Il n'est pas de mensonge, si audacieux, si infâme qu'il soit, dont l'historien ne doive tenir compte. Il faut tout réfuter, même l'absurde. Une calomnie, qui semblait ensevelie pour jamais dans la fange où le mépris public l'avait laissée croupir, ressuscite tout à coup, ranimée par le souffle de quelque écrivain de talent, qui l'orne de détails précis, circonstanciés, recueillis, il l'assure, à des sources certaines, et lui donne ainsi une vie et une consistance nouvelles. Telle est l'histoire du prétendu empoisonnement de Gamain, l'ouvrier qui révéla l'existence de l'armoire de fer. Elle a eu deux versions ; la première consignée dans les rapports lus en floréal an II, à la tribune de la Convention, l'autre contenue dans un livre tiré à un petit nombre d'exemplaires et publié en 1838 par le bibliophile Jacob, sous le titre de Dissertations sur quelques points curieux de l'histoire de France. Cette seconde version a été reproduite presque mot pour mot par M. Louis Blanc, qui lui a consacré un chapitre tout entier du tome VI de son Histoire de la Révolution française. Établissons d'abord les faits : Tout le monde sait que Louis XVI aimait les travaux manuels, et qu'il avait un goût tout particulier pour l'art de la serrurerie. Gamain avait donné des leçons au roi, et vivait dans sa familiarité. Lorsque, après les journées des 5 et 6 octobre 1789, la cour quitta Versailles et vint s'établir aux Tuileries, le maure serrurier ne suivit pas à Paris son royal élève ; leurs relations n'en continuèrent pas moins. Aussi, quand Louis XVI, craignant l'invasion de son palais, voulut, en mai 1792, munir d'une porte de fer une cachette, dans laquelle il comptait renfermer des papiers importants, ce fut Gamain qu'il fit appeler pour l'aider dans ce travail. L'existence de l'armoire de fer est révélée, le 18 novembre suivant, au ministre de l'intérieur, par l'ouvrier infidèle ; le même jour, Roland dépose sur le bureau de la Convention les papiers que l'on vient de découvrir, et déclare que leur saisie a été opérée en présence du dénonciateur Gamain et de Heur-lier, architecte des bâtiments nationaux. Plus tard, le 24 décembre, deux membres de la Convention, Jean Bollot et Jean Borie, sont chargés par la commission dite des Vingt et un, de vérifier si l'une des clefs remises par Louis XVI à Thiéry, le 10 août, et trouvées dans le secrétaire de ce dernier, s'adapte à la serrure de l'armoire de fer. Gamain, prévenu dès la veille, assiste à cette opération[1]. Pendant dix-huit mois, il n'est plus fait mention de Gamain dans aucun document officiel. Le 8 floréal an II, un député assez obscur, nommé Musset[2], curé constitutionnel de Falleron (Vendée), lit, au nom du Comité des pétitions, le rapport suivant : C'était peu, pour le dernier de nos tyrans, d'avoir fait périr des milliers de citoyens par le fer ennemi ; vous verrez par la pétition que je vais vous lire, qu'il était familiarisé avec la cruauté la plus réfléchie, et qu'il a lui-même administré le poison à un père de famille, espérant ensevelir par là une de ses manœuvres perfides. Vous verrez que son âme féroce avait adopté cette maxime, que tout est permis aux rois de ce qui peut faire réussir leurs criminels projets. François Gamain, serrurier des cabinets et du laboratoire du ci-devant roi, et depuis trois ans, membre du Conseil général de la commune de Versailles, expose que, dans les premiers jours de mai 1792, il reçut l'ordre de se transporter à Paris. A peine y fut-il arrivé que Capet lui ordonna de pratiquer une armoire dans l'épaisseur d'un des murs de son appartement et de la fermer d'une porte de fer, opération qui ne fut achevée que le 22 du même mois, et à laquelle il a procédé en sa présence. Aussitôt cet ouvrage fini, Capet apporta lui-même un grand verre de vin, qu'il l'engagea à boire, parce qu'effectivement il avait très-chaud. Quelques heures après qu'il eut avalé ce verre de vin, il fut atteint d'une colique violente, qui ne se calma qu'après qu'il eut pris une ou deux cuillerées d'élixir qui lui firent rendre tout ce qu'il avait mangé et bu dans la journée. Il s'en est suivi une maladie terrible qui a duré quatorze mois, dans lesquels il en a été neuf perclus de ses membres, et qui, même dans cet instant, ne lui laisse aucun espoir que sa santé se rétablisse assez pour lui permettre de vaquer à ses affaires, de manière à subvenir aux besoins de sa famille. Telle est, citoyens, la
