Au moment où nous allons dérouler aux yeux de nos lecteurs les diverses phases de la défection de Dumouriez, nous devons leur faire connaître à quelles sources nous avons puisé les éléments de notre récit.Jusqu'à présent les historiens n'avaient à leur disposition que les Mémoires de Dumouriez et les Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État. Ce dernier ouvrage ne doit être consulté qu'avec beaucoup de circonspection, car ce n'est qu'un perpétuel mélange de documents vrais et de documents apocryphes. Du reste, en ce qui regarde l'épisode qui nous occupe, il ne fait qu'analyser les mémoires de Dumouriez. Or ces mémoires, si intéressants et souvent si véridiques dans d'autres parties, sont pleins de lacunes, de réticences et de contradictions, aussitôt que le général commence à raconter ses négociations avec Cobourg. Dumouriez les a écrits dans les premiers mois qui suivirent sa rébellion. A chaque ligne on sent, d'un côté, qu'il ne veut rien dire de désagréable aux puissances à la solde desquelles il se trouve désormais ; d'un autre côté, qu'il veut se grandir devant l'opinion publique, paraître avoir tout prévu et n'avoir succombé dans son entreprise que par une série d'incidents qu'il n'était pas en son pouvoir de prévenir. Il dénature les faits, transpose tes dates et ne se souvient même plus qu'il existe, pour le convaincre de mensonge, des pièces officielles imprimées au Moniteur du temps et souvent revêtues de sa propre signature. En effet, en lisant attentivement le Journal officiel, en se reportant pour certains incidents aux débats qui eurent lieu devant le tribunal révolutionnaire lors du procès des généraux et officiers condamnés comme complices de la révolte, il est facile de se convaincre que la vérité n'est pas dans les Mémoires de Dumouriez. Mais ou est-elle ?Elle ne peut être dans les rapports officiels adressés par Dumouriez au ministre de la guerre, car il se serait bien gardé d'y faire la confidence de la nature et de la portée des communications incessantes qu'il entretenait avec l'état-major autrichien. Mais si le général français avait à se cacher de son supérieur, il n'en était pas de même du prince de Cobourg vis-à-vis de l'Empereur. Le général autrichien devait à son souverain la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. C'était donc à Vienne qu'il fallait la chercher. Nous avons demandé au gouvernement autrichien qu'il nous fut permis d'explorer les archives du ministère de la guerre. Grâce à la bienveillante intervention de notre ambassadeur M. le duc de Gramont, cette demande a été accueillie avec une libéralité dont nous conserverons une éternelle reconnaissance. Bien plus, les archives particulières de l'archiduc Albert, l'illustre fils de l'archiduc Charles, ont été mises à notre disposition par une faveur toute spéciale et nous ont livré plusieurs documents intéressants, surtout des lettres confidentielles de l'empereur François a son frère. Tels sont les documents qui font la base du récit que l'on va lire.Nous ne nous donnerons pas le puéril plaisir de relever une a une les erreurs volontaires que Dumouriez a semées à chaque page de cette partie de ses mémoires et qui ont été depuis soixante-dix ans servilement reproduites par la plupart des historiens. Nous nous permettrons seulement de signaler celles qui se démontrent par des rapprochements de dates ou de faits incontestables.I La lettre que Dumouriez écrite le 12 au président de la Convention est remise le 14 à Bréard, qui occupe momentanément le fauteuil. Celui-ci, rien qu'en y jetant les yeux, en comprend toute l'importance. Il s'abstient de la lire à l'Assemblée et se hâte d'aller la porter lui-même au Comité de défense générale. Elle y cause une immense sensation. Sera-t-elle le lendemain communiquée publiquement à la Convention, ou bien restera-t-elle ensevelie dans le sein du Comité ? Telle est la question sur laquelle s'engage aussitôt le débat. Bréard insiste pour la lecture afin de dégager sa responsabilité : son opinion est appuyée par Barère et Robespierre, mais vivement combattue par Lacroix et Danton. Ces deux derniers déclarent que Dumouriez est indispensable au salut de l'armée et qu'il serait de la dernière imprudence d'engager une lutte ouverte avec le général en chef de l'armée du Nord au moment où il doit pourvoir à tous les embarras d'une retraite sous le feu de l'ennemi[1] : D'ailleurs, cette lettre, ajoute l'ex-ministre de la justice, n'est qu'une boutade ; elle a été inspirée par la mauvaise humeur dont Dumouriez n'a pu se défendre en voyant entravés et détruits tous ses projets sur la Hollande. La majorité du Comité de défense générale finit par se ranger à l'avis de Danton et de Lacroix, et les charge d'aller demander au général en chef la rétractation de ce qu'il vient d'écrire. Pendant que les deux amis s'apprêtent à remplir cette mission difficile, retournons auprès de Dumouriez. A Louvain, il avait trouvé ses deux lieutenants, Miranda et Valence, qui étaient enfin parvenus a opérer leur jonction, grâce à la prudence excessive que Cobourg avait mise dans la poursuite de l'armée française. Quoique plusieurs corps détachés eussent été rejetés sur la haute Meuse, après l'échec d'Aldenhoven, cette armée était encore forte de 35 à 40.000 fantassins et de 7.500 cavaliers. Mais, depuis dix jours qu'elle battait en retraite, elle avait perdu une partie de son matériel, presque tous ses effets de campement. Elle n'avait plus ni cohésion ni entrain ; il lui aurait fallu quelques jours de repos dans une bonne position pour se reconnaître et se refaire. Or, Dumouriez dans la situation ou il s'était mis vis-à-vis ta Convention, ne pouvait pas s'arrêter un instant ; il lui fallait au plus vite une revanche éclatante de son échec de Hollande, il lui fallait à tout prix une victoire qui le rendit maître des destinées de la France. Décidé à jouer sur une seule carte la conservation ou la perte de la Belgique, le général arrête court ta retraite et reprend l'offensive. Il marche sur Tirlemont que son armée a évacué deux jours auparavant et qu'il réoccupe presque sans coup férir. Cobourg, qui, à ce changement de front, comprend que Dumouriez a rejoint l'armée et veut se mesurer avec lui, rétrograde de plusieurs lieues, se retire derrière une rivière nommée la petite Gette, et s'établit solidement sur les hauteurs qui la dominent. Cent ans auparavant, le 28 juillet 1693, ces mêmes lieux avaient été le théâtre d'une bataille meurtrière, où le maréchal de Luxembourg était resté vainqueur des Hollandais et des Anglais commandés par Guillaume III. Dumouriez espère être aussi heureux que le général de Louis XIV et compte qu'il enlèvera les hauteurs de Nerwinde comme, ji y a quatre mois, il a enlevé celles de Jemmapes. II Le 18 mars au matin, ordre est donné de traverser la rivière et d'engager le combat sur toute la ligne. Valence commande la droite, le duc de Chartres le centre. Miranda la gauche. C'est le corps d'armée de celui-ci, qui est destiné à servir de pivot au mouvement tournant que doivent opérer les divisions de la droite et du centre chargées de débusquer successivement l'ennemi de toutes ses positions. Miranda n'a pas un grand espace de terrain à conquérir, de nombreux obstacles à vaincre ; mais il faut qu'il reste inébranlable après avoir effectué l'opération dont il est chargé. Il faut qu'il conserve a tout prix le pont d'Orsmaël placé sur la grande route de Tirlemont à Saint-Trond. Car c'est par cette route que Dumouriez vainqueur compte poursuivre Cobourg, c'est par elle qu'il doit effectuer sa retraite si Je sort le trahit. La première attaque obtient un plein succès. Miranda s'empare des deux villages et du pont, dont la conquête lui a été confiée. Valence et le duc de Chartres emportent les hauteurs sur lesquelles les Autrichiens se sont établis. Un monticule, que l'on appelle la tombe de Middelwinde, est enlevé à la baïonnette ; mais nos soldats, que leur ardeur emporte, négligent de le mettre en état de défense et se répandent dans la plaine qui s'étend au delà. A ce moment, les Autrichiens, qui viennent de recevoir des troupes fraîches, font un retour offensif sur toute la ligne. Valence, qui combat ayant, la rivière à dos, court grand risque d'y être précipité. Heureusement, le duc de Chartres, qui s'aperçoit du périt, vole a son secours. Le village de Nerwinde est pris et repris, les cadavres s'y entassent ; il n'est bientôt plus possible d'y pénétrer sans marcher sur des débris de toute espèce. Des charges vigoureuses sont faites contre les Autrichiens par la cavalerie de Valence. Dans l'une d'elles, le général français, entouré de dragons ennemis, reçoit a la tête plusieurs coups de sabre qui le forcent à abandonner son commandement. Enfin, après neuf heures de combat, les Autrichiens sont refoulés au delà des hauteurs ; les divisions de Valence et du duc de Chartres campent sur le champ de bataille et se disposent à achever te lendemain une besogne si bien commencée. Malheureusement, Dumouriez, au moment même ou il croit son triomphe assuré, apprend une nouvelle qui ruine toutes ses espérances. Miranda n'a pu résister au retour offensif qui, vers midi, a été opéré sur sa division comme sur les autres. Les Autrichiens, commandés par le jeune prince Charles, qui débutait ce jour-là dans la carrière qu'il devait si brillamment parcourir, ont repris le pont d'Orsmaël et ont rejeté les Français au delà de la Gette. Le corps de Miranda était composé en grande partie de soldats de nouvelle levée ; saisis d'une terreur panique, ils se débandent, courent d'un trait jusqu'à Tirlemont et laissent ainsi complètement a découvert le flanc gauche de l'armée française. Ce n'est qu'a minuit que Dumouriez apprend ce désastre. Aussitôt il voit le danger de sa position. Une moitié de son armée est au delà de la Gette, une autre en deçà. Si les divisions de Valence et du duc de Chartres, qui campent dans ce moment sur les hauteurs qu'ils ont conquises au prix de tant de sacrifices, ont a subir le choc de l'armée autrichienne tout entière, elles peuvent être écrasées, tout au moins précipitées en désordre au fond de la vallée et acculées à la rivière qu'on ne peut traverser que sur des ponts très-étroits et fort peu nombreux. Le général en chef court à Tirlemont