I Le coup de hache du 21 janvier eut un immense retentissement en Europe. Peuples et rois s'émurent également ; tous les ressentiments, tous les intérêts, toutes les convoitises se réunirent pour prêcher la croisade universelle contre la France[1]. Dès 1789, la plupart des souverains s'étaient instinctivement prononcés contre l'application des idées nouvelles, bien que beaucoup d'entre eux les eussent admises et préconisées tant qu'elles étaient restées a t'état de théories. Ils s'étaient piu naguère a échanger quelques lettres pleines de ménagements et de flatteries avec les Philosophes, dispensateurs de la renommée, à leur offrir une hospitalité fastueuse, à faire étalage de sensibilité exquise ou de désintéressement platonique. Mais ils n'avaient pas tardé a comprendre que le droit des citoyens et des nations, proclamé par les assemblées françaises, était en contradiction flagrante avec celui qu'ils prétendaient avoir reçu de Dieu et de leurs ancêtres ; ils venaient d'avoir la preuve qu'après avoir ébranlé les couronnes, la Révolution pourrait bien faire tomber les têtes qui les portaient. Au récit des scènes hideuses du 10 août et du 2 septembre, à la lecture du procès de Louis XVI, les orateurs, les poètes, les penseurs, avaient été presque aussi émus que les rois. Ceux d'entre eux qui avaient applaudi aux premiers actes de la Révolution s'étaient empressés de répudier toute solidarité avec les adeptes du jacobinisme. Jusqu'alors les peuples, spectateurs muets mais attentifs du grand drame qui se déroulait sous leurs yeux, avaient hésité à faire un choix entre les principes nouveaux qui leur promettaient la liberté, et les doctrines anciennes qui, à défaut de ce bien si précieux, semblaient au moins leur assurer une vie paisible. Mais, a partir du 21 janvier, leurs doutes cessent. Saisis d'épouvante, ils se rejettent dans les bras de leurs anciens maîtres et demandent a être sauvés à tout prix du monstre révolutionnaire. D'autre part, le gouvernement français semble, il faut le dire, prendre plaisir à s'aliéner les dernières sympathies sur lesquelles il puisse encore compter. Il alarme tous les intérêts, après avoir froissé toutes les consciences. Par ses décrets des 19 novembre et 15 décembre 1792, la Convention promet secours et protection aux nations qui s'insurgeront contre leurs souverains elle ordonne à ses généraux, aussitôt qu'ils mettront le pied sur le sol étranger, de détruire, d'extirper les institutions contraires à la liberté et à l'égalité. Elle envoie des commissaires — et quels commissaires ! — faire l'éducation des peuples dont ses armées occupent le territoire. Le pouvoir exécutif déclare virtuellement abolis les actes internationaux qui peuvent contenir des clauses attentatoires au droit naturel, il affiche la prétention de réviser de sa propre autorité les traités qui, depuis plusieurs siècles, forment le droit public de l'Europe. Pour le triomphe de principes très-contestables, on jette un défi la face de la Hollande et de l'Angleterre, on proclame la liberté de la navigation de l'Escaut et de la Meuse, contrairement aux stipulations les plus formelles du traité de Westphalie[2]. Ce n'est pas assez d'avoir sur les bras la Prusse et l'Autriche, on provoque intempestivement la Diète germanique en envahissant le pays de Porentruy, en s'emparant de plusieurs villes impériales, notamment de Spire, de Mayence et de Francfort. Mais la France n'est pas seule animée de la soif des conquêtes. Les trois puissances qui, en 1772, se sont associées pour le crime du premier partage de la Pologne, songent a profiter des troubles européens pour procéder a un nouveau dépècement de ce malheureux pays. Seulement, plus avisée que ses deux complices, l'astucieuse Catherine, si elle proclame bien haut sa haine contre la Révolution française, n'appuie ni d'un soldat, ni d'un écu les tentatives de la Prusse et de l'Autriche pour exécuter les menaces de Pillnitz : elle réserve ses ressources en hommes et en argent afin de se jeter, au moment opportun, sur la patrie des Jagellons et des Sobiesky, et de s'y tailler la part du lion, sauf a abandonner quelques débris de cette proie à ses deux anciens copartageants. Le nombre des États observant la neutralité vis-à-vis de la France se restreint de jour en jour. Seuls, ils auraient pu élever la voix en faveur de l'infortuné Louis XVI, puisque seuls ils avaient conservé des relations diplomatiques avec le gouvernement français. Mais, avant la catastrophe du 21 janvier, ni l'Angleterre, ni les puissances scandinaves, ni les souverains de !'Italie, ni même l'Amérique, n'avaient tenté de démarches officielles. L'Espagne avait présenté quelques timides observations, et nous avons vu comment elles avaient été reçues[3] ; aussi pouvait-on prévoir que, dans un temps assez rapproché, le gouvernement de la Péninsule passerait d'une neutralité de plus en plus douteuse a une hostilité déclarée. Et cependant, avec quelques ménagements habites, le cabinet de Paris aurait pu s'épargner ce nouvel adversaire ; car l'intérêt évident de l'Espagne, au moment où la guerre entre la France et l'Angleterre devenait imminente, était de s'allier avec les autres puissances maritimes et de l'aire observer strictement le droit des neutres. C'est ce que comprirent la Suède et le Danemark. Ces deux gardiens de la Baltique crurent avec raison devoir persévérer dans le système adopté par eux en 1780. La république des États-Unis adhéra seule à cette politique ; le Portugal, Naples et les autres États italiens se laissèrent entraîner dans la coalition européenne. II Les populations des contrées transalpines, profondément attachées à la monarchie et au catholicisme, avaient vu avec horreur la chute du trône de Louis XVI et la sanglante proscription étendue sur tout le cierge français. Le chef de la chrétienté avait été gravement lésé dans ses intérêts temporels comme souverain, et dans sa dignité comme pontife. On l'avait dépouillé du Comtat-Venaissin, insulté dans des émeutes populaires, qu'on n'avait rien fait pour réprimer, plus tard bafoué dans des documents ministériels[4]. On lui avait déclaré moralement la guerre bien longtemps avant que de cesser avec lui tout rapport officiel. Le gouvernement français, qui conservait à Rome un consul lorsque le pape n'en avait plus en France, élevait la prétention de faire arborer sur la demeure de cet agent l'écusson de la République, au moment même où il venait de laisser tramer dans la fange des ruisseaux, à Marseille et à Paris, les insignes du gouvernement pontifical. Celui-ci s'y était formellement opposé, et avait déclaré que son refus subsisterait tant qu'on ne lui aurait pas fait réparation des griefs dont il se plaignait. La négociation relative a cet objet était suivie par Basseville, secrétaire de la légation de Naples, à défaut d'un chargé d'affaires officiellement accrédité près le Saint-Siège. Mais sa position, ainsi que celle de tous les Français qui résidaient dans la ville éternelle, soit comme élèves de l'Académie de Rome, soit a tout autre titre, devint très-difficile au moment du procès du roi. A chaque nouvelle phase de ce lamentable débat, une indignation des plus vives se manifestait dans tous tes rangs de la société ; les habitants du Transtevere n'étaient pas les moins animés. Chaque jour, depuis Noël, des rassemblements populaires se formaient autour du consulat de France. Le 12 janvier, arrive de Naples un officier de marine, nommé De Flotte, avec les dernières instructions du pouvoir exécutif. Elles portaient l'ordre exprès de placer, dans les vingt-quatre heures, l'écusson de la République sur la maison consulaire ; elles n'admettaient ni refus, ni délai. Le lendemain, Basseville et De Flotte, sans attendre la réponse du gouvernement pontifical, sans écouter les représentations du consul de France, sortent en voiture et vont au Corso braver l'émeute qui gronde depuis le matin. Ils y sont assaillis à coups de pierre et forcés de se réfugier dans la maison d'un négociant français. La garde accourt pour les protéger ; mais, maigre ses efforts, les portes de la maison sont forcées, Basseville est frappé mortellement dans les bras de sa femme. De Flotte parvient a se sauver par une fenêtre ; Mme Basseville est respectée par les assassins, mais la maison est pillée, livrée aux flammes. Plusieurs édifices, et notamment l'Académie de Rome, subissent le même sort ; les élèves sont poursuivis, mais réussissent à s'échapper. Des propriétés de nos nationaux on passe à celles des juifs, que l'on accuse d'être partisans de la Révolution française. Pendant deux jours l'émeute est maîtresse de la ville, et un grand déploiement de forces militaires peut seul y mettre fin[5]. De Flotte, qui est parvenu à gagner Naples, accourt de là à Paris raconter au pouvoir exécutif les scènes où il a été acteur et témoin. Le Conseil ne croit devoir réclamer du gouvernement pontifical ni explication ni réparation ; ii adresse immédiatement a la Convention un message pour lui demander les moyens de tirer une vengeance éclatante de l'insolent hypocrite de Rome, qui outrage et désole le genre humain depuis trop longtemps. L'Assemblée s'émeut avec raison au récit du triste événement dont la capitale du monde chrétien vient d'être le théâtre ; elle s'empresse d'adopter l'enfant de la victime et d'accorder une pension a la veuve. Mais l'occasion s'offrait de faire remonter au souverain pontife la responsabilité du meurtre, elle est avidement t saisie par les passions antireligieuses. Il faut brûler le Vatican ! crient plusieurs voix. — Il faut, ajoute Jean Debry, venger la liberté outragée. Quand Rome corrompue voulut punir Jugurtha, elle sut bien le saisir et le faire mourir dans les cachots. On comprend à qui s'applique cette comparaison[6]. III La Révolution française, à son début, avait été accueillie en Angleterre avec la plus vive sympathie. Il avait fallu toutes les fautes et tous les crimes commis depuis quatre ans pour éclaircir peu à peu les rangs des écrivains, des orateurs, qui dans la presse, au Parlement, soutenaient les idées démocratiques. Burcke et ses amis, le duc de Portland et ses partisans, s'étaient