vérité des faits qu'il prend la liberté de vous exposer ; ils sont constatés
par le certificat des officiers de santé qui ont suivi sa maladie. Il vous observe en outre
que, quoiqu'il ignorât entièrement à quel usage Capet destinait cette
armoire, néanmoins il en fit la déclaration, et que c'est lui qui est
l'auteur de la découverte des papiers intéressants qu'elle renfermait. Il attend de vous, législateurs, que vous voudrez bien prononcer sur la pension qu'il espère, après vingt-six ans de services et les sacrifices qu'il a faits ; son espoir est d'autant plus fondé, que le mauvais état de sa santé ne lui laisse aucun moyen de subsistance. A cette pétition, reprend Musset, est joint le certificat des médecins, qui constate le mauvais état de la santé du citoyen réclamant. Citoyens, si la scélératesse est commune aux rois, la générosité est l'apanage constant des représentants d'un peuple libre ; je demande que cette pétition soit renvoyée aux Comités des secours publics et de liquidation, pour en faire un prompt rapport ; je demande qu'après le rapport, les pièces soient déposées aux archives nationales comme un monument de l'atrocité des tyrans, et insérées au bulletin, afin que ceux qui croyaient que Capet ne faisait le mal que parce qu'il était entouré de malveillants, sachent que le crime était dans son cœur[3]. A la suite de ce rapport, et sans discussion aucune, la Convention rend le décret suivant : Art. 1er. Les pièces seront renvoyées au Comité des secours et de liquidation réunis pour en faire un rapport à la Convention. Art. 2. Après le rapport des Comités des secours et de liquidation, les pièces seront déposées aux archives de la Convention, comme un monument éternel de la lâcheté et de la perfidie de Capet. Art. 3. Les pièces seront insérées en entier au bulletin de correspondance, pour faire connaître à l'univers entier la pro fonde scélératesse du dernier tyran des Français. Le 28 floréal suivant, un autre député à peu près aussi obscur et aussi lettré que le curé constitutionnel de Falleron, Peyssard[4], vient lire un nouveau rapport : Vous avez chargé vos Comités des secours publics et de liquidation de vous faire un rapport sur la pétition du sieur François Gamain, serrurier de Versailles. Je viens en leur nom remplir l'obligation que vous leur avez imposée ; c'est à la tribune de la liberté que doivent retentir les crimes des oppresseurs du genre humain. Pour peindre un roi dans toute sa laideur, je n'aurai recours ni à l'histoire ancienne, ni aux longues horreurs dont la monarchie que vous avez brisée offre l'enchaînement désastreux ; j'en saisirai seulement le dernier anneau ; je nommerai Louis XVI. Ce mot renferme tous les forfaits, il rappelle un prodige de scélératesse et de perfidie ; à peine il sortait de l'enfance, qu'on vit se développer en lui le germe de cette féroce perversité qui caractérise un despote : ses premiers jeux furent des jeux de sang, et sa brutalité croissant avec l'âge, il se délectait à l'assouvir sur tous les animaux qu'il rencontrait. On sait le parti qu'il a tiré d'un tel apprentissage, on sait combien de pages de la Révolution ont été rougies du sang versé par ses mains hommicides, mais on avait ignoré le dernier période de sa barbarie. On le connaissait cruel, traître, assassin ; l'objet de ce rapport est de le montrer à la France entière, présentant, de sang-froid, un verre de vin empoisonné à un malheureux artiste qu'il venait d'employer à la construction d'une armoire destinée à recéler les complots de la tirannie. Vous penserez peut-être que ce monstre avait jetté les yeux sur une victime inconnue ; c'est au