I La royauté vient d'être décapitée dans la personne de son dernier représentant. Ceux qui l'ont livrée au bourreau vont se disputer les lambeaux de sa robe sanglante, et en appeler aux jeux de la. force et du hasard. Dans cette partie terrible, où se jouera dix fois dans un an le sort de la France, malheur aux vaincus ! Ils paieront de leur tête la moindre faute. L'impatience ou le découragement auront pour eux un résultat également fatal. D'abord, la lutte s'engage au milieu des cris, des hurlements, des imprécations de la place publique. Plusieurs factions y prennent part ; elles se déciment et s'entre-tuent. Mais bientôt la salle de la Convention est un théâtre trop vaste pour les survivants ; c'est au sein d'un ou deux comités que se concentre le combat. Les adversaires les plus acharnés y siègent côte à côte ; ils se mesurent des yeux, ils se touchent du coude, ils peuvent voir, pour ainsi dire, dans le jeu les uns des autres. Les plus habiles, par un tour d'escamotage, se débarrassent des plus insouciants. Il ne s'agira plus dès lors que de savoir qui l'emportera des deux groupes entre lesquels se partagent les décemvirs du Comité de salut public. Par une singulière dérision du sort, la victoire restera aux plus vils et aux plus misérables ; ils auront la chance suprême d'échapper à la guillotine et de traîner, durant de longues années, dans l'exil et la proscription, le poids écrasant du mépris public. Mais, à l'époque où notre récit est arrivé, ces hommes, fatalement réservés au sort qui attend les joueurs de toute espèce, la mort violente ou l'ignominie, sont encore pleins de vie, de haine et de passion. Ils ne songent qu'aux nouvelles perspectives qu'ouvre devant eux la mort du roi ; ils ne pensent qu'à faire tourner au profit de leurs colères les incidents qui peuvent naître des agitations intérieures, des complications européennes. Au moment même où Louis XVI recevait, dans la tour du Temple, les dernières consolations de la religion, un de ses juges, Lepeletier de Saint-Fargeau, frappé mortellement par un assassin, devançait, au tribunal de Dieu, le juste qu'il avait condamné. L'audace avec laquelle le meurtre avait été commis au Palais-Royal, chez Février, à l'heure ou la foule affluait dans les salons de ce restaurateur en renom ; l'impunité que le coupable avait trouvée dans une fuite favorisée probablement par quelques complices ; la qualité d'ancien garde du corps, prise ostensiblement par J'assassin tout devait contribuer a augmenter l'impression produite par un pareil événement[1]. Dès le 21 janvier au matin, la nouvelle de l'attentat commis sur Lepeletier est connue de tout Paris. Dans la salle de la Convention, avant l'ouverture de la séance, elle est le sujet de tous les entretiens. Les démagogues revendiquent hautement Lepeletier pour un des leurs, et demandent qu'on lui décerne les honneurs du Panthéon ils rappellent avec aigreur que le dernier discours de l'illustre défunt a été vivement attaqué par plusieurs orateurs de la droite ils font entendre, à demi-mot, que les députés qui n'ont pas condamné a mort Louis XVI sont peut-être de connivence avec celui qui a voulu le venger, ils insinuent aux membres de la Plaine, qui ont voté avec eux dans les derniers scrutins, qu'ils sont tous désignés au poignard des assassins, et qu'ils n'ont de salut que dans une indissoluble union avec la Montagne. Vergniaud prend possession du fauteuil de la présidence a l'heure même où Louis XVI monte à l'échafaud. Tous les assistants pensent au drame sanglant qui s'accomplit à quelques pas de là, mais personne n'y fait allusion le seul événement du jour semble être le meurtre de Lepeletier. A peine Maure, son collègue de députation, en a-t-il terminé le récit officiel, que les plus fougueux Montagnards assiègent la tribune pour exploiter ce crime au profit de leurs ressentiments particuliers. Jean-Bon-Saint-André dénonce Valady pour avoir fait imprimer et placarder sur les murs de Paris le discours qu'il a prononcé en faveur du roi. Rovère dénonce Chambon pour avoir, dans la salle du Comité de sûreté générale, tiré le sabre contre le patriote Saint-Huruge. Carrier dénonce Thibault, évêque et député du Cantal, pour avoir écrit à ses commettants une lettre où il osait dire que la Montagne était composée de scélérats. Bréard demande que l'on ordonne immédiatement des visites domiciliaires ; Osselin et Bourbotte appuient cette proposition. Oui, s'écrie Barère, que dans deux fois vingt-quatre heures le même échafaud,
qui a servi pour le tyran, serve encore pour ses complices. La République a
été décrétée le 21 septembre, mais c'est ce matin qu'elle s'est affermie. Ne
donnons pas à nos adversaires le temps de se reconnaître ; prenons de
nouvelles mesures contre les stipendiés de Coblentz ; accordons les honneurs
du Panthéon à Lepeletier, car dans sa personne a été frappée la nation tout
entière, a été viciée la souveraineté nationale. Robespierre fait un pompeux panégyrique de Lepeletier et rappelle complaisamment qu'avant de succomber sous les coups d'un assassin, le martyr de la liberté a été en butte aux calomnies de la Gironde ; il profite de cette insinuation pour réclamer avec instance l'examen immédiat des comptes de Roland. Pétion veut répondre à Robespierre, mais il est salué par les épithètes de lâche et de calomniateur chaque fois qu'il essaie de prendre la parole. En présence de la fureur de la Montagne et de l'effroi de !a Plaine, il ne songe plus à attaquer, mais à se défendre ; il invoque les dangers de la patrie, it fait un appel à l'union et à la concorde. Une voix, partie de l'extrême gauche, y répond ; cette voix, c'est celle de Danton. Plus qu'aucun autre de ses amis de la Montagne, il savait déguiser ses desseins sous les apparences de la générosité, et en poursuivre le succès avec une habileté que sa fougueuse nature n'aurait pu faire supposer. Le Comité de sûreté générale, le plus important, puisqu'il avait dans ses attributions toute la police de la République, était depuis douze jours entre les mains de la Gironde[2] ; la Montagne ne pouvait rien avoir de plus pressé que de l'arracher à sa rivale. A plusieurs reprises, depuis le commencement de la séance, les démagogues avaient tenté de faire mettre aux voix le renouvellement du Comité ; Robespierre lui-même, dans le discours qu'il venait de prononcer, en avait touché deux mots, mais l'Assemblée avait paru faire la sourde oreille. Danton est plus adroit et plus heureux : Citoyens, dit-il, maintenant que le tyran n'est plus, tournons toute notre énergie, toutes nos agitations vers la guerre. Combattons l'Europe, mais réorganisons le Comité de sûreté générale, afin qu'il puisse être à la hauteur de sa mission. Bannissons ce système incessant de récriminations, car la France ne saura bientôt plus à qui accorder sa confiance. Quant à moi, je suis étranger à toute passion j'adjure tous ceux qui me connaissent de dire si je suis un buveur de sang. Que n'ai-je pas fait pour maintenir l'esprit de paix et de conciliation dans le conseil exécutif ? Je n'ai qu'un désir, celui de mourir pour mon pays. Je voudrais, au prix de mon sang, rendre à la patrie le serviteur qu'elle a-perdu. J'envie sa mort, je demande pour lui les honneurs du Panthéon, mais je vous le dis le meilleur moyen d'honorer sa mémoire, c'est de jurer que nous ne nous séparerons pas avant d'avoir donné une Constitution à la République. Ce discours est vivement applaudi ; le confident le plus intime de l'ex-ministre de la justice, Fabre d'Églantine, en appuie la conclusion pratique, celle sur laquelle Danton a glissé, mais qu'il s'agit d'enlever à l'enthousiasme de l'Assemblée. Le Comité de sûreté générale, dit Fabre, est aujourd'hui composé d'un nombre de membres trop considérable ; dans cet état il ne peut rien faire. Il n'a pas, d'ailleurs, la confiance de la nation. L'orateur termine sa harangue par un aphorisme, qui a l'air d'être profond et qui est vide de sens : Je ne connais qu'une sentinelle active et incorruptible, c'est le peuple ; ce sont toujours les dénonciations du peuple qui ont déjoué les complots. Le peuple ne se trompe jamais[3]. L'Assemblée, convaincue par cette phraséologie démagogique, décrète aussitôt que le Comité de sûreté générale sera intégralement renouvelé et qu'il ne sera plus désormais composé que de douze membres. Thuriot, qu'enhardit le succès de Fabre, revient alors sur la proposition déjà faite par Robespierre. Il demande que l'on supprime le bureau destiné à former l'esprit public, et que le ministre de l'intérieur soit tenu de rendre compte immédiatement des fonds mis à sa disposition dans ce but. La seconde motion de la Montagne passe sans plus d'opposition que la première. Depuis le jugement fatal, prononcé trois jours auparavant, la Gironde comprend qu'elle s'est rendue suspecte aux républicains par ses hésitations et ses propositions dilatoires, qu'elle a perdu à jamais l'appui des anciens constitutionnels en prêtant les mains à la condamnation de Louis XVI. Elle se laisse aller à la dérive, n'osant plus résister au courant qui entraîne la majorité vers la gauche. Quelques-uns de ses coryphées semblent n'avoir qu'une seule préoccupation, celle d'expulser du sein de l'Assemblée nationale Philippe-Égalité, l'objet spécial de sa haine et de ses craintes. Mais c'est en vain que Louvet rappelle à la Convention qu'elle a promis solennellement de s'occuper de cette question aussitôt qu'elle aurait statué sur le sort du roi ; c'est en vain qu'à plusieurs reprises il s'écrie : Chassons les Bourbons ! Ce delenda Carthago du commensal de Mme Roland reste sans écho. On dirait que l'Assemblée veut écarter tout ce qui, de près ou de loin, pourrait ramener sa pensée vers le drame funeste qui vient de s'accomplir sur la place de la Révolution. Aussi, lorsque le président Vergniaud lui annonce qu'il a reçu le procès-verbal de l'exécution de Louis Capet, se hâte-t-elle de passer à l'ordre du jour et de suspendre la séance. Les députés, qui étaient restés depuis le matin dans la salle du Manège, purent alors constater par eux-mêmes l'impression qu'avait produite, sur la population parisienne, le supplice de Louis XVI. Toute la journée, les boutiques avaient été fermées, les ateliers déserts ; les femmes de la halle, en signe de respectueuse sympathie, avaient refusé d'aller occuper leurs places habituelles. Marat lui-même reconnaissait, dans sa feuille d'ordinaire si furibonde, que, le 21 janvier, Paris paraissait avoir assisté à une fête religieuse. L'ami du peuple ne disait que trop vrai. Ce jour-là n'avait-il pas vu s'accomplir le martyre de la victime innocente de nos discordes civiles ? L'abattement était générât, l'inquiétude universelle. Chacun comprenait que la Révolution entrait dans une phase nouvelle, que les partis, qui semblaient avoir consenti à une trêve momentanée pour juger Louis XVI, allaient, sur son cadavre, se livrer un duel à mort. Le matin même, cette trêve avait été rompue par les Montagnards. Ils avaient profité de l'effroi causé par le meurtre de Lepeletier pour faire adopter, en principe, plusieurs mesures importantes ; le soir, ils en réclament impérieusement l'application. La séance, suspendue à quatre heures, est reprise à six. A peine Vergniaud est-il remonté au fauteuil, que l'extrême gauche demande que l'on procède immédiatement au scrutin pour le renouvellement du Comité de sûreté générale. En vain quelques députés font-ils observer que, aux termes du décret cette nomination ne doit avoir lieu que le lendemain. Rien ne peut calmer l'impatience de la Montagne, dont les rangs sont compactes, tandis que ceux de ses adversaires sont fort dégarnis. Il est toujours temps de sauver la patrie, dit Choudieu ; ceux qui veulent retarder la nomination du nouveau comité ne sont que des conspirateurs. — Oui, oui s'écrient en chœur tous les séides de la démagogie. Louvet proteste contre la pression tyrannique qu'on semble vouloir exercer ; les vociférations des Montagnards deviennent de plus en plus violentes. Vergniaud est contraint de mettre aux voix la proposition de Choudieu. Elle est adoptée ; puis un décret décide que : 1° chaque votant déposera dans l'urne une liste, sur laquelle il aura inscrit douze noms, et qui sera signée de lui ; 2° que tout bulletin non signé sera considéré comme nul et non avenu. L'appel nominal commence par le département de la Gironde. Vergniaud et Grangeneuve déclarent que, n'étant pas préparés à une élection aussi précipitée, ils sont dans l'impossibilité d'improviser une liste. D'autres membres réclament avec une égale vivacité contre la surprise dont la minorité veut rendre la majorité victime. Mais les énergumènes de l'extrême gauche obtiennent, à force d'insistance, qu'il soit passé outre à toutes les réclamations. 