HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE XXIV. — LES APPELS NOMINAUX.

 

 

I

Le procès du roi avait été interrompu brusquement après le résumé habile et insidieux que Barère avait prononcé le 4 janvier.

On s'attendait à entendre quelques-uns des principaux Girondins réfuter les arguments à double tranchant du député des Hautes-Pyrénées, surtout ceux au moyen desquels il avait essayé de repousser l'appel au peuple. Bien au contraire, au moment où la Convention se préparait, le 7, à reprendre le débat, ce fut Guadet qui en demanda la clôture. Cette proposition fut adoptée sans conteste, quoiqu'il y eût encore un grand nombre de députés inscrits pour prendre la parole. Seulement on décida : 1° que l'on imprimerait aux frais de la République, comme on l'avait fait dans la première phase du procès[1], les opinions des membres qui se voyaient ainsi privés du droit de prononcer leur opinion à la tribune ; 2° que, sur toutes les questions qui seraient posées, chaque député aurait le droit de motiver son vote.

Il ne restait plus à décider que la manière dont les questions seraient posées. La Convention renvoya à huitaine cette discussion importante. Dans l'intervalle, Vergniaud fut élu président à une très-grande majorité. L'honneur fait à l'illustre girondin était la sanction éclatante de son discours du 30 décembre et de sa justification dans l'affaire Boze.

Le 14, Daunou rouvre la discussion en proposant une série de questions qui, bien qu'évidemment conçues dans un but de clémence, respectaient toutes les opinions[2]. Suivant lui, la Convention devait successivement examiner : 1° si elle entendait statuer par mesure de sûreté générale et si, par conséquent, elle devait rapporter le décret qui déclarait que Louis serait jugé par elle. ; 2° si elle prononcerait par appel nominal ou au scrutin secret sur le sort de l'accusé ; 3° si la simple majorité suffirait, ou s'il faudrait les deux tiers des voix pour la condamnation ; 4° si la peine, quelle qu'elle fût, serait soumise à la sanction du peuple.

Mais la proposition de l'ancien oratorien, subdivisée en dix-sept questions, paraît trop compliquée. Cette raison la fait écarter.

Cambacérès, tout en se déclarant convaincu de la culpabilité de Louis, émet des doutes sur le droit que la Convention s'attribue de juger sans appel. Il propose de demander au peuple les pouvoirs nécessaires.

Appuyant vivement le préopinant, Louvet ajoute : Si l'appel au peuple n'était pas adopté, nulle puissance au monde ne pourrait me forcer à voter ; car, dans ce cas, je voterais souverainement, je porterais un jugement qui serait irréparable.

Un très-long débat s'engage sur la priorité à donner à telle ou telle question. On sentait que cette priorité pouvait exercer une immense influence sur le vote définitif. La Montagne voulait qu'après avoir déclaré Louis coupable, la Convention prononçât la peine et ne discutât qu'en troisième lieu la question de l'appel au peuple. La Gironde soutenait que, si l'on votait d'abord sur la culpabilité, puis sur la peine, on se trouverait trop engagé pour statuer en pleine liberté sur l'appel.

La discussion est aussi confuse qu'animée. Plusieurs fois elle est fermée par un vote formel, et plusieurs fois elle se rouvre par suite de nouveaux incidents.

Couthon, irrité de tant de lenteurs, s'écrie : Voilà trois heures que nous perdons notre temps pour un roi ; sommes-nous des républicains ? Non, nous sommes de vils esclaves ! Il n'y a personne qui ne soit convaincu que Louis est coupable ; donc il n'y a aucun inconvénient à déclarer que la priorité sera accordée à cette première question, et à passer de suite à l'appel nominal sur les autres. — Et moi, dit Rabaut Saint-Étienne, je demande avant tout que l'on décide si la ratification du peuple aura lieu, oui ou non. — On parait d'accord, soutient insidieusement Barère, que le fond du procès, c'est-à-dire la question du délit, ne doit pas être soumis à la sanction du peuple ; pourquoi ne serait-elle pas soumise la première à la délibération de l'Assemblée ? Elle est indépendante des deux autres, et les deux autres dépendent d'elle. Il est inutile de s'occuper d'un jugement et d'un recours au peuple s'il n'y a pas de coupable.

Toutes ces propositions contradictoires ne font que jeter l'Assemblée dans une plus grande perplexité. L'agitation est telle que le président est obligé de se couvrir. Lorsque ce moyen suprême a rétabli un instant le calme, Vergniaud fait observer qu'il est étonnant que les auteurs de ces désordres indécents soient ceux-là mêmes qui semblent vouloir hâter le jugement de Louis.

Mais l'extrême gauche n'en continue pas moins à pousser des exclamations d'impatience, qui empêchent les orateurs de se faire entendre. A la fin, Vergniaud, épuisé de fatigue, cède le fauteuil à Treilhard ; celui-ci, moins mal vu de la Montagne, parvient à calmer le tumulte dont depuis cinq heures la Convention est le théâtre. D'ailleurs, la Gironde, se laissant prendre au piège que lui a tendu Barère, finit par renoncer elle-même à demander la priorité pour la question de l'appel au peuple. Boyer-Fonfrède fait la motion de poser ainsi les trois questions qui doivent être soumises successivement à l'Assemblée :

Première question. — Louis est-il coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d'attentat contre la sûreté générale de l'État ?