successivement prononcés contre ceux qui sapaient à coups redoubles le trône de Louis XVI. Après le 10 août, Fox et Sheridan restèrent seuls à soutenir l'alliance des deux pays ; mais ils ne disposaient plus que d'une cinquantaine de voix dans la Chambre des communes, et cette minorité déjà si faible tendait a s'amoindrir chaque jour. La conquête de la Belgique, l'ouverture de l'Escaut, les projets peu dissimulés contre la Hollande, les craintes et les jalousies du commerce britannique, les tentatives folles de quelques adeptes du jacobinisme en Angleterre, enfin les jactances de certains membres de la Convention[7] rendaient presque inévitable la guerre entre les deux nations. Pitt sut, admirablement exploiter, au profit de l'idée dont il était l'heureux et habile représentant, ce revirement des esprits. Il sentit que l'heure était venue de venger son pays de l'immense humiliation que la France lui avait fait subir en l'obligeant à reconnaître l'indépendance des colonies d'Amérique. Par une singulière anomalie, le prétexte qu'il cherchait depuis longtemps, il le trouva dans le supplice ignominieux du monarque qui avait encouragé cette révolte et avait fait consacrer par un traité solennel l'existence des Etats-Unis. Depuis l'emprisonnement du roi, les rapports entre les deux cabinets n'avaient plus été officiels, mais seulement officieux. M. de Chauvelin, accrédité le 2 mai 1792 comme ambassadeur de Sa Majesté Très-Chrétienne près la cour de Saint-James, était resté à son poste. Les ministres anglais acceptaient les notes qu'il présentait au nom du gouvernement républicain ils y répondaient sans reconnaître explicitement la novation. cependant radicale, qui s'était opérée dans son mandat. Mais les débats des chambres, les discussions entre Pitt et Fox, la présentation et l'adoption de l'alien-bill qui permettait d'expulser les étrangers sans recourir aux formes protectrices de la liberté individuelle, les préparatifs fort peu cachés que faisait l'Angleterre en appelant sa milice, en armant ses arsenaux et en demandant au Parlement des subsides considérables tout cela constituait un état de choses qui n'était plus la paix et qui n'était pas la guerre. Deux hommes, tous deux anciens journalistes, l'un à Liège, l'autre à Londres, avaient, pour ainsi dire, l'entière direction des relations extérieures de la France le ministre, Lebrun ; le président du Comité diplomatique, Brissot. Ils se faisaient l'un et l'autre les plus folles illusions sur le républicanisme du peuple anglais, et croyaient que la déclaration de guerre avec la France serait le signal d'émeutes formidables dans le sein de la Grande-Bretagne. Le 12 janvier, ils se présentent à la tribune pour faire connaître l'excessive gravité de la situation. Le premier lit la lettre que lord Granville a écrite le 31 décembre au citoyen Chauvelin et la note en réponse que le pouvoir exécutif de France a adressée le 7 janvier au cabinet de Saint-James. Le second fait, au nom du Comité, un rapport qui approuve la conduite du ministre et se termine par un projet de décret qui n'est rien moins qu'une dernière sommation adressée au gouvernement anglais. L'Assemblée adopte sans discussion le décret présenté par Brissot, ordonne au ministre de la marine de hâter l'armement des côtes et vote les fonds nécessaires pour doubler l'effectif de la Hotte. Le 30 janvier, le ministre des affaires étrangères dépose sur le bureau de la Convention la lettre dure et hautaine par laquelle lord Granville envoie à Chauvelin ses passeports et lui intime l'ordre de quitter sous huit jours le territoire anglais. Le ministère britannique, dit Lebrun, a oublié qu'il avait promis de ne se mêler en rien de nos affaires intérieures et a pris prétexte de la juste rigueur dé la nation envers le dernier de ses rois, pour se déclarer contre elle. La mort nécessaire d'un tyran étranger a été, pour l'Angleterre, le signal d'un deuil public, d'un accroissement de préparatifs et le prétexte d'un outrage que rien ne peut pallier ; mais la nation française, aussi grande, aussi vaillante sur mer qu'elle l'a été sur terre, saura bientôt tirer une éclatante vengeance de cette offense. Deux jours après, Brissot conclut de la même manière : La cour d'Angleterre veut la guerre, mais, par un raffinement machiavélique, elle veut éviter l'apparence de l'agression, car il lui importe de populariser, de nationaliser la rupture de ses relations avec nous. Il ne faut pas se dissimuler les dangers de la lutte que nous allons entreprendre ; c'est l'Europe entière, ou plutôt ce sont tous les tyrans de l'Europe, que vous avez à combattre. Tous vos moyens sont donc dans vous, dans vous seuls il faut que votre sol, votre industrie, votre courage, suppléent à tout ce que la nature et les circonstances vous refusent. Il faut que le commerçant oublie son 'commerce pour n'être plus qu'armateur que le capitaliste consacre ses fonds à soutenir nos assignats, à subvenir aux besoins du numéraire que le propriétaire et le laboureur renoncent à toute spéculation et portent l'abondance dans nos marchés il faut que tous les Français ne fassent qu'une grande armée, que la France soit un camp. Il faut se préparer aux revers, s'accoutumer aux privations. L'instant approche ou ce sera un crime pour tout citoyen d'avoir deux habits, si un seul de nos frères-soldats est nu. A cette vive et saisissante peinture des dangers que va braver la France, des sacrifices auxquels elle est résolue pour conquérir la liberté des peuples, un frémissement patriotique parcourt l'Assemblée et les. tribunes. Mais le président recommande le silence et Brissot continue : Ce n'est que par une suite de sacrifices, ce n'est que par des efforts surnaturels que vous pouvez espérer de vaincre, d'abattre ce colosse plus imposant que terrible de l'Angleterre, ce dernier appui de la coalition couronnée... Si, destinés à combattre la ligue des tyrans, vous n'aviez qu'un roi à votre tête, Français, votre perte serait certaine mais la liberté vous commande la liberté fait des miracles vous vaincrez. Vous pouvez tout, si vous voulez. tout fortement. Que l'esprit de liberté électrise toutes les âmes, éteigne les passions particulières ou plutôt les fonde en une seule, la passion de la liberté. Que tous les esprits se rallient autour de l'arche sainte la Convention. Qui tend à la faire mépriser ou à la dissoudre, est l'ennemi du genre humain ; car le salut du genre humain est ici[8]. De toutes parts on demande à aller aux voix, mais Ducos s'élance à la tribune. Ses traits respirent l'enthousiasme, ses yeux lancent des éclairs ; sa voix vibrante commande l'attention et triomphe de l'impatience de l'Assemblée : La Convention, s'écrie-t-il, en étendant la main comme pour prêter un serment solennel au nom de la patrie, la Convention nationale de France ne déclare point la guerre au roi d'Angleterre. Je jure en présence de l'Europe et de la postérité que, grands dans votre longanimité, comme dans votre courage, vous avez longtemps sacrifié le juste ressentiment inspiré par le dédain, la malveillance et les outrages du gouvernement anglais, à l'estime obstinée que vous gardez pour une nation qui fut libre, au désir de vous unir à elle par des liens fraternels. Pour l'instruction du peuple anglais, pour la justification de la France aux yeux de l'univers, je demande la publication de toute la correspondance échangée entre les cabinets de Paris et de Saint-James. La publicité des démarches d'un gouvernement libre et juste sera toujours son apologie. Faisons entendre à l'Europe la voix de la justice mêlée aux chants de la victoire mais quand la raison a parlé, c'est à la force à la soutenir. Vengeons nos droits trop longtemps insultés ou méconnus. Quant aux despotes qui osent attaquer notre liberté, punissons-les par la délivrance de leurs peuples. Que nos frontières se couvrent de soldats, nos ports de matelots que la patrie tout entière s'avance pour défendre la patrie ; le jour du combat approche, le printemps va renaître et l'arbre de la liberté doit reverdir avec la nature. De tongs applaudissements accueillent les derniers mots du jeune orateur. L'Assemblée décide que la correspondance échangée entre les cabinets de Londres et de Paris sera immédiatement livrée à l'impression et que le discours de Ducos sera placé en tête de cette collection. Puis, à l'unanimité, elle vote la déclaration de guerre au roi d'Angleterre et au stathouder de Hollande, que Brissot, dans son rapport, avait déclaré être plutôt le sujet que l'allié du cabinet de Saint-James. IV La France est désormais en guerre avec l'Europe entière, mais la situation est bien changée depuis le mois de novembre. Nos soldats, que nous avons laissés victorieux à Aix-la-Chapelle, à Mayence, à Chambéry, à Nice[9], se sont à grand'peine maintenus dans les positions qu'ils occupaient alors. Malgré d'énergiques efforts, des sacrifices douloureux, ils n'ont pu avancer d'un pas. L'enthousiasme de la liberté, qui avait enfanté les prodiges de la campagne de 1792, s'est éteint sous les froides étreintes de l'hiver, ou plutôt sous la répulsion qu'inspirent a tous les hommes de cœur les luttes des partis, les violences des clubs, les calomnies des journaux démagogiques. En Savoie, grâce à la neutralité de la Suisse désormais assurée et aux remparts de glaces éternelles qui défendent les passages des Alpes, les troupes françaises n'ont point été inquiétées. Mais, dans le comté de Nice, l'ex-lieutenant de Montesquieu, Anselme, est obligé de tenir tète en même temps à de nombreuses bandes de partisans qui parcourent les montagnes, et à l'armée austro-piémontaise qui, du col de Tende, dirige des attaques incessantes sur nos avant-postes. A ces embarras militaires viennent se joindre des difficultés entre le général, les autorités civiles et les commissaires de la Convention. Comme Montesquieu, et avec aussi peu de fondement, Anselme est accusé de malversations et de pillages. Quelques démarches imprudentes tentées dans le but d'obtenir un emprunt de la République de Gènes lui sont imputées a crime, ainsi que naguère l'avaient été les pourparlers de son infortuné supérieur avec Genève. Dénoncé par les