294 membres sur 749, dont se compose la Convention, prennent part au vote[4]. Naturellement, la liste dressée d'avance par la Montagne passe tout entière. Les nouveaux élus sont en grande partie les fameux convives du banquet où Viard avait été admis à faire ses révélations, les signataires des ordres d'arrestation illégaux, ceux-là mêmes que le scrutin épuratoire du 9 janvier avait fait sortir du Comité[5]. II La séance du lendemain est marquée par deux incidents qui montrent combien a été rapide, combien est profonde la chute du parti girondin. Le 20 janvier, Kersaint, l'un des députés de la droite qui s'étaient prononcés te plus énergiquement contre la condamnation du roi, avait donné sa démission dans une lettre que l'on peut considérer, à bon droit, comme l'un des actes les plus courageux de cette époque[6]. La Montagne avait exigé que le député qui avait osé braver ainsi les colères de la démagogie fût mandé à la barre. Kersaint se présente trois fois dans la journée du 24 il ne peut être reçu ; enfin, il est admis au commencement de la séance du 22. II ne cherche pas à se mettre à couvert derrière la loi qui défend d'incriminer les représentants à raison de leurs opinions. Il ne veut rien rétracter de ce qu'il a écrit : Oui, je l'avoue, dit-il, le plus grand sacrifice que j'aie pu faire à ma patrie a été de m'asseoir sur les mêmes bancs que Marat, cet homme qui a osé imprimer qu'il fallait égorger deux cent cinquante mille citoyens, et qui, à la tribune, n'a pas désavoué cette horrible pensée. Vous avez respecté en lui la liberté des opinions respectez la également en moi. La droite réclame pour Kersaint les honneurs de la séance, et même quelques députés demandent qu'il soit invité à reprendre ses fonctions. Mais la gauche rappelle que !a ici répute infâmes et traîtres à la patrie les fonctionnaires qui abandonnent leur poste, et, pour montrer le cas qu'elle fait de la leçon que !e démissionnaire semble avoir voulu lui adresser, elle exige que l'ordre du jour soit immédiatement mis aux voix. Kersaint se retire applaudi par quelques amis, hué par la Montagne et les tribunes[7]. Une heure après éclate un autre coup de théâtre préparé par la Gironde et dont elle espérait le plus grand effet. C'est la démission de Roland, du ministre qui avait juré tant de fois de mourir à son poste. Je viens, écrit-il, offrir à la Convention mes comptes et ma personne je crois avoir rempli mes devoirs en qualité de membre du Conseil exécutif, et je n'entends pas échapper à la responsabilité des délibérations auxquelles j'ai participé effectivement ; mais je déclare que je ne signerai point le compte général qui doit être rendu au 1er février. Ce compte renferme des parties sur lesquelles je n'ai jamais pu être éclairé ni satisfait, spécialement en ce qui concerne les fournitures des armées et le nombre d'hommes qui les composer[8]. Après cette déclaration solennelle, Roland se livre à un long panégyrique de sa propre administration : Obligé de correspondre avec tous les départements, j'ai déployé une grande activité, un zèle ardent, parce que l'un et l'autre tiennent à mon caractère et à mes principes dévoué à la liberté sous le despotisme même, trop simple dans mes mœurs pour avoir besoin d'argent, trop vieux pour désirer autre chose que la gloire, passionné pour le bien public, dont j'ai fait mon idole, j'ai travaillé à l'opérer avec cette énergie et cette fermeté qui ne s'effraient d'aucun obstacle. La calomnie s'est déchaînée contre moi son absurdité ne peut se comparer qu'a son audace. J'ai tout bravé, j'ai dû le faire ; il n'est pas de dégoût, de persécution, de dangers même, que ne doive supporter celui qui se consacre a faire le bien. Son dévouement ne doit avoir de bornes que l'inutilité dont il devient quand lui-même n'inspire plus de confiance. Ce moment est arrivé pour moi j'avais promis de rester jusqu'à ce que la Convention prononçât mon renvoi mais notre situation politique est telle que tout ce qui peut entretenir la division et la défiance dans le Corps législatif est capable d'entraîner les plus grands malheurs. Il est de peu de conséquence peut-être que l'on soit injuste à mon égard, et ma perte ou celle de ma gloire ne serait pas celle de l'État. Tout ce qui peut exciter les inquiétudes, soulever les passions, doit être rigoureusement proscrit. Ce n'est pas assez qu'un homme en place soit pur, il ne faut pas qu'il soit suspecté. J'appelle sur mon administration toute la sévérité de la Convention, je n'en crains pas les effets. Je demeure pour les attendre et les subir dans les murs de Paris. Je me présente à mes contemporains, comme à la postérité, avec mes œuvres ; elles parlent pour moi[9]. La droite avait salué de ses applaudissements les passages les plus saillants de la lettre du ministre de l'intérieur. Elle en réclame l'impression et l'envoi aux départements. Non, non, crie la gauche. — Roland est un scélérat, dit Robespierre jeune, j'ai en main des pièces qui le prouvent. Il en a imposé à l'Assemblée dans l'affaire de l'armoire de fer, ajoute Thuriot. Eh bien qu'on lui fasse son procès, réplique Buzot. Après une demi-heure de tumulte et deux épreuves déclarées douteuses, la Convention finit par ordonner l'impression et l'envoi de la lettre aux départements, mais en même temps elle accepte la démission et confie provisoirement le portefeuille de l'intérieur au ministre de la justice, Garât. Les Girondins attendaient un tout autre effet de la démarche de Roland. Ils avaient cru que l'immense majorité de l'Assemblée refuserait de se priver des services de l'homme qui, pour eux, personnifiait la vertu et là liberté ; qu'elle enverrait une députation pour le supplier de revenir sur sa démission ; que tout au moins elle déclarerait, comme l'avait fait la Législative quelques mois auparavant, que le ministre, en se retirant, emportait les regrets de la nation. Il n'en fut rien. Cinq mois de pouvoir avaient suffi pour démonétiser ce vieillard à l'intelligence médiocre, aux vues courtes et étroites, qui poussait l'entêtement jusqu'à l'absurde, l'orgueil jusqu'à la démence. III Cependant, quelques jours plus tard, les membres de la Plaine voulurent consoler la Gironde des défaites successives que leur indifférence venait de lui faire subir. Il s'agissait de donner un successeur à Vergniaud, dont la présidence finissait. La gauche présentait Danton, la droite Rabaut Saint-Étienne. Le contraste ne pouvait être plus tranché ; la conduite des deux concurrents, dans le jugement du roi, avait été aussi différente que possible. Danton était revenu de Belgique exprès pour voter la mort ; Rabaut Saint-Étienne avait opté pour l'appel au peuple, puis pour la simple détention ; il avait à cette occasion prononcé des paroles pleines décourage et d'humanité. Sur 355 votants, Rabaut obtient 179 suffrages Danton 150 seulement. Aussitôt le résultat du scrutin proclamé, la Montagne accuse violemment les secrétaires d'avoir mal recueilli les suffrages ; elle prétend que la nomination n'est pas valable, parce qu'il ne s'est trouvé dans l'urne que 355 bulletins. Le 21, elle ne s'était fait aucun scrupule de s'emparer du plus important des comités de la Convention par un vote auquel avaient pris part moins de trois cents membres ; le 24, elle veut frapper de nullité l'élection d'un président, quoique le nouveau scrutin ait réuni 60 voix de plus que le précédent. Cette fois, la majorité se montre intraitable, et repousse, par trois votes successifs, les réclamations des énergumènes de l'extrême gauche[10]. Ce succès encourage la Gironde. Elle avait juré de se venger sur Pache de la défaite de Roland elle redouble donc ses attaques contre le ministre de la guerre. Pache était, il faut en convenir, très-vulnérable. Chaque jour on apportait à la tribune les preuves les plus palpables de son impéritie et de son ignorance. Les plaintes arrivaient du Nord et du Midi, des généraux comme des commissaires de la Convention. Sieyès venait de faire un rapport très-savant mais très-peu pratique sur l'organisation à donner au ministère de la guerre. La Convention consacre plusieurs jours à la discussion de ce rapport et des contre-projets qu'il suscite. .Invariablement, tous les orateurs déclarent qu'il est urgent de mettre fin à l'anarchie que présentent les bureaux existants, anarchie entretenue par l'ineptie du chef et par la profonde incapacité des collaborateurs dont il s'est entouré. Douze membres avaient été, depuis plus de deux mois, adjoints au comité de la guerre pour examiner spécialement la conduite de Pache. Mais le rapport dont ils étaient chargés ne s'achevait pas, et les choses empiraient avec une effrayante rapidité. Les généraux écrivaient que leurs armées manquaient de vivres, de fourrages, de souliers. Camus déclare à la Convention que Pache, pressé par le Comité de défense générale de lui envoyer la copie des ordres qu'il a transmis aux administrations chargées de l'approvisionnement des troupes, a été obligé de reconnaître qu'en donnant ses instructions, il n'a oublié qu'une chose y comprendre l'armée de Belgique, la plus importante de toutes. Pache est inepte ou criminel, s'écrie Salles ; peut-être est-il l'un et l'autre ! La Commission des douze, à laquelle vous avez renvoyé l'examen de tout ce qui le concerne, vous proposera un acte d'accusation, si elle a des preuves de ses intentions criminelles ; mais, dès ce moment, qui doute de sa profonde incapacité ? Marat seul, dans ce moment décisif, se porte le défenseur du ministre. Barère lui-même voit qu'il est temps de sacrifier le protégé des Jacobins. De concert avec Camus, il introduit dans le projet de réorganisation des bureaux de la guerre une disposition qui, par le caractère tout à la fois de personnalité et d'urgence qu'elle présente, est la plus sanglante condamnation que l'on puisse faire de l'administration de Pache. Elle est ainsi conçue : Le ministre actuel de la guerre sera changé. L'Assemblée procédera dès demain à la formation d'une liste de candidats et après demain à l'élection d'un nouveau ministre[11]. Les Jacobins ne pouvaient accepter en silence la destitution brutalement prononcée contre un de leurs principaux favoris, contre un ministre qui s'était mis à leur discrétion pour toutes les créatures qu'il leur plaisait de placer, pour toutes les dilapidations qu'il leur convenait de patronner. Dès le lendemain, la Société envoie à la barre de la Convention une députation de ces prétendus Défenseurs de la République auxquels elle avait donné asile dans sa salle pour qu'ils fussent toujours à sa disposition. La harangue des pétitionnaires est courte, mais aussi naïve qu'insolente : Les défenseurs de la République une et indivisible ont été instruits que vous avez décrété que le ministre de la guerre serait changé. Citoyens, Pache est républicain, il a fait son devoir, il a juré de mourir à son poste, et cependant vous voulez le remplacer Nous avons juré de respecter vos décrets. Nous gardons le silence, mais nous vous proposons de décréter que Pache a conservé l'estime publique. Quelques membres de l'extrême gauche essayent de convertir en motion cette demande. Mais un tollé presque général s'élève. Néanmoins Prieur (de la Marne) insiste sur l'impression de la pétition et son envoi aux départements. Eh bien ! qu'on imprime en même temps, s'écrie Féraud, les adresses où sont consignées les plaintes des généraux et des soldats contre le ministre ! L'ordre du jour est mis aux voix et adopté. La Montagne proteste contre le vote, mais l'Assemblée par deux fois manifeste sa volonté formelle de le maintenir. Les pétitionnaires sont obligés de se retirer et n'obtiennent en sortant que les applaudissements de Marat et de ses amis. Le lendemain, le général Beurnonville est élu ministre de la guerre par 386 voix sur 600 votants. Son principal concurrent, Achille Duchatelet, en avait obtenu près de 200 ; tous deux appartenaient aux opinions modérées. La Montagne n'avait pas osé présenter un candidat. Tous les efforts du parti démagogique avaient été réservés pour une autre élection, celle du premier magistrat de la capitale. Chambon n'avait pas reparu à l'Hôtel de Ville depuis le jour où, sortant de la représentation de l'Ami des lois, il avait été censure par le Conseil général de la Commune[12]. Le 2 février, il donna sa démission, motivée sur le mauvais état de sa santé. Les sections furent convoquées pour le 11, afin de lui choisir un successeur. Les Jacobins jugèrent que celui qui avait été un détestable ministre de la guerre ferait un excellent maire de Paris ; ils proposèrent Pache aux suffrages des électeurs. Aucun concurrent sérieux ne s'avisa de braver les anathèmes que les frères et amis étaient prêts à lancer contre l'audacieux qui aurait essayé de contrecarrer leurs projets. Pache fut élu par 11.881 voix, c'est-à-dire par le quinzième à peu près des électeurs ayant droit de voter. Le résultat du scrutin fut proclamé le 14, à neuf heures du soir. Une heure après, Pache se présentait. au Conseil général de la Commune et se faisait installer au fauteuil de la présidence. Les Jacobins étaient vengés, leur protégé était remis sur un nouveau piédestal d'où il pouvait contempler avec dédain l'abaissement définitif et sans retour de son ancien protecteur Roland. IV Le Comité de sûreté générale nommé sous l'influence de la Montagne s'était tout de suite mis à l'œuvre, et n'avait pas tardé a manifester les tendances dont ses membres étaient animés. La Convention avait, sur la demande de Bréard, chargé son Comité de législation de trouver le moyen de concilier le renouvellement des fameuses visites domiciliaires avec le respect dû à la propriété et à la sûreté individuelle. La tâche était, il paraît, trop difficile, et le Comité de législation avait répondu par une prétérition habile à la mission qu'on lui avait confiée ; mais Basire et ses amis, remis triomphalement en possession du pouvoir discrétionnaire qu'ils avaient si longtemps exercé, n'étaient pas hommes à s'embarrasser pour si peu. Cinq jours après leur installation, le dimanche 27 janvier, ils ordonnent une battue générale dans les dépendances du Palais-Royal, alors appelé le palais de la Révolution, et requièrent le commandant de la force armée, Santerre, de faire investir immédiatement toute l'enceinte, pour protéger cette opération importante de salut public. Cette expédition dure de huit heures du soir à quatre heures du matin et produit six mille arrestations. Mais la plupart des prisonniers sont relâchés presque immédiatement. D'un si grand déploiement de forces, le seul résultat est de montrer à la population parisienne que le régime des mesures arbitraires n'est pas encore passé, que la Commune et le nouveau Comité de sûreté générale sont disposés à renouveler les scènes des derniers jours d'août 1792, 'si cela peut être utile aux desseins secrets de leur politique[13]. Dès le lendemain, Buzot dénonce avec force le Comité de