Deuxième question. — Le jugement, quel qu'il soit, sera-t-il renvoyé à la sanction du peuple ?

Troisième question. — Quelle sera la peine infligée ?

Le jeune orateur en faisant cette concession à ses adversaires demande que, pour faire cesser les luttes scandaleuses qui viennent d'absorber toute la séance, on se borne à arrêter la série des questions et que l'on renvoie au lendemain les appels nominaux sur chacune d'elles.

Ces diverses propositions sont adoptées. La Montagne est satisfaite de ce que la question de culpabilité soit posée avant toute autre ; la Gironde de ce que la question de l'appel au peuple précède celle relative à la peine. Elle se figure avoir, par cela seul, tout gagné ; elle avait, au contraire, tout compromis ! II n'y avait qu'un moyen de faire revenir honorablement la Convention sur la décision fatale qu'elle avait prise un mois auparavant en décrétant que Louis serait jugé par elle, c'était de faire voter tout d'abord sur l'appel au peuple. En renonçant à cet avantage, les Girondins abandonnaient le seul terrain sur lequel ils pussent asseoir une argumentation solide. Fonfrède avait bien déclaré que la solution de chacune des questions qu'il avait posées ne préjugerait en rien celle à donner sur les autres, que les consciences resteraient parfaitement libres jusqu'à la fin du dernier vote. Le jeune Girondin le croyait puisqu'il le disait, car c'était un parfait honnête homme, un cœur droit et sincère ; mais il se trompait grossièrement. Un légiste de profession ne se serait pas laissé prendre aux artifices de Barère ; mais Fonfrède ne connaissait rien aux subtilités du Palais. Il ignorait que, d'après la législation en vigueur : 1° les jurés devaient être interrogés, non sur une seule question vague et générale de culpabilité, mais sur autant de questions distinctes qu'il y avait de délits spéciaux imputés à l'accusé ; qu'ainsi il était monstrueux de faire résoudre par un seul et même vote les trente-quatre points sur lesquels avait porté l'interrogatoire de Louis XVI ; 2° que la question de culpabilité sur chacun de ces points devait se diviser en deux questions, soumises séparément et successivement aux jurés, culpabilité matérielle, culpabilité intentionnelle[3]. La Convention, en mettant de côté toutes les formes judiciaires, violait pour la première fois, et dans quelle circonstance ! les notions les plus élémentaires du droit nouveau que la Constituante avait établi aux applaudissements de tous les amis de l'humanité. Dès la première question, tout était préjugé, tout était confondu. Chaque membre de l'Assemblée, qu'il le voulût ou qu'il ne le voulût pas, qu'il crût ou non en avoir le pouvoir, était constitué juge de Louis XVI ; il ne lui était même pas permis de scruter les intentions qui avaient fait agir le roi dans telle ou telle circonstance ; de placer dans le plateau de la balance, qu'on avait remise, bon gré, mal gré, entre ses mains, le poids des préjugés, des conseils, des espérances, des regrets, des humiliations, des contraintes que l'infortuné monarque pouvait faire valoir en sa faveur.

 

II

La séance du 15 janvier s'ouvre, sous la présidence de Vergniaud, par la lecture de la correspondance ; mais, à midi, on demande que cette lecture soit interrompue et que l'on passe immédiatement au vote par appel nominal sur la première question posée la veille par Boyer-Fonfrède.

Sur les propositions successives de Buzot, de Rouyer, de Biroteau, de Jean-Bon Saint-André et de Léonard Bourdon, la Convention décide :

4° Que chaque membre se placera à la tribune pour y donner son opinion, que les opinions seront recueillies par un secrétaire, signées par les votants, imprimées et envoyées dans les départements ;

2° Que les membres non présents auront le droit d'émettre leur vœu après l'appel ;

3° Que les absents sans cause seront censurés et que leurs noms seront inscrits au procès-verbal.

Beaucoup de députés se réservent d'adopter toutes les mesures qui pourront sauver le roi, mais aucun d'eux n'ose le déclarer non coupable. Quelques-uns font observer qu'ils se prononcent comme législateurs et non comme juges[4]. Quelques autres refusent de voter, parce qu'ils ne se reconnaissent aucun pouvoir judiciaire[5]. D'autres encore accompagnent leur vote de certaines restrictions ; cinq, enfin, se récusent[6]. Huit sont absents pour cause de maladie, vingt par commission ; six cent quatre-vingt-trois répondent par une affirmation pure et simple[7].

Dès que Vergniaud a proclamé le résultat, l'appel nominal commence sur la deuxième question : Le jugement de la Convention nationale contre Louis Capet sera-t-il soumis à la ratification du peuple ?

Un assez grand nombre de députés motivent leur vote en des termes et par des considérations qu'il est bon de signaler. Anacharsis Clootz se pique peu de logique, car il s'exprime ainsi : Je ne connais d'autre souverain que le genre humain, c'est-à-dire la raison universelle. Je dis non.