pour parer au plus pressé et prendre lui-même le commandement du corps de Miranda. En même temps, il expédie au duc de Chartres, qui réunit sous ses ordres son corps d'armée et celui de Valence, l'ordre de repasser la Cette et de se joindre a lui. Ce n'était pas chose facile que de dérober à l'ennemi ce mouvement de retraite. Le duc de Chartres s'en tire avec bonheur. Au point du jour il se met en marche et, sans se laisser entamer, repasse la rivière dont la possession avait été la veille si vivement disputée. L'armée française était sauvée ; mais elle avait perdu 4.000 hommes. L'ennemi n'avait eu que 2.000 hommes hors de combat, parce qu'il avait longtemps combattu à l'abri de ses retranchements. III Danton et Lacroix arrivèrent au quartier général le lendemain de la bataille de Nerwinde. Dumouriez était aux avant-postes, il leur donna rendez-vous à Louvain pour la nuit suivante (20-21 mars). L'entrevue fut triste et solennelle. Général et représentants comprenaient la gravité des circonstances. Le vainqueur de Jemmapes était devenu le vaincu de Nerwinde quoique son imagination enfantât chaque jour mille projets plus inexécutables les uns que les autres, il sentait que l'heure approchait où il lui faudrait prendre une résolution définitive. Les deux conventionnels, sur toute leur route et depuis Bruxelles principalement, avaient pu apprécier la portée du désastre et reconnaître la nécessité d'y remédier avec énergie et promptitude. Ils avaient toujours été les défenseurs zélés de Dumouriez à la Convention et au Comité de défense générale. Ils s'étaient portés garants, non-seulement de sa capacité militaire qui n'était pas douteuse, mais encore de son attachement à la cause républicaine, qui l'était beaucoup plus. Il y allait de leur honneur, de leur crédit, peut-être de leur tête, d'obtenir du général la rétractation de la lettre du 12 mars. Cette rétractation, Dumouriez ne voulait la donner à aucun prix il sentait bien qu'elle l'amoindrirait aux yeux de son armée, comme aux yeux de tous ceux qui, en France, comptaient sur son épée pour les débarrasser des saturnales du jacobinisme. Enfin, il consent à un mezzo termine ne donnant satisfaction complète à personne, mais permettant d'ajourner la solution des questions brûlantes qui s'étaient, cette nuit-la, agitées entre les trois interlocuteurs. Le général écrit au président de la Convention six lignes, dans lesquelles il le prie de ne rien préjuger sur sa lettre du 12, jusqu'à ce qu'il ait trouvé le temps d'en envoyer l'explication. Dès qu'ils sont en possession de cette pièce, les deux représentants se hâtent de retourner à Bruxelles pour faire part aux autres membres de la Commission de Belgique du résultat de leur ambassade. La ils se séparent. Danton retourne immédiatement à Paris, Lacroix reste pour tenir son ami au courant des événements[2]. Les négociateurs avaient à peine quitté le général en chef, que celui-ci avait pris son parti. Il ne pouvait se faire d'illusion sur la manière dont serait accueillie la lettre du 12 mars, même atténuée par la demi-rétractation du 21. Il savait mieux que personne qu'il était impossible de soustraire ce document à la publicité, car, dans sa téméraire jactance, il en avait livré des copies à des journalistes de Bruxelles. Déjà des exemplaires imprimés circulaient dans l'armée. Sous peu de jours, Paris allait inévitablement être instruit de tous les faits que le comité de défense générale s'était efforcé de cacher à l'Assemblée elle-même[3]. La Convention ne pouvait manquer de relever le gant, de mander à la barre le général rebelle et peut-être de lancer immédiatement contre lui le décret d'accusation. Bien convaincu qu'à Paris le tribunal révolutionnaire et, par suite, l'échafaud l'attendaient, Dumouriez était résolu à ne pas s'y rendre. Mais alors il fallait se mettre en révolte ouverte et faire marcher résolument l'armée sur la capitale. C'est ce qu'avait tenté de faire Lafayette huit mois auparavant ; mais, n'ayant pas voulu demander le concours ou du moins la neutralité aux armées ennemies, il avait été, dès la première heure, paralysé dans ses mouvements ; bientôt obligé de chercher un refuge à l'étranger, il y avait trouvé les rigueurs autrichiennes et les cachots de la Coalition. Comment éviter de tomber dans les mêmes errements ? Il n'y avait qu'un moyen, s'entendre avec le prince de Cobourg, afin de s'assurer que l'armée qui irait-opérer à l'intérieur une contre-révolution ne serait pas inquiétée sur ses derrières et n'aurait pas à combattre deux ennemis a la fois. C'était pactiser avec l'étranger, mais Dumouriez depuis longtemps s'était familiarisé avec cette idée. Déjà plus d'une fois des émissaires de toute provenance étaient venus Je sonder sur ses desseins ultérieurs ; il avait donné a tous des espérances, mais de promesses à aucun[4]. Il voulait traiter directement et sans intermédiaire le jour ou il le faudrait. Ce jour était arrivé. IV Depuis la bataille du 18 l'armée autrichienne n'avait pas cessé de se porter en avant, l'armée française de rétrograder. Presque tous les jours, il y avait eu des escarmouches et même des combats d'arrière-garde. Le 22, ce qui s'était passe a Nerwinde se renouvelle près de Louvain. Deux divisions abandonnent leur poste au milieu du combat et se retirent au delà de la Dyle. Le reste de l'armée est obligé de les suivre, d'évacuer Louvain et de se retirer avec précipitation sur Bruxelles. Ce dernier revers exaspère Dumouriez et précipite la
réalisation de ses projets. Il envoie, le 23 mars, au quartier général
autrichien l'un de ses aides de camp, l'adjudant général Montjoie. sous
prétexte de traiter d'un échange de prisonniers mais en réalité pour faire connaître
au prince de Cobourg que le général en chef de l'armée
française est disposé à faire des communications de la plus haute importance
à l'officier supérieur autrichien qui lui sera envoyé[5]. Cobourg n'hésite pas un instant à accueillir ces ouvertures et fait annoncer à Dumouriez que sous deux jours lui enverra le général Mack, son chef d'état-major. L'armée française évacue Bruxelles le 23 mars. La municipalité, élue au mois de novembre, reste en permanence et ménage, d'une manière plus heureuse que celle de Liège, la transition-entre le régime français et le régime autrichien. Dumouriez se retire derrière la Dendre et établit son quartier général à Ath. C'est la qu'il reçoit, le 25 au soir, la visite du colonel Mack. Celui-ci le trouve entouré d'un nombreux état-major et prêt à lui faire les honneurs d'un somptueux repas. On se met à table. Le général français place à sa droite le colonel autrichien et affecte de ne lui parler tout haut que de l'échange des prisonniers et des soins a donner aux blessés qu'il a laissés dans Liège. Bruxelles et les autres villes récemment évacuées ; mais il lui porte tout bas la santé de l'Empereur, de l'archiduc Charles et du prince de Cobourg. On s'adresse les plus chaleureux compliments sur la brillante valeur que les deux armées ont déployée dans les combats des jours précédents et sur l'humanité avec laquelle la guerre est conduite aussi bien par les Français que par les Autrichiens, malgré les infâmes calomnies que ne cesse de débiter la presse jacobine. Cependant, à travers ces conversations banales. Mack surprend chez son interlocuteur une pensée qui est pour lui un trait de lumière, c'est que le général français suppose à Cobourg des forces bien plus considérables que celles dont il dispose réellement. Le colonel autrichien en conclut, a part lui, qu'il peut se montrer, dans la négociation qui va s'entamer, plus difficile et plus roide qu'il n'avait d'abord l'intention de l'être[6]. A la fin du repas paraît le général Valence, la tête entourée de bandelettes apposées sur ses blessures de Nerwinde. Dumouriez l'avait fait prévenir de la prochaine visite du colonel Mack et, de Tournay, ou ses premières colonnes venaient d'entrer, il avait rebroussé chemin pour se rendre au quartier général. L'arrivée de Valence fournit a Dumouriez un prétexte pour congédier les officiers subalternes et pour emmener l'envoyé autrichien dans un cabinet écarté, dont l'entrée est gardée par un aide de camp de confiance. Valence, le duc de Chartres, le chef d'état-major Thouvenot, le colonel Montjoie, sont seuls admis a la conférence. Les portes fermées, Dumouriez exhale toute la douleur et toute.la colère dont son âme est remplie. Il termine ainsi sa longue philippique : Il nous est impossible de rester
plus longtemps spectateurs tranquilles de tant d'horreurs. Je veux disperser
cette criminelle Convention, rétablir la royauté constitutionnelle, proclamer
le dauphin roi de France, sauver les jours de la reine. Mais, pour exécuter
ces résolutions avec sécurité et succès, il est nécessaire que le prince de
Cobourg s'engage a me laisser tranquille dans mes positions derrière la
Dendre et, bien loin de m'attaquer, me prête tous les secours que je pourrai
lui demander. Il a reçu les ouvertures confidentielles que j'ai chargé le
colonel Montjoie de lui porter. Quelle est sa réponse, quelles sont ses