sûreté générale comme violant toutes les lois, aussi bien celles qui
consacrent la liberté de la presse que celles qui sauvegardent la liberté
individuelle. On vient, dit-il, d'emprisonner Nicole, un journaliste estimable et qui n'a
d'autre tort que de ne pas appartenir à un certain parti[14]. On jette dans les fers un écrivain qui prêche le respect
des lois et de la Convention. On exerce aujourd'hui sur les ouvrages une
inquisition cent fois plus odieuse que n'eût été l'application sévère de la
loi contre les provocateurs au meurtre et à l'assassinat que j'avais proposée[15]. Faut-il donc faire l'apologie du crime pour vivre en
liberté ? A ces paroles courageuses un violent tumulte s'élève sur les bancs de la Montagne. Julien, Duhem, interpellent vivement l'orateur. Le tumulte devient bientôt général. Le président est obligé de se couvrir. Un décret maintient la parole à Buzot : Vous parlez d'union, et vous outragez vos collègues ; vous parlez d'union, et vous vous calomniez sans cesse ; vous parlez d'union, et les citoyens ne se regardent plus qu'avec épouvante. Tous les cœurs sont fermés, l'ami craint son ami ; car aujourd'hui chacun, pour un mot, tremble d'être envoyé à l'Abbaye, où l'attendent les souvenirs terribles du 2 septembre. Un nouveau soulèvement de la Montagne ne fait qu'exciter l'orateur Girondin à déchirer le voile sous lequel jusqu'alors il avait dissimulé le fond de sa pensée : Oui, s'écrie-t-il, la liberté individuelle, base de la liberté publique, n'existe plus depuis que le Comité de sûreté générale a été réduit à douze membres, par une méprise indigne, dans une malheureuse circonstance dont on a trop bien su profiter, durant une séance du soir destinée aux pétitionnaires, et à laquelle n'assistait presque personne. En terminant, il cite ce dernier fait relatif à l'arrestation de Nicole : un de ses collaborateurs s'étant rendu au Comité de sûreté générale pour réclamer le registre sur lequel sont inscrits les abonnés, on lui a répondu : Nous gardons votre registre pour connaître vos abonnés ce sont des aristocrates. Le fait est faux, répond Rovère, secrétaire du Comité. On lui a seulement dit qu'il n'avait pas besoin de ce registre pour faire son journal. — Comme cette singulière dénégation ne semble pas contenter l'Assemblée, Rovère se hâte d'ajouter : Ce journaliste a insulté des membres de la Convention ; ainsi je lis dans son n° 72 : Vous ne savez donc pas que le Comité de sûreté générale a été renouvelé et que la liste des membres qui n !e composent est encore souillée des noms des Basire et des Chabot, et d'autres hommes de sang qui, dans ce moment, disposent souverainement de l'honneur, des biens et de la vie des citoyens ; ce Comité est le Conseil des Dix de Venise ils n'ont qu'à dire poignardez ! et l'on poignarde. — C'est vrai ! crie un membre à droite. — A l'Abbaye l'insolent qui attaque l'honneur de la Convention ! réplique la Montagne. — Vous voyez, dit Carrier, que Buzot est l'apologiste des assassins. Rovère continue : Voici maintenant ce que ce journaliste dit de l'assassinat commis contre Lepeletier : Saint-Fargeau a été assassiné par un homme qui lui reprochait d'avoir voté pour la mort de Louis XVI quoique il eût promis le contraire. En entendant accuser celui dont elle fait un martyr, la Montagne entre en fureur ; ses coryphées lancent à la droite ces interpellations successives : Chabot : Voilà le journal que Buzot appelle estimable. Basire : On peut maintenant supprimer le Comité ; il a osé faire le bien, il a balayé le Palais-Royal de tous les coquins ; les complices de Pâris ont été arrêtés. Collot-d'Herbois : Depuis l'assassinat du malheureux Lepeletier, nous sommes devenus sa famille ; nous devons faire ce qu'elle ferait elle-même, nous devons poursuivre ceux qui osent outrager la mémoire de ce patriote. A la proposition de Collot, Bailleul oppose les principes : Que l'on poursuive, dit-il, si l'on veut le journaliste, mais je dis que le Comité de surveillance est sorti de son rôle, il doit se contenter de déjouer les complots, de découvrir les conspirations, il ne lui appartient pas de faire incarcérer des citoyens pour des délits individuels. Entre ces assertions contradictoires, la majorité semble indécise ; elle ajourne la mise en liberté du journaliste et, malgré l'insistance de Buzot et de Lanjuinais, maintient le nouveau Comité de sûreté générale. Trois jours après (1er février), Lasource vient, au nom du Comité, proposer de poursuivre Nicole devant les tribunaux, pour avoir outragé la mémoire de Lepeletier de Saint-Fargeau. Mais Lanjuinais fait observer que l'on n'a pas incriminé bien d'autres écrivains qui ont attaqué plus vivement encore des hommes que la nation, à tort ou à raison, avait panthéonisés. C'est vrai ! c'est vrai ajoute-t-on à côté de l'orateur. Lisez donc les feuilles de Marat ! Plusieurs orateurs, appartenant aux diverses fractions de t'Assemblée, se succèdent à la- tribune et défendent les droits de la presse. D'un commun accord l'ordre du jour est prononcé, et l'on décrète que le journaliste incriminé sortira immédiatement de l'Abbaye[16]. Basire et ses amis ne se sentent guère atteints par le blâme indirect dont le Comité vient d'être frappé ; seulement ils changent de tactique. Au lieu d'attaquer ouvertement la Gironde et les écrivains qui la soutiennent, ils procèdent par insinuations dans les journaux, par accusations sourdes devant les magistrats dont ils disposent ; ils ne recrutent pas même devant un faux matériel. Marat avait mis ses presses à la disposition de tous ceux qui voûtaient calomnier ses adversaires. Il se montrait fort peu scrupuleux sur l'origine et la véracité des pièces insérées dans sa feuille. Ses affidés du Comité de sûreté générale lui communiquent une lettre empreinte des sentiments du royalisme le plus prononcé. — Elle émanait d'un ancien rédacteur de la Gazette de France, nommé Wadeville, et avait été saisie six mois auparavant chez Laporte, l'intendant de la liste civile. — L'ami du peuple n'hésite pas à l'imprimer en la faisant suivre de la signature de Brissot de Warville. Les amis du député d'Eure-et-Loir s'émeuvent. Celui-ci court au Comité, se fait montrer la pièce et n'a pas de peine à reconnaître que le nom de Brissot a été ajouté par une main étrangère, que celui de Warville a été substitué à celui de Wadeville. Il saisit la première occasion de se plaindre à la Convention de l'étrange abus que l'on a fait de son nom. Tout notre tort dans cette affaire, répond Basire, c'est qu'en lisant cette lettre, en y reconnaissant le ton, les allures, le style d'un intrigant, il nous a paru qu'elle devait être de Brissot. — A cette singulière confession, de violents murmures éclatent dans presque toute la salle. La droite demande de nouveau le renouvellement du Comité de sûreté générale. Mais Marat, qui dans cette occasion semble parler au nom de la .Montagne, se contente de répondre : Non ! le Comité ne sera pas renouvelé ; il est bon de surveiller des coquins tels que vous ! Personne ne relève l'insolence du misérable folliculaire, et la Convention, croyant avoir assez fait pour l'honneur de Brissot, renvoie la dénonciation de celui-ci an tribunal criminel en ordonnant qu'il soit informé contre le faussaire et ses complices. A quelques jours de là, le commissaire de police de la section du Théâtre-Français écrit au président que, d'après une procédure commencée par ordre de l'accusateur public, il existe contre plusieurs membres de l'Assemblée, notamment contre Barbaroux, de fortes présomptions d'avoir voulu entraîner les fédérés Marseillais dans une conspiration contre l'inviolabilité de l'Assemblée nationale. C'était encore le Comité de sûreté générale qui avait envoyé au parquet du tribunal criminel les premiers éléments de la procédure, et qui faisait poursuivre sous main un de ses adversaires les plus redoutables. Barbaroux demande la permission de se disculper à l'instant même. Oui, dit-il, le jour ou il a été décrété que les fédérés partageraient avec les citoyens de Paris la garde de la Convention[17], j'ai harangué le bataillon de Marseille ; je lui ai dit que, si la Convention se trouvait en péril, son premier devoir serait de l'entourer et de la défendre. Je me glorifie d'avoir donné cet avertissement à mes compatriotes, parce que je savais pertinemment qu'il se tramait un complot infernal contre la liberté de cette Assemblée ; parce que je savais que le commandant de ce bataillon avait été entraîné dans un conciliabule ou on lui avait fait la proposition formelle de nous égorger ; parce que j'avais en main des lettres écrites de mon département ou l'on excitait nos volontaires à assassiner certains membres de la Convention. Voilà mon crime, je m'en honore. Bien loin de vouloir qu'on supprime cette procédure malgré son inégalité flagrante, puisqu'elle a été dirigée sans votre autorisation contre un membre de cette Assemblée, je demande qu'on J'apporte ici. J'appelle sur ma conduite vos investigations les plus sévères. Des bancs de la Montagne se lève alors un membre qui, depuis qu'il faisait partie de l'Assemblée, n'avait encore pris part à aucune discussion et qui ne devait que bien plus. tard commencer à jouer un rôle important. Un bon citoyen, dit Barras, doit dévoiler tout ce qui peut être utile à la République. Je ne suis qu'un soldat, mais je parlerai comme un homme d'État je demande que notre collègue Granet, qui a entre les mains la copie d'une correspondance intéressante entre Barbaroux et la Société des amis de la République de Marseille, soit invité à déposer les pièces qu'il possède sur le bureau du président. Ensuite, je demanderai la parole, parce que j'ai des faits particuliers à ajouter. C'est donc avec mes lettres, répond Barbaroux, qu'on prétend me persécuter. Ah ! qu'on les publie, qu'on publie toutes celles que j'ai écrites à mes amis, aux êtres qui m'étaient chers, depuis le commencement de la Révolution. On y verra les preuves de mon patriotisme et des services que j'ai rendus à mon pays. Si je suis coupable, je provoquerai moi-même le décret d'accusation, parce que le premier devoir d'un Républicain est de courber la tête devant la loi. Thuriot, Couthon, Osselin, veulent défendre l'officier de police mis en avant par le Comité de sûreté générale. Tallien va jusqu'à prétendre qu'en vertu d'un décret particulier à la ville de Paris, rendu par la Législative après le 10 août, ce magistrat a eu le droit, comme délégué de la municipalité, de décerner un mandat d'amener contre Barbaroux. Lanjuinais combat cette assertion qui, suivant lui, ne tend à rien moins qu'à changer la jurisprudence des assemblées antérieures et de la Convention elle-même, dans des circonstances analogues. Il demande que l'affaire soit renvoyée au Comité de législation. Ce renvoi est ordonné avec injonction d'en faire le rapport dans le délai de vingt-quatre heures. Mais le Comité de sûreté générale était aussi habile à ensevelir dans ses cartons ou dans ceux des autres Comités les pièces qui pouvaient le compromettre, qu'audacieux à réclamer l'impunité en faveur de ceux qui avaient mis en pratique les doctrines de la démagogie. C'est ainsi que, pendant que Brissot et, Barbaroux poursuivaient en vain le redressement de leurs justes griefs, le Comité parvenait à arracher à l'Assemblée deux décrets importants l'un, qui suspendait indéfiniment toute procédure contre les assassins de septembre l'autre, qui ordonnait la mise en liberté immédiate des commissaires de la Commune envoyés dans les départements pour y prêcher le meurtre et le pillage[18]. V Ces triomphes successifs du parti jacobin n'étaient pas de nature à diminuer l'agitation qui, dès avant la mort du roi, s'était emparée de la capitale et que fomentaient chaque jour davantage les journaux et les clubs. L'avilissement des assignats, le renchérissement des subsistances et des principales denrées, le chômage d'un grand nombre d'industries, surtout de celles que le luxe alimente, entretenaient le malaise et la gêne dans la plupart des ménages parisiens. Les masses étaient d'autant plus mécontentes qu'on leur avait donné plus d'espérances. Ne leur avait-on pas dit et répété sur tous les tons que la misère publique disparaîtrait comme par enchantement aussitôt que la tête du dernier tyran des Français serait tombée sous la hache révolutionnaire ? L'arrêt sanglant avait reçu son exécution, et la classe laborieuse n'avait pas cessé de souffrir des mêmes chômages et des mêmes misères ; bien plus, la mort de Louis XVI et quelques autres circonstances, que nous exposerons plus loin, avaient amené l'Angleterre, la Hollande et l'Espagne à se joindre à la coalition déjà formée contre nous. Les mers allaient être fermées et, par une conséquence toute naturelle mais qui échappait au vulgaire, les marchandises, dont la neutralité de ces trois puissances permettait jusqu'alors l'arrivage à des prix modérés, enchérissaient avec une rapidité étonnante. Pendant que ces causes de trouble s'accumulaient dans la capitale, les législateurs imprévoyants en favorisaient le développement par l'impunité qu'ils assuraient aux auteurs des émeutes qui naguère avaient éclaté dans plusieurs des départements du centre de la France[19]. Le 11 février, le Comité de législation propose un décret prescrivant au tribunal criminel de la Sarthe de faire sans délai le