Cambacérès se prévaut d'une usurpation de pouvoir commise par la Convention pour lui en conseiller une autre. Nous devions aussi renvoyer à la sanction du peuple le décret par lequel nous nous sommes constitués juges de Louis XVI ; nous ne l'avons pas fait. Je dis non.

Treilhard et Pons (de Verdun) déclarent qu'après avoir été favorables, au premier abord, à l'appel au peuple, ils se décident maintenant à voter contre. Quelques représentants[8] font une distinction toute en faveur de l'accusé. Ils déclarent se prononcer pour l'appel au peuple, si l'accusé est condamné à mort ; contre, s'il ne l'est pas. Dans ce moment solennel, plusieurs députés, au lieu de conserver l'impassibilité du juge, ne songent qu'à satisfaire la haine de l'homme de parti. Louvet motive ainsi son vote : Parce que si, comme on le dit et comme je le crois, il arrive en France beaucoup de guinées anglo-ministérielles, elles sont plus redoutables dans une assemblée de 749 membres qu'au milieu d'un peuple composé de 25 millions d'hommes ; parce que je ne suis que mandataire ; parce que la nation seule est souveraine ; parce que je ne veux pas que Louis Capet soit remplacé par Philippe d'Orléans, ni par aucun autre ; parce que ce n'est point un jugement que vous renvoyez au peuple, puisque déjà vous avez déclaré le fait et que vous appliquerez la peine, mais seulement une mesure de sûreté générale, — je dis oui. Camille Desmoulins, appelé un peu plus tard, réplique : Comme le roi de Pologne a été acheté par la Russie, il n'est pas étonnant que beaucoup d'entre nous, qui ne sont pas rois, soient vendus !.....

Ces paroles soulèvent de violents murmures ; on demande, de plusieurs côtés, que Desmoulins soit censuré. — L'ordre du jour ! crie Gensonné ; Camille est au-dessous de la censure !Tous nos collègues sont libres de motiver leur opinion, répond Bréard, mais il n'est pas tolérable qu'ils puissent la motiver en insultant la Convention. C'est ce que vient de faire Camille. Je l'entends me dire qu'il n'a fait que répondre à Louvet. S'il en est ainsi, je suis fâché que l'on n'ait pas demandé contre Louvet ce que je demande contre Camille. La censure est prononcée contre le député de Paris, qui, satisfait du scandale qu'il a excité, n'achève pas le développement de son opinion, et se contente de rejeter l'appel au peuple.

Robespierre, Danton et plusieurs autres membres de la députation parisienne votent purement et simplement contre l'appel. Il n'en est pas de même de Manuel et de Marat.

Citoyens, dit Manuel, je reconnais ici des législateurs ; je n'y ai jamais vu des juges : car des juges sont froids comme la loi, des juges ne murmurent pas, des juges ne s'injurient pas, ne se calomnient pas. Jamais la Convention n'a ressemblé à un tribunal. Si elle l'eût été, certes, elle n'aurait pas vu le plus proche parent du coupable n'avoir pas, sinon la conscience, du moins la pudeur de se récuser. (On murmure.)

Le président : Il ne doit point y avoir de personnalités. Manuel, je vous rappelle à l'ordre.

Manuel : — C'est autant par délicatesse que par courage, autant pour honorer que pour sauver le peuple, que je demande sa sanction. Je dis oui.

Je rends hommage à la souveraineté du peuple, dit Marat s'exprimant avec une gravité qui ne lui est pas habituelle ; mais le seul cas où la nation puisse exercer sa souveraineté doit être restreint à la déclaration des droits. Étendre la sanction du peuple à tous les décrets est chose impossible, l'appliquer aux décrets importants est chose impraticable. Renvoyer à la ratification des assemblées populaires un jugement criminel qu'ont décidé des raisons politiques bien approfondies, c'est vouloir métamorphoser en hommes d'État des artisans, des laboureurs, des ouvriers, des manœuvres. Cette mesure est le comble de l'imbécillité, pour ne pas dire de la démence ; elle n'a pu être proposée que par des compères du tyran, qui ne voient d'autre moyen de le soustraire au supplice que d'exciter la guerre civile ; en conséquence, je dis non.

Voici quels furent les votes de plusieurs autres coryphées de la Montagne :

Couthon : — L'appel au peuple est attentatoire à la souveraineté ; car il n'appartient pas aux mandataires de transformer le pouvoir constituant en une simple autorité constituée. C'est une mesure de fédéralisme, une mesure lâche, une mesure désastreuse, qui conduirait infailliblement la République dans un abîme de maux. Je dis non.

Billaud-Varennes : — Comme Brutus n'hésita pas à envoyer ses enfants au supplice, je dis non.

Saint-Just : — Si je ne tenais du peuple le droit de juger le tyran, je le tiendrais de la nature. Je dis non.

