatent en murmures. Des cris à bas ! a bas ! se font entendre. Le président Isnard menace de dénoncer à la France entière l'insulte que l'on fait à la représentation nationale le tumulte est à son comble. Marat essaye en vain de se faire entendre. La Convention lui refuse la parole et adopte les conclusions du rapport de Noël. C'était un triomphe pour la justice et l'humanité, mais il devait être de peu de durée. Moins de quinze jours après, les journées du 31 mai et du 2 juin consacraient la défaite de Louvet et de ses amis, le triomphe des démagogues. Les malheureux Orléanais subirent le contre-coup de ces événements. Du moment qu'ils n'eurent plus de protecteurs, Fouquier-Tinville les traduisit à son tribunal. Léonard Bourdon appelé en témoignage se montra implacable. Après de longs et pénibles débats, le 12 juillet, neuf condamnations à mort furent prononcées contre les gardes nationaux dont les noms suivent : Couët, agent de change, âgé de cinquante ans, chasseur de la garde nationale ; Buissot, marchand, âgé de vingt-cinq ans, chasseur ; Gellet-Duvivier, marchand de bas, trente-neuf ans, grenadier ; Jacquet, rentier, âgé de vingt-cinq ans, lieutenant de grenadiers ; Poussot, rentier, âge de quarante-deux ans ; Quesnet, musicien, âge de trente-huit ans ; Nonneville, rentier, âgé de trente ans, chef de bataillon de la garde nationale ; Tassin-Montcourt, propriétaire, âge de trente-trois ans ; Broue de la Salle, blanchisseur de cire, âge de trente-trois ans, chef de bataillon en second de la garde nationale. Le lendemain, le président de la Convention recevait cette pétition ; nous en avons retrouvé l'original, écrit en partie au crayon Législateurs, Les mères, épouses et enfants des malheureux Orléanais qui doivent être aujourd'hui victimes de l'erreur d'un moment trop fatal, réclament de votre indulgence et de votre compassion la grâce de neuf pères de famille, qui vont mourir aujourd'hui, ou le sursis à l'exécution. Des femmes éplorées, des jeunes filles en larmes sont introduites à la barre ; à peine si, au milieu de leurs sanglots, on peut distinguer les cris de grâce et de miséricorde. Mais l'Assemblée, depuis qu'elle est dominée par les démagogues, ne connaît plus aucun sentiment humain ; elle passe froidement à l'ordre du jour. Quelques heures après, neuf têtes innocentes tombaient sur la place de la Révolution. |
[1] Voir tome III, livre XIII, § VII.
[2] Bourdon, dans sa lettre à la Convention, datée du 16 mars, dit lui-même : Aucun des coups que j'ai reçus n'est dangereux. Une redingote que je portais sur mon habit a paré les coups.
[3] L'évêque d'Orléans n'était autre que le fameux Jarente, l'un des trois prélats de l'ancien régime qui avaient adhéré à la constitution civile du clergé. Comme son collègue Loménie, archevêque de Sens, il n'avait trouvé d'autre moyen de se faire pardonner son origine aristocratique que de se jeter dans les bras des plus ardents démagogues et d'accepter la présidence de la Société populaire. A tous ces titres, Léonard Bourdon lui devait bien sa première visite.
[4] Six mois plus tard, Noël payait de sa tête le courage et l'indépendance qu'il avait déployés dans cette circonstance. Inscrit sur la liste de proscription du 3 octobre, il essaya, pour se soustraire à ses persécuteurs, de se réfugier en Suisse. Il fut arrêté à quelques pas de la frontière, ramené à Paris, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, condamné à mort et exécuté le 18 frimaire an II (8 décembre 1793). Les seuls crimes qu'on avait à lui reprocher étaient son rapport dans l'affaire de Léonard Bourdon et son abstention dans le procès de Louis XVI. (Voir tome V, livre XXIV, § II.)