dispositions ? Le colonel autrichien avait laissé Dumouriez épancher sa bile contre les jacobins et détailler tous les griefs qu'il avait contre eux. Fort du secret qu'il a surpris quelques instants auparavant au milieu des fumées du vin de Champagne, il entend ne faire à son interlocuteur que le moins de concessions possible, et, tout en cherchant a assurer à son souverain le concours d'un homme si important, mettre à haut prix le ralentissement des poursuites auxquelles l'oblige l'inertie des autres coalisés. Général, répond-il, Son Altesse le Prince de Cobourg ne peut suspendre ses opérations, et par conséquent entrer avec vous dans aucune espèce d'arrangement, tant qu'il restera un seul Français dans les Pays-Bas. Avant toute chose, il est indispensablement nécessaire que non-seulement tout le plat pays soit évacué, mais encore que les places autrichiennes de Namur, Ostende et Anvers, les forteresses hollandaises de Bréda et de Gertruydenberg, le soient également ; nous avons une armée victorieuse de soixante mille hommes, nous vous poursuivrons avec quarante mille, et les vingt mille autres iront couper toute retraite à votre armée de Hollande. Mais, réplique Dumouriez avec vivacité, je suis aussi fort que vous ; j'attends dans peu de jours des renforts considérables, et je saurai me défendre. Le colonel Mack, par un simple geste, indique qu'il n'y a rien à modifier aux propositions qu'il apporte. Dumouriez reste un instant abîmé dans ses réflexions. Puis, tout à coup, relevant la tête, il s'écrie : Les Pays-Bas ont toujours été la proie d'une bataille ; j'en ai livré deux, j'ai eu le malheur de les perdre[7], je consens à ce que demande le prince. Je me retirerai sur la frontière de France et j'enverrai mes ordres aux commandants des places fortes pour qu'elles soient évacuées sans délai ; mais il faut que vous donniez à mes soldats l'assurance d'une retraite libre et honorable. Dans peu de temps je n'aurai plus un seul de mes hommes ni dans les Pays-Bas ni, en Hollande ; vous pouvez voir, par l'accélération que j'imprime à ma retraite, combien je tiens à gagner le plus tôt possible les forteresses françaises et à marcher sur Paris. Tout ce que je demande pour le moment au prince, c'est que, arrivé avec son armée a la frontière, il cesse toute poursuite. Car je veux être à même d'employer toutes mes forces contre Paris, si je le juge convenable dans l'intérêt du pays. — Le prince de Cobourg,
répond Mack, a pleine et entière confiance dans la
loyauté et la sincérité de vos intentions. Il m'autorise à vous donner
l'assurance formelle qu'au moment venu il interdira, sous un prétexte
convenable, le passage de la frontière, même aux troupes légères. Mais vous
devez être le premier a reconnaître que cette inactivité de notre part ne
saurait être durable que dans le cas où nous verrions s'accomplir vos projets
avec toute l'énergie voulue. Si, au contraire, nous nous apercevions que vous
n'avez aucune chance de rétablir l'ordre en France, nous ne perdrions pas
inutilement notre temps et nous aborderions immédiatement les opérations
offensives. Pour leur exécution, nous avons dès aujourd'hui les forces elles
moyens nécessaires, et bientôt nous en aurons encore sur une bien plus grande
échelle. — Avant trois semaines au plus tard, peut-être même bien plus tôt, le prince aura les preuves les plus irrécusables de la loyauté de mes intentions et de la fidélité que je mettrai à les réaliser. Voici les combinaisons auxquelles je pense m'arrêter. Avant tout, je tâcherai de gagner les derrières de Lille, je courrai sur Paris avec une avant-garde composée de mes soldats les plus sûrs ; ta, mon premier soin sera de m'emparer du club des Jacobins et de ses membres les plus dangereux, de mettre le Temple en sûreté, de sauver la reine et le dauphin. de disperser la Convention, de faire proclamer le dauphin roi de France par mes troupes. J'aurai pour moi les Parisiens bien pensants, et ils sont en grand nombre. Quant aux moyens d'établir une constitution raisonnable et stable, je ne puis les préciser dans ce moment, mais je voudrais que l'on prît pour base la constitution anglaise dont la bonté est affirmée par l'expérience ; que, par conséquent, on accordât au roi plus d'autorité et de considération que la première Constitution ne lui en attribuait ; que la noblesse fût réintégrée avec des restrictions raisonnables dans ses honneurs et dans ses biens ; que le peuple obtînt la souveraineté par ses représentants. Mais, de même que je suis prêt à sacrifier des milliers d'existences pour la réalisation d'une pareille constitution à établir par la partie la plus nombreuse, la meilleure, la plus raisonnable de la nation ; de même, je le déclare à l'avance et en toute sincérité, je suis prêt à sacrifier des centaines de mille hommes, si je les avais, pour empêcher que des puissances étrangères s'immiscent dans cette constitution future, pour empêcher qu'aucun émigré, à commencer par M. le duc de Provence, soit admis à y concourir. Car ce sont principalement les émigrés qui, en s'éloignant et en tenant une conduite déraisonnante, ont provoqué en France toutes les haines, tous les crimes et y ont perpétué l'anarchie. Il faudra qu'ils se soumettent sans conditions à la constitution qu'on établira. Du reste, comme ce sont nos amis et nos parents, ils se trouveront en bonnes mains ; c'est moi qui ai empêché la vente de leurs biens, il y a donc possibilité de les leur restituer. Mais, quant aux biens du clergé, il en est autrement ; ils sont vendus ou engagés ; leur restitution aurait l'effet le plus fâcheux, non-seulement pour la France, mais encore pour beaucoup d'autres pays. Les sentiments que je professe sont partagés par tous les Français ici présents. Valence, le duc de Chartres, Thouvenot et Montjoie se lèvent et déclarent qu'ils partagent absolument les opinions de leur général en chef, et que la meilleure et la plus nombreuse partie de la nation pense comme eux. La conversation roule alors sur quelques détails. Dans quels termes êtes-vous avec Custine, demande Mack, et qu'attendez-vous de lui ? — Je ne suis ni bien ni mal. C'est une tête bornée qui est incapable de rien faire par elle-même, on ne peut donc s'y confier. En attendant, j'ai ce double avantage sur lui, qu'il est, quant présent, cloué sur place par l'armée prussienne et qu'il est bien plus loin que moi de Paris. Cependant, s'il marchait sur moi, je prierais le prince de Cobourg de me venir en aide avec son armée ; et je saurais bien lui ouvrir le chemin pour venir jusqu'à moi... Mais une autre chose à ne pas omettre, ajoute-t-il négligemment ; priez le prince de tenir prêts quelques vingt mille louis d'or pour le cas où j'aurais besoin de faire distribuer cette somme a mon entrée à Paris. J'ai bien, il est vrai, assez d'argent dans ma caisse militaire, mais peut-être vaudrait-il mieux ne pas puiser dans cette caisse, de peur d'éveiller les soupçons. Dumouriez renouvelle son engagement d'évacuer sur-le-champ les Pays-Bas, et Mack déclare en revanche, au nom du prince de Cobourg, qu'une fois arrivé à la frontière, celui-ci ne se mettra pas en mouvement avant que le général français ne l'ait requis de marcher à son secours. Cette promesse réciproque ayant été solennellement donnée, les deux contractants se séparent. Mack court à Bruxelles faire part à son général du résultat de sa conférence et expédier a l'Empereur un courrier extraordinaire[8]. Par une singulière coïncidence, ce fut en. sortant de son entrevue avec l'envoyé autrichien que Dumouriez reçut le décret qui lui ordonnait de faire arrêter le général Miranda à raison de sa conduite à Nerwinde. Dans cet ordre, qu'if se hâta du reste de faire exécuter, vit-il un présage du sort qui l'attendait, s'il se laissait devancer par la Convention ? donna-t-il quelques regrets a la disgrâce d'un compagnon d'armes ? Nul ne peut le dire. V Dumouriez, fidèle a la promesse qu'il a faite à l'envoyé de Cobourg, ne reste pas longtemps à Ath et établit son quartier général à Tournay. A peine y est il arrivé qu'il reçoit la visite de trois commissaires envoyés par le ministre des affaires étrangères, Lebrun, pour nouer des intrigues en Hollande et en Belgique. L'évacuation de ces deux pays les mettant dans l'impossibilité de remplir leur mission, ils viennent se concerter avec le général sur ce qu'ils ont à faire dans les conjonctures présentes. Ces commissaires étaient le Belge Proly, qui, disait-on, était fils naturel du prince de Kaunitz, Dubuisson, homme de lettres assez obscur, Pereyra, juif portugais[9]. Tous les trois avaient été fort mêlés aux troubles des Pays-Bas en 1787. Proly, qui connaissait Dumouriez de longue date, se rend seul près de lui il en est fort ma) reçu. Le général commence par lui reprocher de l'avoir attaqué au club Saint-Honoré mais, quittant bientôt la question particulière pour la question générale. et oubliant que la prudence est la première qualité du conspirateur, il exhale tout haut sa mauvaise humeur contre la Convention et les Jacobins il rejette sur eux la responsabilité de tous les maux qui affligent sa patrie, déclare qu'il est assez fort pour se battre par devant et par derrière ; que, dût-on l'appeler César, Cromwell ou Monck, il sauvera la France seul et malgré la Convention. Ces propos fort compromettants étaient tenus devant tout l'état-major et aussi devant de nombreuses députations de la ville et des environs. Proly, se souciant fort peu de servir de but aux boutades du général, s'esquive et va se concerter avec ses compagnons afin d'obtenir une entrevue un peu moins publique où l'on puisse traiter sérieusement des graves affaires du moment. L'entrevue est accordée pour le 27 à neuf heures du soir. Dumouriez reprend alors la conversation au point où il l'a laissée la veille. La Convention, dit-il, je l'ai en horreur, appelants, ou non appelants ; le tribunal révolutionnaire, je ne le reconnais pas ; la nouvelle constitution, il est impossible de l'accepter : il faut rétablir la royauté et la Constitution de 1791. — Mais à qui, demande Dubuisson, ferez-vous prendre l'initiative d'une pareille révolution. — Mon armée, oui, mon armée, l'armée des mameluks si vous le voulez, fera connaître de son camp qu'elle veut un roi, et son vœu sera accepté par les cinq cents districts de France. Les présidents de chaque district me répondront du vote de leur circonscription. Mais, bien avant d'avoir réussi, vous serez décrété d'accusation. — Je me moque de tous les décrets que l'on pourra rendre contre moi, je défie la Convention de me faire arrêter au milieu de mon armée ; au reste, j'aurai toujours pour dernière ressource un temps de galop vers les Autrichiens. — Le sort de Lafayette n'est pas tentant pour ses imitateurs. — Lafayette, par sa conduite aux 5 et 6 octobre, s'était attiré la haine des puissances de l'Europe ; mais moi, je suis aimé et estimé d'elles toutes. D'ailleurs, je passerai chez elles de manière a m'en bien faire recevoir. ... J'aurais déjà entamé l'exécution de mes projets, si je n'avais craint pour les jours de cette infortunée qui est au Temple et pour ceux de sa précieuse famille ; mais si je marche sur Paris, je n'irai pas en faire le siège a la manière de Broglie, qui n'a pas connu sa besogne. Je l'affamerai en huit jours avec douze mille hommes postés sur les rivières qui arrêteront tous les approvisionnements. La conversation se poursuit sur les jacobins et sur le rôle qu'ils pourraient jouer dans la révolution qui