Plusieurs députés, en votant pour l'appel au peuple, font, comme Louvet et Manuel, des allusions très-directes au projet qu'ils supposent aux Montagnards, de mettre le duc d'Orléans à la place de Louis XVI. Barbaroux est très-explicite à cet égard : Il est temps, dit-il, que le peuple des quatre-vingt-quatre départements exerce sa souveraineté, qu'il écrase, par la manifestation de sa volonté suprême, une faction au milieu de laquelle je vois Philippe d'Orléans, et que je dénonce à la République en me vouant avec tranquillité aux poignards des assassins.

Comme toujours, les Montagnards se montrent unis, les Girondins divisés. Plusieurs des amis les plus intimes de Vergniaud votent contre l'appel au peuple[9]. Leur exemple est suivi par un grand nombre de membres de la Plaine, même par ceux qui se sont déjà montrés et doivent se montrer encore le plus favorables à l'accusé[10]. Ils ne voient pas qu'en rejetant l'appel, ils enlèvent peut-être à Louis XVI sa dernière chance de salut.

A dix heures du soir, au moment de lever la séance, Vergniaud proclame en ces termes le résultat du vote sur la deuxième question :

Sur 717 membres présents,

10 ont refusé de voter,

424 ont voté contre l'appel au peuple,

283 ont voté pour.

En conséquence je déclare, au nom de la Convention, que le recours au peuple est rejeté.

 

III

La fin de la séance du 15 avait été marquée par un violent désordre. Un membre de l'ancien comité de surveillance de la Commune insurrectionnelle, le fameux Jourdeuil, avait grossièrement apostrophé le vénérable Dussaulx, député de Paris, qui venait de voter pour l'appel au peuple. Après un débat assez vif, l'Assemblée s'était contentée d'envoyer l'insulteur s'expliquer devant la Commission des inspecteurs de la salle[11].

Le lendemain, l'agitation continue ; car l'indulgence, que la Convention a montrée envers l'ami et le protégé de Marat, a encouragé les énergumènes des sections. Dès le matin, les affidés des Jacobins assiègent les portes de la salle du Manège, gardent tous les abords, et exercent une police sévère vis-à-vis de ceux qui entrent ou qui sortent. Quiconque ne témoigne pas bruyamment de sa colère contre l'accusé est écarté avec violence. La foule est bientôt unanime dans ses fureurs et dans ses cris. Ses dispositions peuvent faire illusion aux députés timides et hésitants sur les sentiments vrais de la population parisienne ; c'est tout ce que veulent les meneurs. Chaque député, pour pénétrer dans la salle, est obligé de passer devant une haie compacte d'hommes à figure sinistre, dont les propos et les gestes sont plus sinistres encore. Les représentants du peuple qui ne jouissent plus de la faveur des frères et amis de la rue Saint-Honoré sont accueillis par des cris farouches, par des invectives grossières. Au contraire, dès qu'un montagnard fameux par sa violence se présente, il est salué par les plus vifs applaudissements.

L'enthousiasme est à son comble quand apparaissent Danton, Lacroix et Collot-d'Herbois, arrivés dans la nuit même, les deux premiers de l'armée du nord, le troisième de l'armée des Alpes, pour venir apporter dans la balance, où se pèse le sort de Louis XVI, le poids de leur influence.

A peine la séance est-elle ouverte que Danton signale son retour par une violente sortie. La Convention entendait la lecture d'un rapport relatif aux derniers troubles dont la représentation de l'Ami des lois avait été l'occasion[12]. Le ci-devant ministre de la justice s'écrie : Doit-il donc s'agir aujourd'hui d'une misérable comédie ? Non ! il s'agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d'un tyran. Je demande que la Convention prononce sans désemparer sur le sort de Louis.

Mais Chambon vient, au nom du Comité de sûreté générale, lire une lettre du ministre de l'intérieur qui avertit la Convention de l'état violent où se trouve la capitale, des mouvements qui se manifestent autour des barrières et des prisons et font craindre à chaque instant le renouvellement des scènes sanglantes de septembre. Le rapporteur est, à toutes ses phrases, interrompu par les dénégations furibondes de la Montagne ; mais les faits par lui avancés sont confirmés par plusieurs députés, qui se plaignent d'avoir été insultés aux portes de la salle et même menacés de mort.

L'Assemblée parait tellement convaincue qu'elle délibère entourée de sicaires qu'un représentant qui n'est pas suspect, un intime de Robespierre et de Saint-Just, Lebas, s'écrie : Eh bien ! je demande que la Convention rende un décret pour faire assembler nos suppléants dans une autre ville. Nous braverons ici le poignard des assassins. — Allons donc ! crie Marat en éclatant de rire ; j'invite la Convention à se respecter elle-même. Je ne comprends rien à la comédie qui se joue ici. Il ne faut pas être dupe de terreurs simulées. Parmi tous ces gens qui vous disent qu'ils votent sous les poignards, y en a-t-il un qui ait reçu quelque égratignure ?[13]

Toutes ces peurs fantastiques, ajoute Legendre, ne sont qu'une manœuvre pour retarder le jugement du roi... Ah ! s'il fallait faire le procès du peuple, au lieu de faire celui des rois, ce ne serait pas si long !

Il n'y a, répond Rouyer, qu'un moyen de confondre les agitateurs : c'est d'opposer les braves gens aux lâches et aux assassins. Je demande que les fédérés des départements commencent dès aujourd'hui à partager avec les corps armés de Paris la garde de la Convention.

