HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

V. — LE DÉPARTEMENT DE PARIS EN DÉCEMBRE 1792  ET EN JANVIER 1793.

 

 

Le département de Paris, que nous avons vu tenir une conduite si honorable en juin et juillet 1792 (voir tome II, livre IV, § XI), avait été cassé aussitôt après la chute du trône constitutionnel. L'Assemblée législative, par le même décret (13 août), en ordonna la réorganisation sur des bases qui s'écartaient en plusieurs points de celles établies par la loi organise des conseils généraux (27 décembre 1789)[1]. Vu l'urgence, elle ne crut pas devoir réunir les assemblées primaires pour nommer des électeurs du deuxième degré, puis ceux-ci pour nommer les membres du conseil général de département. Elle ordonna que, provisoirement, le conseil serait composé d'un membre par chaque section parisienne et par chaque canton des deux districts ruraux. Deux jours après, sur la demande de la Commune insurrectionnelle et de Robespierre qui, en cette occasion, avait été l'organe de celle-ci, elle amoindrit considérablement les attributions du département, lui enleva la police et le contrôle des actes de la municipalité parisienne[2].

Malgré la manière peu compromettante dont il avait usé des attributions fort restreintes qu'il avait conservées, le nouveau conseil de département n'avait pu trouver grâce devant les meneurs de l'Hôtel de ville. Les neuf cents électeurs du deuxième degré, ceux mêmes qui avaient été élus dans les assemblées primaires à la fin d'aoùt 1792 et avaient nommé les députés à la Convention, s'étant rassemblés à la fin de novembre pour procéder à diverses nominations judiciaires, on leur insinua qu'ils avaient le droit et le devoir de procéder à la réorganisation définitive du département de Paris. Quel est le corps qui se refuse à reprendre les attributions qu'on prétend lui appartenir ? Les électeurs accueillirent naturellement cet avis avec grande faveur et s'empressèrent de déclarer, de leur autorité privée, que les membres actuels du conseil de département ayant été élus dans une forme insolite, en vertu d'une loi dont l'effet ne devait être que provisoire, ils allaient en effectuer le renouvellement intégral.

Les démagogues de 1792, nous l'avons vu bien souvent, excellaient dans l'art d'invoquer la loi lorsqu'elle favorisait leurs desseins, et de la méconnaître lorsqu'elle leur déplaisait. Après avoir revendiqué, en vertu de la loi du 27 décembre 1789, le droit d'élire les membres du département, ils ne se firent aucun scrupule d'employer, pour ces nominations, comme ils l'avaient fait en septembre 1792 pour celles des députés à la Convention, le mode de votation à haute voix prohibé à plusieurs reprises non-seulement par les lois organiques de la Constituante, mais encore par plusieurs décrets récents de la Législative et de la Convention.

Cette violation de la loi fut dénoncée à la Convention par une des sections de Paris les moins suspectes de modérantisme, celle de Popincourt, dans une délibération ainsi conçue :

SECTION DE POPINCOURT.

Extrait du registre des délibérations de l'assemblée générale en date du 1er décembre.

 

Sur le rapport fait à l'assemblée par un de ses électeurs, qu'il a été arrêté ce matin à l'assemblée électorale que, malgré les décrets de la Convention nationale, les élections confiées à l'assemblée seraient faites à haute voix.

L'assemblée générale de Popincourt, considérant que ce mode d'élection est formellement contraire à la loi ;

Considérant encore que ce mode n'exclut point l'intrigue et qu'il est une désobéissance formelle et gratuite à la loi, le seul souverain devant lequel de véritables républicains doivent fléchir le genou ;

Considérant enfin qu'il est temps que l'empire des lois s'établisse ;

Arrête que, jusqu'à ce que la Convention nationale ait abrogé la loi qui proscrit le mode d'élection à haute voix, les électeurs s'abstiendront de concourir aux élections confiées à l'assemblée électorale.

Arrête, en outre, que le présent arrêté sera porté et lu demain à la barre de la Convention nationale et envoyé aux 47 autres sections ainsi qu'à l'assemblée électorale.

LA CORBINAYE, vice-président.

ANVIN, secrétaire-greffier.

 

Cette dénonciation fut bientôt suivie d'une autre. Le ministre de l'intérieur, Roland, transmit le 5 décembre à la Convention une lettre du procureur-général-syndic, Berthelot, qui protestait contre les opérations du corps électoral de Paris. — Il s'appuyait sur la loi du 19 octobre 1792, confirmative des pouvoirs de toutes les autorités départementales et municipales renouvelées depuis le 10 août. — Après un débat assez court, la question fut renvoyée à l'examen du Comité de législation (Moniteur de 1792, n° 342). Mais celui-ci ne se pressa pas de faire son rapport ; seulement, trois jours après, nous voyons la Convention adopter le décret dont la teneur suit :

8 décembre 1702.