contraire un ouvrier employé par lui depuis vingt-six années ; c'est un homme de confiance, c'est un père de famille qu'il assassine avec un air d'intérêt et de bienveillance. Êtres affreux, qui récompensez ainsi ceux qui vous servent, quel cas faites-vous donc du reste des hommes ? quel sort leur est réservé par vos caprices ? La France le sait, elle a donné l'exemple à la terre, et la terre sera bientôt déroyalisée. Un vomitif violent conserve Gamain à sa famille ; son premier soin est d'indiquer la fameuse armoire ; aujourd'hui, perclus de tous ses membres par l'effet du poison royal, il demande aux fondateurs de la République les moyens de soutenir sa douloureuse existence. C'est de la tribune d'où est parti l'arrêt de mort du tiran que doivent partir aussi les remèdes aux maux qu'il a faits, les soulagements des victimes de son atrocité. Voici le projet de décret que vos Comités m'ont chargé de vous présenter. La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses Comités des secours publics et de liquidation, décrète : Art. 1er. François Gamain, empoisonné par Louis Capet le 22 mai 1792 (vieux style), jouira d'une pension annuelle et viagère de 1200 livres, à compter du jour de l'empoisonnement. Art. 2. Le présent décret sera inséré au bulletin de correspondance. Voici maintenant la version du bibliophile Jacob, suivie par M. Louis Blanc. Gamain est appelé à Paris, le 21 mai 1792, par un billet de Louis XVI que lui apporte un homme à cheval. Le lendemain, le maître serrurier vient aider à adapter à la cachette la porte de fer que le roi lui-même a construite. L'ouvrage fini, ce n'est plus Louis XVI qui offre à Gamain le verre de vin empoisonné, c'est la reine Marie-Antoinette qui, au moment où le serrurier va se retirer, entre dans la chambre du roi par une porte secrète ; elle tient à Ja main une assiette chargée d'une brioche et d'un verre de vin, et, s'avançant vers Gamain, l'invite d'une voix caressante à se restaurer. L'artisan boit le verre de vin et met la brioche dans sa veste. A peine sorti des Tuileries, dans les Champs-Élysées mêmes, il est saisi de douleurs affreuses, bientôt il se tord dans d'horribles convulsions. Un riche Anglais le recueille dans sa voiture et l'emmène à Versailles. En passant rue du Bac[5], il lui fait préparer un élixir dont la puissance combat l'action du poison. Gamain est remis moribond dans les bras de sa femme, d'un médecin et d'un chirurgien. La brioche est retrouvée quelques jours après dans la poche du serrurier, et donnée à un chien, qui meurt instantanément. Ici les deux auteurs retombent dans la version précédente : Gamain est atteint d'une paralysie presque complète et reste alité et perclus pendant quatorze mois. Le bibliophile Jacob et M. Louis Blanc prétendent que Gamain ne varia jamais dans ses récits ; que, pendant tout le temps qu'il vécut, il conserva visibles sur sa personne les traces de l'empoisonnement dont il avait été victime[6]. La version de 1794 et celle de 1838 sont, on le voit, contradictoires sur plusieurs points essentiels. Dans sa pétition Gamain dit u que, dans les premiers jours de mai, il reçut l'ordre de se transporter à Paris, que Louis XVI lui ordonna de pratiquer une armoire dans l'épaisseur d'un mur et de la fermer d'une porte de fer, opération qui ne fut achevée que le 22 du même mois. u Suivant les souvenirs recueillis, plus de quarante ans après, par le bibliophile Jacob, Gamain est encore à Versailles le 21 mai. Ce jour-là il est invité à venir le lendemain aux Tuileries ; il est exact au rendez-vous. Le 22 au soir il sort du château. Ainsi, dans la première version, la besogne dont Louis XVI charge Gamain dure une quinzaine de jours ; dans la seconde, elle est achevée en quelques heures. D'après la pétition de Gamain, il est seul avec Louis XVI lorsque celui-ci lui offre le verre de vin fatal. Dans le récit de 1838, Marie-Antoinette intervient au moment où, l'armoire scellée, le serrurier et son élève rentrent dans la chambre du roi. Une brioche qui, elle aussi, renferme