procès aux auteurs et instigateurs de ces insurrections. Mais quelques députés montagnards s'empressent de plaider la cause des accusés, qui, disent-ils, étaient plus égarés que véritablement coupables, et proposent d'abolir toutes les procédures dirigées contre les fauteurs des troubles qui ont eu lieu avant le 21 janvier 1793 à l'occasion des subsistances. La Convention, heureuse de présenter au peuple français cette date funeste comme le commencement d'une ère de réconciliation et de paix, vote l'amnistie à peine Lanjuinais et Buzot peuvent-ils obtenir qu'elle ne s'étende pas aux détenus coupables de meurtre, d'assassinat ou d'incendie. Le commentaire du nouveau décret ne se fait pas attendre. Quelques heures après, une nombreuse députation se présente a la porte de la salle et demande à être immédiatement introduite à la barre ; elle a des considérations importantes à exposer sur la question des subsistances. La Convention, fort occupée de l'organisation de l'armée, refuse d'entendre les pétitionnaires et les renvoie. au Comité d'agriculture. Mais ceux-ci insistent et font parvenir au président la lettre suivante : Les commissaires des sections de Paris, réunis avec leurs frères des quatre-vingt-quatre départements/demandent à être entendus sans désemparer. La faim ne s'ajourne pas. Les représentants du peuple n'ont pas le droit de refuser de nous entendre ; nous ne quitterons pas l'enceinte de l'Assemblée à moins que nous ne soyons éloignes par un décret formel prononcé en face du peuple de Paris, qui est tout entier debout avec nos frères des départements. PLAISANT LAHOUSSAYE, président, HEUDELET, vice-président, PELLETIER, secrétaire. Quels sont ces citoyens des départements, s'écrie Chambon ? Il n'y en a peut-être pas quatre dans toute cette députation. Ne nous laissons pas abuser par de semblables contes. Marat adjure ses collègues de ne pas s'arrêter à quelques expressions peut-être inconvenantes et de donner audience à la députation. Sur son' insistance, il est décrété qu'elle sera admise le lendemain. Les pétitionnaires n'ont garde de manquer au rendez-vous et leur orateur entame ainsi sa harangue Citoyens législateurs, ce n'est pas assez d'avoir proclamé la République, il faut encore que le peuple soit heureux ; il faut qu'il ait du pain, car où il n'y a pas de pain, il n'y a plus de lois, plus de liberté, plus de république... Le reste du discours répond au début. Après avoir reproché amèrement à la Convention d'avoir cru à la chimère de la liberté du commerce des grains, l'auteur de l'insolente adresse ajoute : On vous a dit qu'une bonne loi sur les subsistances est impossible, c'est-à-dire qu'il faut désespérer de votre souveraine sagesse. Eh bien, nous venons vous apporter la solution du problème. Cette solution est conforme au vœu naturel ; nécessaire au salut public. Décrétez la peine de six années de fers pour la première fois, la peine de mort pour la récidive contre tout agriculteur ou marchand qui vendra un sac de blé du poids de 250 livres plus de 25 francs. Interdisez à toute administration de se faire marchande de grains. Adoptez une mesure uniforme qui soit la même dans toutes les parties de la République. A peine l'orateur a-t-il fini de parler, qu'un autre pétitionnaire s'écrie d'un ton emphatique : Citoyens, comme vice-président de la commission des subsistances, je viens au nom des sections de Paris, des citoyens des quatre-vingt-quatre départements... C'était la seconde fois que les pétitionnaires affichaient l'étrange prétention de représenter non-seulement les sections de Paris, mais la France entière. L'immense majorité de l'Assemblée ne veut pas en entendre davantage. Y a-t-il en France, s'écrie Louvet, deux conventions, deux représentations nationales ? Aucun citoyen, dit le président Bréard, n'a le droit de s'annoncer comme mandataire de ses frères des départements, s'il n'en a reçu les pouvoirs. Montrez les vôtres. Le pétitionnaire est obligé d'avouer qu'il n'en a pas. Le président reprend : Vous
avez commis une grave imprudence. La Convention a entendu la pétition. Elle
pèsera dans sa sagesse ce qu'elle doit aux sections de Pans, ce qu'elle doit
aux citoyens de toute la République, elle sera juste envers tous. Elle vous
invite aux honneurs de la séance. Non ! non ! s'écrie-t-on de toutes parts. Marat lui-même demande que l'on poursuive comme perturbateurs du repos public les individus qui se sont prétendus investis de pouvoirs qu'ils n'avaient pas. Que s'est-il donc passé depuis la veille ? C'est que l'ami du peuple s'est aperçu que dans les rangs des pétitionnaires il s'est glissé un certain nombre d'agents royalistes, dont la présence change le caractère de la manifestation. Il s'empresse de se dégager d'une affaire compromettante pour lui en particulier et pour le jacobinisme en général. Buzot constate le revirement qui s'est opéré dans les dispositions de son adversaire habituel. Marat, dit-il, devait parfaitement savoir à quoi s'en tenir sur les pétitionnaires, car lui et ses collègues de la députation de Paris se sont entretenus longtemps avec eux dans la salle des conférences. Ils ont dû se faire représenter leurs pouvoirs. Mais ce qu'il faut savoir, c'est comment les personnes qui sont en ce moment à la barre ont été entraînées à une démarche si contraire aux véritables intérêts de ceux qu'ils prétendent représenter. Oui, Parisiens, ne vous y trompez pas, votre sol ne produit rien ; c'est le nôtre qui vous nourrit et, si vous arrêtiez la circulation des grains, vous péririez de misère. C'est pour vous que cette circulation a été décrétée et c'est vous qui demandez qu'on l'abolisse ! Ne vous laissez pas abuser plus longtemps dans vos sections par les hypocrites en patriotisme, car Paris, qui a été le berceau de la liberté, en deviendrait le tombeau... Et vous, citoyens mes collègues, souvenez-vous de ce que vous disait naguère Vergniaud : Le pain est cher, dit-on, la cause en est au Temple ; eh bien ! un jour on vous dira de même le pain est cher, la cause en est dans la Convention nationale. Ce temps est venu ; c'est avec l'arme offerte par la question des subsistances qu'on voudrait égorger les libertés publiques. Les pétitionnaires, ajoute Mazuyer, ne sont pas les plus coupables. Celui même qui s'est intitulé le mandataire des quatre-vingt-quatre départements n'a été qu'imprudent. Son erreur est facile à expliquer il existe effectivement à Paris une seconde Convention nationale. C'est une réunion de citoyens se disant défenseurs de la République, société avec laquelle les sections de Paris communiquent officiellement par délibérations et par commissaires et qui a la prétention de stipuler les intérêts des départements. La décision la plus importante à prendre, c'est de mander à la barre le maire de Paris pour qu'il donne à la Convention des renseignements sur l'existence de cette société. Mazuyer vous a dit la vérité, reprend Doulcet de Pontécoulant, il existe à Paris deux Conventions nationales. L'assemblée qui vient de vous être dénoncée est une association monstrueuse, qui n'est qu'un simulacre de représentation composée d'hommes inconnus qui se disent des départements et qui n'en sont pas ; car, dans les départements, il n'y a que des citoyens amis des lois, il n'y a pas de stipendiés de Coblentz. On exige à grands cris la lecture des noms qui se trouvent au bas de la pétition. Le président déclare que la pièce originale n'est revêtue que de cinq signatures, quoiqu'un bien plus grand nombre d'individus soient présents. On demande que chacun des membres de la députation donne ses nom, qualité et demeure. Plusieurs, pour esquiver l'interrogatoire, font un mouvement de prudente retraite ; ordre est donne de fermer la barre. Choudieu et Lamarque, l'un et l'autre fougueux montagnards, plaident les circonstances atténuantes en faveur des pétitionnaires. Vous avez reconnu, dit le premier, la société dont ils sont les interprètes, car vous avez déjà admis une de ses députations, vous avez accordé une mention honorable aux sentiments patriotiques qu'elle exprimait. Je ne nie point, ajoute l'autre, les dangers que présente pour la liberté publique l'existence de la société que l'on vous a signalée. Elle se dit composée de représentants de la République, mais ce qui excuse cette prétention, ce qui la légalise en quelque sorte, c'est que des administrations, égarées par vos décisions, ont cru devoir envoyer à Paris des citoyens des départements pour défendre la Convention nationale, en leur donnant une espèce de caractère de représentation fédérative armée. Tel a été le résultat des déclarations insensées de quelques-uns de nos collègues sur le défaut de liberté qui préside à nos délibérations. Malgré cette défense tant soit peu agressive, malgré les excuses présentées par le pétitionnaire qui s'est donné pour l'organe des quatre-vingt-quatre départements, un décret prononce son arrestation et refuse les honneurs de la séance à ceux qui l'ont accompagné. VI Cet incident n'eut pas de suites immédiates. Durant plusieurs jours, la Convention put délibérer avec quelque calme sur la nouvelle organisation du pouvoir exécutif et entendre le rapport de Condorcet sur la Constitution. Mais le feu couvait sous la cendre. La crainte d'une disette prochaine se propageait de jour en jour dans la population parisienne dès la pointe du jour les portes des boulangers étaient assiégées par une multitude affamée qui, se croyant à la veille de manquer de pain, cherchait à en faire provision et contribuait ainsi à augmenter l'intensité même de la crise qu'elle redoutait. On annonçait de tous côtés que les réserves des boulangers ne suffiraient bientôt plus aux demandes toujours croissantes. Pouvait-il, du reste, en être autrement avec la méthode adoptée par la Commune pour l'approvisionnement de Paris ? Afin de procurer, prétendait-elle, aux habitants les moins aisés le pain à un taux modéré, elle faisait acheter par l'intermédiaire de son Comité des subsistances toutes les farines qui se présentaient sur le carreau de la halte et les revendait aux boulangers à un prix moindre. La différence était de 8 livres par sac et constituait une perte de 12.000 livres par jour. Il était à craindre que cette perte, déjà énorme, ne s'accrût encore. En effet, quand il fut de notoriété publique que le pain se vendait dans la capitale meilleur marché que dans les communes environnantes, les habitants de la banlieue vinrent s'y approvisionner. Ce commerce s'étendit de proche en proche bientôt quiconque a vingt lieues à la ronde pouvait disposer de la moindre charrette, accourait chercher du pain à Paris. Certains individus accaparèrent non-seulement les, voitures, mais aussi les coches d'eau. De la revente du pain on passa à la revente des farines livrées par !a ville. Plusieurs boulangers exagérèrent les besoins de leur cuisson ; grâce à leur connivence, une quantité considérable de farine sortait de Paris par toutes, les voies que la fraude pouvait inventer. La Commune avait bien enjoint à Santerre de mettre ordre a ce trafic, en plaçant de fortes gardes aux barrières car le mur d'enceinte, élevé par les fermiers généraux pour assurer la perception de droits actuellement abolis subsistait toujours, mais il ne servait plus qu'à enfermer les habitants de la capitale dans une vaste prison dont toutes les issues étaient gardées par les sections armées. Les hommes du poste s'occupaient bien plus à vérifier les passeports de ceux qui entraient et sortaient, à saisir toute personne tant soit peu suspecte, qu'à empêcher lès exportations clandestines. Le régime exceptionnel qui régissait l'approvisionnement de Paris créait une autre difficulté, celle de savoir qui, de l'État ou de la ville, supporterait en définitive la dépense résultant de la perte journalière faite sur les farines livrées aux boulangers. Sous le pouvoir absolu, le trésor royal, dans des circonstances analogues, avait, il est vrai, plus d'une fois comblé le déficit ; mais cette pratique de l'ancien temps devait-elle être imitée par le gouvernement républicain ? Paris pouvait-il jouir d'un privilège aussi exorbitant ? Paris, qui avait fait la Révolution, pouvait-il se refuser à subir les conséquences du principe de l'égalité, dussent ses intérêts en être quelque peu froissés, et ses habitudes modifiées ? La Commune évitait de laisser poser la question avec autant de netteté. Elle consentait bien à prendre la dépense à sa charge, mais elle déclarait qu'elle était dans le moment hors d'état d'y faire face. Elle votait des sous additionnels sur les contributions foncières et mobilières des exercices futurs, mais elle demandait que le trésor public lui fît, en attendant, les avances nécessaires au payement immédiat des indemnités dues aux boulangers ; elle se réservait in petto de ne jamais rembourser ces avances et de s'en faire donner quittance à la première émeute. Cette tactique est signalée par Lanjuinais quand le Comité des finances propose d'autoriser la ville de Paris à s'imposer extraordinairement à l'occasion de la cherté des subsistances. L'orateur ne s'oppose pas à l'adoption du décret en lui-même, mais il réclame contre la faculté donnée à la ville, par l'article 6, de puiser jusqu'à concurrence de 1 million dans les caisses des percepteurs des deniers publics en attendant que les rôles supplémentaires aient pu être mis en recouvrement. Dès l'ouverture de votre session, je vous ai, dit-il, signalé l'abus qui donne lieu au projet de décret présenté par votre Comité. Depuis lors, des semaines, des mois se sont écoulés, et les choses sont restées dans le même état. On vous propose aujourd'hui de faire de nouvelles avances à la ville de Paris, on