se prépare. Dubuisson, qui fait partie de la toute-puissante société, semble promettre à Dumouriez leur concours. Probablement chacun des interlocuteurs plaide le faux pour tâcher de savoir le vrai. Après de nombreux propos échangés sans que l'on puisse arriver a une conclusion nette et précise, les trois commissaires prennent congé de Dumouriez, se hâtent de quitter Tournay et courent à Paris rendre compte des confidences si extraordinaires qu'ils viennent de recevoir[10]. En passant par Lille, ils y trouvent réunis Lacroix, Robert, Merlin et Gossuin, auxquels ils recommandent de veiner de plus en plus à la sûreté de cette ville et des autres places fortes des environs, sans s'expliquer d'une manière très-explicite sur les dangers qui menacent la République. Le 30 mars, à huit heures du matin, ils arrivent à Paris et s'empressent de se rendre chez le ministre des affaires étrangères de qui ils tiennent leur mission. VI Revenons de quelques jours en arrière, et sachons ce qui se passait pendant ce temps a la Convention. La nouvelle du désastre de Nerwinde y est parvenue le 21 mars. Marat, naturellement, en prend texte pour déblatérer contre le chef et contre les soldats. Oui, s'écrie-t-il, nous n'avons pas de généraux capables de faire face à l'ennemi, nous n'avons pas de troupes capables de livrer bataille. Des cris d'indignation éclatent de toutes parts et font justice du misérable bouffon : Il est payé par nos ennemis. Il est en démence. Laissez-le vomir ses calomnies. Laissez-le se démasquer. Marat est obligé de quitter la tribune mais les ferments de discorde qu'il y a apportés ne font que se développer sous la pression des événements. Chaque mauvaise nouvelle transmise de la Vendée ou de l'armée du Nord déchaîne les passions les plus fougueuses chaque pétition écrite dans un sens montagnard ou girondin sert de texte aux déclamations les plus violentes du parti contraire[11] ; chaque manifestation des tribunes, et Dieu sait si elles les épargnent, devient le signal d'une proposition pour réprimer leur insolence, d'une contre-proposition pour la légitimer[12]. Dans la Convention, dans les clubs, sur les places publiques chacun a le pressentiment de la crise qui approche, chacun sent le souffle de la tempête s'agiter au-dessus de sa tête. On ne peut prévoir ni quand ni comment l'orage éclatera mais on comprend qu'avant tout il faut raffermir le bâtiment sur ses ancres et donner plus d'autorité et de force à ceux qui tiennent le gouvernail. Déjà plusieurs fois on a attaqué la composition vicieuse du Comité de défense générale, on a signalé les nombreux vides qui s'y sont faits par l'envoi en' mission d'un grand nombre de ses membres. Le 25 mars, la Convention se décide à apporter des changements à l'organisation de ce Comité, auquel elle donne pour la première fois le nom de Commission de Salut public. Mais ces changements ne sont ni assez radicaux, ni assez habilement combinés. On est d'accord pour trouver la machine trop compliquée, et on lui conserve les mêmes rouages ; pour regarder le chiffre de vingt-cinq membres comme trop considérable, et on le maintient pour blâmer la présence dans le Comité, avec voix consultative, de tous les députés, et on ne coupe pas court à ce monstrueux abus qui entrave toutes les délibérations et les livre à une publicité intempestive[13]. Le lendemain, le président Jean Debry propose, au nom du bureau, la liste des représentants appelés à faire partie du nouveau Comité. Cette liste est accueillie par les murmures de l'extrême gauche, mais elle est adoptée sans aucun changement par le reste de l'Assemblée. Elle comprenait Neuf girondins Pétion, Gensonné, Barbaroux, Vergniaud, Buzot, Guadet, Condorcet, Lasource, Isnard ; neuf députés des centres Sieyès, Camus, Cambacérès, Quinette, Guyton-Morveau, Delmas, Bréard, Barère, Jean Debry six montagnards Dubois-Crancé, Danton, Robespierre, Rühl, Prieur (de la Marne), Camille Desmoulins. Quoique Danton et Robespierre fissent tous les deux partie du nouveau Comité, les démagogues n'en furent pas moins furieux de l'espèce d'exclusion dont on avait usé vis-à-vis de leurs amis. Ils jurèrent de ne pas laisser longtemps subsister un Comité où on les avait placés en état de minorité vis-à-vis de leurs adversaires. Un autre incident vient encore compliquer la situation le Moniteur du 25 publie la fameuse lettre du 12 mars. Un grand nombre de députés, montagnards ou girondins, avaient eu des relations avec Dumouriez. Quelle conduite va leur inspirer le soin de décliner toute solidarité dans les entreprises que peut méditer le général en chef de l'armée du Nord ? Danton, qui a quitté la Belgique le 22 mars pour rentrer directement à Paris et qui depuis trois jours ne s'est pas montré à la Convention, signale tout a coup sa présence le 27 en saisissant la première occasion venue pour se disculper avant même d'être attaqué. La discussion portait sur des nominations faites par le
ministère de la guerre on demandait que la liste des officiers nouvellement
promus fût soumise à la Convention. Ducos fait observer qu'il y a un décret
qui défend aux députés toute sollicitation auprès des ministres. Il est facile, dit-il, de
savoir si cette loi a été exécutée ; le ministre n'a qu'à mettre en
marge de la liste qu'on lui demande les recommandations qui ont pu lui être
faites en faveur de chacun de ces officiers. Danton, prenant sans
doute ce que vient de dire le jeune girondin pour une insinuation qui peut le
toucher personnellement, se lève de sa place et déclare qu'il a recommandé
aux ministres d'excellents patriotes, d'excellents révolutionnaires. Il n'y a, dit-il, aucune
loi qui puisse ôter à un représentant du peuple sa pensée. La loi que l'on vient
de rappeler est absurde. Elle a été révoquée par la Révolution. Puis,
comme frappé par l'illumination soudaine d'une pensée qu'il a cependant
habilement préparée, il s'écrie : Il faut que
la Convention déclare au peuple français, à l'Europe, à l'univers, qu'elle
est un corps révolutionnaire. Oui, soyez peuple. La Révolution ne peut
marcher, ne peut être consolidée qu'avec le peuple. Des tonnerres d'applaudissements, partis de la Montagne et des galeries, accueillent les paroles du véhément orateur, qui court à la tribune pour mieux dominer l'Assemblée et lui imposer ses volontés. Une nation en révolution, reprend-il, est comme l'airain qui bout et se régénère dans le creuset. La statue de la Liberté n'est point encore fondue. Le métal bouillonne, le fourneau est en feu ; si vous ne savez en diriger la marche, vous en serez tous consumés. Il faut qu'aujourd'hui même vous décrétiez : 1° que tout homme du peuple aura une pique aux frais de la nation, les riches la payeront ; 2° que quiconque aura eu l'audace de prêcher la contre-révolution sera mis hors la loi 3° que le tribunal révolutionnaire sera sur-le-champ mis en activité. Sortons de cette léthargie politique dans laquelle nous sommes plongés. Déjà Marseille, dans sa dernière pétition, s'est déclarée la Montagne de la République. Eh bien les flots sortis du flanc de cette montagne se gonfleront de jour en jour et rouleront avec fracas les rochers de la liberté sur ceux qui conspirent contre elle. Je ne veux pas rappeler de fâcheux débats, je ne veux point rallumer des haines particulières, je ne vous citerai qu'un fait et je vous prie de l'oublier aussitôt. Roland écrivait à Dumouriez — c'est ce général qui nous a montré la lettre à Lacroix et à moi — : Liguez-vous avec nous pour écraser ce parti de Paris, et surtout ce Danton[14]. Jugez, d'après de pareils écarts, du mal qu'a pu faire une imagination aussi ardente occupant la première place de la République. Tirons le rideau sur le passé ; qu'un même sentiment nous anime tous, et nous aurons sauvé la République. Que dis-je, la République, elle est immortelle Tandis que nous délibérions, les ennemis se sont avancés et ont repoussé nos troupes jusqu'à la frontière mais les Français, en touchant le sol de leur patrie, semblables au géant de la Fable, reprendront de nouvelles forces et disperseront les soldats des despotes. L'Assemblée se lève tout entière et adopte d'enthousiasme les propositions de Danton. Cambon, que Dumouriez a personnellement pris à partie dans sa lettre du 12 mars, réclame la parole : On vient de vous dire que pour sauver la liberté, s'écrie-t-il, nous devons être unis au peuple. Je suis convaincu, de cette vérité ; aussi je viens vous demander que toutes nos opérations soient connues du peuple. Un général ambitieux, dans une lettre qu'il vous a écrite, attaque vos décrets. Cette lettre, nous l'avons cachée soigneusement, nous l'avons enterrée dans un Comité, et pendant ce temps elle était imprimée, amenée dans toute la Belgique. Il faut que le peuple, qui est appelé à nous juger, connaisse tous les documents qui doivent lui servir à asseoir son jugement. Robespierre ne pouvait abandonner à Danton le monopole des mesures révolutionnaires. Il reproduit à sa manière, c'est-à-dire avec plus d'emphase et d'acrimonie les arguments de son collègue Il est temps, dit-il, de sonder les plaies de la patrie et d'y appliquer les véritables remèdes. Eh quoi nous apprenons que les espérances que nous inspirait l'entrée de notre armée en Hollande se sont évanouies, et nous sommes tranquilles Nous apprenons qu'à Aix-la-Chapelle, à Maëstricht, nous avons été lâchement trahis et nous sommes tranquilles Nous apprenons que les Liégeois, que les Belges sont abandonnés au fer ennemi, que nos armées rétrogradent, qu'une seconde bataille perdue livre nos magasins à l'ennemi, que Lille et Givet sont menacés, et nous sommes tranquilles Nous apprenons que Custine lui-même, emporté par ce mouvement, va faire retourner sur ses pas sa glorieuse armée, et nous sommes tranquilles Nous apprenons qu'un général français parle et agit en dictateur, qu'il manifeste les plus grandes préventions contre l'Assemblée, que les discours qu'il tient publiquement sont de nature à alarmer les amis de la liberté, et nous sommes tranquilles Vous ensevelissez dans un Comité toutes ces nouvelles importantes, toutes ces dénonciations. Vous faites un secret de ce qui n'en est pas un ; car votre Comité est ouvert à tous les députés. Mais les nouvelles qui s'y concentrent ne sont connues que de ceux qui assistent