La Convention nationale, sur la motion d'un de ses membres, décrète le rapport de la loi du 10 août qui défend, vu les circonstances, au département de Paris de s'immiscer dans les affaires de sûreté et de police, qu'elle attribue exclusivement à la municipalité.

 

C'était une manière indirecte de consolider les pouvoirs du conseil général du département alors en fonction.

Mais le corps électoral[3], fidèle à l'esprit qui régnait dans son sein depuis les élections de septembre, ne tint aucun compte des volontés de l'Assemblée. Le jour même où la Convention recevait communication de la lettre de Berthelot (5 décembre), Lhuillier avait été élu procureur-général-syndic.

Quelques jours après les électeurs ordonnent la réimpression des fameuses listes des huit mille et des vingt mille dont la Législative avait ordonné la destruction. Cette nouvelle bravade est encore dénoncée par Roland à la Convention :

Je vous prie, écrit-il au président, de mettre sous les yeux de l'Assemblée la copie d'une lettre dont je conserve l'original signé. Cette lettre m'apprend que le corps électoral a arrêté de faire imprimer et distribuer à tous ses membres les noms des pétitionnaires dits des huit mille et des vingt mille, des membres du club de 1789, de celui de Montaigu, et que les listes des clubs des Feuillants et de la Sainte-Chapelle ont été déjà imprimées et distribuées. Je ne ferai sur ces mesures aucune réflexion, mais celles qui se trouvent dans la lettre dont il s'agit m'ont fait penser qu'il serait utile que la lecture de cette lettre fût faite à l'Assemblée nationale, pour donner plus d'authenticité à l'information qu'elle renferme.

J'écris en ce moment au procureur-général-syndic du département de Paris, pour lui demander de se faire délivrer et de m'envoyer le plus tôt possible une expédition en forme de l'arrêté du corps électoral.

La lettre de Roland soulève une vive agitation. Si le corps électoral, s'écrie Johannot, a pris l'arrêté qu'on vient de vous dénoncer, il est très-coupable, il doit se soumettre à la loi. Je demande que le président du corps électoral soit mandé à la barre. — Et moi je demande, lui répond Sergent, s'il est de la justice de la Convention de sévir contre un corps d'hommes élus par le peuple, sur la dénonciation d'un simple particulier et sans connaître les faits.

Lecointe-Puyraveau appuie l'opinion de Sergent et soutient que la loi, qui a ordonné de brûler les listes des huit mille et des vingt mille, ne peut empêcher les citoyens de parler sur les hommes comme sur les choses, et de faire une liste de ceux qu'il§ ne croient pas dignes de la confiance publique. Non-seulement, ajoute-t-il, c'est un droit, tuais j'ose dire que c'est un devoir. On prétend que la Constitution défend aux corps électoraux de délibérer : mais sommes-nous encore sous la Constitution ?

Ignorez-vous, lui crie-t-on à droite, qu'il y a un décret qui porte que les lois non abrogées sont exécutoires ?

Oui ! je soutiens que les corps électoraux peuvent délibérer sur la portion de souveraineté qui leur est déléguée.

L'énoncé de cette hérésie politique soulève les murmures de l'immense majorité. Les corps électoraux, s'écrie Ducos, ne sont pas revêtus de la souveraineté. Ce sont seulement des fonctionnaires publics, des intermédiaires chargés de la simple mission d'élire au nom du peuple. La nature même des choses leur interdit le droit de délibérer.

Pour excuser le corps électoral, Pons (de Verdun) prétend que ce n'est pas ce corps, mais bien certaines sections de Paris qui ont ordonné l'impression des fameuses listes : Il a suspendu ses opérations depuis que vous avez renvoyé à l'un de vos comités la question de savoir si on devait, oui ou non, renouveler le département de Paris. Seulement, ajoute le naïf député, l'assemblée électorale se rassemble tous les jours et se forme en club, mais c'est un autre président, ce sont d'aue.es secrétaires. (Moniteur, n° 350, séance du 14 décembre 1792.)

Le pouvoir exécutif n'attend pas le rapport du Comité de législation pour prendre une décision. Il déclare, dans une proclamation, que la -loi du 13 août qui avait réorganisé le conseil général du département de Paris sur de nouvelles bases, doit être considérée comme toujours en vigueur, et que, dès lors, l'élection de Lhuillier à la place de procureur-général-syndic est nulle et non avenue. Aussitôt l'assemblée électorale demande à la Convention de casser à son tour l'acte du pouvoir exécutif. Pour donner à sa pétition une plus grande importance, elle la communique au club des Jacobins, et réclame de la toute-puissante société, aide et assistance. (Journal des débats de la société des Jacobins, séance du 14 décembre.)