Plusieurs Montagnards qui comme Lebas, semblent jaloux de donner à la Plaine un gage de sécurité, déclarent appuyer la proposition de Rouyer. C'est un Girondin qui vient la combattre : Citoyens, dit Boyer-Fonfrède, j'ai désiré que les fédérés vinssent ici ; je désire que vous leur permettiez de faire le service autour de cette enceinte, avec les citoyens de Paris ; mais je viens m'opposer à ce que leur service commence aujourd'hui... Ne calomniez pas vous-mêmes le jugement que vous allez porter ; reposez-vous de ce soin sur vos ennemis.

L'opinion chevaleresque du jeune Girondin n'est pas partagée par la majorité, qui se prononce pour l'adoption immédiate du décret[14]. A peine le vote est-il proclamé que l'on voit apparaître à la tribune le ministre de la justice, Garat, dont le rôle consistait, depuis son entrée au Conseil, et consistera longtemps encore à rassurer les faibles et les timides sur les conséquences des mouvements populaires dénoncés par les Girondins.

Au nom du pouvoir exécutif, il rend compte de l'état de Paris. Son rapport est fort peu explicite et, sur certains points, en contradiction avec une lettre du maire que le président vient de recevoir. Le premier magistrat de la ville de Paris reconnaissait que les craintes sur la sûreté des prisons et la tranquillité de la capitale avaient quelque fondement ; il ne niait pas l'existence de certains projets incendiaires, il espérait seulement que l'union des bons citoyens saurait les déjouer.

Gensonné fait ressortir tout ce qu'il y a de vague et d'incertain dans les allégations ministérielles et dans les promesses des autorités parisiennes. Il se plaint amèrement de l'étrange manière dont la municipalité et le commandant général de la force armée exécutent le décret qui leur ordonne de rendre tous les jours compte de l'état de Paris ; il demande que le pouvoir exécutif soit investi du droit de requérir la force armée sans aucun intermédiaire. Quelques députés proposent d'ajourner à des temps plus calmes une motion aussi grave. Mais Lacroix qui, comme son ami Danton, tient à signaler son retour et à donner des gages certains de dévouement à la Montagne, s'élance à la tribune : Pas d'ajournement ! dit-il ; cette proposition ne mérite pas cet honneur ; elle est le renversement de toutes les lois. Elle tend à dégrader aux yeux du peuple les magistrats ; elle confère la dictature au Conseil exécutif. Toutes nos lois attribuent aux magistrats municipaux le droit terrible de requérir la force armée. Vous ne pouvez le leur enlever sans les déclarer indignes de la confiance de leurs concitoyens, sans avoir la preuve qu'ils en ont fait un mauvais usage. On ne peut faire ce reproche à la nouvelle municipalité et aux nouveaux administrateurs du département de Paris. La tranquillité règne dans la capitale. Ils ont exactement rendu compte au Conseil exécutif de la situation de la ville. Je demande la question préalable sur la proposition de Gensonné.

Mais Chambon insiste : Les autorités constituées elles-mêmes nous envoient des rapports qui ne sont pas uniformes. Les uns (le ministre de l'intérieur) annoncent que tout est dans la plus entière désorganisation ; qu'on peut craindre une explosion prochaine. Les autres (le ministre de la justice et le maire de Paris) conviennent qu'il y a un germe de fermentation, mais nous laissent espérer qu'il peut être contenu. Qu'on ne nous fasse pas de phrases, mais que l'on déclare la vérité tout entière. Malgré tous les rapports qui annoncent votre tranquillité, je dis que vous n'êtes point tranquilles.

Quelques murmures se font entendre ; Chambon reprend aussitôt : Je sais que l'on est toujours tranquille quand on a du courage. La question n'est pas de savoir si vos cœurs sont tranquilles, mais s'ils ont des droits à l'être. Je sais bien qu'il est des hommes tranquilles sur les événements : ce sont ceux qui les préparent ; qu'il est des hommes qui ne craignent pas les assassins : ce sont ceux qui les dirigent. Sans doute, dans toute autre circonstance, il serait dangereux d'accorder au Conseil exécutif un pouvoir tel, qu'il mettrait sous sa direction immédiate une force publique immense ; mais enfin, puisqu'il faut qu'une autorité quelconque en soit revêtue, je demande à laquelle il est plus dangereux de la confier, du pouvoir exécutif ou de la municipalité de Paris ?

La pensée de Gensonné et de Chambon avait une portée immense, car elle ne tendait à rien moins qu'à détruire cette savante organisation des pouvoirs, établie avec tant d'art mais si peu de discernement, par la Constituante ; cette organisation qui remettait toute la force armée entre les mains de la municipalité parisienne, et ne laissait au département, à plus forte raison au ministre de l'intérieur, qu'un droit inefficace de contrôle. La Convention s'effraye de la gravité même de la question, et, pour ne pas entamer de nouvelles luttes avec la Commune, elle passe à l'ordre du jour. Peu de temps auparavant, elle avait refusé de confier la police à son Comité de sûreté générale[15] ; aujourd'hui elle refuse de confier le droit de réquisition au pouvoir exécutif. Elle n'ose se mettre hors de tutelle ; plus tard elle apprendra comment les démagogues savent récompenser le désintéressement dont on use envers eux.