à ses séances et n'ont pas cette publicité éclatante qui relève le courage en excitant l'indignation d'un peuple généreux. Comment dompter tant d'ennemis et tant de traîtres ? En prenant des mesures bien autrement révolutionnaires que celles que vous avez adoptées jusqu'à présent, en frappant tous les coupables, en n'en épargnant aucun. Eh quoi ! la punition d'un tyran, obtenue après tant de débats odieux, sera-t-elle le seul hommage que nous ayons à rendre à la liberté et à l'égalité ? Souffrirons-nous qu'un être, non moins coupable, non moins accusé par la nation soit ménagé par un reste de superstition pour la royauté ? Souffrirons-nous qu'il attende ici le fruit de ses crimes ? Pour qu'aucun doute ne subsiste sur l'infortunée qu'il a voulu désigner, Robespierre termine sa harangue en proposant un décret, aux termes duquel Marie-Antoinette d'Autriche doit être traduite au tribunal révolutionnaire et poursuivie comme ayant participé aux forfaits tramés contre la liberté publique. Le tribun demande en outre : Que tous les parents des Capets soient tenus sous huitaine de sortir du territoire français et de toutes les contrées occupées par les armées de la République, mais que le fils de Capet reste détenu au Temple. Ces propositions sont peu goûtées par l'Assemblée, qui trouve qu'elles n'ont pas directement trait aux mesures de salut public, seules à l'ordre du jour. Elles sont rejetées à la presque unanimité. La prisonnière du Temple obtient ainsi un sursis de quelques mois, sursis qui ne sera levé que lorsque Robespierre, devenu tout-puissant, dictera à la Convention ses volontés souveraines. VII Les séances des 28 et 29 mars se passèrent sans incident bien remarquable. A la veille de la crise, de plus en plus imminente, chaque parti s'étudiait à décliner la responsabilité des événements, quels qu'ils fussent, ou plutôt à la faire retomber sur ses adversaires. Girondins et Montagnards avaient, tour à tour, cherché à accaparer à leur profit l'influence de Dumouriez. Gensonné et Pétion, d'une part, Danton et Lacroix, de l'autre, avaient eu jusqu'à ces derniers jours des relations intimes avec le général. L'extrême gauche et Robespierre lui-même, dans une occasion toute récente, s'étaient laissé aller à faire l'éloge de son républicanisme. Mais la lettre du 42 mars, les dépêches des commissaires de la Convention, les rapports des agents subalternes dénonçant les propos contre-révolutionnaires qui se tenaient à haute voix dans les antichambres du quartier général, tout prouvait que Dumouriez ne tarderait pas à passer d'un mécontentement assez mal dissimulé à une révolte ouverte. Le général en chef de l'armée du Nord venait de faire filer ses troupes vers Condé et Valenciennes, et s'apprêtait à évacuer complètement la Belgique en transportant de Tournay à Saint-Amand son quartier général. Ce mouvement avait l'avantage de l'éloigner de plus en plus des commissaires de la Convention qui, de Lille, surveillaient ses mouvements et contrecarraient ses projets. Ceux-ci, aussitôt après avoir reçu les demi-confidences de Proly et de ses deux compagnons, avaient expédié une réquisition ainsi conçue : Les commissaires de la Convention nationale près les armées de la Belgique et dans les départements du -Nord et du Pas-de-Calais, réunis, requièrent le général Dumouriez de se rendre aujourd'hui, 29 mars, dans l'après-midi, à Lille, maison du citoyen Mouquet, place du Lion-d'Or, pour s'expliquer avec eux sur des inculpations graves qui le concernent et dont il lui sera donné communication. Le général Dumouriez confiera le commandement de son armée, pendant son absence, à l'officier général à ses ordres qu'il jugera le plus propre à le remplacer. Lille, le 29 mars 1793, an II. GOSSUIN, LACROIX, CARNOT, MERLIN (DE DOUAI), ROBERT, TREILHARD, LESAGE-SÉNAUT. Dumouriez, au lieu d'obéir, adressa, le jour même, aux commissaires, cette réponse tant soit peu ironique : 20 mars. Il m'est impossible, Citoyens commissaires, de laisser un instant l'armée dans le moment où ma présence seule la retient, où, par la défection de la droite et de la gauche, je suis en l'air par l'approche de Clerfayt qui est aujourd'hui à Ath, de l'archiduc Charles qui est arrivé cette nuit à Mons, et du général Mylius qui s'avance sur Courtrai. Me voilà presque cerné et forcé à un mouvement rétrograde que je suis obligé de diriger moi-même. Si j'allais à Lille, l'armée aurait des craintes, et certainement je n'entrerais dans cette ville qu'avec des troupes pour la purger de tous les lâches qui ont fui et qui me calomnient. Envoyez-moi deux ou quatre d'entre vous pour m'interroger sur les imputations graves que l'on met en avant. Je répondrai sur tout avec ma véracité connue ; mais je vous déclare que je ne peux pas en même temps plaider et commander. Ma tête ne suffirait pas à ces deux genres de guerre. DUMOURIEZ. Cette réponse envoyée, le général en chef repasse la frontière,' établit au camp de Maulde l'armée des Ardennes, au camp de Bruille celle de Belgique. Ces deux camps ont leur front couvert par l'Escaut et ne sont séparés entre eux que par la Scarpe, au moment où elle va réunir ses eaux à celles du fleuve. Pour les mettre en communication permanente l'un avec l'autre, il fait jeter plusieurs ponts sur la Scarpe. Il fixe son quartier général dans la petite ville de Saint-Amand, et s'installe de sa personne à l'établissement des bains, situé à quelques kilomètres, dans les bois, entre Saint-Amand et Condé. Comme il espère dissimuler jusqu'au dernier moment au ministre de la guerre et à la Convention l'accord tacite qui existe entre les Autrichiens et lui, il s'attache, dans toute sa correspondance, a grossir les difficultés que l'indiscipline des troupes, le défaut d'approvisionnement, le mauvais état des places, lui ont opposées ; à faire valoir l'avantage des capitulations obtenues par les garnisons d'Anvers, de Bréda, de Gertruydenberg, qui n'auraient pu être secourues et auraient été plus tard prisonnières de guerre. Tantôt, pour inspirer le désir de faire la paix, il présente l'ennemi comme prêt à envahir le territoire français et à lancer jusqu'aux environs de la capitale des partis de cavalerie qui mettront tout à feu et à sang. Tantôt, au contraire, pour inspirer une fausse sécurité et expliquer l'inaction de l'armée autrichienne, il la présente comme manquant de vivres et de fourrages et comme ayant besoin d'une dizaine de jours au moins pour se refaire et attaquer. Mais s'il dissimule son accord avec les Autrichiens, il laisse percer dans chacune de ses lettres sa haine contre la Convention et sa résolution formelle de résister à ses ordres, si elle l'appelle à la barre[15]. Bien que son attitude, comme sa correspondance, soit pleine de menaces, Dumouriez désire laisser à ses adversaires l'initiative de l'attaque ; il veut pouvoir proclamer bien haut que la Convention, au moment où les armées coalisées s'apprêtaient à envahir le territoire français, n'a pas craint d'enlever à l'armée son chef, à la patrie son sauveur. Il ne fera dès lors que repousser la force par la force et obéir à la loi de défense personnelle. VIII Le nouveau Comité de défense générale siégeait presque en permanence. Suivant les errements de ses prédécesseurs, il laissait tous les membres de la Convention assister à ses délibérations et, sous prétexte qu'ils avaient voix consultative, pérorer à leur aise. Assidu à toutes les séances, Marat faisait perdre un temps infini par ses récriminations, ses bouffonneries et son intarissable faconde. D'autres députés suivaient l'exemple de l'ami du peuple. De longues heures de jour et de nuit se passaient en attaques personnelles entre les représentants, en accusations contre les ministres. On n'était d'accord que sur un point, c'est que, dans sa lettre du 12 mars, Dumouriez avait passé toute mesure, et qu'il était impossible de laisser entre ses mains le commandement des deux plus importantes armées de la République. Mais fallait-il dès à présent le décréter d'accusation ? Les torts de Dumouriez étaient moins connus que ses victoires ; malgré ses revers récents, il était encore l'idole de ses soldats. La Convention, en prenant contre lui une mesure acerbe, risquait d'être accusée de précipitation, de légèreté, d'ingratitude ; tandis que le mander simplement à la barre, c'était l'obliger à se déclarer. S'il refusait de se soumettre au décret, il dévoilait ses projets criminels et s'exposait à être abandonné de tous ceux qui font passer l'intérêt de la patrie avant celui d'un individu quel qu'il soit[16]. Ces considérations, fortement développées par Camus qui, depuis quelques jours, était de retour de Belgique, entraînent la majorité du Comité de défense générale. Quatre commissaires sont désignés pour se rendre au camp de Dumouriez. Beurnonville est invité à se joindre à eux ; car, dans une circonstance donnée, la présence du ministre de la guerre, d'un général qui s'est illustré à Valmy et a Jemmapes, peut être précieuse pour rallier l'armée indécise entre le fait et le droit, entre celui qui l'a conduite si souvent à la victoire et ceux qui auront à lui parler au nom de la nation et de la République. Sur ces entrefaites, Lebrun arrive au Comité ; II est accompagné de ses trois émissaires, Proly, Dubuisson et Pereyra, qui viennent de lui raconter les confidences de Dumouriez. Ce récit ne change rien aux déterminations déjà prises ; seulement il est convenu que vingt-quatre heures après le départ des commissaires, Cambacérès, au nom du Comité, viendra lire à la tribune tous les documents propres à faire connaître au pays le véritable état de choses et proposera les mesures de salut public exigées par les circonstances. Camus est chargé de présenter le décret à l'Assemblée. Dès l'ouverture de la séance du samedi 30 mars, il monte à la tribune et, d'une voix grave, s'exprime ainsi : Le Comité de défense générale m'a chargé de vous proposer des mesures de sûreté, qu'il a arrêtées cette nuit après une longue délibération, en présence d'un grand nombre de députés. Il est arrivé hier de l'armée des dépêches qui ont dévoilé les trames perfides ourdies par les ennemis de la République. Nous ne les connaissons pas tout entières. Le Comité est sur la voie. Bientôt il tiendra le fil de ces criminelles manœuvres. Voici