La pétition est apportée le 17 à la barre de la Convention : elle avait été rédigée par Réal, alors substitut de la Commune et depuis conseiller d'État sous l'Empire. On y recoure la plume d'un jurisconsulte exercé.

L'arrêté du pouvoir exécutif se basait et sur la loi spéciale des 11 et 13 août, qui avait établi d'urgence un mode exceptionnel d'élection pour l'administration du département de Paris, et sur la loi générale du 19 octobre, qui avait confirmé les pouvoirs des corps renouvelés depuis le 10 août. Voici comment Réal bat en brèche les arguments tirés de ces deux lois : L'administration créée par les lois des 11 et 13 aoùt n'est qu'une commission exigée par les circonstances, dont la composition, l'organisation, les pouvoirs contrarient les lois générales. Elle crée soixante-quatre membres du conseil général au lieu de trente-six institués par la loi organique. Le procureur-général-syndic est nommé par le Directoire lui-même, au lieu d'être nomme par le peuple, soit directement dans les assemblées primaires, soit médiatement par les électeurs. Ainsi, au lieu d'être le surveillant, le contrôleur, il devient l'homme dévoué à l'administration qui l'a nommé. D'ailleurs, les sections, qui ont élu ce conseil général provisoire, savaient qu'il ne devait avoir qu'une très-faible partie des pouvoirs attribués au département, que notamment la grande police lui était enlevée ; c'est pourquoi elles ont nommé des hommes qu'elles n'eussent peut-être pas choisis, si elles avaient pu prévoir qu'ils dussent un jour supporter définitivement le poids de l'administration départementale. Quant à la loi du 19 octobre, elle ne parle que de renouvellement. Or, dans l'espèce, il n'y a pas de renouvellement, puisque les élections n'ont pas été faites dans les formes ordinaires par le corps auquel la loi organique conférait le droit de les faire. Le peuple de Paris, dans ses assemblées primaires, a nominé en août dernier des administrateurs provisoires ; le peuple seul, consulté une seconde fois, pourrait leur donner des pouvoirs définitifs. Tout homme, toute assemblée, fût-ce la Convention elle-même, qui oserait se mettre à la place d'une assemblée primaire, serait criminel de lèse-majesté. Législateurs, voilà les principes ; ils sont inflexibles ; les républicains sont inflexibles comme les principes. Vous briserez la proclamation du conseil exécutif provisoire qui les anéantit.

On demande le renvoi de la pétition au Comité chargé déjà de faire un rapport sur l'affaire du département de Paris, c'est-à-dire au Comité de législation. Merlin (de Douai) déclare qu'il trouve tellement évidents les principes invoqués sur la pétition, que, selon lui, la proclamation du pouvoir exécutif doit être annulée sur-le-champ. D'après les lois existantes, dit l'éminent jurisconsulte, d'après la Constitution qui n'est pas abrogée en cette partie, les opérations des corps électoraux ne sont nullement soumises au pouvoir exécutif. Toutes les difficultés qui s'élèvent sur les élections doivent être portées au directoire du département le plus voisin, et par appel immédiatement au Corps législatif. Le conseil exécutif était donc incompétent. Il s'est rendu, involontairement sans doute, coupable d'une usurpation de pouvoir. (Moniteur, n° 354.)

La Convention ne veut pas décider immédiatement la question, comme le lui propose Merlin (de Douai). Mais, trois jours après, Mailhe vient, au nom du Comité de législation, déclarer que l'administration actuelle du département de Paris, ayant été organisée d'une manière provisoire et contre toutes les formes, ne peut avoir le caractère d'une administration élue par le peuple. Il présente et fait adopter un projet de décret annulant la proclamation du conseil exécutif, et donnant ainsi complètement gain de cause au corps électoral. (Moniteur, n° 357).

Les électeurs continuèrent les élections commencées, mais ne les achevèrent que trois semaines après. L'adresse, en date du 14 janvier, dont nous avons parlé livre XXIII, § VIII, est signée des anciens administrateurs. Ce ne fut que le 20 janvier que la nouvelle administration entra en fonctions. Aussi l'Almanach national de 1793 donne-t-il les noms des anciens administrateurs et non ceux des nouveaux. Quelques-uns des membres de l'administration du 13 août furent réélus. Naturellement ce furent les plus ardents ; à leur tête figurait le fameux Momoro, l'imprimeur de la liberté, le mari de la déesse liaison, l'ami de Chaumette et d'Hébert, qui périt avec eux sur l'échafaud, le 4 germinal an II.

 

 

 



[1] Voir l'analyse que nous avons donnée de cette loi, tome I, note III.

[2] Nous avons raconté tous ces faits en détail, tome III, livre IX, § V.

[3] On peut voir dans l'almanach national de 1793 la composition de ce corps électoral, le dernier qui ait existé à Paris. On y trouve les noms de tous les démagogues fameux de la Convention, de la Commune et des sections.