veut donc faire considérer comme une mesure permanente une méthode qui ne peut s'accorder avec un gouvernement libre, avec les principes de l'égalité, avec ceux de l'unité de la République, avec la sûreté de Paris et même de la Convention. Cette méthode, je le sais, existe depuis longtemps, parce qu'il paraissait nécessaire au maintien du despotisme de fournir aux Parisiens le pain à plus bas prix qu'aux autres Français et de faire supporter au trésor public les frais de ce privilège. On vous dit que les sommes que l'on vous demande d'avancer seront un jour remboursées par la ville de Paris ; mais on sait ce que c'est qu'une avance faite à une ville qui ne rend point de comptes et qui n'a pas remboursé celles qui lui ont été faites déjà par le trésor public. Paris, dans le moment où je vous parle, n'a payé que le quart de ses contributions de 1791 il n'a rien payé sur celles de 1792. Pendant ce temps on lui a donné 6 millions pour couvrir la faillite et les faux de ceux qui ont émis tant de billets de confiance[20]. On demande 5 millions pour pourvoir à ses approvisionnements par la voie du commerce. Mais ne savez-vous donc pas que, dans une ville où le blé se vend au-dessous de son vrai prix, il ne peut y avoir d'approvisionnement libre et naturel ? Les vendeurs de blé fuient les marchés d'une telle ville ; les acheteurs des campagnes et des villes voisines y viennent chercher à bas prix celui que la Commune n'a pu se procurer que par une sorte d'accaparement et qu'elle ne voûtait vendre à grande perte qu'aux seuls Parisiens. Ainsi la France devient tributaire non-seulement de Paris, mais de ses environs ; ainsi la Commune a toujours dans ses mains le levier de l'insurrection. Tant que durera un pareil état de choses, le Corps législatif et la liberté nationale n'auront qu'une existence précaire et toujours menacée... Pourquoi les départements supporteraient-ils cette perte tandis qu'ils payent le pain le double de ce qu'il coûte à Paris et que les ouvriers y reçoivent un salaire moindre de moitié et des trois quarts de ce qu'il est dans cette grande ville ?... On a voulu, ces jours derniers, relever le prix du pain. La livre qui vaut 7 sols ailleurs, a été portée de 3 sols à 3 sois 3 deniers. Aussitôt les sections ont fait entendre leurs plaintes. Que dis-je les sections ? C'est le centième des votants de chaque section, car les quatre-vingt-dix-neuf autres centièmes n'osent se montrer et laissent la place à cette aristocratie nouvelle qui s'élève sur les ruines de l'ancienne, à cette aristocratie qui n'est ni celle de la science ni celle de la vertu... A cette sanglante ironie, la Montagne répond par ses vociférations ordinaires ; sans s'en émouvoir, l'énergique Breton propose un décret ainsi conçu : Il est défendu à la Commune de Paris de faire vendre ses blés d'approvisionnement au-dessous du prix courant des marchés voisins. Quelques voix isolées appuient la motion de Lanjuinais, et demandent qu'on étende aux départements le principe des secours proposés pour la seule ville de Paris. Mais le grand financier de la Montagne, Cambon, tranche la question, en assurant que les sommes à fournir sur les fonds du trésor public seront promptement remboursées au moyen d'un impôt largement progressif assis sur les seuls citoyens aisés de la capitale ; que dès lors on doit considérer, non comme un secours, tout au plus comme une avance, le million dont parle l'article 6 du décret. Le projet est donc adopté sans plus de débats. Quelques jours après, les membres de la députation de Paris prennent occasion et de ce vote et de la malencontreuse pétition dont nous avons parlé plus haut, pour adresser aux habitants de la capitale une longue lettre du ils leur prêchent en même temps le calme et la défiance : le calme pour tromper les espérances de ceux qui veulent, à l'aide de nouveaux troubles, pousser le peuple au désespoir et lui faire accepter des fers et du pain la défiance, pour déjouer les complots des aristocrates sous quelques formes qu'ils se déguisent. C'est le seul moyen de consolider la liberté et de faire renaître l'abondance[21]. Malheureusement le calme ne dura pas même quelques jours ; la défiance, au contraire, s'enracina dans les cœurs. Quant a la liberté et à l'abondance, les violences de la place publique devaient les faire fuir pour longtemps loin de notre malheureuse patrie. VII Le million que nous venons de voir allouer à la Commune était dévoré avant qu'il eût été voté. Quelques jours après, la caisse municipale se trouvait dans les mêmes embarras ; les craintes d'une disette imminente se renouvelaient ; l'agitation, un instant calmée dans les faubourgs, reprenait à vue d'œil tous ses caractères alarmants. Le dimanche 24 février, des groupes de femmes et d'enfants se forment à la porte des boulangers. On parle d'aller à la Commune et à la Convention. On passe bien vite du projet à l'exécution ; on se rend auprès de Pache pour lui demander l'autorisation de se présenter à l'Assemblée, d'y solliciter la diminution du prix des comestibles et d'y dénoncer les accapareurs. Le nouveau maire se souciait peu d'inaugurer ses fonctions municipales en paraissant, à la tête d'une bande de femmes, devant ceux qui l'avaient si brutalement destitué trois semaines auparavant. Feignant donc de ne pas comprendre que les citoyennes viennent prier les magistrats du peuple de leur servir de guides et d'orateurs, il leur répond qu'elles n'ont nullement besoin d'autorisation pour faire part à la Convention de leurs plaintes et de leurs vœux il ajoute, pour colorer son refus, quelques phrases banales sur la sollicitude de la Commune a l'égard des intérêts et des souffrances de la population parisienne. Les pétitionnaires se dirigent donc seules vers la salle du Manège. La nouvelle de l'agitation populaire les avait précédées. Dès le commencement de la séance, Lesage (d'Eure-et-Loir) avait proposé que le maire et le procureur de la Commune fussent mandés à la barre pour rendre compte de l'état des subsistances de Paris. En réponse à cette motion, Thuriot déclare que Paris est suffisamment approvisionné de farines. Mais il est des questions, ajoute-t-il, qui ne doivent pas être traitées à la tribune. La Convention imitera l'exemple qui lui a été donné, dans des circonstances analogues, par l'Assemblée constituante ; elle renverra à ses comités le soin de pourvoir aux embarras momentanés de l'administration parisienne. Ce sont les amis du ci-devant roi qui cherchent à exciter des mouvements dans le peuple de Paris et à y répandre l'alarme. Ces alarmes, nous les calmerons ce peuple, nous le sauverons. — Oui ! oui ! crie-ton de toutes parts. — Eh ! bien, reprend Thuriot, se tournant vers la droite, puisque, vous aussi, voulez le sauver, adoptez la mesure efficace qu'on vous a présentée. Avancez à Paris de nouvelles sommes pour acheter des grains. Si vous ne le faites, je dirai que vos alarmes n'ont pour but que de seconder les contre-révolutionnaires. Cette perfide insinuation excite les murmures de la majorité, qui consent néanmoins à charger ses Comités d'agriculture, de sûreté générale et de finances de s'entendre avec le ministre de l'intérieur et les autorités municipales pour faire un rapport exact et circonstancié sur l'état de l'approvisionnement de Paris. A peine ce décret est-il rendu, que l'on annonce l'arrivée des pétitionnaires en jupons, qui s'étaient présentées à l'Hôtel de Ville une heure auparavant. L'Assemblée ordonne qu'elles soient introduites. Elles se divisent en deux députations. La première apporte une adresse ainsi conçue : Législateurs, les citoyennes blanchisseuses de Paris viennent déposer leurs alarmes dans le sanctuaire sacré des lois et de la justice. Non-seulement toutes les denrées nécessaires à la vie sont d'un prix excessif ; mais encore les matières premières, qui servent au blanchissage, sont montées à un tel degré, que bientôt la classe du peuple la moins fortunée sera hors d'état de se procurer du linge blanc dont elle ne peut absolument se passer. Ce n'est pas la denrée qui manque, elle est abondante ; c'est l'accaparement et l'agiotage qui la font renchérir. Vous avez fait tomber sous le glaive des lois la tête du tyran ; que le glaive des lois s'appesantisse Sur la tête des sangsues 'publiques. Nous demandons la peine de mort contre les accapareurs et les agioteurs. La deuxième députation déclare être envoyée par les citoyennes de Paris réunies en société fraternelle dans le local des Jacobins. Elle propose, comme moyen de faire baisser le prix des subsistances, le rapport de la loi de l'Assemblée législative qui déclare que l'argent doit être considéré comme marchandise, et que le trafic en est libre. A ces deux pétitions, le président Dubois-Crancé répond : La Convention s'occupera de l'objet de vos sollicitudes. Mais soyez persuadées qu'un des moyens de faire hausser le prix des denrées est d'enrayer le commerce, en criant sans cesse à l'accaparement. La Convention s'occupe en ce moment, dans ses Comités, de l'objet de vos demandes ; elle vous invite aux honneurs de la séance. Les citoyennes pétitionnaires, peu empressées d'accepter ces honneurs, sortent, tumultueusement et se répandent dans les couloirs et dans les vestibules .en criant : C'est une dérision on nous renvoie à deux jours quand nos enfants nous demandent du lait, nous ne les ajournons pas au surlendemain[22]. Naturellement leurs récits ne contribuent pas peu a animer les fauteurs d'émeutes. Fidèles à leur tactique habituelle, ceux-ci avaient, le premier jour, mis en avant les femmes, se réservant de se montrer en temps opportun. Le lendemain paraît un article furibond de Marat : Quand les lâches mandataires du peuple, disait le misérable folliculaire, encouragent au crime par l'impunité, on ne doit pas trouver étrange que le peuple, poussé au désespoir, se fasse lui-même justice. Laissons là les mesures répressives des lois. Il n'est que trop évident qu'elles ont toujours été et seront toujours sans effet ; dans tout pays ou les droits du peuple ne sont pas de vains titres constatés fastueusement dans une simple déclaration, le pillage de quelques magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait fin aux malversations. Cet appel au meurtre et au pillage est commenté dans plusieurs sections, notamment dans celles de l'Oratoire et des Gravilliers. On y voit des officiers municipaux en écharpe, qui semblent légaliser par leur présence tous les désordres qui vont éclater ; à leur tête, se distingue Jacques Roux, le prêtre apostat qui avait conduit Louis XVI au supplice et s'était décerné à lui-même le surnom de Marat de la Commune. Il n'en fallait pas tant pour mettre le feu aux poudres ; bientôt dans chaque rue, dans chaque carrefour, se forment des groupes d'hommes à figure sinistre. Des cris de : Mort aux accapareurs ! se font entendre. La force armée ne paraît nulle part ; elle semble vouloir laisser le champ libre à l'émeute ; le commandant général, Santerre, suivant sa louable coutume, s'est esquivé dès la pointe du jour et est parti pour Versailles, sous prétexte d'organiser de nouveaux bataillons de gendarmerie. On commence par enlever le pain qui se trouve chez les boulangers, mais ce médiocre butin ne peut satisfaire les principaux agitateurs. Ils font circuler, parmi leurs affidés, le mot d'ordre convenu : Mettons à la raison les épiciers ! De tous les côtés on se porte dans le quartier des Lombards, où, a cette époque plus encore qu'aujourd'hui, était concentré le commerce du savon, du sucre et des autres denrées dont le renchérissement faisait l'objet des plaintes continuelles de !a population parisienne. Les marchands qui veulent s'opposer à la violation de leur domicile et de leurs propriétés sont l'objet des sévices les plus graves. Plusieurs sont menacés de la lanterne s'ils osent résister au peuple souverain. Les magasins sont envahis ; on commence par distribuer les marchandises au prix auquel les meneurs, hommes et femmes, les taxent eux-mêmes. On agit d'abord avec un certain ordre, mais les derniers arrivants écartent violemment ceux qui se trouvent déjà pourvus. Chacun prend de force et sans payer ce qui est à sa convenance. Les tonneaux de cire, de miel, de vin et d'eau-de-vie sont défoncés, tout est répandu dans le ruisseau, foulé aux pieds. Des cris de joie insensés, des hurlements féroces accompagnent ces scènes dignes de peuplades barbares. Longtemps après que l'émeute s'est rendue complètement maîtresse du terrain ; la municipalité parisienne paraît enfin se réveiller de sa léthargie. Le maire, le procureur de la Commune et plusieurs administrateurs de police se transportent sur le théâtre principal du désordre. Mais leurs efforts ne sont ni bien énergiques, ni bien puissants ; ils renoncent vite à faire entendre raison à ceux avec lesquels ils sont peut-être secrètement de connivence. Ils se rendent au Comité de sûreté générale pour le consulter sur ce qu'ils ont a faire dans la conjoncture présente. Basire, au nom de ce Comité, instruit la Convention de ce qui se passe dans Paris, et propose d'autoriser, par un décret, la municipalité à prendre toutes les mesures nécessaires pour rétablir l'ordre et au besoin faire battre la générale. Le ministre de l'intérieur, Garat, déclare que la
meilleure manière de prévenir le renouvellement des troubles, c'est de faire
en sorte que l'approvisionnement de la capitale soit assuré jusqu'à la
récolte prochaine : Quelque soit le sacrifice
que la Commune demande, il est d'un si grand intérêt pour la République que
les subsistances soient toujours abondantes à Paris, que, suivant moi, la
.Convention ne doit pas hésiter un instant a faire de nouvelles avances.