le décret qu'il m'a chargé de vous proposer ; je n'ai pas besoin d'en indiquer les motifs : Art. 1er. La Convention mande à la barre le général Dumouriez. Art. 2. Le ministre de la guerre partira à l'instant pour l'armée du Nord, à l'effet d'en connaître l'état et d'en rendre compte à la Convention. Art. 3. Quatre commissaires, pris dans le sein de la Convention nationale, se rendront de suite à ladite armée avec pouvoir de suspendre et de faire arrêter tous généraux, officiers, militaires, quels qu'ils soient, fonctionnaires publics et autres citoyens qui leur paraîtront suspects de les faire traduire à la barre et d'apposer les scellés sur leurs papiers. Art. 4. Lesdits commissaires ne pourront agir qu'autant qu'ils seront réunis au nombre de quatre. Art. 5. Les commissaires qui sont actuellement auprès de l'armée de Belgique se rendront dans le sein de la Convention nationale pour lui donner de vive voix tous les renseignements qu'ils ont 'acquis sur l'état de l'armée et des frontières. Les conclusions du Comité de défense sont adoptées à la presque unanimité. Mais à peine le président a-t-il proclamé le résultat du vote que Marat s'écrie : Un décret emporté par acclamation n'indique que le jeu des passions. Une des dispositions qu'il contient peut devenir funeste. ït ne s'agit que de faire rentrer les troupes. Pour cela nous avons des officiers de confiance. Je demande que le ministre de la guerre reste à Paris, où il est plus utile qu'aux frontières. Camus, qui ne peut dire tout haut la raison qui fait désirer à la Commission l'adjonction de Beurnonville, se contente de répondre que le ministre de la guerre, plus que tout autre général, sera à portée de connaître l'ensemble des dispositions militaires a prendre. L'Assemblée, qui comprend à demi-mot, impose silence à Marat et passe à l'ordre du jour sur sa motion. Le président annonce que le Comité propose pour commissaires Camus, Quinette, Lamarque et Bancal. A ce dernier nom, des murmures s'élèvent de l'extrême gauche : Il n'a pas voté la mort du roi, il n'a pas notre confiance, crient plusieurs députés. Chénier émet l'avis de remplacer les noms de Lamarque et de Bancal par ceux de Bréard et de Dubois-Crancé. Mais la majorité adopte purement et simplement la proposition du Comité de défense générale. Seulement on adjoint à la Commission Carnot, qui avait été chargé d'inspecter les places fortes de la frontière du Nord et qui se trouvait en ce moment à Lille. IX Les quatre commissaires qui viennent d'être désignés se rendent immédiatement au Comité de défense générale, pour recevoir leurs dernières instructions et se concerter avec Beurnonville. Celui-ci demande quelques heures, afin de donner dans son ministère des ordres urgents pour l'approvisionnement de l'armée et des places. Ces ordres sont bientôt expédiés et le même jour, 30 mars, à huit heures du soir, le ministre et les commissaires montent en chaise de poste. La route de Flandre était sillonnée d'estafettes. Presque à chaque relais, les envoyés de la Convention reçoivent des nouvelles du quartier général et de leurs collègues de Lille et de Valenciennes. Deux courriers, expédiés par Dumouriez à Beurnonville, le 29 et le 30, rencontrent le ministre, l'un à quelques lieues de Paris, l'autre beaucoup plus loin, et lui remettent les dépêches dont ils sont porteurs. Beurnonville garde avec lui le premier de ces courriers[17] et expédie l'autre à la Convention avec les lettres du général. Ces lettres ne faisaient que répéter, en les accentuant davantage, les plaintes et aussi les menaces contenues dans les missives précédentes. Les commissaires et le ministre prennent le parti de se diriger sur Lille pour conférer avec leurs collègues et apprendre d'eux le dernier état des choses. Ils y arrivent le lundi premier avril de grand matin[18], trouvent les anciens commissaires réunis et leur donnent connaissance du décret de la Convention. Ceux-ci, à la lecture de la disposition qui les rappelle à Paris, ne dissimulent pas leur mécontentement. Mais les moments sont trop précieux pour les perdre en récriminations inutiles. Après avoir échangé les renseignements les plus importants et sur la situation de l'armée et sur celle de la capitale, les deux groupes de commissaires se séparent ; les nouveaux pour se rendre au quartier général de l'armée du Nord, les anciens pour se diriger vers Paris en conformité des ordres de l'Assemblée[19]. Camus avait espéré trouver Carnot à Lille, mais celui-ci l'avait quittée la veille pour se rendre à Arras et en inspecter les fortifications. Il est impossible d'attendre son retour ; ses collègues se contentent de lui donner rendez-vous à Douai, ville où ils comptent se rendre en quittant Saint-Amand. Ce fut donc par un incident imprévu, un hasard vraiment providentiel, que Carnot échappa au sort de ses collègues et que fut conservé à la France celui qui devait la sauver en organisant la victoire. X Deux routes conduisent de Lille à Saint-Amand l'une passe par Orchies, l'autre par Douai la première est de beaucoup la plus courte, mais elle est très-rapprochée de la frontière et se trouvait dans ce moment fort exposée aux incursions de l'ennemi. Camus et ses collègues la choisissent cependant. Sur la réquisition de Beurnonville, le général Duval, que nous avons laissé commandant la place de Bruxelles et qui, celle-ci évacuée, a été envoyé a Lille en la même qualité, donne aux commissaires de la Convention une escorte de cent cavaliers du 13e régiment de chasseurs à cheval. Ce corps, de récente formation, était presque entièrement composé de mulâtres il avait pour colonel Saint-Georges, si connu avant la Révolution par ses duels, son élégance, ses bonnes fortunes, et pour lieutenant-colonel Alexandre Dumas, dont le nom était aussi destiné à une grande célébrité. Ces deux officiers tiennent à honneur d'accompagner le ministre de la guerre et les commissaires. Mais, à Orchies, les chevaux, fatigués d'une course de trente-trois kilomètres presque entièrement faite au galop, ne peuvent aller plus loin. Le ministre requiert le général Miaczinski, qui commande à Orchies un corps d'armée destiné à protéger la gauche de l'armée, de lui fournir une nouvelle escorte. Celui-ci met à obéir une lenteur calculée. Les commissaires se plaignent hautement de ce manque d'égards. Miaczinski vient lui-même s'excuser, mais il est fort mal reçu. Enfin l'on se remet en route et bientôt, après avoir traversé la petite ville de Saint-Amand, on arrive à l'établissement des bains. Il était presque nuit close. Dumouriez achevait de dîner. Depuis plusieurs heures, l'arrivée des nouveaux commissaires dans le département du Nord lui avait été signalée par le poste d'observation qu'il avait établi à Pont-à-Marcq, sur la route de Douai à Lille. Depuis quelques minutes, il était averti de leur passage à Orchies par une estafette que Miaczinski lui avait expédiée. Le général en chef reçoit le ministre et les commissaires au milieu de son état-major. Beurnonville l'embrasse affectueusement et lui annonce que les représentants du peuple viennent lui notifier un décret de la Convention. Dumouriez se fait nommer les trois commissaires qui accompagnent Camus et qu'il ne connaît pas encore. Il complimente Quinette et Bancal sur ce qu'il sait de leur mérite et de leur modération. Il ne dit rien à Lamarque. Sortant bientôt du cercle des politesses banales, il entame brusquement l'entretien et, s'adressant à Camus, s'écrie : Vous venez apparemment me faire arrêter ? Pour toute réponse, le chef de la députation s'apprête à lire le décret. Beurnonville demande que la conférence ait lieu dans le cabinet du général en chef, et non au milieu d'une foule d'officiers allant et venant. Celui-ci y consent, mais ses aides de camp exigent que les portes du cabinet restent ouvertes, parce que, discutas, ils ne veulent pas un instant perdre de vue leur général. Dumouriez prend des mains de Camus le décret, le lit et le lui rend. Je ne puis, dit-il, abandonner dans ce moment mes troupes, ce serait le signal de la désorganisation générale. Lorsque j'aurai remis l'armée en état de faire campagne, je rendrai compte de ma conduite. Vous êtes sur les lieux. C'est a vous de voir si, dans l'état actuel des choses, vous devez, oui ou non, mettre à exécution le décret dont vous êtes porteurs. L'Assemblée, en vous confiant une mission aussi délicate, a dû compter sur votre prudence et sur votre fermeté. Songez à l'immense responsabilité que vous assumez sur votre tête si vous me déclarez suspendu de mes fonctions. Acceptez plutôt ma démission, je l'ai offerte plusieurs fois depuis trois mois. — Si nous l'acceptons, répond Camus, que ferez-vous ? — Ce qui me conviendra ; mais je vous déclare sans détour que je ne me rendrai pas à Paris pour me voir assassiner en chemin, ou condamner par un tribunal révolutionnaire. — Vous ne reconnaissez donc pas le tribunal érigé par un décret formel ? — Je le reconnais pour un tribunal de sang et de crime. Tant que j'aurai un pouce de fer dans ma main, je ne m'y soumettrai pas. Si j'en avais le pouvoir, il serait aboli demain c'est l'opprobre d'une nation libre. Camus, fidèle à ses habitudes puritaines, avait engagé le colloque avec trop de roideur. Ses collègues essayent de le reprendre sur un ton plus modéré ; ils cherchent à calmer les craintes que le général a manifestées et à réfuter les motifs qu'il a mis en avant pour ne pas se présenter à la barre. Nous vous promettons, dit Quinette, de vous accompagner jusqu'à Paris, prêts à recevoir les premiers coups si on voulait attenter à votre vie. Bancal cite les grands exemples d'obéissance et d'abnégation donnes par plusieurs généraux de l'antiquité. Mais Dumouriez répond : Nous ne sommes plus au temps de la Grèce et de Rome. Ces peuples avaient une république bien réglée, de bonnes lois. Ils n'avaient ni club des Jacobins, ni Tribunal révolutionnaire. Ne défigurons pas l'histoire des anciens en donnant pour excuse à nos crimes l'exemple de leurs vertus. Des tigres veulent ma tête, je ne veux pas la leur donner. — Vous vous abusez sur l'état de Paris, répètent avec insistance les commissaires, vous n'avez aucun péril à courir... Allons donc ! la Convention
n'est même pas assez forte pour se mettre à l'abri des fureurs de Marat.