représentants Isnard, Despinassy, Aubry, Lasource, Goupilleau et Collot d'Herbois qui sont venus successivement à Nice déployer leurs écharpes tricolores, il est rappelé le 16 décembre et décrété d'accusation, le 24 février[10]. Sur le Rhin, Custine reste à l'abri des accusations qui privent de leurs chefs les armées du Midi. Il continue les fanfaronnades qui lui ont valu une popularité encore inaltérable ; mais, en réalité, il vient d'essuyer plusieurs échecs très-graves. Le 2 décembre, Francfort a été repris de vive force le 14, après un combat malheureux à Hockeim, douze cents prisonniers sont restés entre les mains de l'ennemi. Mayence est serrée de près par une armée de cinquante mille Hessois et Prussiens ; toute la rive droite du Rhin, à l'exception des deux petits forts de Kœnigstein et de Cassel, est évacuée par les Français. L'armée de la. Moselle, successivement placée sous les ordres des généraux Kellermann, Beurnonville et Ligneville, s'est épuisée dans des combats de peu d'importance autour de Pollengen et n'a pu prendre que très-tard ses quartiers d'hiver. Les armées du Nord et des Ardennes, placées toutes deux sous le commandement supérieur de Dumouriez, sont dispersées sur une très-vaste étendue de terrain ce qui ne permet pas de bien surveiller les cantonnements et de maintenir dans les troupes une discipline exacte et sévère. Le vainqueur de Jemmapes, mécontent et indécis, s'est retiré, comme Achille sous sa tente, dans le palais épiscopal de Liège et abandonne les provinces belges aux violences et aux exactions des commissaires du pouvoir exécutif. Tout se désorganise la maraude et la désertion prennent des proportions énormes ; l'effectif est réduit de moitié et ce qui reste est soumis à d'effroyables misères, à des privations incessantes. V Comment les choses ont-elles changé de face si subitement ? Comment des armées naguère si nombreuses et si brillantes sont-elles tombées à un tel degré de faiblesse matérielle et d'atonie morale ? C'est ce qu'il serait difficile d'expliquer si l'on ne savait dans notre pays, par plus d'une expérience, combien une machine aussi compliquée que celle de l'administration des armées demande de soins, de surveillance et d'expérience pratique pour que tous ses rouages fonctionnent régulièrement et portent partout le mouvement et la vie. Les bureaux de la guerre avaient à faire face a des besoins en hommes et en matériel doubles ou triples peut-être de ceux qui s'étaient manifestés lors des plus grandes guerres du règne de Louis XIV. Louvois avait succombé a la tache, et Pache n'était pas Louvois. Le problème à résoudre était celui-ci résister a une coalition plus forte et plus nombreuse que toutes celles qui, à diverses époques, avaient menacé l'existence de la monarchie française ; approvisionner, faire mouvoir dix armées à la fois, et n'avoir pour cela qu'un papier déprécié, des cadres désorganisés, des chefs sans expérience, des gardes nationaux sans instruction militaire. Le nombre des employés du ministère avait été doublé mais toutes les places nouvelles avaient été données par l'ex-ami de Roland à ses affidés du club Saint-Honoré ; la plupart des anciens emplois avaient été retirés aux titulaires que l'on ne trouvait pas a la hauteur des circonstances. Car ce qu'on demandait avant tout aux commis du gouvernement, ce n'était ni la connaissance des traditions, ni l'habitude du travail, mais les mœurs et les principes du plus pur jacobinisme. La toilette la plus sale, le langage le plus abject, le cynisme le plus impudent, étaient les passeports obligés pour être admis et conservé dans les bureaux de Pache. Son gendre Xavier Audoin, ex-vicaire de Saint-Thomas-d'Aquin, avait été nommé par lui secrétaire général et faisait subir un examen détaillé sur faits et articles à tous ceux qui prétendaient aux faveurs ministérielles[11]. Les fournitures donnaient lieu aux trafics les plus honteux, aux fraudes les plus déplorables. Les chemises étaient fabriquées avec des toiles d'emballage, les chaussures ne pouvaient résister à quelques heures de marche, toutes les marchandises étaient reçues sans aunage et sans procès-verbaux. Une fois en magasin, on .reconnaissait qu'elles étaient de rebut et ne pouvaient décemment être distribuées à la troupe. Au lieu de conclure des marchés sur place, le comité des achats centralisait toutes les fournitures à Paris, d'ou elles étaient expédiées aux différentes armées. C'était, disait Cambon, pour donner des moyens de subsistance aux ouvriers français et surtout aux ouvriers parisiens et les empêcher de se livrer au désordre. Mais ces fournitures, fort mauvaises, se faisaient à des taux ruineux. Au prix principal venaient s'ajouter des frais de transport énormes ; les routes se défonçaient et les approvisionnements les plus nécessaires n'arrivaient qu'un mois ou deux après le jour où ils étaient attendus. On dépensait deux cents millions par mois et on ne parvenait à aucun résultat. Les fourrages manquaient presque partout ; en décembre et janvier, dans ta seule armée de Belgique, six mille chevaux moururent de faim. Chaque jour de nouveaux décrets faisaient aux troupes les plus belles promesses ; aucune d'elles ne se réalisait. On avait garanti des secours pécuniaires aux femmes et aux enfants des défenseurs de la patrie ; mais ces secours étaient retardés par mille lenteurs administratives et aussi par la pénurie du trésor public. A Paris on donnait peu ; dans les campagnes, rien. Les gardes nationaux qui se trouvaient à trente ou quarante lieues au delà des frontières recevaient des lettres lamentables de leurs familles, les rappelant à grands cris et leur peignant l'affreuse misère a laquelle elles se trouvaient réduites. Les volontaires de 1791 formaient avec les troupes de ligne le fonds de t'armée car ceux de 1792 avaient encore eu à peine le temps d'être réunis, formés en bataillons et quelque peu exercés. Or, d'après les termes mêmes de leur engagement, qui ne devait durer qu'une année, les premiers étaient libérés de droit le 1er décembre 1792. Souffrant chaque jour de l'affreux dénuement dans lequel on les laissait, apprenant la position désastreuse de leurs familles, beaucoup d'entre eux croyaient pouvoir se faire à eux-mêmes la justice qu'on leur refusait. Ils se disaient qu'ils avaient repoussé l'ennemi des plaines de la Champagne, qu'ils avaient envahi la Belgique et le Palatinat, qu'ils avaient largement payé leur dette à la patrie et que d'autres maintenant devaient achever une œuvre si bien commencée. Aussi les routes de Flandre, d'Alsace et de Lorraine étaient-elles couvertes de gardes nationaux qui abandonnaient leurs bataillons avec armes et bagages. Comment en aurait-il été autrement ? Ils savaient qu'on ne pouvait leur appliquer les peines sévères qui en tout temps ont puni la désertion ; ifs étaient fort peu impressionnés par les proclamations que leur adressait la Convention, par les promesses qu'elle leur prodiguait, par les peines dérisoires qu'elle édictait contre eux[12]. Les hommes restant sous les drapeaux, croyaient, pour prix du sacrifice qu'ils s'imposaient, avoir le droit de s'affranchir des règles qui en tout temps et en tout pays ont été jugées indispensables au maintien de la discipline. Pour être fidèle à la déclaration des Droits de l'homme, le législateur n'avait-il pas lui-même prêté la main au désordre et a l'insubordination ? n'avait-on pas d'abord laissé tomber en désuétude et ensuite abrogé[13] les ordonnances qui empêchaient les soldats de se marier ? n'avait-on pas déclaré ces règlements, et bien d'autres encore, contraires à la liberté des citoyens, indignes par conséquent de figurer dans te code des armées républicaines ? On conçoit facilement jusqu'en, en pareille matière, les abus pouvaient aller. Les camps étaient remplis de femmes que des liens plus ou moins légitimes unissaient aux soldats. Aussitôt que l'armée était appelée à faire un mouvement, ses marches se trouvaient embarrassées, ses chariots envahis, ses transports les plus indispensables négligés[14]. L'élection des officiers avait pu produire de bons résultats au moment où les bataillons s'organisaient pour quitter leurs foyers ; l'intrigue n'avait eu qu'une très-faible part dans les nominations, les choix s'étaient généralement arrêtés sur les plus dignes[15]. Mais, depuis l'entrée en campagne, ce mode de nomination avait fini par devenir un dissolvant très-actif. Souvent ce n'était pas aux plus capables et aux plus braves que les grades étaient décernés, mais à ceux qui prêchaient l'indiscipline et promettaient l'impunité[16]. On avait vu des brevets de capitaine mis aux enchères ; la tolérance de la maraude, plus que la conduite au feu, avait été parfois un titre au suffrage des bataillons. Toutes les habitudes des sociétés populaires s'étaient introduites dans les rangs de l'armée. On faisait des motions dans les chambrées et dans les corps de garde, comme au club de la rue Saint-Honoré. Chaque bataillon se cantonnait dans son individualité égoïste, ne s'occupait que de ses besoins, vrais ou factices, sans s'inquiéter de l'approvisionnement général de l'armée. Il n'était pas rare de voir un convoi d'armes, de poudre ou de farine, arrêté ou accaparé par un corps auquel il n'était pas destiné. Tant que l'armée avait marché en avant, on avait cru que le désordre ne durerait qu'un temps très-limité, et on avait pris patience. Mais lorsqu'elle fut entrée dans ses quartiers d'hiver et qu'il fallut vivre sur un pays où les denrées s'épuisaient ou se cachaient, le mal apparut a découvert et prit bientôt d'immenses proportions[17]. VI Dumouriez vint tout exprès à Paris pour dévoiler au pouvoir exécutif la situation affreuse dans laquelle se trouvaient ses troupes. Il y passa tout le mois de janvier. Mais les mémoires qu'il adressa au conseil exécutif et aux divers comités de la Convention n'eurent d'autre effet que de faire augmenter, par l'Assemblée, l'étendue des pouvoirs dont étaient revêtus les représentants du peuple aux armées[18]. Il réussit mieux à faire adopter ses plans de campagne contre la Hollande, et surtout à obtenir du pouvoir exécutif le sacrifice d'une grande