la mort, joue un grand rôle dans la deuxième version, elle ne figure pas dans la première. Voilà certes plusieurs circonstances importantes sur lesquelles il devrait être impossible de varier. Gamain, dans sa pétition comme dans ses plaintes verbales, a prétendu qu'aussitôt après sa sortie du château des Tuileries. le 22 mai 1792, il avait été en proie à d'horribles souffrances, que sa maladie avait duré quatorze mois, que pendant les neuf premiers mois il avait été perclus de tous ses membres. Il oubliait que deux documents irrécusables, le rapport de Roland du 18 novembre 1792, et le procès-verbal de vérification de la serrure de l'armoire de fer en date du 25 décembre suivant, constatent sa présence à Paris, la première fois cinq mois et vingt-sept jours, la seconde sept mois et trois jours après son prétendu empoisonnement. Si Gamain avait été perclus, alité, incapable de se remuer, comme on le représente, par suite du poison qui lui avait été administré, comment aurait-il pu venir le 18 novembre de Versailles à Paris, se transporter au ministère de l'intérieur, de là aux Tuileries, et revenir à Versailles ? Comment aurait-il pu, le 25 décembre, renouveler la même course ? Bien plus, dans le procès-verbal de la vérification commencée le 24 et continuée le 25, le délégué du ministre déclare que l'ouvrier dénonciateur est à la disposition des commissaires de la Convention. Sur cet exposé les commissaires fixent au lendemain sa comparution. Le délégué du ministre ne fait pas la moindre observation relativement à la maladie de Gamain, n'objecte pas l'extrême difficulté qu'éprouve un homme perclus de ses membres à quitter son domicile et à faire les quatre lieues qui séparent Versailles de Paris. Si Gamain, sans être complètement perclus, avait éprouvé le moindre symptôme d'empoisonnement, pourquoi, le 18 novembre, ne s'en serait-il pas plaint à Roland, pendant les heures qu'il a passées avec lui aux Tuileries ? Pourquoi, le 25 décembre. n'a-t-il pas fait ses doléances aux commissaires de la Convention, lorsqu'il les assistait dans la vérification de la serrure Il aurait certes trouvé des gens tout disposés à prêter l'oreille à ses confidences, à les communiquer à l'Assemblée, à en faire le plus formidable article de l'acte d'accusation de Louis XVI. Le roi étant prisonnier, le révélateur n'avait plus à craindre sa vengeance. Quel motif aurait-il pu avoir de cacher l'empoisonnement dont il aurait été victime ? En révélant ce fait odieux, il aurait justifié la trahison qu'il commettait lui-même en dévoilant un secret à lui confié. Depuis le 18 novembre jusqu'à la fin du procès de Louis XVI, il est question à chaque instant, dans les débats de l'Assemblée, de l'armoire de fer. Personne ne fait allusion au malheureux ouvrier auquel son royal élève aurait présenté, pour prix de son dévouement, une coupe empoisonnée. Ni Roland qui révèle l'existence de la cachette, ni Rühl qui, pendant plusieurs jours de suite, vient analyser les pièces qui y ont été trouvées, ni Borie, ni Bollot, qui ont assisté à la vérification des serrures, ni Barère, ni Defermon, qui interrogent Louis XVI les 11 et 26 décembre, ne font la moindre allusion aux récriminations du révélateur. Pourquoi ce silence ? C'est que Gamain n'avait pas encore inventé son infâme accusation contre Louis XVI. C'est qu'il n'avait pas non plus encore inventé celle, que le bibliophile Jacob et Louis Blanc mettent dans sa bouche, contre Marie-Antoinette. Pourquoi, lorsque cette reine infortunée comparut le 13 et le 14 octobre 1793 devant Dumas et Fouquier-Tinville, ces misérables, qui ramassaient contre elle les accusations les plus immondes, n'ont-ils pas fait comparaître Gamain à côté d'Hébert et de Simon ? Pourquoi, après avoir comparé l'épouse de Louis XVI à Messaline, ne se sont-ils pas donné le plaisir ineffable de la comparer à Locuste ? Du 22 mai 1792 au 13 octobre 1793, les fameux quatorze mois de maladie étaient expirés ; Gamain n'était plus retenu sur le grabat où la paralysie l'aurait cloué