D'ailleurs, moi absent, qui répondra du salut de mon armée ? Ne savez-vous
pas que nous avons en face de nous quarante mille hommes soutenus par une
immense cavalerie ? — Pendant les quelques jours que vous serez absent, dit Beurnonville, je vous remplacerai s'il le faut, et je puis vous assurer que l'ennemi ne pénétrera pas sur le territoire français. Je connais parfaitement cette frontière elle n'a jamais été insultée tant que j'y ai commandé. Avec un corps de 3.000 hommes, j'ai contenu 20.000 Autrichiens. — C'est-à-dire, réplique en riant Dumouriez, que vous êtes venu pour me souffler mon commandement ? — Comment pouvez-vous faire cette
supposition ? Si j'ai accepté le ministère, cela a été par pure obéissance et
pour mettre les armées en état d'entrer en campagne. Mon poste est sur les
bords de la Moselle, mon armée m'y attend, je n'ai qu'un désir, aller la
rejoindre. Enfin, impatienté de voir te temps se perdre en récriminations inutiles et en propositions contradictoires, Camus renouvelle à Dumouriez sa question catégorique Vous ne voulez donc pas obéir au décret de la Convention ? — Je ne le puis ; mon armée est désorganisée et mécontente ; la quitter dans ce moment, ce serait risquer de la voir se débander entièrement. Prenez sur vous de surseoir, vu les circonstances, aux mesures ordonnées par la Convention. Retournez à Valenciennes et rendez compte à l'Assemblée des motifs de votre conduite. XI Huit heures approchaient. C'était l'heure à laquelle les représentants du peuple avaient décidé qu'ils enverraient un courrier, afin qu'il pût arriver à l'ouverture de la séance du mercredi 3 avril et donner à la Convention des nouvelles positives des premiers résultats de leur mission. Sur un signe de Camus, les commissaires saluent le général et se retirent dans une pièce écartée pour délibérer. Pendant ce temps, Dumouriez, resté avec Beurnonville, cherche à convertir celui qui a été son élève, son ami, son Ajax. Demeurez avec nous, lui dit-il, prenez le commandement de l'avant-garde. Ici du moins vous trouverez sécurité et liberté, vous serez à l'abri des accusations de Marat. Rappelez-vous ce que vous avez eu à souffrir depuis deux mois de la part des anarchistes. Ils traduiront en crimes vos travaux et vos veilles et vous enverront à l'échafaud. — Quelque événement qui arrive, dit Beurnonville, je mourrai à mon poste. Je me sacrifierai avec bonheur pour ma patrie, mais je ne la trahirai jamais. Ma situation est horrible. Je vois que vous êtes décidé, que vous allez prendre un parti désespéré. Ce que je vous demande en grâce, c'est de me faire subir le même sort qu'aux députés. — N'en doutez pas, et en cela je crois vous rendre un service signalé. A ce moment, les commissaires rentrent dans la salle où se trouve réuni l'état-major. Ils font appeler Valence, auquel ils ont résolu de confier le commandement de l'armée. Dès que ce général est arrivé, Camus, à la tête de la députation, s'avance vers Dumouriez qui est adossé à la cheminée et attend, la tête haute, le sourire sur les lèvres, la sommation dont on l'a menacé. Général, dit Camus, vous connaissez le décret de la Convention qui vous ordonne de vous rendre à la barre ; voulez-vous l'exécuter ? — Non, pas dans ce moment. — Vous désobéissez à la loi. — Je suis nécessaire à mon armée. — Par cette désobéissance, vous vous rendez coupable. — Allons, ensuite ! — Aux termes du décret, nous allons mettre les scellés sur vos papiers. Jusque-là un silence absolu avait régné dans l'assistance mais, à cette déclaration, de violents murmures se font entendre. Plusieurs officiers s'avancent vers les commissaires. Quels sont, reprend Camus avec autorité, ces militaires qui osent menacer les représentants du peuple ? — Ils se nommeront eux-mêmes, dit Dumouriez. Et aussitôt les plus rapprochés de s'écrier : Je m'appelle Devaux, je m'appelle Denize, etc. Dumouriez présente ironiquement à son interrogateur les demoiselles Fœrnig, les jeunes et gracieuses volontaires qui ne l'ont pas quitté de toute la campagne. Assez, dit le représentant de la Convention. Ce serait trop long qu'ils me donnent tous leurs portefeuilles nous mettrons les scellés sur leurs papiers. Et quant a vous, général, vu votre désobéissance à la loi, nous vous déclarons que vous êtes suspendu de vos fonctions. Les assistants s'écrient : Suspendus ! nous le sommes tous ! On veut nous enlever Dumouriez, Dumouriez notre père, Dumouriez qui nous mène à la victoire !... Mais, d'un geste, le général arrête ces cris tumultueux. Allons, s'écrie-t-il, il est temps que cela finisse. Lieutenant, appelez les hussards. Aussitôt trente cavaliers, apostés depuis longtemps, se précipitent dans la salle et entourent les commissaires. Dumouriez leur dit en allemand : Arrêtez ces quatre hommes, ils me serviront d'otages ; qu'on ne leur fasse aucun mal. Arrêtez aussi le général Beurnonville et laissez-lui ses armes. Celui-ci veut exciper de son titre de ministre de la guerre et donner des ordres aux soldats. Mais on ne l'écoute pas et on se dispose le conduire avec les députés dans une chambre voisine. A ce moment, Camus se débarrasse de ceux qui le retiennent, s'avance vers Dumouriez et lui dit : Général, vous perdez la République. — C'est bien plutôt vous, vieillard insensé ! Sur un signe de leur chef les hussards entraînent rapidement Camus. On réunit aux conventionnels et au ministre Menoire, l'aide de camp de Beurnonville, Villemur, son secrétaire particulier, et Foucaud, secrétaire de la commission. Personne ne s'informe si le ministre et les représentants du peuple ont froid ou faim. La chambre est sans feu, le temps est glacial ; ils n'ont pas de manteaux et n'ont pas mangé depuis le matin. Mais ils trouvent au-dessous de leur dignité de se plaindre. Dumouriez fait dire à Beurnonville qu'il désire le voir et qu'il ait à se rendre auprès de lui. Le ministre répond qu'il ne veut rien avoir de commun avec un traître et que si Dumouriez a quelque chose à lui dire, il vienne le trouver. Longuet, le courrier que le ministre a attaché en route à sa personne, peut seul, grâce à sa longue familiarité avec tous les officiers de l'état-major, pénétrer jusqu'aux prisonniers, leur apporter les effets dont ils ont le plus pressant besoin et les assurer de son dévouement. XII Au bout de deux heures, on avertit les commissaires qu'ils aient à s'apprêter à partir. Au nom de qui nous est donné cet ordre ? demande Camus. — Au nom du général Dumouriez, répond Denize, l'aide de camp chargé de veiller à la translation des prisonniers. — Dumouriez est suspendu de ses fonctions et n'a pas d'ordres à donner. A cette observation, Denize se contente de hausser les épaules : Avez-vous un ordre écrit ? L'aide de camp sort pour aller le chercher et revient, un moment après, annoncer que son général a répondu qu'un ordre par écrit n'est pas nécessaire, que son ordre verbal suffit parfaitement et que, s'il le faut, on emploiera la force pour le mettre exécution. Beurnonville déclare qu'il ne bougera pas si on ne lui dit où on le mène. Déjà il porte la main à son sabre ; mais les hussards se précipitent sur lui et l'empêchent d'en faire usage. On propose à Foucaud, à Villemur et à Menoire de les laisser libres, mais ils veulent partager le sort du ministre et des membres de la Convention. On les entasse tous dans les deux voitures qui les ont amenés, avec deux aides dé camp de Dumouriez, Denize et Rainville. Les commissaires ne savaient où on les conduisait. Ils pensaient qu'on les dirigeait sur Valenciennes, pour les déposer dans la forteresse de cette ville ; ils se résignaient au sort qu'avaient eu, huit mois auparavant, les trois députés de l'Assemblée législative arrêtés à Sedan par Lafayette. Du reste, il était presque impossible de reconnaître la route qu'on leur faisait suivre. Les chemins étaient horribles ; on avançait très-lentement, les voitures s'embourbaient à chaque instant ; les hussards ne laissaient descendre personne. Dans un moment d'arrêt, Beurnonville met la tête à la portière et demande au postillon où il va. A Rumegies, répond celui-ci. Beurnonville connaissait parfaitement toutes les localités de la frontière. Le nom de Rumegies, dernier village français sur la route de Tournay, est pour lui un trait de lumière. S'adressant à l'aide de camp de Dumouriez : Vous m'avez dit que nous allions à Valenciennes, s'écrie-t-il ; prenez garde si vous me trompez, je vous tue sur place. Rainville ne répond rien ; mais, un instant après, il prend pour prétexte que l'on est trop entassé dans la voiture, quitte le général, monte à cheval et se met à la tête de l'escorte. Bientôt on arrive sur une chaussée. Beurnonville reconnaît qu'on prend la route de Belgique. Il cède à son indignation, ouvre la portière, suivi du fidèle Menoire, et tous deux, sabre en main, courent à Rainville. Mais celui-ci s'écrie : A moi, hussards, frappez sur tout ce qui paraîtra hors des voitures ! Le ministre est aussitôt entouré ; il reçoit plusieurs coups de sabre, dont un lui fait une large entaille à la cuisse. La partie n'était pas égale. Bancal, qui était dans la même voiture et qui n'avait pas cru devoir suivre le général dans sa brusque agression, lui ordonne, au nom de la Convention, de cesser le combat et de remonter. Beurnonville obéit, mais, à peine a-t-il repris sa place, que l'on s'aperçoit que le sang coule à grands flots de sa blessure. On bande la plaie avec quelques mouchoirs et on se remet en route. Le jour paraît et les prisonniers ne peuvent plus douter du sort qui leur est destiné. Ils sont sur le territoire belge ; ils rencontrent des détachements d'Impériaux qui les laissent passer tranquillement. Bientôt on s'arrête les dragons autrichiens de la Tour remplacent les hussards de Berchiny. Une demi-heure après, les voitures entraient dans Tournay. Beurnonville, Camus et ses collègues étaient conduits devant Clerfayt, auquel on remettait en même temps, de la part de Dumouriez, la lettre suivante[20] : Mon général, Je vous adresse quatre députés de la Convention nationale qui sont venus de la part de cette assemblée tyrannique pour m'arrêter et me conduire à leur barre. Leur projet, ou du moins celui de leurs commettants, était de me faire assassiner à Paris. Je vous prie de les envoyer à Son Altesse le prince de Saxe-Cobourg pour être gardés en otages pour empêcher les crimes de Paris. Je marche demain sur la capitale pour faire cesser cette horrible anarchie. Je compte, comme on me l'a expressément promis, sur la trêve la plus parfaite pendant l'expédition que je vais faire, et même sur le secours de vos troupes en cas que j'en aie besoin, pour venir à bout des scélérats que je veux châtier, pour remettre l'ordre dans le royaume de France et rendre à toute l'Europe le repos et la tranquillité qu'ils ont troublés si criminellement. Je vous envoie aussi particulièrement le général Beurnonville, ministre de la guerre, avec son aide de camp je vous prie de séparer ces deux militaires d'avec les quatre membres de la Convention nationale, et de les traiter avec plus d'égards. Aux bains de Saint-Arnaud, le 1er avril, à dix heures du soir. DUMOURIEZ. C'est ainsi que le vainqueur de Valmy et de Jemmapes cimentait son pacte avec les ennemis de la France. A la violence il ajoutait la perfidie ; à la trahison, le mensonge[21]. |
[1] Voir, pour ce qui se passa dans le sein du Comité de défense générale, les discours de Bréard, de Pénières, de Lasource, de Danton, de Barère (séances des 1er et 2 avril).
[2] Danton était le 21 à Bruxelles, il dut en partir le soir même ou au plus tard le 22 au matin. Il était donc de retour à Paris le 24. Mais, pendant deux ou trois jours, il se tint caché et ne parut à la Convention que le 27 mars. Dans quel but le célèbre tribun s'éclipsa-t-il ainsi pendant plus de 48 heures, lorsqu'il apportait des nouvelles aussi graves ? Nul ne peut le dire, mais, quant au fait matériel, il nous semble hors de toute contestation. Nous n'avons besoin pour le prouver que d'invoquer : 1° le rapport adressé à la Convention à la date du 22 mars et inséré, au Moniteur, n° 86 ; 2° les deux lettres que Lacroix écrivait à Danton les 25 et 28 mars et dont nous donnons le texte à la fin du volume.
[3] Le Moniteur du 20 mars, n° 84, donne la lettre du 12 mars sous la rubrique des Pays-Bas et annonce que cette lettre, quoique adressée à la Convention, ne lui a pas été lue, mais qu'elle a été imprimée et répandue dans toute la Belgique.