expédition dans l'Inde, ayant pour but d'occuper l'Angleterre de ses propres périls et de détourner son attention des affaires européennes. Le général en chef de l'armée de Belgique n'eut pas de peine à renverser l'échafaudage de ces projets gigantesques et à démontrer qu'il était impossible d'envoyer assez vite les forces navales indispensables pour surprendre les Anglais et les chasser de leurs possessions asiatiques ; que la rareté du numéraire faisait d'ailleurs une loi de consacrer toutes les ressources de la France a la guerre continentale, à la défense de la patrie[19]. Il ne put malheureusement pas empêcher une autre expédition, que le ministre de la marine projetait depuis plusieurs mois, et qui était sur le point de se réaliser. Des réfugiés italiens avaient persuadé au conseil exécutif que le peuple de.la Sardaigne était mûr pour la liberté, et que les Français n'avaient qu'à se présenter devant cette île pour y être reçus comme des libérateurs. Il y a toujours péril à prêter l'oreille aux suggestions des proscrits. Le roi de Prusse et l'empereur d'Allemagne savaient ce qu'il leur en avait coûté pour s'être lancés au milieu d'un pays inconnu, sans magasins, sans réserves, sans approvisionnements, sur la seule espérance, dont les émigrés les avaient flattés, de voir les populations accourir à leur rencontre et fournir à tous leurs besoins. C'était la même faute que la France révolutionnaire allait commettre en envoyant, sur des promesses de même nature, sa flotte et ses soldats en Sardaigne. Il ne s'agissait de rien moins que d'opérer une descente, dans la plus mauvaise saison de l'année, sur une côte où les écueils. et les bancs de sable forment presque partout une défense naturelle de conquérir, avec quelques milliers d'hommes, une île vaste et insalubre, dont les habitants ont les mœurs sauvages et guerrières qui rendirent si difficile aux Génois, et ensuite aux Français, la soumission de la Corse. Les entreprises les plus folles trouvent toujours des approbateurs. Les raisons et les encouragements ne manquèrent donc pas à celle-ci. C'était, disait-on, le meilleur usage que l'on pût faire de la flotte considérable rassemblée à Toulon, la plus utile diversion que l'on pût tenter pour empêcher le Piémont de concentrer ses forces en Savoie et dans le comté de Nice ; ce devait être le complément nécessaire de notre domination en Corse, le gage assuré de notre suprématie dans la Méditerranée. Écho des passions de sa ville natale, Barbaroux gourmandait chaque jour la lenteur que le ministre semblait mettre à ordonner les derniers préparatifs de l'expédition[20]. Sémonville, nommé récemment ambassadeur à Constantinople, et que les hésitations du conseil exécutif retenaient à Marseille, déployait le zèle le plus républicain au service de la propagande italienne, et écrivait à Paoli lettre sur lettre, afin de lui demander son concours pour la réussite de l'entreprise[21]. Deux anciens membres de t'Assemblée législative, Aréna et Péraldi, le premier à Toulon, le second a Ajaccio, s'agitaient avec une égale ardeur pour lever les obstacles qui pouvaient entraver le départ de la flotte. Enfin le comité de défense générale envoyait en Corse trois représentants du peuple, Salicetti, Delcher et Lacombe-Saint-Michel, chargés de presser l'organisation des volontaires qui devaient composer, avec quelques troupes de ligne, l'armée de débarquement[22]. Malgré tant d'efforts, les préparatifs n'avançaient pas. Les navires de commerce, affrétés depuis deux mois, restaient oisifs dans les ports de Marseille et de Villefranche. Il n'y a rien là qui doive étonner, le désordre et la dilapidation n'étant pas moindres dans l'administration des fournitures de la marine que dans celle des fournitures de la guerre. Quand on voulut embarquer le biscuit, on s'aperçut qu'il était pourri ; au lieu de diviser les provisions de poudre sur un certain nombre de navires, on les accumula presque toutes sur un seul bâtiment, qui fut rejeté vers la côte d'Italie par la tempête et ne put arriver à temps. On n'avait préparé ni numéraire pour le prêt des soldats, ni chaussures, ni effets de campement. Le conseil exécutif avait délégué aux autorités militaires et maritimes de Toulon le soin de désigner un général pour commander les troupes de débarquement. L'amiral Truguet, qui avait été depuis trois mois l'âme de l'expédition et avait naturellement réservé à la flotte le rôle le plus important, prit en passant en Corse le général Casabianca. Celui-ci n'avait aucune des connaissances nécessaires pour conduire à bien une entreprise aussi difficile. Il aurait fallu un officier supérieur ayant fait ses premières armes dans la guerre d'Amérique et habitué aux opérations maritimes ; il aurait fallu 15 ou 20.000 hommes d'infanterie, aguerris et déterminés, une artillerie bien équipée et quelques escadrons de cavalerie pour éclairer les troupes de débarquement. Loin de là, on n'avait affecté à l'expédition qu'un millier de soldats de ligne, à prendre dans les trois régiments qui tenaient garnison en Corse, six mille volontaires des Bouches-du-Rhône et huit cents volontaires corses. Les équipages de la flotte avaient été ramassés à la hâte dans les ports de la Méditerranée et contenaient un certain nombre de clubistes qui s'étaient accoutumés depuis longtemps à signifier et imposer leurs volontés à leurs chefs[23]. Les six mille volontaires des Bouches-du-Rhône formaient ce qu'on appelait la Phalange marseillaise. Soit réunis en corps spécial, soit dispersés dans les rangs de la garde nationale, ils avaient pris une part très-active à toutes les agitations dont le Midi avait été le théâtre depuis trois années ; les plus ardents d'entre eux venaient de rentrer triomphalement à Marseille, après avoir été faire à Paris le 10 août et le 2 septembre[24]. Le général Brunet, successeur d'Anselme au commandement de l'armée des Alpes maritimes, se montra fort peu disposé à recevoir parmi ses troupes régulières une bande aussi indisciplinée, un renfort aussi dangereux. Il s'empressa de mettre les volontaires provençaux à la disposition de l'amiral Truguet, sans se préoccuper autrement de la manière dont ces soldats d'une espèce toute particulière se comporteraient dans une entreprise un peu plus sérieuse que celles dont ils avaient jusqu'alors été les héros. La phalange marseillaise qui, sur le papier, et probablement dans les états de revue que l'on présentait au trésor, comptait pour six mille hommes, n'en fournit que quatre mille au moment de l'embarquement. Le 8 janvier 1793, 39 vaisseaux de transport, escortés par plusieurs navires de guerre, partirent de Villefranche et firent voile pour la Corse. Mais, arrivée en vue de cette île, la flotte fut assaillie par une tempête épouvantable. En essayant d'entrer dans le port d'Ajaccio, quelques bâtiments de haut bord se perdirent, notamment le Vengeur, vaisseau tout neuf de 80 canons[25]. D'autres, plus heureux, purent aborder sans grandes avaries mais le plus grand nombre se réfugia dans la baie de Saint-Florent, près de Bastia, notamment le Commerce de Bordeaux, vaisseau de 74, qui avait à son bord le général d'Hilaire-Chanvert, commandant en chef des volontaires marseillais. Deux jours après, ayant voulu reprendre la mer, cette partie de la flotte fut rejetée sur les côtes de Provence elle n'arr.iva en Sardaigne qu'après les déplorables événements que nous allons raconter. Les volontaires placés sur les transports qui avaient pu aborder à Ajaccio, y furent débarqués pour attendre que les trois bataillons de ligne et le bataillon corse fussent à leur tour prêts à partir. Mais des querelles et des rixes ne tardèrent pas à s'élever entre les Marseillais et les Corses[26]. Dans la crainte qu'elles ne se renouvelassent en Sardaigne, on résolut de séparer les deux troupes de volontaires, qui ne brillaient ni l'une ni l'autre par un vif amour de l'ordre et un grand respect de la discipline. Ceux qui venaient des côtes de Provence eurent destinés, avec la majeure partie des troupes de ligne, à former l'attaque principale sur Cagliari. Les Corses furent désignés pour opérer une contre-attaque sur les îles de la Magdelaine, qui sont situées presque vis-à-vis de Bonifacio, et dont la conquête devait flatter tout particulièrement les compatriotes de Paoli[27]. VII L'amiral Truguet avait envoyé, dès le mois d'octobre dans le golfe de Naples, son second, Latouche-Tréville, exiger du beau-frère de la reine Marie-Antoinette la reconnaissance de la République[28]. Comme cette expédition ne pouvait être de longue durée, il avait ordonné aux vaisseaux, chargés d'intimider les Napolitains, de venir le rejoindre dans la rade de Palmas sur les côtes de la Sardaigne. L'un d'eux, le Léopard, arrive le premier au rendez-vous général. Le 6 janvier, son capitaine, Bourdon-Gramont, s'empare sans coup férir de l'île de Saint-Pierre et de la presqu'île de Saint-Antioche qui protègent la rade. Bien reçu par la population[29], mais n'ayant pas de troupes de débarquement, il est obligé d'attendre le reste de la flotte. Truguet et Latouche-Tréville, partant l'un d'Ajaccio, l'autre de Naples, essuient une série de tempêtes qui endommagent fort une certaine quantité de leurs navires et dispersent les bâtiments de transport. Truguet paraît enfin, le 23 janvier, devant Cagliari et s'empresse d'envoyer au vice-roi de Sardaigne des parlementaires. Le canot qui porte les négociateurs est reçu a coups de canon faute de troupes, l'amiral français ne peut venger immédiatement t'outrage fait au drapeau de la République[30]. Vers les premiers jours de février, la plus grande partie de la Hotte se trouve réunie et l'on peut songer à descendre à terre la petite armée[31]. Survient un nouvel ouragan qui met en un inextricable désordre tous les bâtiments de l'expédition et jette à la côte plusieurs navires, notamment le Léopard. La tempête apaisée, on fait le recensement des troupes et des vivres ; on n'a sous la main que quatorze cents hommes de ligne[32] et la moitié de la phalange marseillaise ; la flotte ne possède pas pour plus de dix à douze jours de biscuit. Néanmoins on se résout à continuer l'entreprise, parce qu'on