D'ailleurs, ces avances ne sont pas un .don, car, dans les sous additionnels,
la Commune offre une hypothèque très-étendue. — Eh bien ! s'écrie Thuriot, toujours prêt a soutenir
les intérêts et à excuser les fautes de la municipalité parisienne, que le ministre indique la somme nécessaire aux besoins de
la capitale, et je convertis d'avance en motion la demande qu'il fera. Le ministre estime que, pour assurer les subsistances de Paris, il est nécessaire de faire a la ville une nouvelle avance de trois millions sur les sous additionnels de 1792 et de quatre millions sur ceux de 1793. Un décret était préparé d'avance. Il est mis aux voix par le président Dubois-Crancé, qui le déclare adopté, malgré les très-vives réclamations qui s'élèvent des bancs de la droite. Vous dilapidez les finances de l'Etat, s'écrie Salles, je demande l'envoi du décret aux quatre-vingt-quatre départements. Tous les citoyens ont le droit de connaître ce que nous faisons des contributions publiques. — Non, non ! répond la gauche, ce serait propager les divisions. Afin qu'au moins la Convention prouve qu'elle n'entend pas favoriser une seule localité, Barbaroux réclame une avance de 2,200.000 francs pour Marseille ; elle serait hypothéquée sur les domaines communaux de cette ville et sur une créance de Il millions qu'elle a contre l'Etat. Cette nouvelle proposition est adoptée, mais aussitôt nombre d'autres députés demandent que l'Assemblée vienne au secours de leurs départements. Ils sont interrompus par des rumeurs toujours croissantes. Le renvoi de toutes les propositions aux comités, crient les uns. — L'ordre du jour, répondent les autres[23]. Comment, l'ordre du jour ? dit Louvet. Est-ce que le peuple des départements n'est pas le peuple ? Y a-t-il donc ici des hommes qui croient que, dès que la Commune de Paris a des moyens de subsistance, aucun département ne doit plus avoir faim dans la République ? Chambon veut ajouter quelques mots, mais sa voix se perd au milieu du tumulte. Ne voulant, pas répondre par un trop criant déni de justice aux propositions de ceux qui veulent que l'on s'occupe de la situation misérable de la province, l'Assemblée charge ses comités de lui faire prochainement un rapport général sur les secours à fournir durant la crise des subsistances. C'était, il faut le reconnaître. la manière la plus habile de terminer le débat. Un moment après, Basire donne lecture de la rédaction définitive du décret qui autorise la Commune à faire battre la générale pour rétablir la tranquillité publique. Il est accueilli par les exclamations ironiques de la droite. C'est inutile maintenant, s'écrie Lanjuinais, la comédie est jouée ; on a nos millions, les troubles vont s'apaiser d'eux-mêmes. Pache et les officiers municipaux, qui l'ont accompagné au Comité de sûreté générale, ne quittent la salle que munis de l'expédition authentique des deux décrets que leurs amis, Basire et Thuriot, ont fait adopter par l'Assemblée. Ils reviennent en toute hâte à l'Hôtel de Ville où le Conseil général siège en permanence. En même temps qu'eux y arrivent des délégués de diverses sections qui annoncent que la force armée ne se réunit qu'avec une peine extrême et que l'on continue à piller dans les boutiques des épiciers. Tant mieux ! crient les tribunes après chacun des rapports. Le maire, qui a repris possession du fauteuil, se contente d'imposer silence aux audacieux interrupteurs et de faire adopter par le Conseil une adresse qui prêche aux citoyens de Paris le calme et la concorde. A ce moment paraît Jacques Roux, qui depuis Je matin fomentait l'émeute dans la section des Gravilliers et présidait aux taxations arbitraires, c'est-à-dire au pillage des magasins du quartier. Un des membres de la minorité courageuse que le Conseil, générai de la commune comptait encore dans son sein, Cuvillier-Fleury, lui reproche son odieuse conduite et demande que cet officier municipal fasse connaître pourquoi il n'était pas a son poste dans un moment aussi critique. Jacques Roux ne craint pas d'avouer ses faits et gestes de la journée ; il s'enorgueillit même d'avoir ainsi mis en pratique les maximes de l'ami du peuple, son ami et son modèle[24]. La proposition de Cuvillier-Fleury, si on y donnait suite, était de nature à amener l'examen de la conduite tenue par municipalité elle-même. Déjà le conseil s'était vu vivement reprocher par plusieurs sections sa négligence et son apathie. II ne veut à aucun prix laisser poser une question aussi irritante ; il se hâte de passer à l'ordre du jour et de se séparer ; car Santerre, enfin revenu de Versailles, lui annonce que le calme est à peu près rétabli et qu'on n'a rien à craindre pour la nuit. VIII Le lendemain matin, comme après toutes les émeutes, la force armée se trouve au grand complet. De nombreuses patrouilles circulent dans tous les quartiers ; Santerre et son état-major semblent vouloir, par leur zèle tardif, faire excuser leur inaction de la veille. A peine la séance de la Convention est-elle ouverte, que des délégués de diverses sections demandent à être admis a la barre. Ils dénoncent l'insouciance coupable de la municipalité parisienne, qui a attendu que le trouble fût porté a son comble pour s'opposer au torrent. Ils protestent contre les violences dont Paris a été, la veille, le théâtre et qui, si elles n'étaient désavouées, pourraient, aux yeux des départements, faire passer les habitants de la capitale pour des partisans du vol et du brigandage, pour des fauteurs de l'anarchie et du désordre. Barère, qui ce jour-là sentait la nécessité de faire sa cour au parti modéré, s'élance a la tribune. En vain la gauche s'écrie : Non point de discussion, le renvoi de la pétition au Comité de sûreté générale ! Barère insiste pour avoir la parole ; elle lui est maintenue par décret. Je le déclare, dit-il, tant que je serai représentant du peuple, je ferai imperturbablement la guerre a tous ceux qui violent les propriétés, à tous ceux qui mettent le potage et le vol à la place de la morale publique et qui couvrent un crime d'un voile ou plutôt d'un masque de patriotisme. Citoyens, vous voulez fonder une république ; faites respecter les propriétés, ou retournons dans les bois. Nous faisons une révolution d'hommes libres et non de brigands. Dus nous sommes en révolution, plus nous devons jeter au milieu de cette tourmente politique les deux ancres qui retiennent le vaisseau de l'Etat, l'ancre de la propriété et l'ancre de la morale publique. On a commencé hier par violer froidement des propriétés auxquelles le luxe et peut-être aussi l'avidité commerçante ont mis un haut prix. Hier on a pris des denrées coloniales, demain on prendra des propriétés plus nécessaires. Bientôt des biens plus précieux seront ravis, car toutes les propriétés se tiennent, c'est une chaîne dont le législateur ne doit pas laisser briser un anneau par la violence, l'usurpation ou le crime... Si vous laissez compromettre les propriétés et la sûreté des personnes, votre rôle est fini, votre dissolution inévitable ; les lois civiles sont inutiles, les lois criminelles un jeu ridicule, et la liberté politique n'est plus qu'un roman. Après ce préambule qui lui attire les applaudissements de la droite, Barère rappelle que les troubles ont, commencé a dix heures du matin et que ta force publique ne s'est mise en mouvement, qu'a cinq heures du soir ; il reproche vivement aux autorités de Paris leur imprévoyance et leur inertie, au commandant générai, son absence ; conduite d'autant plus impardonnable que depuis plusieurs jours les troubles étaient prédits et comme organisés dans les journaux, Lisez le Républicain Français du 23 février, s'écrie-t-il, et dites-moi s'il est possible de lire sans indignation le récit de la séance du Conseil générât de la commune. Reportez-vous aux propos tenus dans cette séance, dites-moi si ce sont ta des hommes qui respectent la Représentation nationale, qui veulent sincèrement l'ordre public[25]. Oui, ces troubles étaient annoncés et, si je voulais salir ma bouche des paroles d'un journaliste atroce ou insensé, trop connu pour que je veuille le nommer... Barère, étonné de son audace, s'arrête et ne prononce pas le nom de Marat ; il se rejette dans la réfutation banale des théories de la loi agraire et demande en terminant que le Comité de sûreté générale soit tenu de rendre compte, dès le lendemain, des mesures prises pour faire cesser les troubles de Paris et pour en découvrir les instigateurs. Salles tient à lire l'article auquel le précédent orateur s'est contenté de faire allusion. Cette lecture est accueillie par des cris d'indignation presque unanimes. On demande de toutes parts le décret d'accusation contre Marat. Celui-ci s'élance la tribune. Il est tout simple, dit-il de sa voix la plus stridente, qu'une faction criminelle, qu'une horde ennemie de la liberté... A ce début, des murmures éclatent dans l'immense majorité de l'Assemblée ; l'ami du peuple répète sa phrase en désignant d'un geste provocateur ses adversaires de la droite. Oui, ajoute-t-il, la vérité leur fait peur, mais on t'entendra malgré leurs cris ; oui, il est tout simple que cette horde qui a conspiré pour sauver le tyran, qui voulait appeler la guerre civile dans la République, ne voyant plus le salut pour elle que dans une contre-révolution, veuille aujourd'hui me décréter d'accusation pour avoir usé de la liberté des opinions et proposé le seul moyen qui puisse sauver le peuple dans le silence des lois... En faut-il davantage ? Aux voix le décret d'accusation ! s'écrient plusieurs députés. Les mouvements populaires qui ont eu lieu hier, reprend Marat, sont l'ouvrage de cette faction criminelle et de ses agents. Ce sont les émissaires de Roland qui sont venus dans les sections fomenter les troubles, et parce que, dans l'indignation de mon cœur, j'ai dit qu'il fallait piller les magasins des accapareurs et pendre ceux-ci à leurs portes, seul moyen de sauver le peuple, on demande contre moi le décret d'accusation ! A cette nouvelle apologie du pillage et de l'assassinat, l'Assemblée répond par un mouvement d'horreur. Aux voix le décret, crie-t-on de toutes parts. Marat descend de la tribune en riant et en haussant les épaules. Au moment où il traverse la salle, il lance un regard de dédain sur ses collègues de la droite : Les cochons, les imbéciles, dit-il assez haut pour être entendu de toute l'Assemblée[26]. Il est temps, s'écrie Lehardy (du Morbihan), de savoir si la Convention, prenant l'attitude qui lui convient, prononcera entre le crime et la vertu ; il est temps de savoir si la moitié de la Convention est composée de scélérats, ou si Marat peut attaquer impunément chaque jour la souveraineté du peuple dont il se dit l'ami. Je demande, ajoute Lesage (d'Eure-et-Loir), que la discussion soit fermée sur les accusations à diriger contre Marat et que l'on n'entende plus que ses défenseurs. — Qui osera défendre Marat ? crient plusieurs députés. A cet appel, deux montagnards, Lejeune et Thirion, se lèvent Sans être ami de Marat, disent-ils, on peut défendre la liberté de la presse. Je ne veux pas de défenseur, s'écrie l'ami du peuple ; la dénonciation que vous venez d'entendre est une manœuvre de la cabale qui poursuit la députation de Paris ; ils veulent m'écarter de l'Assemblée parce que je les importune en dévoilant leurs complots. Vous ne pouvez rendre un décret d'accusation contre moi, puisque vous avez décrété la liberté des opinions ; je demande, au