si longtemps, suivant son dire et celui de ses biographes. Il ne parait pas, il n'écrit pas à Fouquier-Tinville, il ne vient pas grossir la liste des témoins ameutés contre l'illustre fille de Marie-Thérèse. Ah ! si Gamain avait eu à exercer une vengeance légitime contre celui ou celle qui l'avait réduit dans le misérable état où nous le représentent et sa pétition et le bibliophile Jacob, comment ne serait-il pas venu, le 41 décembre 1792 à la barre de la Convention, le 13 octobre 1793 à celle du tribunal révolutionnaire, étaler sa décrépitude précoce devant les juges de Louis XVI et de Marie-Antoinette ? Mais, disent nos deux auteurs, il est incontestable que Gamain a été empoisonné. La Convention l'a déclaré sur le vu de certificat de médecins, d'actes de notoriété. Ces pièces étaient si probantes : 1° que, par un décret solennel, l'Assemblée ordonna qu'elles seraient insérées au bulletin de la Convention ; 2° que plus tard, par une pieuse soustraction, pratiquée probablement sous la Restauration, ces mêmes pièces ont disparu des archives ; 3° que depuis on a toujours suscité des entraves de tout genre aux personnes qui voulaient faire des recherches sur cette ténébreuse affaire. Ainsi, ajoutent-ils, un étranger de distinction, dont la curiosité avait été excitée sur cet incident, fut obligé de s'arrêter devant les difficultés et les réticences qu'on lui opposait. Enfin, suivant les deux historiens dont nous continuons à analyser le récit, on a poussé si loin les précautions pour dérouter les curieux et les indiscrets, que le volume du Moniteur qui contient la motion de Musset et le rapport de Peyssard, a été enlevé de la bibliothèque royale. Or tout cet échafaudage de preuves accessoires tombe devant un fait ; c'est que la Convention, qui avait ordonné l'impression de ces pièces, a reculé elle-même devant le peu de pertinence qu'elles présentaient. Le décret ordonnant cette impression n'a pas été exécuté. Nous avons compulsé avec le plus grand soin la collection complète des bulletins de correspondance de la Convention, et nous n'y avons pas trouvé les pièces si solennellement promises à l'univers. Quant au fait que M. Louis Blanc déclare, toujours d'après le témoignage de son oracle, le bibliophile Jacob, être acquis à l'histoire, que Gamain jusqu'à la fin de ses jours a gardé les traces visibles de son empoisonnement, qu'il nous soit permis de répondre : Nous admettons sans difficulté que, pendant les dernières années de sa vie, Gamain ait promené dans les rues et les cafés de Versailles une vieillesse anticipée ; mais la question est de savoir si cet homme aux rides profondes, aux joues blêmes, au regard terne et morne, était une malheureuse victime des perfidies royales, conservant dans ses veinés les traces d'un poison subtil, ou un misérable calomniateur en proie aux morsures poignantes de ce ver rongeur, qu'on appelle le remords. Les deux auteurs que nous réfutons ont eux-mêmes reculé devant la conclusion qui ressort de leur récit. Ils croient à l'empoisonnement de Gamain, mais ils n'osent accuser ouvertement Louis XVI ou Marie-Antoinette d'avoir commis ce brime. Ignorent-ils donc que toute accusation, comme tout aveu, est indivisible ? Le bibliophile Jacob termine ainsi son opuscule : Louis XVI était-il coupable d'un empoisonnement ? Non. Gamain a-t-il été réellement empoisonné ? Oui. M. Louis Blanc résume ainsi les pages qu'il consacre au misérable révélateur : L'histoire est réduite à des conjectures ; si c'est trop peu pour absoudre, c'est aussi trop peu pour condamner. Nos conclusions seront différentes. Tout prouve que Gamain, après avoir trahi son bienfaiteur, nous pourrions dire son ami, a voulu se laver de son premier crime en en commettant un autre plus infâme encore ; il a cherché à déshonorer la mémoire de celui qu'il avait contribué à envoyer à l'échafaud. Mais un mensonge n'est jamais si bien combiné que l'on ne puisse le découvrir, quand on l'examine attentivement sous toutes ses faces. Gamain s'est contredit lui-même dans les