espère voir d'un moment a l'autre arriver d'Hilaire-Chanvert, avec le complément de la phalange et les transports chargés du ravitaillement de l'armée expéditionnaire. Le 14 février, huit cents hommes de ligne, deux mille Marseillais et seize pièces de canon sont débarqués sur la plage dite des Espagnols, sous la protection de trois frégates. Le reste de la flotte demeure devant Cagliari, prêt à opérer une diversion. On bivaque le soir au bord de la mer, et, le 15 au matin, le général Casabianca se met en marche pour attaquer le fort Saint-Élix, qui domine le plateau sur le revers duquel est bâtie la capitale de la Sardaigne. On n'a pas un seul cheval pour atteler les pièces d'artillerie ; les canonniers sont obligés de les traîner à bras dans la montée abrupte et sablonneuse qui, de ce côté, conduit au fort. Dès la première heure, la phalange marseillaise se distingue par son indiscipline ; elle met le feu à un couvent et à plusieurs fermes qui auraient pu servir de postes avancés. L'avant-garde, composée en très-grande partie de volontaires, n'arrive sur le plateau que le soir. Casabianca ne veut pas s'exposer au désordre d'une attaque nocturne, s'arrête à deux ou trois portées de canon du château Saint-Élix et retourne vers le gros de l'armée qu'il fait camper à mi-côte. Mais cette précaution tourne contre lui. A peine les Marseillais de l'avant-garde sont-ils abandonnés à eux-mêmes qu'ils craignent d'être enlevés et se replient sans ordre et sans guides sur le camp. Leurs camarades, entendant au milieu de la nuit des pas tumultueux, se figurent que c'est l'ennemi qui fait une sortie ; ils tirent à tort et à travers sur les arrivants et en tuent quelques-uns. Les fuyards, dont le nombre s'accroît de minute en minute, courent vers le rivage, et, n'écoutant aucun conseil, aucune représentation, demandent à être rembarques sur l'heure ; plusieurs périssent dans les flots ou vont se rendre aux Sardes. Au point du jour, on peut se reconnaître et se rendre mieux compte du véritable état des choses. Casablanca cherche à démontrer aux volontaires marseillais que tout n'est pas perdu, que le désordre causé par l'alerte de la nuit est encore réparable, qu'ils se couvriraient d'une honte éternelle s'ils faisaient échouer une expédition à laquelle la République attache une grande importance. Lâches devant l'ennemi, insolents devant leurs chefs, sûrs de l'impunité, ils refusent de rien écouter. En trahissant la patrie, ils crient à la trahison ; ils menacent le général et son état-major de leur faire un mauvais parti. Les soldats de ligne déclarent, de leur côté, qu'ils ne veulent plus se trouver mêlés à ce ramassis de sacripants qui savent crier et pendre, mais sont incapables de se battre. Les officiers les plus expérimentés reconnaissent que l'on est exposé à un échec certain si l'on s'obstine à retenir de pareilles troupes sur une rive ennemie, sans abri, sans soutien, par le temps effroyable qui sévit en mer depuis quinze jours. Le seul parti à prendre est, suivant eux, de se rembarquer immédiatement. On expédie au reste de la Hotte, qui est devant Cagliari, un émissaire pour lui faire connaître qu'on ne peut songer à pousser plus loin l'entreprise. D'Hilaire-Chanvert venait enfin d'arriver avec te reste de la phalange ; à la tête de ses hommes et de quelques troupes de ligne laissées à bord de la flotte, il s'apprêtait à débarquer sur l'autre versant de la montagne de Saint-Élix. Mais, au reçu des nouvelles, il trouve plus prudent de s'abstenir. Truguet, désespère de voir en un instant s'évanouir tous ses projets, donne l'ordre à la plus grande partie de la flotte de se rendre à la plage des Espagnols et de recueillir les volontaires ameutés sur le rivage. Pendant ce temps, la mer est devenue mauvaise, le mouillage dangereux ; bientôt on reconnaît que le rembarquement est impossible et qu'il faut aviser au plus pressé, c'est-à-dire à assurer les subsistances de t'armée ; car d'un moment a l'autre l'escadre peut être obligée de s'éloigner. Mais, chose incroyable si toutes les relations officielles ne l'attestaient, les Marseillais refusent de laisser aborder les marins qui, au milieu des plus grands périls, viennent à leur secours. En vain leur crie-t-on que la mer et la nuit vont bientôt interrompre les communications Us restent sourds a toutes les prières, ils se déclarent déterminés à ne pas recevoir les vivres qu'on leur apporte, parce que, si le ravitaillement de t'armée était assuré, leurs chefs prétendraient continuer une expédition dont ils ne veulent plus entendre parler. Les uns reçoivent à coups de fusil les matelots qui s'aventurent à proximité du rivage ; d'autres, voulant fuir n'importe à quel prix, se lancent à la nage, s'accrochent aux chaloupes, au risque de les faire chavirer, de faire périr leurs sauveurs et de périr eux-mêmes. Deux fois l'amiral envoie des parlementaires à ces forcenés, deux fois ces parlementaires éprouvent le même accueil. Ce qui a été prévu arrive. La mer devient de plus en plus furieuse. Truguet est obligé de se retirer dans le très-médiocre abri que lui offre la partie de la rade le moins battue des vents. Les vivres manquent complètement à terre. Les troupes de ligne proposent à la phalange de marcher droit sur quelques villages qu'on aperçoit de la côte ; ils enlèveront au moins à la pointe de la baïonnette les provisions de bouche qui leur sont nécessaires pour subsister jusqu'à ce que la tempête soit apaisée. Mais les Marseillais aiment mieux mourir de faim sur le bord de la mer que d'aller conquérir quelques vivres sous le feu de l'ennemi. Ils craignent de perdre de vue l'escadre, comme si leurs regards avaient la puissance de la retenir près du rivage. Au risque d'être cent fois jeté à la côte, Truguet reste deux jours dans cette épouvantable position. L'Aréthuse et la Junon sont forcées de couper leurs mâts, la Vestale a son gouvernail démonté, les canots du Tonnant, de l'Apollon, du Centaure, sont enlevés par des coups de mer. Un grand nombre de chaloupes sont jetées sur les récifs ; les marins, qui les montent, se noient dans les flots, ou, s'ils parviennent à aborder, sont attaqués et mis à mort par des paysans sardes, sous les yeux mêmes des volontaires au salut desquels ils se sacrifient et qui ne peuvent ou ne veulent pas les secourir. Enfin, le 19 février, le vent faiblit ; quoique la mer brise encore, les communications entre la flotte et l'armée deviennent possibles. Le commandant en chef de la phalange, d'Hilaire-Chanvert, descend à terre et harangue ses soldats, dont il est séparé depuis six semaines mais il n'est pas plus heureux que ne l'a été Casabianca trois jours auparavant. Truguet se hâte de faire rembarquer les Marseillais, dont il lui tarde d'être débarrassé, et les expédie vers les côtes de Provence. Pour ne pas paraître avoir fait une campagne complètement inutile, il laisse dans l'île Saint-Pierre et dans la presqu'île Saint-Antioche une garnison de 700 hommes de troupes de ligne sous 1e commandement du colonel Sailly. Après avoir promis à cette petite garnison de lui envoyer promptement des secours et des vivres, il donne l'ordre de mettre le feu au Léopard, que tous les efforts de l'intrépide Bourdon-Gramont n'ont pu parvenir à remettre à flot puis, il fait voile pour Toulon[33]. Ainsi se termina l'expédition contre Cagliari. Mal conçue, plus mal préparée, entreprise au milieu de l'hiver, conduite sans ensemble, elle coûta à la marine ses plus beaux vaisseaux, au trésor des sommes énormes ; elle restera un témoignage irrécusable de l'imprévoyance du pouvoir exécutif et de l'indiscipline de la phalange marseillaise. Cette troupe recrutée dans toutes les sentines de la Méditerranée avait bien pu envoyer à Paris l'élite de ses bravi pour une expédition qui rentrait dans ses goûts et dans ses habitudes ; mais aussitôt qu'elle fut engagée dans une entreprise plus dangereuse, elle ne résista pas à la première panique et compromit l'honneur du drapeau français qui n'aurait jamais dû abriter sous ses plis de pareils misérables. Les membres du pouvoir exécutif et les chefs des troupes de terre et de mer s'accordèrent pour faire le silence autour d'une entreprise entamée à grand bruit et si tristement avortée. Le Moniteur en annonce seulement en quelques mots le résultat final la plupart des historiens la mentionnent à peine. Il est vrai qu'ils ont agi de même à t'égard de la contre-attaque dirigée contre les îles de la Magdelaine et dont il nous reste il parler. Cette dernière omission mérite d'autant plus d'être remarquée qu'elle a eu pour résultat de laisser dans l'oubli le premier fait d'armes d'un jeune capitaine d'artillerie qui devait quelques années plus tard être l'empereur des Français, Napoléon Ier. VIII Le petit archipel de la Magdelaine est situé entre la pointe sud de la Corse et la pointe nord de la Sardaigne. Il est formé de trois îles principales, la Magdelaine, Saint-Étienne, Caprera[34], qui ne sont séparées l'une de l'autre que par des passes de 7 à 800 mètres de largeur. Au milieu de ces trois îles se trouve un vaste bassin abrité des vents et qui communique avec la pleine mer par les passes dont nous venons de parler. C'est une position unique dans la Méditerranée. Plus d'une fois Nelson la signala à ses compatriotes comme plus enviable peut-être que Malte ou Gibraltar. Paoli avait désigné son propre neveu Cesari Colonna pour commander les volontaires corses[35]. Les officiers sous ses ordres étaient : 1° Quenza, lieutenant-colonel du 2e bataillon des volontaires ; 2° Napoléon Bonaparte, qui cumulait les fonctions de lieutenant-colonel en second de ce même bataillon avec celles de capitaine d'artillerie dans l'armée[36] ; 3° Moydier, capitaine du génie. Le chef des forces navales était un lieutenant de vaisseau nommé Goyetche, qui montait la Fauvette, corvette de 22 canons, et avait avec lui 16 petits bâtiments, les uns de guerre, les autres de transport. Cette escadrille sort du port d'Ajaccio, le 10 janvier, et n'arrive cependant n Bonifacio que douze jours après. Elle y reste un mois avant d'appareiller de nouveau, tant le chef de l'expédition, Cesari Colonna, est peu désireux de quitter