contraire, un décret qui envoie les hommes d'État aux petites-maisons. Buzot réclame ironiquement la parole en faveur de l'accusé : Je ne rappellerai pas à l'Assemblée, dit-il, qu'elle a rejeté une loi contre les provocateurs au meurtre. Plusieurs événements depuis ont prouvé combien cette loi était nécessaire mais de grands inconvénients s'attachent aux décrets d'accusation portés avec précipitation ils sont souvent illusoires. Que ne s'ensuivrait-il pas contre la Convention, si elle décrétait d'accusation monsieur Marat, et que monsieur Marat fût acquitté par le jury de Paris ? — L'épithète de monsieur accolée au nom de l'ami du peuple parait aux partisans de celui-ci la plus grave injure qui puisse être tancée contre lui. C'est vous qui êtes un monsieur, crie-t-on à Buzot de l'extrême gauche. L'orateur rappelle que ce qu'imprime Marat se dit tous les jours dans les tripots ou celui-ci va puiser les maximes qu'it débite ensuite à deux sous la feuille ; il adjure ses collègues de ne pas donner à cet homme une importance trop grande. Peut-être, dit-il en terminant, n'est-il que l'instrument de certaines gens ; par lui on fomente l'anarchie, et l'anarchie mène à la royauté. L'insultante générosité de Buzot trouve plus d'un imitateur sur les bancs de la Gironde. Je demande, s'écrie Fonfrède, que la Convention adopte un ordre du jour ainsi motivé : L'Assemblée déclare à la France que hier Marat a prêché le pillage et qu'hier au soir on a pillé à Paris. — Je propose, dit Pénières, que l'on décrète que Marat est fou et que, par mesure de sûreté générale, il sera enfermé à Charenton, d'où il ne pourra sortir que lorsque la Révolution sera finie. — Oui, il faut, ajoute Bancal, que, suivant en cela l'usage établi par la Constitution américaine, la Convention, délibérant aux deux tiers des voix, décide 1° que Marat sera expulsé provisoirement de son sein ; 2° que son état mental sera examiné par des médecins. — C'est Bancal lui-même qui est fou, réplique Collot-d'Herbois, pour nous proposer de délibérer en vertu de la Constitution américaine. Ces messieurs, ajoute Basire, nous parlent sans doute de la Constitution américaine pour nous amener au gouvernement fédératif, objet de leur ambition. Des deux côtés on demande l'appel nominal. La Montagne et la Gironde tiennent également a connaître les partisans et les adversaires de l'ami du peuple. Mais sur quoi portera cet appel ? sur t'ordre du jour proposé par Fonfrède, sur la question préalable ou sur le décret d'accusation ? Chacun de ces modes de trancher la question est vivement appuyé par un certain nombre de députés. Cependant l'immense majorité parait vouloir donner la priorité a la dernière de ces trois solutions. Eh ! bien, dit Thirion, je demande qu'il soit constaté que je me suis présenté pour défendre un accusé, et que je n'ai pu obtenir la parole. — Je ne puis être jugé par mes ennemis, s'écrie Marat. Ce sont les hommes de l'appel au peuple qui veulent assassiner l'ami du peuple ; d'ailleurs l'Assemblée ne peut refuser de m'entendre. — Il est accusé, il a droit de parler, répètent en chœur les Montagnards. Un décret formel accorde la parole a Marat, et pour remercier l'Assemblée de l'impartialité dont elle fait preuve envers lui, il commence ainsi sa défense : Je croyais qu'il y avait un peu de pudeur dans la Convention, s'il n'y avait pas d'amour de la justice. Eh bien, je provoque le décret d'accusation contre moi pour vous couvrir d'infamie. Les hommes sensés, auxquels on présentera ma feuille, déclareront, j'en suis certain d'avance, due vous ne savez pas lire. A ces nouvelles insolences, l'immense majorité répond par de nouveaux cris d'indignation. Marat les brave du geste et de la voix ; mais bientôt il ne prononce plus que des mots entrecoupés, des phrases incohérentes ; il est pris d'une espèce de fou rire, et retourne a sa place en répétant, comme un vrai maniaque, ces mots qu'il grommelle entre ses dents : Les hommes d'État ! les hommes d'État !... Le tumulte dure longtemps encore. De guerre lasse, la Gironde elle-même renonce a l'idée de frapper Marat d'un décret d'accusation, sans instruction préalable, sans rapport d'un Comité. Englobant le provocateur dans la procédure à intenter contre les pillards eux-mêmes, elle adhère, par t'organe de Vergniaud, a la rédaction suivante, proposée par Meaulle : La Convention, délibérant sur la dénonciation qui lui a été faite d'un écrit de Marat relatif aux troubles, aux pillages et taxations de denrées, qui ont eu lieu hier dans la ville de Paris, renvoie la dite dénonciation aux tribunaux ordinaires, charge le ministre de la justice de faire poursuivre les auteurs et instigateurs des délits, et d'en rendre compte sous trois jours a la Convention[27]. IX Pendant que l'Assemblée nationale se livrait a ces débats orageux, le Conseil de la Commune faisait, a sa manière, une enquête sur les causes de l'émeute. Si les plus infâmes provocations avaient trouvé des défenseurs dans le sein de l'Assemblée, à plus forte raison l'inertie de Santerre devait-elle en avoir à l'Hôtel de Ville. Une délibération solennelle déclara qu'if n'y avait aucun blâme a imputer au commandant de la force armée, et que la seule mesure à prendre était de rédiger une adresse à la Convention pour lui demander d'édicter une loi qui punirait les accaparements, supprimerait la liberté du commerce des grains, interdirait la vente des espèces monnayées, diminuerait le nombre des assignats en circulation et prononcerait des peines sévères, même la mort en certains cas, contre tout contrevenant à ces dispositions nouvelles. Ainsi chacun proposait un remède a la lèpre affreuse de la misère qui rongeait la France, et les empiriques donnaient libre carrière à leur imagination. Chaumette, au sein du Conseil général, oubliant ce qui s'était passé quelques mois auparavant à l'occasion du camp sous Paris[28], déclarait que la population indigente de la capitale ne serait tranquille que lorsque l'Etat lui aurait assuré du travail en entreprenant de nombreux travaux publics. A la Convention, Carra proposait le rétablissement de ces chambres ardentes créées à plusieurs reprises sous l'ancien régime, pour faire rendre gorge aux traitants ; Chabot voulait qu'on fermât la Bourse de Paris et présentait un vaste plan de finances d'après lequel tous les assignats émis depuis le commencement de la Révolution devaient être remboursés en moins de deux années. La masse énorme du papier-monnaie était, en effet, le principal embarras de la situation et l'objet incessant des préoccupations du Comité des finances. Son rapporteur habituel, Cambon, faisant trêve aux idées exagérées qu'il professait en politique, vint, peu de jours après l'émeute du 25 février, exposer à l'Assemblée le tort immense que les agitations populaires causaient au trésor public. Si les assignats éprouvent une dépréciation considérable, dit-il, si le commerce est aux abois, si les contributions ne rentrent pas, tout 'cela est dit aux prédications insensées des faux patriotes qui entretiennent le peuple dans un état perpétue) de trouble et de défiance. Le gage de nos assignats repose sur les propriétés que la nation met en vente, mais personne n'ose les acheter depuis le moment ou certains individus se sont mis à prêcher la violation des propriétés particulières. Le papier de la nation ne circule pas et par là il se discrédite. Le prix des denrées augmente ainsi que nos embarras. Bien plus, vous avez décrété des récompenses pour les défenseurs de la patrie, vous leur avez attribué des terres ; mais, si ces terres ont perdu toute valeur, vos promesses sont illusoires. La première base de votre système de finances est la confiance. Décrétez donc que toutes les propriétés sont sous la sauvegarde de la loi. — Déclarez aussi, ajoute Louvet, que les membres des autorités constituées de Paris sont individuellement et solidairement responsables des atteintes qui pourraient être portées, dans cette ville, à la sûreté des propriétés et des personnes. — Tout ce que Louvet et Cambon proposent a déjà été décrété depuis longtemps, répond la Gauche. — Eh ! bien, renouvelez ces décrets, puisqu'ils ne sont pas exécutés, réplique Bancal. La Convention rend un ordre du jour motivé sur l'existence des lois antérieures. — Mais tous ces décrets, anciens et nouveaux, n'étaient pas mieux obéis les uns que les autres. Les journaux démagogiques persistaient à provoquer au meurtre et au pillage. Le Comité de législation, chargé de rédiger une loi contre tant d'excès, ne faisait pas son rapport. Marat continuait à trôner orgueilleusement à la crête de la Montagne. Après avoir défendu longtemps la cause de la liberté du commerce, la Convention se laissera bientôt entraîner à voter cette fameuse loi du maximum qui doit mettre le comble aux maux de la nation. Quoi qu'en eût dit Cambon, on ne décrète pas la confiance. On peut bien proclamer l'infaillibilité du peuple, on peut bien proclamer sa toute-puissance, mais il est impossible au législateur, à quelque source qu'il puise son droit, sur quelque force qu'il s'appuie, quels que soient les moyens qu'il mette en usage, de déterminer le taux des salaires ou le prix des marchandises. Autant vaudrait essayer de régler la marche des saisons ou !e niveau d'un grand fleuve. La Convention en fit la triste expérience. Elle voulut imposer despotiquement sa volonté aux transactions commerciales, comme elle avait essayé de le faire pour les choses du domaine de la conscience. Elle appela à son aide la terreur et les échafauds, elle couvrit la France de. ruines, et, au bout de sa carrière, elle légua la banqueroute à ses tristes successeurs. Lancée inconsidérément dans le vaste champ de l'utopie, elle courut, à travers les débris de la fortune publique et des fortunes particulières, se briser contre ce mur d'airain qu'on appelle : LA FORCE DES CHOSES. |
[1] Le meurtrier de Lepeletier, Paris, désespérant d'échapper aux poursuites, se donna la mort quelques jours plus tard dans une auberge de Forges-les-Eaux. Son identité fut reconnue par deux commissaires de la Convention. Quelques historiens ont révoqué en doute la réalité de ce suicide, sur la foi de témoins qui prétendaient avoir rencontré Paris à Genève plusieurs années après.
Nous nous refusons à croire, à moins de preuves certaines, à ces légendes qui ne reposent d'ordinaire que sur des ressemblances fort contestables.
[2] Voir tome V, livre XXIII, § VII.
[3] Le discours de Fabre d'Églantine est à peine mentionné dans le Moniteur. On le trouve dans le Journal des Débats et Décrets, n° 126, page 304.
[4] Le règlement de l'Assemblée ne déterminait pas le minimum de voix nécessaire pour la formation des comités. Les Montagnards profitèrent de cette lacune pour faire valider un scrutin auquel n'avait participé qu'un peu plus du tiers des membres de la Convention et où dix des élus sur douze n'avaient pu réunir la moitié plus une des voix émises. Voici, en effet, d'après le procès-verbal officiel, le nombre de voix obtenues par chacun des membres du nouveau Comité de sûreté générale :
voix |
voix |
||
Basire |
174 |
Ruamps |
130 |
Lamarque |
150 |
Maribon-Montaut |
126 |
Chabot |
446 |
Tallien |
124 |
Legendre |
146 |
Ingrand |
119 |
Bernard de Saintes |
142 |
Jean Debry |
108 |
Rovère |
138 |
Duhem |
106 |
Jean Debry n'ayant pas accepté, Lasource, qui se trouvait à la tête de la liste formée à la hâte par la Gironde, fut appelé au Comité en qualité de suppléant.