circonstances les plus importantes de son récit. Il a désigné tantôt Louis XVI, tantôt Marie-Antoinette, comme lui ayant présenté le poison ; il a déclaré avoir été complètement perclus de ses membres pendant neuf mois, tandis qu'il est surabondamment prouvé que cinq mois et demi après le jour du prétendu empoisonnement, il était ingambe et dispos. Il n'a parlé du prétendu attentat commis- sur sa personne à aucune des personnes qui ont pu être en rapport avec lui à raison de la découverte de l'armoire de fer ; il n'en a ouvert la bouche que plus de quinze mois après la mort de Louis XVI, plus de six mois après la mort de Marie-Antoinette, lorsqu'il était devenu impossible de contredire ses assertions. Comment M. Louis Blanc qui, pour défendre Saint-Just (t. VII, p. 38) de quelques calomnies vulgaires de libertinage, s'élève avec tant de force et tant de raison contre le témoignage de vieillards anonymes, toujours si commode à invoquer, l'accepte-t-il avec tant de facilité lorsqu'il s'agit de charger la mémoire (le Louis XVI d'un effroyable crime, et de s'associer aux infâmes rapports de Musset et de Peyssard ? M. Louis Blanc ne peut se réfugier derrière les quelques réticences dont il entoure ses assertions. Si l'on croit qu'un récit est apocryphe, pourquoi lui accorder place dans une histoire qu'à bon droit l'on donne comme une œuvre de conscience ? M. Louis Blanc peut, il est vrai, présenter pour excuse qu'il n'a fait que copier les pages d'un livre dont la publication a précédé d'une quinzaine d'années celle de son sixième volume ; mais pourquoi a-t-il accepté aveuglément les singulières assertions d'un auteur qui n'avait livré ses récits fantaisistes qu'à une demi-publicité ? Pourquoi lui a-t-il emprunté jusqu'à ses raisonnements les plus faux, ses contradictions les plus sensibles ? Comment a-t-il pu notamment reproduire le passage dans lequel le bibliophile Jacob, pour prouver le mystère dont cette affaire n'a cessé, suivant lui, d'être entourée, raconte gravement qu'en 1838, le volume du Moniteur qui contenait les rapports de Musset et de Peyssard a été enlevé de la bibliothèque royale ? Comment a-t-il pu sérieusement espérer faire croire à l'action de ce mystérieux ami des Bourbons, qui aurait cherché à effacer les traces du crime de Louis XVI, en faisant disparaitre un exemplaire d'un ouvrage que l'on trouve dans toutes les bibliothèques de France et de l'étranger ? Il faut le reconnaître, M. Louis Blanc, dans le chapitre de son histoire consacré au serrurier Gamain, a donné la mesure de cette étrange crédulité qui lui a été reprochée à si juste titre par des écrivains plus autorisés que nous ne pourrions l'être nous-même. Voici comment s'exprimait naguère le célèbre critique de la Revue d'Édimbourg, en rendant compte de l'ensemble de l'Histoire de la Révolution, après avoir fait un grand éloge des travaux et du talent de l'historien : Nous avons constaté l'étrange crédulité avec laquelle M. Louis Blanc admet toutes ces rumeurs qui ont assurément cours au milieu des imaginations exaltées pendant les fureurs de la tempête, mais qui ordinairement perdent toute créance dans l'esprit des gens raisonnables, quand le calme est revenu. Il n'y a rien que M. Louis Blanc n'admette comme une cause de soupçon très-sérieux, même comme un article de foi, si cela rentre dans l'ensemble de ses théories. Il a cette surabondance de foi robuste qui est partout le trait le plus caractéristique de l'esprit populaire... Il est de ces intelligences particulières qui, malgré leurs habitudes d'examen et leur instruction raffinée, retiennent au fond les instincts, les raisonnements et les sentiments des multitudes. (Revue britannique, numéro d'octobre 1863, pages 351, 352 et 353.) |
[1] Voir le procès-verbal de cette vérification au tome IX, page 240, du Procès de Louis XVI. Seulement il s'est glissé une faute d'impression en tête de ce procès-verbal, qui porte la date du 24 septembre, mais cette faute est réparée par des mentions subséquentes dans le même procès-verbal.