la Corse dans les circonstances graves où se trouvent sa patrie et surtout le chef de son parti et de sa famille. On met enfin à la voile le 20 février, c'est-à-dire au moment même où Truguet, ayant rembarqué l'armée expéditionnaire dirigée sur Cagliari, s'éloignait de cette ville. La contre-attaque n'avait plus d'objet, mais il était difficile de savoir le 20 février, à Bonifacio, ce qui venait de se passer le 19 à l'extrémité sud de la Sardaigne. Le calme plat ayant succédé aux tempêtes des jours précédents, chaque bâtiment est remorqué par ses chaloupes. Le 22, on arrive à l'île Saint-Étienne ; oh s'empare d'une vieille tour à peu près ruinée qui la défend. Bonaparte, Moydier, Quenza, descendent à terre. On transporte dans l'île l'unique mortier que possède la petite armée expéditionnaire et sept pièces de canon. Par les soins des deux capitaines d'artillerie et du génie, on les met, pendant la nuit, en position contre les forts et la petite ville de la Magdelaine. Depuis six mois la France était en guerre avec presque toute l'Europe, on s'était déjà battu en Champagne, en Belgique, sur le Rhin, sur les Alpes ; et celui qui devait remplir l'univers du bruit de ses exploits n'avait pas encore vu le feu. Le 23 février au matin, Bonaparte, pointant lui-même le mortier, lance à l'ennemi la première bombe. Aussitôt les Sardes ripostent avec vigueur des forts de la Magdelaine et d'une redoute élevée à la hâte pour atteindre la petite anse où la Fauvette s'est embossée. Pendant deux jours le canal qui sépare les îles de la Magdelaine et de Saint-Étienne est à chaque instant sillonné par les projectiles que s'envoient les deux troupes en présence. La Fauvette est surtout le point de mire des canons sardes elle a un homme tué, plusieurs blesses et reçoit de fortes avaries dans son gréement. Elle est obligée de se réfugier hors de la portée des boulets par le travers de la petite île de Caprera. Les Sardes font aussitôt sortir du port deux demi-galères qui ne sont pas de force a se mesurer avec la corvette française, mais qui, celle-ci retirée, peuvent inquiéter les autres navires de l'escadrille. Le 25 au matin, l'attaque recommence de plus belle ; déjà Bonaparte espère que la ville, abîmée par le feu incessant qu'il dirige contre elle, va être obligée de se rendre. Tout a coup Quenza, qui commande les troupes de débarquement pendant que Cesari Colonna est a bord de la Fauvette, reçoit de celui-ci l'ordre de la retraite. Quel pouvait être le motif d'une aussi brusque détermination ? C'était, disent les pièces officielles, la mutinerie de l'équipage de la corvette. Les marins avaient déclaré qu'ils voulaient que l'on renonçât tout de suite à l'expédition, et n'avaient consenti qu'a grand'peine à accorder au commandant Colonna quelques heures pour le rembarquement des troupes. Il y eut peut-être à bord quelques manifestations hostiles mais, il faut le reconnaître, le neveu de Paoli céda bien vite et bien facilement au désir de quelques mutins[37]. L'ordre est tellement précis que l'on ne peut-songer a y désobéir. D'ailleurs, les chaloupes de l'escadrille sont là qui attendent les troupes, et les marins annoncent qu'ils ont ordre de ne croiser devant l'île Saint-Etienne que le temps strictement nécessaire au rembarquement. Quenza, qui se tient près du mouillage, transmet à Bonaparte et à Moydier la lettre de Colonna. Les deux officiers la lisent et la relisent plusieurs fois avant d'en croire leurs yeux, courbent la tête et donnent a voix .basse l'ordre de cesser le feu. Il faut cependant, avec l'honneur du drapeau, sauver le matériel. Les canonniers traînent leurs pièces jusqu'au rivage ; mais, au moment où ils y arrivent après mille efforts et mille périls, on s'aperçoit que les chaloupes sont trop faibles pour porter un poids aussi considérable, et que, du reste, elles sont déjà remplies de troupes. Bonaparte, la rage au cœur, fait enclouer, puis jeter à la mer le mortier et quatre canons. Tout le monde étant rembarqué, on met aussitôt le cap sur la Corse[38]. Le 27 février, l'escadrille que commandait Goyetche mouillait dans le golfe de Santa-Manza, en Corse. Les volontaires, sous la conduite de leurs deux chefs de bataillon, Quenza et Bonaparte, étaient dirigés sur Corte pour y tenir garnison. IX Pour compléter notre récit en ce qui concerne Paoli et Bonaparte, nous sommes obligé d'anticiper de quelques mois sur les événements dont la Corse fut le théâtre, dans la première moitié de l'année 1793. C'était à Corte, au milieu des plus abruptes montagnes de l'île, comme dans un nid d'aigle, que se tenait Paoli cumulant les fonctions de président du Directoire du département avec celles de général de division commandant la Corse, réunissant ainsi dans ses mains les pouvoirs civils et militaires. Bonaparte, qui jusque-là avait été l'un de ses confidents les plus intimes, son élève et presque son fils, le retrouva de plus en plus aigri contre la Révolution, et tout disposé à briser les liens qui, depuis un quart de siècle, unissaient la Corse à la France. D'un autre côté, chaque courrier apportait la preuve des défiances que la conduite équivoque du général inspirait a la Convention et au pouvoir exécutif. Pendant quelques semaines, Bonaparte hésita entre ses souvenirs et ses aspirations. Jusqu'à ce moment, il n'avait eu d'autre pensée que de succéder un jour à l'influence de Paoli et de rendre l'indépendance à sa patrie. A Brienne, à Auxonne, à Valence, dans vingt circonstances, il s'était déclaré l'adversaire ardent, passionné, de tous ceux de ses compatriotes qui avaient contribué directement ou indirectement à placer la Corse sous le joug de ceux qu'il appelait les étrangers, gli foresteri[39]. Mais, depuis l'expédition de la Magdelaine, une transformation s'opérait lentement en lui à ses ambitions premières succédaient des ambitions nouvelles. 11 semblait qu'a travers cette pluie de feu que, pendant deux jours et deux nuits, il avait lancée et reçue, se fussent ouverts devant lui de nouveaux horizons. Il commençait à dédaigner de se faire l'arbitre des destinées d'une petite île de la Méditerranée ; son imagination s'élançait déjà dans les champs incommensurables de l'avenir. Un dernier incident vient mettre un terme à ses hésitations. Dans les derniers jours d'avril, on reçoit à Corte l'ampliation du décret en date du 2 du même mois, par lequel la Convention nationale mande a sa barre Paoli. Cet ordre tombe comme un coup de foudre au milieu de la petite cour dont le général est entouré. Bonaparte, fidèle encore aux amitiés de sa jeunesse, prend la plume pour défendre le héros corse contre les attaques de ses ennemis et pour inviter la Convention à revenir sur une mesure qui tend à confondre, avec le scélérat corrupteur ou un vil ambitieux, un vieillard septuagénaire accablé d'infirmités. Son plaidoyer achevé, il le communique à son illustre citent. Mais celui-ci, voyant qu'il est temps de prendre un parti et croyant pouvoir compter sur son jeune et enthousiaste interlocuteur, lui déroule ses desseins et lui déclare qu'il est résolu à braver les ordres de la Convention, dût-il se jeter entre les bras de l'Angleterre. A cette confidence, Bonaparte éclate en reproches, en imprécations. Les deux anciens amis se séparent mortellement brouillés. Bonaparte, qui sait ce que c'est qu'une haine corse et qu'une vengeance de conspirateur qui s'est laissé surprendre son secret, sort du palais du généralissime, s'élance à cheval et, à travers les montagnes, gagne par des sentiers détournés les Sanguinaires, terres incultes et maquis impénétrables, situées à trois lieues d'Ajaccio. Il s'y tient caché tout un mois, jusqu'à ce qu'il ait pu avertir sa famille et se concerter avec les commissaires de la Convention, qui viennent de débarquer à Saint-Florent. Quelque temps après (2 juin 1793) l'assemblée générale extraordinaire du peuple corse, convoquée par Paoli, déclarait Bonaparte, ses parents et adhérents, perturbateurs du repos public. Le futur empereur quittait l'île natale pour n'y plus apparaître qu'un instant à son retour d'Égypte. Sa retraite aux Sanguinaires fut pour lui le commencement d'une nouvelle ère, comme l'avait été pour Mahomet sa fuite de la Mecque ; elle fut l'hégire de l'homme extraordinaire qui, lui aussi, devait bouleverser le monde. |
[1] Pour le tableau complet de la politique des cabinets à la fin de l'année 1792 et au commencement de 1793, nous renvoyons nos lecteurs au deuxième volume de l'Histoire diplomatique de l'Europe pendant la Révolution française. Ce remarquable ouvrage, dû a la plume d'un ancien diplomate, le comte François de Bourgoing, nous initie admirablement aux intrigues secrètes qui s'agitaient en Europe pendant le cours de notre Révolution.
[2] Voir les considérants de l'arrêté du pouvoir exécutif relatif à l'Escaut (Moniteur du 16 novembre 1792, n° 328).
[3] Voir tome V, livre XXIV, § IX.
[4] Nous n'avons besoin que de rappeler la fameuse lettre du 23 novembre 1792, dans laquelle le conseil exécutif qualifiait le pape de simple évêque de Rome et lui prédisait une chute prochaine. Voir cette lettre, tome V, livre XIX, § XI.
[5] On trouve dans le Moniteur du 4 février 1193, n° 35 :
1° La lettre du secrétaire d'État du gouvernement pontifical, qui est antérieure de quelques jours aux événements du 13 janvier et dans laquelle sont exposés les motifs du refus que la cour de Rome croit devoir opposer aux prétentions du chargé d'affaires de France ;
2° Le rapport officiel du consul de France sur le meurtre de Basseville.
[6] Journal des débats et décrets, n° 137, p. 23.
Quelques années après, le Directoire se chargea de mettre à exécution cette menace. Les cachots de Valence virent mourir dans une lente agonie le malheureux vieillard qu'avait désigné aux vengeances de la République le conventionnel Jean Debry. Sans doute celui-ci, lorsque quelques années plus tard il devint sous Napoléon Ier préfet et baron, n'aimait pas qu'on lui rappelât sa violente sortie contre le Saint-Père, non plus que sa fameuse proposition du 28 août 1792 pour la levée d'une légion de 1.200 tyrannicides chargés de débarrasser la terre de tous les rois et de tous les empereurs.