[4] Nous donnons à la fin de ce volume les documents relatifs à une des nombreuses combinaisons tentées pour amener Dumouriez à livrer ses conquêtes et son armée entre les mains de l'étranger. Ces documents, au bas desquels se trouvent les noms de Metternich, de Mercy d'Argenteau et de Breteuil, nous font connaitre les étranges illusions qu'émigrés et étrangers se faisaient sur les moyens à prendre pour venir à bout de la Révolution.
[5] D'après un rapport officiel fait par le prince de Cobourg à l'Empereur, Montjoie, dès la première entrevue, se serait exprimé très-catégoriquement. Il déclara au prince que Dumouriez était décidé à mettre fin aux calamités qui désolaient sa patrie, à rétablir la royauté constitutionnelle, à dissoudre la Convention et à punir les scélérats de Paris.
Voici le texte même d'une lettre écrite par Dumouriez ; elle précise la date de l'arrivée de Montjoie auprès du prince de Cobourg :
Au quartier général de Halle,
le 24 mars 1793.
Mon prince,
Je vous prie d'avoir la
complaisance d'envoyer un officier de votre état-major avec la liste des
prisonniers français, pour pouvoir traiter de l'échange, conformément à ce qui
a été convenu hier avec l'adjudant général Montjoye. J'ai l'honneur d'être avec
la plus respectueuse considération,
Mon prince, votre très-humble
et très-obéissant serviteur,
DUMOURIEZ.
[6] Dans ce moment, les Autrichiens ne pouvaient mettre en ligne plus de 30.000 hommes. Dumouriez, au contraire, croyait avoir affaire à 60.000. Cobourg n'avait avec lui aucune artillerie de siège pour attaquer les places fortes de la Belgique. Il envoyait sans cesse courrier sur courrier au duc de Brunswick pour hâter la marche des Prussiens et des autres coalisés, attardés sur le Mein, et qui le laissaient ainsi exposé à tous les dangers d'un retour offensif des Français. On peut voir, dans l'ouvrage de M. de Bourgoing, que nous avons déjà cité, les raisons de cette étrange conduite. Les tiraillements que suscitait entre les cabinets de Berlin et de Vienne le partage de la Pologne influaient fortement sur la marche des armées prussienne et autrichienne en Belgique et vers le Rhin.
[7] Celle de Nerwinde le 18 mars et celle de Louvain ie23. Dans ses Mémoires, Dumouriez passe à peu près cette dernière sous silence, quoiqu'il l'appelle lui-même la honteuse retraite de Louvain.
[8] Cette conversation, d'une importance historique si considérable, est racontée dans un rapport officiel, daté du 26 mars et adresse de Bruxelles par Mack à l'empereur François. Nous nous sommes borné à mettre sous forme de dialogue le récit qui, dans le rapport officiel, est naturellement à la troisième personne et à y ajouter quelques particularités qui se trouvent relatée : dans un rapport, postérieur du prince de Cobourg.
Pendant que nous faisions la découverte de ce précieux document, le professeur de Sybel, dans son remarquable ouvrage sur la Révolution française, Geschichte der Revolutionszeit von 1789 bis 1795, donnait l'analyse d'une lettre écrite du quartier général du prince de Cobourg par un officier prussien qui y était attaché, le comte Tauensien. La lettre prussienne, moins longue et moins détaillée que celle du colonel Mack, la confirme dans ses points les plus essentiels.
Par un motif que nous ne saurions expliquer, Dumouriez, dans ses Mémoires, commet une inexactitude palpable ; il fixe au 27 mars la conférence d'Ath. Le rapport officiel de Mack porte la date du 26 au matin. Il fut écrit aussitôt après le retour de cet officier à Bruxelles. La conférence de Dumouriez et du colonel autrichien eut donc lieu dans la nuit du 25 au 26.
[9] Ces trois commissaires du pouvoir exécutif, que la Convention déclara avoir bien mérite de la patrie pour avoir dévoilé les premiers les trames de Dumouriez, furent, huit mois après, compris dans la conjuration dite de l'étranger et traduits comme complices de ce complot imaginaire devant le tribunal révolutionnaire. Ils furent condamnés à mort et exécutés le 4 germinal an II (23 mars 1794).
[10] Dumouriez fixe encore à cette entrevue une date inexacte. Il dit, chapitre X de ses Mémoires que les trois émissaires de Lebrun arrivèrent le 29 à Tournay. Il avait oublié que lui-même, dans une lettre adressée à Beurnonville le 28 mars et imprimée au Moniteur du 2 avril, n° 92, il parlait de l'entrevue qu'il avait eue avec les trois commissaires et de leur départ. Du reste, Dumouriez reconnait que le procès-verbal dressé par les envoyés de Lebrun à la date du 31 mars et inséré au Moniteur du 3 avril reproduit, sauf quelques détails peu importants, le caractère principal de la conversation qu'il eut avec eux.
[11] Voir les discussions soulevées par les pétitions de Marseille et d'Amiens dans les séances des 21 et 24 mars.
[12] Dans la seule séance du 20 mari, il fut déposé sur le bureau du président huit propositions différentes ayant toutes pour but la police des tribunes. Elles furent renvoyées au comité de législation qui ne fit aucun rapport.
[13] Voir au Moniteur, n° 86, le texte même du décret.
[14] Le lendemain, Roland écrivait au Moniteur, n° 88, pour donner un démenti formel à Danton et pour nier la lettre qu'on lui imputait. Mais peu importait, le coup était lancé, Roland et ses amis étaient désignés au peuple comme seuls responsables des trahisons futures de Dumouriez.
[15] Voici quelques fragments des lettres adressées par Dumouriez à Beurnonville pendant les derniers jours de mars 1793 :
Je saurai, avec quelques braves gens, m'ensevelir sous les ruines de ma patrie, mais il m'est impossible d'empêcher l'ennemi de pénétrer dans telle partie de notre frontière qu'il voudra, de prendre sans résistance telle place qu'il jugera à propos et d'arriver à Paris.
Pensez bien même que, sans s'arrêter à prendre nos places, il a 30.000 hommes de cavalerie, avec lesquels il peut mettre à feu et à sang toute la partie du royaume qui avoisine Paris ; que je n'ai pas la même ressource que j'avais en Champagne pour l'arrêter ; qu'alors l'énergie du républicanisme était dans toute sa force ; qu'alors la Convention nationale avait de l'ensemble et de l'autorité ; qu'alors le royaume n'était pas déchiré par la guerre civile ; qu'alors enfin il y avait des ressources pécuniaires qui n'existent plus...
Il faut arrêter les criminelles exagérations de ceux qui tyrannisent l'Assemblée par les tribunes. On a bientôt dit que la nation se lève ce n'est pas tout d'être debout, il faut agir. Ce n'est ni avec des clameurs, ni avec des poignards, ni même avec des piques, ce n'est qu'avec de bonnes armes, de la sagesse et de la discipline que nous sauverons la France ; c'est surtout avec un plan sage, et ce plan nous indique de chercher à faire la paix. Pensez bien à négocier puisque vous n'avez pas la faculté de vous battre et croyez que les hommes qui, comme vous et moi, ont soutenu le poids de la guerre ne se laisseront pas écraser par de vos assassins...
J'ai déjà, mon cher Beurnonville, joué plus d'une fois le rôle de Decius en me jetant dans les bataillons ennemis, mais je ne jouerai pas celui de Curtius en me jetant dans un gouffre.
Les commissaires de la Convention viennent de me sommer d'aller à Lille. Je vous déclare que je regarde ma tête comme trop précieuse pour la livrer à un tribunal arbitraire je ne peux être jugé de mon vivant que par la nation entière, comme je le serai après ma mort par l'histoire....
Je crains bien d'être poussé à bout par les atrocités que se permettent contre moi les Jacobins et par les interprétations absurdes qu'on donne à tout ce que je fais ou à tout ce que j'écris. La séance du 27 de la Convention me montre ce que je dois attendre des suivantes. Je mettrai toute la prudence possible dans ma conduite, mais j'annonce que je ne me laisserai pas accabler. J'aurai pour juge la nation entière. Je soutiendrai les articles de ma lettre du 12, je prouverai dans quel esprit elle a été lue. Sa publicité fera ma justification il ne sera pas dit qu'un Cambon, un Robespierre, puissent perdre, par des sophismes orgueilleux, un homme qui a déjà eu le bonheur de sauver plusieurs fois sa patrie...
J'ai fait ce matin, citoyen ministre, sans beaucoup d'inquiétude de la part de l'ennemi, ma retraite dans les camps de Maulde et de Bruille. J'attribue la mollesse de sa poursuite au défaut de fourrages qui retarde ses mouvements, parce que sa cavalerie est de plus de 20.000 hommes.
[16] Voir le rapport de Camus, Bancal, Quinette et Lamarque, lu au conseil des Cinq-Cents le nivôse, an IV (p. 9 et suivantes).
[17] Il se nommait Longuet. Nous aurons plusieurs fois occasion de reparler de lui dans le cours de ce récit.
[18] Ils mirent ainsi quarante et quelques heures pour franchir la distance qui sépare Paris de Lille. Ils furent très-probablement retardés à plusieurs relais par la solennité de la fête ; car le dimanche 31 mars était jour de Pâques, et le culte n'était pas encore aboli.
[19] Lacroix, Gossuin, Merlin et Robert, partis de Lille le 1er avril dans l'après-midi, s'arrêtèrent quelques heures à Douai et le 2 avril au matin à Roye. C'est dans cette dernière ville que les rejoignit le courrier envoyé par l'administration départementale du Nord pour leur apprendre l'arrestation de leurs collègues et la révolte de Dumouriez. Le courrier qui leur apporta à Roye cette nouvelle fit une extrême diligence, car les autorités de Douai n'avaient pu écrire que te 2 au matin et le même jour, dans l'après-midi, leur rapport parvenait aux commissaires de la Convention. Ceux-ci voyagèrent toute la nuit et apportèrent eux-mêmes la nouvelle à l'Assemblée au commencement de la séance du mercredi 3 avril.
[20] Dumouriez, dans ses Mémoires, fixe au 2 avril au soir la date de l'arrivée et de l'arrestation des commissaires de la Convention. Il est contredit par toutes les pièces officielles, même par celles qui sont revêtues de sa signature. (Voir la lettre à Clerfayt que nous donnons ici, la proclamation à l'armée et la lettre adressée à Miaczinski que nous donnerons dans le livre suivant.)
[21] Ici finit le rôle des commissaires de la Convention et du ministre. Prisonniers des Autrichiens, ils ne peuvent plus influer sur les événements politiques, mais ils méritent l'intérêt de tous ceux qui honorent le courage et le dévouement. On trouvera à la fin de ce volume une note relative à leur captivité.