 

IV

Les appréhensions que certains députés exprimaient sur la tranquillité publique, sur la liberté assurée à leur vote, sur la sécurité garantie à leur vie, étaient-elles sérieusement motivées ? La Montagne avait-elle raison de mettre en doute la réalité des troubles que dénonçaient ses adversaires, et de rire de leurs terreurs ?

La plupart des historiens n'ont pas hésité à reconnaître qu'une immense agitation ne cessa de régner dans Paris pendant les journées des 15, 16 et 17 janvier. Un seul, M. Louis Blanc, ose affirmer que jamais la capitale ne fut plus tranquille qu'au moment où la convention vota la mort de Louis XVI[16].

Voici les faits dans leur réalité. Les assemblées des sections devenaient de plus en plus tumultueuses. Chaque soir les démagogues se livraient, vis-à-vis des courageux citoyens qui se hasardaient à y paraître, à des menaces violentes, à des expulsions arbitraires, à des scènes de pugilat dignes des plus mauvais lieux[17]. Les troubles suscités autour de l'Odéon par l'interdiction des représentations de l'Ami des lois[18] n'étaient point apaisés. Les agitateurs ordinaires s'étaient dirigés à diverses reprises vers les barrières, pour les faire fermer ; des hommes, à bon droit suspects, rôdaient autour des prisons et semblaient attendre un moment favorable pour en forcer les portes[19]. Diverses sections, notamment celle du Faubourg-Montmartre, avaient demandé que tous ceux qui entreraient à Paris, ou en sortiraient, fussent soigneusement visités. On faisait courir le bruit qu'un grand nombre de députés appartenant au parti modéré s'apprêtaient à fuir, ce qui justifiait d'avance les visites domiciliaires et les recherches inquisitoriales que la Commune pouvait ordonner d'un moment à l'autre.

Quelques jours auparavant, les sections du Finistère, de l'Observatoire et de Bonne-Nouvelle avaient envoyé des députations au ministre de la guerre pour lui demander de remettre entre les mains de l'armée démagogique, commandée par San terre, cent trente-deux canons qui se trouvaient à Saint-Denis. La Commune avait appuyé cette demande, sous prétexte que les pièces lui appartenaient, comme ayant été cédées par elle à la nation dans des circonstances périlleuses[20]. Pache, toujours désireux d'obtempérer aux volontés jacobines, s'était empressé de donner les ordres nécessaires pour la prétendue restitution. Cette nouvelle avait été reçue avec joie au club de la rue Saint-Honoré[21], avec stupeur dans le reste de Paris.

Ce ne fut que le 16 au matin que Pache daigna donner, à la Convention, quelques explications sur l'arrivée de ces arguments irrésistibles. Mais, par ses explications mêmes, chacun put comprendre que le complaisant des Jacobins et leur représentant au sein du conseil exécutif était charmé d'avoir eu la main forcée par la Commune. Il avait livré d'abord les pièces, puis les poudres pour les charger, et enfin les chevaux pour les conduire. Tout était maintenant réuni entre les mains des sectionnaires. Seulement, le ministre de la guerre, pour rassurer ses collègues du pouvoir exécutif, leur avait déclaré que les canons, qui causaient tant d'alarmes, étaient de gros calibre et manquaient des équipements nécessaires pour être employés. Il faut convenir que tout cela était fort peu rassurant, et, sans être alarmiste, on pouvait n'ajouter qu'une foi très-médiocre à ce nouveau billet de La Châtre, contre-signé par Pache. Aussi lé prudent et cauteleux Garat, lorsqu'il vint, comme nous l'avons dit plus haut, faire son rapport sur l'état de Paris, glissa-t-il fort légèrement sur la livraison des canons de Saint-Denis, en en laissant toute la responsabilité à son collègue du ministère de la guerre[22].

 

V

La séance était ouverte depuis sept heures ; déjà tout le temps de la Convention avait été absorbé par l'exposé de la situation de Paris et les discussions que cette situation avait suscitées. Enfin Vergniaud peut annoncer que l'appel nominal va commencer sur la troisième question : Quelle peine sera infligée à Louis ? Mais Lehardy (du Morbihan), l'un des plus courageux membres de la droite, demande qu'avant tout l'on décide quelle sera la majorité nécessaire pour donner force au jugement. — Cette majorité doit au moins être des deux tiers, s'écrie Lanjuinais.