[7] Une députation de la Société constitutionnelle de Londres était venue à la fin de 1792, à la barre de l'Assemblée, féliciter la nation française de ses victoires en Belgique. Le président Grégoire répondit ainsi à sa harangue :
Sans doute le moment approche où les Français iront féliciter la Convention nationale de la Grande-Bretagne.
[8] Voir le Journal des débats et décrets, n° 136, p. 4 et suivantes. Le discours de Brissot y est beaucoup plus développé que dans le Moniteur, n° 33.
[9] Tome V, livre XIX, § XI.
[10] Anselme, plus heureux que beaucoup de ses collègues, survécut :) la tourmente révolutionnaire. Un décret du 23 germinal an III déclara qu'il n'y avait contre lui aucun grief fondé et liquida sa pension de retraite. Anselme avait 54 ans lorsqu'il fit la conquête de Nice. Il est mort seulement en 1814.
[11] Voir les Mémoires du comte Miot de Mélito, 1er volume. On peut ajouter la foi la plus complète à cet ouvrage plein de particularités intéressantes.
[12] Un décret du 13 décembre portait que tout volontaire national qui abandonnerait son poste serait noté par la municipalité du lieu de son domicile sur un tableau d'inscription civique, comme ayant refusé a la patrie le secours qu'elle lui demandait. Par contre, le même décret promettait une pension de retraite, convertissable en acquisition de biens nationaux, a tous les citoyens qui auraient servi sans interruption jusqu'à la fin de la guerre.
[13] Décret du 8 mars 1793.
[14] Voir la lettre de Lacroix du 22 mars. Journal des débats et décrets, n° 189, p. 314.
[15] Voir t. II, livre V, § VIII.
[16] Voir le discours de Camus, Moniteur, n° 83, séance du 22 mars.
[17] Nous avons réuni à la fin de ce volume des lettres confidentielles de Dumouriez, de Beurnonville et de Biron ; elles peuvent donner une idée du dénuement auquel se trouvaient réduites les armées françaises au commencement de 1793.
[18] Séance du 26 janvier, voir le Moniteur, n° 28, le Journal des débats et décrets, n° 130. Voici le texte même du décret qui fut rendu à cette occasion sur la proposition de Lacroix La Convention autorise ses commissaires à prendre toutes les mesures, même de sûreté générale, que les circonstances rendront nécessaires leurs délibérations prises ou à prendre seront exécutées provisoirement, à la charge par lesdits commissaires d'envoyer, dans les vingt-quatre heures, copie des arrêtés et délibérations, pour être infirmés ou confirmes par la Convention.
Malgré l'insistance de plusieurs montagnards, l'Assemblée décida en même temps que les commissaires aux armées continueraient d'être nommés par le bureau, et non au scrutin et par appel nominal. Les démagogues s'élevaient contre ce mode, parce que les fonctions de président et de secrétaires étaient généralement remplies par leurs rivaux. Lorsqu'ils se furent saisis du pouvoir, ils firent passer au Comité de salut public, dont ils disposaient, le droit de nomination, et ne demandèrent plus que l'on eût recours au mode qu'ils avaient réclamé si vivement quelques mois auparavant.
[19] Nous avons retrouvé le procès-verbal de la séance dans laquelle Dumouriez parvint à faire renoncer le pouvoir exécutif à ses projets sur l'Inde.
Le Conseil exécutif provisoire
étant rassemblé à l'heure accoutumée, le général Dumouriez ayant été appelé, la
discussion s'est établie sur les moyens de soutenir les efforts des ennemis qui
vont se réunir contre la République française, et particulièrement sur cette
question, savoir si la République doit et peut, dans cette campagne, faire la
guerre sur mer en même que sur terre, et conséquemment s'il convient de
préparer une expédition dans l'Inde.
D'après les différents faits
exposés par le ministre de la marine, d'après le. grand nombre de
considérations présentées dans cette conférence, l'opinion s'est généralement
fixée sur les points suivants :
La flotte française qui se
trouve dans la Méditerranée se trouvant très-fatiguée par les tempêtes ;
l'armement de 30 vaisseaux, qui se fait à Brest, ne pouvant réellement être
terminé à l'époque pour laquelle il a été annoncé ; le mauvais succès de
quelques demandes faites à Calais et à Boulogne donnant lieu de prévoir de
grandes difficultés à se pourvoir du nombre de matelots nécessaire pour cet
armement ; l'impossibilité de faire partir pour l'Inde des forces navales suffisantes
avant que les Anglais aient le temps d'y porter une escadre ; l'état des
finances et l'excessive rareté du numéraire ne permettant pas d'espérer qu'on
puisse réunir des espèces en assez grande masse pour suffire à la consommation
de la guerre maritime en même temps que des armées de terre portées à
l'extérieur de la République la prudence prescrivant de réserver la plus grande
partie des moyens pour suivre avec plus de vigueur la guerre offensive sur le
continent :
Il parait convenable, quant à présent, de se borner à mettre l'île de France dans un bon état de défense.
[20] Voir le discours de Barbaroux, Moniteur de 1793, n° 34.
[21] On trouvera à la fin de ce volume deux pièces constatant l'ardent républicanisme que professait, en 1793, celui qui devint grand référendaire de la Chambre des pairs sous la Restauration.
[22] Telle était la mission ostensible des trois commissaires de la Convention ; mais ils en avaient une autre beaucoup plus importante : c'était de surveiller la conduite de Paoli, dont la toute-puissance sur ses compatriotes était encore entière, mais qui déjà semblait vouloir s'en servir pour se rendre indépendant. Les deux premiers commissaires ne firent en Corse qu'un séjour de quelques mois. Lacombe-Saint-Michel, officier d'artillerie très-distingué, resta seul et ne revint en France que dix-huit mois après (juin 1794). Lorsque Paoli eut proclamé que tous les liens étaient rompus entre la Corse et la France, et appelé les Anglais à son secours, ce fut Lacombe-Saint-Michel qui, avec des forces très-peu considérables en proportion de celles dont son adversaire disposait, lui tint tête et conserva cette île à notre patrie.
[23] Voici comment s'exprime une lettre écrite d'Ajaccio au Moniteur et datée du 31 décembre 1792 (Moniteur de 1793, n° 27)
Il n'y a pas assez de discipline à bord des équipages, on a manqué un de ces jours de pendre un homme qui, le lendemain, a été reconnu très-innocent de ce dont les agitateurs l'accusaient. Cette leçon n'a cependant pas été perdue pour les matelots ; car, voyant en quels faux pas quelques pendeurs de profession les entraînent, ils en ont dénonce un qui sera chassé de la flotte. Il est fâcheux qu'il n'y ait pas une justice plus sévère pour ces pendeurs qui se font un jeu d'assassiner et un honneur de s'en vanter. On peut juger des mauvais effets qu'une telle conduite produirait en pays étranger.
[24] On trouvera à la fin du volume une série de documents relatifs à la phalange marseillaise ; nous y renvoyons nos lecteurs.
[25] Il ne faut pas confondre ce vaisseau avec celui qui a immortalisé ce nom en sombrant glorieusement prés de Brest, à la fin du combat des 10-13 prairial an II.
[26] On lit ce qui suit dans la biographie des premières années de Napoléon Bonaparte, par le colonel de Coston, ouvrage qui a paru en 1840 et qui est fait avec la plus scrupuleuse conscience ;
La phalange marseillaise fit son entrée à Ajaccio aux cris de Çà ira, à bas les aristocrates ! Ces soldats lâches et cruels pendirent ou lanternèrent, suivant l'expression du temps, un artisan d'Olmetto, habitant à Ajaccio, et un propriétaire de Sartène. Ils préparaient le même sort au chanoine Antoine Peraldi, procureur de la commune, qui voulait sauver ces victimes, et ils l'auraient immolé sans l'assistance de soldats d'un détachement du régiment d'infanterie de Vermandois (61e), qui, armés de leurs sabres, accoururent et arrachèrent à cette horde effrénée l'intrépide ecclésiastique.
[27] Sur ces deux expéditions, on peut consulter le livre publié en 1842, à Turin, par le baron Manno, actuellement premier président de la cour de cassation d'Italie, Storia moderna della Sardegna.
[28] Voir tome V, livre XIX, § XI.
[29] On lit ce qui suit dans une lettre de Bertin, commissaire ordonnateur de l'escadre de la Méditerranée, janvier 1793
Tous les habitants de cette île (Saint-Pierre), ayant été rassemblés dans l'église paroissiale, on leur a expliqué les principes de la liberté et de la justice du gouvernement républicain, qu'ils ont adoptes avec transport ; ils ont en conséquence changé le nom de leur île en celui d'île de la Liberté. Ils procèdent, en ce moment, a l'élection de leur municipalité et à la nomination d'un juge de paix. Jamais les Français n'ont été reçus d'une manière aussi fraternelle et amicale que par ces nouveaux enfants de la liberté dont ils sont dignes par la pureté de leurs mœurs.
[30] Ce canot portait le major général de la marine, Villeneuve, le commissaire du pouvoir exécutif, Peraldi, et un Florentin, âge de vingt-deux ans, Buonarotti, destiné à devenir célèbre comme conspirateur. Les récits officiels donnent à ce dernier le titre d'apôtre de la liberté. C'était un emploi qui avait été créé, paraîtrait-il auprès de toutes les armées de la République ; Buonarotti en était revêtu à t'armée des Alpes comme Gonchon à l'armée de Belgique ; il consistait à établir des clubs partout où pénétraient les Français, a catéchiser les peuples conquis et à les convertir à la foi nouvelle. Le trésor public faisait naturellement les frais de ces missions d'un nouveau genre. Danton et Lacroix, dans le compte officiel qu'ils fournirent, de leurs dépenses en Belgique, portent une somme de 1.200 francs comme ayant été donnée par eux à différents apôtres de la liberté, envoyés dans les communes pour disposer les esprits (voir le Mémoire sur la vie privée de Danton, par M. le docteur Robinet, p. 397.)
[31] L'escadre était déjà partie depuis près d'un mois du port d'Ajaccio ; lorsque le conseil exécutif se ravisa tout à coup et contremanda l'expédition par la lettre suivante :
Le Ministre des affaires étrangères au citoyen Aréna, ex-député de l'Assemblée législative, à Ajaccio en Corse.