[2] Après la session conventionnelle, le département de la Vendée n'accorda pas à Musset les honneurs de la réélection. Mais il fut compris parmi les députés qui devaient compléter les deux tiers des conseils institués par la Constitution de l'an in, de par le choix seul de l'Assemblée sortante, il fit un instant partie des Cinq-Cents ; plus tard il fut préfet de la Creuse, membre du Corps législatif et enfin inspecteur de la loterie à Nantes.
[3] Pour compléter tout ce qui touche Musset, nous croyons devoir donner ici le texte même de la note qu'il rédigea pour être inscrite au procès-verbal officiel, et qui diffère quelque peu du rapport inséré au Moniteur. Nous avons retrouvé l'original de cette note écrit de la main même de Musset ; nous respectons l'orthographe de l'ancien curé constitutionnel de Falleron :
Un membre fait lecture d'une adresse de François Gamain, serrurier à Versailles, qui expose que l'infâme Capet le manda à Paris, le 2 mai 1192, pour lui faire faire une porte en fer à une armoire qu'il avait fait fabriquer dans l'épaisseur de l'un des murs du château des Tuileries ; cet ouvrage achevé, le monstre roial lui donna un ver de vin enpoisonné. A peine Gamain l'eut-il pris qu'il sentit une colique violente, dont les accès ne se calmèrent que par la vertu d'un élixir qui fait rendre au malade tout ce qu'il avait bu et mangé. Cependant Gamain est perclus de tous ses membres pendant neuf mois et n'a cessé de souffrir depuis cette fatale époque. Il est aujourd'hui hors d'état de travailler, pour faire subsister sa famille. Il demande que la Convention vienne à son secours, les faits avancés par lui étant Constatés par le certificat du chirurgien et du médecin qui ont vu Gamain dans l'affreuse maladie qu'il éprouve depuis deux ans.
[4] Peyssard avait été garde du corps de Louis XVI et était chevalier de Saint-Louis ; il avait été envoyé à la Convention par le département de la Dordogne. Il fut arrêté à la suite des troubles de prairial an ni et du meurtre de Féraud. Traduit devant une commission militaire avec six de ses collègues, il fut condamné à la peine de la déportation, les autres subirent la peine de mort. Peyssard profita bientôt après do l'amnistie du 4 brumaire an IV et fut mis en liberté. Depuis cette époque, il nous a été impossible de retrouver ses traces.
[5] Singulier itinéraire que celui suivi par le cocher du riche Anglais qui, pour aller du Cours-la-Reine et de l'ancienne barrière de la Conférence à Versailles, passe par la rue du Bac !
[6] Le révélateur de l'armoire de fer mourut à Versailles en 1800 ; le bibliophile Jacob, dans son opuscule de 1838, déclare avoir recueilli tous les faits, qui composent sa narration, de la bouche même de ceux auxquels Gamain les avait cent fois racontés.