Garran-Coulon pense, au contraire, que la Convention ne doit rien changer à son mode habituel de votation. Il faut, dit-il, que tous vos décrets soient également respectés, qu'ils aient obtenu une majorité considérable ou qu'ils n'aient été votés qu'à la majorité d'une seule voix. Lehardy insistant, Danton lui répond : Comment élève-t-on aujourd'hui cette question ? On ne l'a pas élevée lorsque nous avons prononcé sur le sort de la nation entière, voté l'abolition de la royauté, proclamé la république, déclaré la guerre. Maintenant qu'il s'agit de statuer sur le sort d'un individu, d'un conspirateur, on voudrait adopter des formes plus sévères, plus solennelles. Nous prononçons comme représentants du peuple, exerçant sa souveraineté par provision, car c'est en lui seul qu'elle réside. Quand vous faites une loi contre des individus quelconques, attendez-vous que le peuple ait prononcé pour l'exécuter définitivement ? Quand vous faites une déclaration de guerre, cette déclaration, qui doit fatalement entraîner la mort de plusieurs milliers de citoyens, n'est-elle que provisoire ? Le sang coule-t-il provisoirement ? Les complices de Louis n'ont-ils pas subi immédiatement la peine sans aucun recours au peuple ? ils sont morts définitivement. Celui qui a été l'âme de tous ces complots mérite-t-il une exception ? Le peuple vous a constitués ses juges. Si le ci-devant roi eût été cité devant un tribunal, il aurait joui de la majorité ordinaire ; mais ici, je le répète, vous ne pouvez, vous ne devez prononcer qu'à la simple majorité[23].

On a souvent parlé, réplique Lanjuinais, de craintes depuis le commencement de ce procès ; vous n'en devez avoir qu'une : celle de violer la justice et la raison. La première violation des principes fait toujours marcher de violations en violations. Cette affaire en présente déjà plusieurs ; mais, au moins, soyez d'accord avec vous-mêmes ; soyez conséquents dans vos violations. Vous invoquez sans cesse le Code pénal ; vous vous dites sans cesse : Nous sommes jury. Eh bien ! c'est le Code pénal que j'invoque, ce sont les formes du jury que je demande. Vous dites que les lois se font à la majorité des voix plus une ; par cela même, vous reconnaissez que vous faites un acte mixte et qui participe de ces deux fonctions. Vous avez rejeté toutes les formes que peut-être la justice, que certainement l'humanité réclamait : la récusation et la forme silencieuse du scrutin. On pare délibérer ici dans une Convention libre ; mais c'est sous les poignards et les canons des factieux.

La Convention reste froide devant les suprêmes adjurations du courageux député d'Ille-et-Vilaine. Entraînée par la décision fatale qui la constitue cour de justice et assemblée politique tout à la fois, elle passe à l'ordre du jour, motivé sur ce que tous ses décrets doivent être rendus indistinctement à la simple majorité absolue. Alors commence le fatal appel.

Par suite du roulement établi entre tous les départements, c'est à la députation de la Haute-Garonne qu'échoit le triste avantage de voter la première. Le premier élu de ce département était Jean Mailhe.  Rapprochement bizarre, celui qui préside et celui qui ouvre le débat ont tous deux déjà, dans d'autres circonstances, attaché leur nom aux principales phases de ce triste procès. Le 10 août, Vergniaud avait, comme président de la Législative, prononcé le décret de déchéance ; il allait, comme président de la Convention, prononcer le décret de mort. Mailhe avait, le 7 novembre, comme rapporteur du comité de législation, inauguré le procès[24] ; il inaugure la condamnation et opine pour la mort. Mais il demande à faire, en votant, une simple observation, qui parait, au premier abord, n'avoir qu'une portée assez médiocre et qui en aura une considérable, parce qu'elle entraînera le vote d'un certain nombre de députés. Je crois, dit-il, que si la mort a la majorité, il serait digne de la Convention d'examiner s'il ne serait pas utile de retarder le moment de l'exécution.

Des dix-neuf députés de la Haute-Garonne et du Gers, treize avaient voté pour la mort, six pour la détention et le bannissement, quand arriva le tour de la Gironde. Le premier député de ce département était Vergniaud. Quel vote va tomber des lèvres du pathétique orateur du 31 décembre ?

Je me suis prononcé, dit-il, pour que le décret ou jugement qui serait rendu par la Convention nationale fût soumis à la sanction du peuple. Dans mon opinion, les principes et les considérations politiques de l'intérêt le plus majeur en faisaient un devoir à la Convention. L'Assemblée en a décidé autrement. J'obéis : ma conscience est acquittée. Il s'agit maintenant de statuer sur la peine à infliger à Louis. J'ai déclaré hier que je le reconnaissais coupable de conspiration contre la liberté et la sûreté nationales. Il ne m'est pas permis d'hésiter aujourd'hui sur la peine. La loi parle : c'est la mort ; mais en prononçant ce mot terrible, inquiet sur le sort de ma patrie, sur les dangers qui menacent même la liberté, sur tout le sang qui peut être versé, j'exprime le même vœu que Mailhe, et je demande qu'il soit sou-, mis à une délibération de l'Assemblée.

Guadet émet un vote identique à celui de Vergniaud. Gensonné vote pour la mort, sans adhérer à l'amendement de Mailhe. Il demande qu'aussitôt après le jugement de Louis, la Convention s'occupe des mesures à prendre à l'égard de la famille de l'accusé, et qu'elle ordonne au ministre de la justice de faire poursuivre devant les tribunaux les assassins du 2 septembre.