Paris,
12 février, l'an II de la République.
Le retard, citoyen, apporté à
l'expédition de la Sardaigne, ne permettant plus d'en tirer le parti que l'on
en attendait, il serait à désirer que l'on y renonçât, si les choses n'étaient
pas trop avancées ; c'est du moins mon opinion, et il m'a paru qu'elle était
partagée par les membres du Conseil exécutif. En effet, dans les circonstances
présentes, cette expédition attirerait nécessairement dans la Méditerranée une
escadre anglaise qui, fermant le passage du détroit de Gibraltar, serait
extrêmement préjudiciable à notre commerce. L'on assure même que déjà dix
vaisseaux de ligne sont destinés a s'y rendre. Il est vraisemblable que la
destination de cette escadre serait changée si la descente projetée en
Sardaigne ne s'effectuait pas.
Quoi qu'il en soit, je vous
prie, citoyen, de ne pas négliger de me faire part de toutes les notions que
vous pourrez recueillir concernant nos intérêts dans la Méditerranée et de
m'informer exactement de tout ce que vous apprendrez des dispositions des
différentes cours de l'Italie à l'égard de la République.
Le ministre des affaires étrangères,
LEBRUN.
Il était trop tard. Aréna ne reçut la missive confidentielle de Lebrun qu'à son retour de la désastreuse expédition.
[32] Ces 1.400 hommes appartenaient, à peu près par égales portions, aux trois anciens régiments Limousin, Bresse et La Fère.
[33] Les promesses de Truguet, ne furent pas tenues la petite garnison de Saint-Pierre et de Saint-Antioche fut abandonnée a son malheureux sort ; trois mois après, elle était forcée de se rendre prisonnière de guerre à la flotte espagnole. Nous donnons à la fin du volume une série de documents officiels qui montrent, d'une part, combien ces 700 hommes, laissés sans secours sur un îlot de la Méditerranée, firent faute aux trois régiments qui allaient avoir à disputer la Corse à Paoli et aux Anglais, de l'autre, quelles furent pendant ce temps les souffrances de ces malheureuses victimes de l'obéissance passive.
[34] Cette dernière île a acquis une grande renommée par le séjour qu'y fait, depuis quelques années, Garibaldi. Le chef des volontaires italiens peut tous les jours, de sa retraite, contempler le théâtre des premiers exploits de celui qui fut pendant quatorze ans l'arbitre du monde. L'histoire amène souvent de singuliers rapprochements.
[35] Cesari Colonna avait été, en 1789, membre de l'Assemblée constituante il est appelé, dans les procès-verbaux d'élection, comte Colonna de Cesari-Rocca, capitaine au régiment provincial corse. Il n'était pas député de la noblesse, mais bien du tiers état. Il était, à la fin de 1792, colonel de la 28e division de gendarmerie à Bastia.
[36] Bonaparte était, absent de son régiment depuis plus d'un an. Le 1er octobre 1791, il avait obtenu un congé de trois mois et avait quitté Valence pour se rendre auprès de sa famine ; mais, à la fin de son congé, il n'avait pas rejoint son corps et était resté dans son pays natal, où il avait accepté les fonctions de capitaine adjudant-major d'un bataillon de volontaires corses. On dit qu'à la revue de fin d'année (1791), n'ayant pas fait prévenir les chefs de son régiment des motifs qui légitimaient son absence, il fut rayé des cadres de l'armée, ou bien près de l'être. Ce fut Pozzo di Borgo, alors procureur-syndic du département, vingt ans plus tard ambassadeur de Russie au congrès de Paris, qui adressa au ministre de la guerre une demande pour régulariser la situation de son jeune concitoyen ce fut Narbonne, depuis aide de camp de l'empereur Napoléon et son ambassadeur à Vienne, qui fit droit à cette demande le 14 janvier 1792. Bonaparte put dès lors accepter la place d'adjudant-major, puis bientôt après celle de lieutenant-colonel en second du même bataillon. Pendant ce temps (6 février 1793), il recevait le brevet de capitaine d'artillerie, brevet signé de la main de Louis XVI. Bonaparte cumulait ainsi deux emplois, l'un dans la garde nationale, l'autre dans l'armée. Il eut un instant la velléité de se démettre de ce dernier, si l'on en croit une lettre qu'il écrivit le 27 février 1793 à son ami Sucy, commissaire des guerres a Valence ; cette lettre commence ainsi : Dans ces circonstances difficiles, le poste d'honneur d'un bon Corse est de se trouver dans son pays. C'est dans cette idée que les miens ont exigé que je restasse parmi eux. Cependant, comme je ne sais pas transiger avec mon devoir, je me proposais de donner ma démission. Depuis, l'officier général du département m'a offert un mezzo termine qui a tout concilié il m'a offert une place d'adjudant-major dans les bataillons volontaires.
Au mois de mai 1793, Bonaparte quitta la Corse, ne fit que traverser Valence où était toujours son régiment, et partit pour Paris. Il y assista comme simple spectateur aux journées du 20 juin et du 10 août. Il y était encore dans les premiers jours de septembre, puisque, le 1er de ce mois, il signait, à la municipalité de Versailles, les pièces nécessaires pour retirer sa sœur Élisa de la maison de Saint-Cyr et la ramener avec lui dans sa famille. Il arriva en Corse dans les premiers jours d'octobre 1792.
[37] Nous donnons à la fin de ce volume le recueil complet des pièces officielles que Paoli envoya dans les premiers jours de mars au ministre de la guerre pour justifier la conduite de son neveu ; en les lisant on sent bien qu'elles ont été arrachées aux signataires par l'obsession et qu'on ne doit leur accorder qu'une foi très-médiocre.
[38] De cette expédition de la Magdelaine, Bonaparte conserva toujours un pénible souvenir. II était impossible de faire peser sur lui la moindre part de responsabilité dans les événements que nous avons racontés, mais cette expédition avait abouti un revers, et le futur empereur des Français avait, avant, tout, la superstition du succès. Aussi ne voulut-il jamais dater ses premières armes du 23 février mais bien du 22 septembre 1793, jour où, par un ordre formel du Comité de salut public, qu'il était allé chercher lui-même a Paris, il prit le commandement de l'artillerie du siège de Toulon. Jamais dans ses confidences les plus intimes il ne fit allusion à cet épisode de sa jeunesse. A Sainte-Hélène, soit dans ses épanchements racontés avec tant de défaits par M. de Las Cases, soit dans les mémoires dictés au général Gourgaud et à M. de Montholon, il eut à plusieurs reprises l'occasion de parler de l'expédition contre Cagliari ; jamais il ne fit mention de la contre-attaque de la Magdelaine et de la part qu'il y avait prise. (Voir tome 1er du Mémorial de Sainte-Hélène, et tome 1er des Mémoires dictés au général Gourgaud.)
D'un autre côté on sait l'affection toute spéciale que portait Bonaparte à tous ceux qui personnifiaient pour lui ses souvenirs de jeunesse, notamment à Duroc, Marmont et Junot. On connaît le chemin brillant qu'il fit parcourir à tous ceux qui, de près ou de loin, l'avaient approché, aux débuts de sa carrière militaire. Le capitaine du génie Moydier, son compagnon de bivouac de l'île de Saint-Étienne, ne fut pas l'objet de la même bienveillance ; il languit longtemps dans les rangs subalternes et parvint à grand'peine, sur la fin de l'empire, au grade de général de brigade.
[39] On peut consulter à cet égard la remarquable histoire de Napoléon Ier que publie dans ce moment M. Lanfrey, et l'article inséré en 1842 dans la Revue des Deux Mondes, 4e série, 29e volume. L'auteur de cet article, M. Libri, a eu à sa disposition un grand nombre de manuscrits confiés par Bonaparte au cardinal Fesch à l'époque du Consulat. Pour justifier nos assertions, donnons quelques extraits des écrits échappés à ta plume du futur empereur des Français lorsqu'il était simple lieutenant d'artillerie
Général, je naquis quand la patrie périssait ! Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. (Lettre à Paoli, 1789.)
Quel spectacle verrais-je dans mon pays ? Mes compatriotes ; chargés de chaînes, embrassent en tremblant la main qui les opprime... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissions, vous avez encore corrompu nos mœurs. Le tableau actuel de ma patrie et l'impuissance de le changer sont une nouvelle raison de fuir une terre où je suis obligé, par devoir, de Jouer des hommes que je dois haïr par vertu. (Note autographe sur le suicide, trouvée par M. Libri dans les papiers confiés au cardinal Fesch.)
Paoli vous fit nommer pour
traiter à Versailles de l'accommodement qui s'entamait sous la médiation de ce
cabinet. M. de Choiseul vous vit et vous connut. Les âmes d'une certaine trempe
sont d'abord appréciées. Bientôt au lieu du représentant d'un peuple libre,
vous vous transformâtes en commis d'un satrape. Une partie des patriotes
étaient morts en défendant leur indépendance, l'autre avait fui une terre
proscrite, désormais hideux nid des tyrans ; mais un grand nombre n'avaient pu
ni mourir, ni fuir ; ils furent l'objet des persécutions on ne pouvait asseoir
l'empire français que sur leur anéantissement absolu.
Ô Lameth ! ô Robespierre ! ô Pétion ! ô Volney ! ô Mirabeau ! ô Barnave ! ô Bailly ! ô Lafayette ! Voilà l'homme qui ose s'asseoir à côté de vous ! Tout dégouttant du sang de ses frères, souillé par des crimes de toutes espèces, il se présente avec confiance sous une veste de général, unique récompense de ses forfaits ! Il ose se dire le représentant de la nation, lui qui la vendit ! (Lettre de Bonaparte à M. Matteo di Butta-Fuoco, maréchal des camps et armées du roi, député de la noblesse corse à l'Assemblée nationale constituante, 23 janvier 1791.)
Enfin reportons-nous à la lettre, en date du 26 février 1792, que nous avons citée plus haut ; à elle seule, elle prouverait que jusqu'à l'expédition de la Magdelaine Bonaparte conserva tous les sentiments d'un bon Corse.