[5] Voir tome V, livre XX, § IX, livre XXII, § XI, et livre XXIII, § VII.
[6] La lettre de Kersaint était ainsi conçue :
Citoyen président, ma santé depuis longtemps affaiblie me rend
l'habitude de la vie d'une Assemblée aussi orageuse que la Convention,
impossible. Mais ce qui m'est plus impossible encore, c'est de supporter la
honte de m'asseoir dans son enceinte avec des hommes de sang, alors que leur
avis, précédé de la terreur, l'emporte sur celui des gens de bien, alors que
Marat l'emporte sur Pétion. Si l'amour de mon pays m'a fait endurer le malheur
d'être le collègue des panégyristes et des promoteurs des assassinats du 2
septembre, je veux au moins défendre ma mémoire du reproche d'avoir été leur
complice et je n'ai pour cela qu'un moment demain, il ne sera plus temps.
Je rentre dans le sein du peuple ; je me dépouille de l'inviolabilité
dont il m'avait revêtu, prêt à lui rendre compte de toutes mes actions, et,
sans crainte et sans reproche, je donne ma démission de député à la Convention
nationale.
A. GUY KERSAINT.
[7] Kersaint paya de sa tête sa courageuse démarche. Le 3 octobre 1793 il fut arrêté par les ordres du Comité de salut public dans le département de l'Eure, traduit le 5 décembre suivant devant le tribunal révolutionnaire, condamné et exécuté le même jour.
[8] Dès le 26 janvier, Roland envoya à la Convention le compte des dépenses de son administration. Il y joignit celui des dépenses faites sur le crédit de 100.000 livres à lui ouvert après le 10 août pour répandre dans les départements des écrits propres à former l'esprit public ; il n'avait employé que 32.000 livres. L'Assemblée ordonna l'impression de ces comptes, mais ce fut tout. Jusqu'au 31 mai, l'ex-ministre ne cessa d'en demander l'examen et l'apurement, notamment par deux lettres du 24 février et du 28 mars ; ses ennemis surent toujours trouver des prétextes pour en ajourner l'approbation. Collot-d'Herbois, qui, en mars 1792, s'était trouvé en concurrence avec Roland pour la place de ministre de t'intérieur et qui depuis cette époque s'était constitué son ennemi personnel, s'était chargé, à la Société des Jacobins, de dresser l'acte d'accusation dirigé par les frères et amis contre leur ancien affilié. Il fit paraître son factum le 3 mars 1793. Ce prétendu rapport ne contient aucun fait, ne présente aucune preuve ; il n'est qu'une violente et grossière diatribe contre le ministre tombé. Le 31 mai arriva, et la Montagne apura à sa manière les comptes de son, ennemi. Elle proscrivit Roland et envoya sa femme à l'échafaud.
[9] Le même jour, le ministre de l'intérieur envoie aux corps administratifs, aux sociétés populaires et à tous ses concitoyens une lettre d'adieu qui n'est que le reflet de celle qu'il vient d'adresser à la Convention. Cette seconde lettre commence ainsi : Tant que j'ai conservé l'espoir de faire le bien dans mon poste, j'y suis resté, tout pénible et tout périlleux qu'il fût pour moi. Je n'ai plus cet espoir, je n'ai plus qu'à me retirer et à m'envelopper dans mon manteau.
La lettre de Roland à la Convention se trouve au Moniteur, n° 26 ; celle aux corps administratifs, dans le même journal, n° 25.
[10] Le lendemain Marat, dans sa feuille, le Patriote français, se répandait en invectives contre le nouveau président, en reproches contre ses propres amis. Ils sont, disait-il, trop sujets à s'oublier à table au lieu d'être à leur poste.
Le Moniteur, fidèle à ses habitudes de prudence, glisse assez légèrement sur tous les détails de la séance du 24 janvier au soir. Il n'indique pas même quel était le concurrent de Rabaut Saint-Étienne. L'omission, certainement calculée, du nom de Danton empêche de comprendre pourquoi les Montagnards firent éclater une si vive colère a l'annonce du résultat du scrutin.
[11] Comme nous le verrons tout à l'heure, Pache fut élu peu de jours après maire de Paris. Aussi, ni le comité de la guerre, ni les douze membres qui avaient été adjoints à ce Comité, ne firent-ils leur rapport sur les accusations de dilapidation portées contre le ministre. Par trois fois, le 4 février, le 28 mars et le 28 avril, les Girondins firent décréter formellement par la Convention que le rapport tant promis serait déposé dans le plus bref délai sur le bureau du président. Ces trois décrets restèrent lettre morte. Pache devint plus puissant que jamais. Nous le verrons, le 31 mai, se présenter à la tête de la municipalité parisienne pour demander à l'Assemblée la tête de ceux qui avaient eu l'audace de lui réclamer des comptes.
[12] Voir t. V, livre XVIII, § V.
[13] Prudhomme, dans les Révolutions de Paris, journal qui n'était pourtant pas suspect de modérantisme, s'élève avec énergie contre cette violation de la liberté individuelle. Il assure que plusieurs juges de paix, notamment celui de la section des Sans-Culottes, se sont refusés à prêter leur concours à une mesure aussi vexatoire.
[14] Nicole, avait, le matin même, adressé au président de ta Convention une courageuse pétition dont voici les principaux passages :
Des prisons de l'Abbaye, le 27 janvier 1793.
Citoyen président, la liberté de la presse doit être sacrée.
L'immortel Lepeletier était intimement convaincu de cette grande vérité,
puisqu'il fut le premier à s'opposer à un projet de décret contre la
provocation au meurtre. Eh bien, citoyens représentants, au mépris de tous les
principes, au mépris de toutes les lois, j'ai été arrêté hier a deux heures du
matin, par ordre de votre Comité de surveillance mon domicile a été indignement
violé par une troupe d'hommes armés et moi-même trainé pendant la nuit de corps
de garde en corps de garde. On a fini par m'envoyer à l'Abbaye, en vertu d'une
lettre de cachet signée Bernard (de Saintes), Basire, Montaut, Ruamps, Duhem et
Rovère.
Quel est donc mon crime ? Le voici rédacteur du Journal français,
je n'ai pu maîtriser mon indignation à la vue de ces êtres en qui l'audace le
dispute à la nullité. J'ai versé le ridicule à pleines mains sur les coryphées
de l'anarchie, sur les prédicants de la loi agraire, j'ai arraché une partie du
masque dont ils se couvrent. Ils ont horreur de leur nudité, et dès lors ma
perte a été jurée. « Oh ! si j'eusse, dans des feuilles incendiaires, demandé
200.000 têtes, si j'eusse provoqué au meurtre, à l'assassinat, si je me fusse
rendu l'apologiste officieux des épouvantables journées des 2 et 3 septembre,
si enfin je me fusse déclaré en insurrection, je marcherais tranquillement dans
les rues de la cité, je serais le patriote par excellence.
Suis-je donc à Alger ou à Tripoli ? Les Lenoir, les Breteuil ont-ils encore des bataillons à leur disposition ? Ne veut-on donc nous représenter la République sous des formes hideuses que pour nous faire regretter Je despotisme des rois ? Faut-il donc briser sa plume, parce qu'on n'a pas le courage de flatter un certain parti, parce qu'on ne sait pas composer avec sa conscience ?
[15] Voyez t. III, livre IX, § XIII, livre X, § V, et livre XII, § VII.
[16] Cette question de la liberté des opinions se représentait tous les jours sous une forme ou sous une autre. Elle avait surgi d'abord a l'occasion d'une comédie ; nous avons vu (t. V, livre XXV, § VI) la Convention casser par un ordre du jour motivé l'arrêté de la Commune qui avait rétabli la censure théâtrale à l'occasion de l'Ami des Lois. Mais l'autorité municipale ne tint pas compte de ce décret ; elle étendit ses proscriptions non-seulement à la pièce de Laya, mais encore à un vaudeville nommé Chaste Suzanne, et bientôt à la tragédie de Mérope. Pourquoi ces nouvelles proscriptions ? Parce que, dans la première de ces deux pièces, on voyait une jeune femme injustement accusée ; parce que, dans la seconde, Voltaire avait raconté les malheurs d'une reine qui attend un héros pour venger son époux et rétablir son fils sur le trône.
La Convention, toujours à la remorque de la Commune, confirma bientôt (31 mars 1793) la sentence portée par sa rivale et inaugura le rétablissement de la censure en proscrivant l'œuvre du philosophe de Ferney. La Commune fit alors un pas de plus et demanda par une délibération formelle à la Convention de décréter :
1° Que le Comité d'instruction publique se fit représenter le répertoire des théâtres à l'effet de le purger de toutes les pièces propres à corrompre l'esprit républicain ;
2° Que l'on s'occupât des moyens d'établir un spectacle destiné il l'instruction du peuple ;
3° Que, dans la nouvelle salle qui devait être construite pour le théâtre de l'Opéra, il fût réservé des places gratuites pour les citoyens peu fortunés et que ces places fussent répandues dans toutes les parties de la salle.
Le Comité de salut public, devenu tout-puissant, n'hésita pas a adopter les errements déjà suivis par la Commune et se mit à protéger à sa manière les arts et la littérature. Nous aurons occasion de parler plus tard de ce régime qui fut intronisé par la loi du 2 août 1793.
[17] Voir t. V, livre XXIV, § III.
[18] Dans les notes relatives à la punition des septembriseurs et aux missions des commissaires de la Commune insurrectionnelle (t. III, note XXVII ; t. IV, note I), nous avons raconté les principaux incidents des séances des 8 et 13 février dans lesquelles la Montagne obtint pour ses affidés ce double triomphe.
[19] Voir t. IV, livre XVIII, § V. Nous avons raconté plusieurs incidents de ces troubles. Ils furent apaisés grâce à la contenance des autorités municipales et des gardes nationales des départements de l'Orne, du Loiret et d'Eure-et-Loir. Les derniers exemples de taxation forcée sur les marchés datent des derniers jours de décembre 1792.
[20] Voir t. IV, livre XVII, § III.
[21] La lettre dont il est ici fait mention ne se trouve ni dans le Moniteur, ni dans presque aucun journal du temps. Robespierre, qui probablement l'inspira, et peut-être la rédigea, la donne in extenso dans son journal l'Ami de la Constitution. Buchez et Roux l'ont reproduite, dans leur Histoire parlementaire, t. XXX, p. 286.
[22] Révolutions de Paris, n° 490.
[23] Voir le Journal des Débats et Décrets, n° 161, p. 323. La fin de cette séance est tout à fait tronquée dans le Moniteur.
[24] Voir !e Moniteur, n° 59.
[25] Voici le passage du Républicain Français auquel Barère fait ici allusion.
Les ouvrières blanchisseuses
étant venues se plaindre de t'excessive cherté du savon, Chaumette a dit : Nous
avons détruit tes nobles et les Capets ; il nous reste encore une aristocratie
à renverser, c'est celle des riches et des boutiquiers qui accaparent les
subsistances du peuple pour le forcer u se mettre à leurs genoux, il faut les
poursuivre et je me déclare ouvertement contre eux quoique je sache bien que,
s'ils ont le dessus, je serai guillotiné. Je demande que nous nous
transportions a la Convention pour obtenir la peine de mort contre les
accapareurs.
Hébert, a parlé dans le même
sens que Chaumette et s'est pris du renchérissement des denrées aux partisans
du traître Capet, qui accaparent pour faire regretter l'ancien régime, et aussi
à Roland qui, quoique déplacé ; est encore derrière la toile.
Jacques Houx a appuyé l'avis de ses collègues, mais il a ajoute : Si nous avons des représentants infidèles, la guillotine est là pour les punir, et s'ils ne veulent pas, s'ils ne peuvent pas sauver le peuple, disons au peuple de se sauver lui-même, de se venger de ses ennemis. (Applaudissements des tribunes.)
[26] Ces aménités fort peu parlementaires de l'ami du peuple sont constatées par le Moniteur lui-même, n° 59.
[27] Par un décret formel de la Convention, la poursuite des crimes et délits commis à l'occasion des pillages de février fut confiée au tribunal criminel de Seine-et-Oise. Mais cette poursuite fut faite très-mollement ; au bout de trois mois d'instruction, le 21 mai 1793, on ne trouva a traduire devant le jury que quelques individus de très-minime importance. La plupart furent acquittes, le principal inculpe é fut condamné à un an de prison et plusieurs femmes se virent infliger une simple amende. Le tribunal n'avait pas osé comprendre Marat dans l'accusation déférée au jury.
[28] Voir t. IV, livre XVII, § I.