Ducos, par une étrange contradiction, constate une fois de plus toutes les illégalités qui ont entouré le jugement de Louis, et cependant vote pour la mort :

Quant aux formes employées dans l'instruction de cette affaire, je crois qu'elles sortent des règles ordinaires, comme le jugement devait en sortir lui-même par l'état unique de l'accusé et la nature particulière de l'accusation. J'ai dû examiner, non si elles étaient conformes aux lois et aux usages des tribunaux, mais si elles étaient suffisantes pour opérer ma conviction intime. La division des fonctions judiciaires en jury d'accusation, jury de jugement et juges appliquant la loi, est à la fois une précaution et un moyen pris par la société pour assurer la justice ; mais cette division n'est pas la justice. La justice consiste dans l'application exacte du droit au fait. Voilà ce que j'ai dû chercher dans l'instruction du procès de Louis. Je déclare cependant que l'état extraordinaire de l'accusé a pu seul me faire concevoir et approuver la forme extraordinaire du jugement qui doit être unique comme la cause qu'il va décider. Je déclare que si la Convention voulait en porter un second sur un citoyen ordinaire en employant les mêmes violations de formes, je la regarderais comme criminelle et tyrannique, et la dénoncerais à la nation française... Condamner un homme à mort, voilà de tous les sacrifices que j'ai faits à ma patrie le seul qui mérite d'être compté.

Boyer-Fonfrède vote comme son beau-frère Ducos ; mais, d'une nature plus froide, d'un esprit plus dogmatique, il s'exprime avec moins de sensibilité : Me dépouillant de cette haine vertueuse que l'horreur de la royauté inspire à tout républicain contre tous les individus nés auprès du trône, appliquant la loi comme je le ferais à ma dernière heure, le cœur froissé de douleur, mais la conscience tranquille, je vote la mort.

Ainsi, des cinq membres importants de la députation de la Gironde, aucun n'avait émis un vote de clémence. Trois n'avaient pas même admis l'amendement de Mailhe.

 

VI

D'autres amis de Vergniaud opinent également pour la mort, mais avec certaines restrictions qui permettent de ne pas compter leur vote pour la sentence funèbre.

Louvet s'exprime ainsi : Nulle puissance au monde, je vous l'ai dit hier lors du vote sur la deuxième question, ne me fera méconnaître la souveraineté nationale, ne me fera l'usurper. Vous avez rejeté l'appel au peuple ; vous me forcez à prononcer souverainement sur une question politique de la plus haute importance, dont la décision suprême appartient à la nation. Je vote la mort, mais à cette condition seulement, que le jugement ne pourra s'exécuter qu'après que le peuple français aura accepté la Constitution que vous êtes chargés de lui présenter... Si, au contraire, l'exécution soudaine d'un jugement irréparable venait à être décrétée, puisse du moins le génie tutélaire de ma patrie détourner loin d'elle les maux qu'on lui prépare ! Puisse sa main toute-puissante nous retirer de l'abîme incommensurable où quelques ambitieux auront contribué à nous précipiter ! Puisse sa main vengeresse écraser les nouveaux tyrans qu'on nous garde !

De violentes clameurs parties de l'extrême gauche accueillent ces paroles. Louvet continue : Ne me dites pas que je représente en d'autres termes l'appel au peuple déjà rejeté. Pour vous déterminer à rejeter cet appel, qu'a-t-on allégué ? Qu'on ne pourrait actuellement assembler le peuple sans risquer d'allumer la guerre civile. Eh bien, dans la nouvelle mesure que je vous propose, le peuple ne s'assemble pas actuellement. A l'époque que j'indique, rien ne peut empêcher qu'il s'assemble ; car vous-mêmes avez décrété qu'il n'y aurait de Constitution que celle qu'il aurait acceptée. A cette époque, si Louis XVI ne vit plus, croyez-vous qu'il ne se présentera pas quelque intrigant dévoré du désir de lui succéder, avide du pouvoir suprême, et plus redoutable parce que ses forfaits, moins connus, ne l'auraient pas aussi complètement avili ? Je vote pour la mort de Louis, mais à la condition expresse que je viens d'exprimer ; je déclare formellement que mon opinion est indivisible.

Brissot et Buzot opinent dans le même sens que Louvet.

J'étais et je suis encore convaincu, dit le premier, que le jugement de la Convention, quel qu'il fût, entraînerait de terribles inconvénients. J'étais et je suis convaincu que le jugement de la nation, quel qu'il eût été, n'aurait aucun de ces inconvénients, et que, s'il s'en présentait, ils seraient facilement écartés par la force, par la toute-puissance nationale. La Convention a rejeté l'appel. Le mauvais génie qui a fait prévaloir cette décision a préparé des malheurs incalculables pour la France.

Je vois dans la réclusion un prétexte aux factions, un prétexte aux calomnies. On ne manquerait pas d'accuser la Convention de pusillanimité et de corruption ; on la dépouillerait de la confiance qui lui est nécessaire pour sauver la chose publique. Je vois dans la sentence de mort le signal d'une guerre terrible qui coûtera prodigieusement de sang et de trésors à ma patrie. Ce n'est pas légèrement que j'avance ce fait. Non pas que la France ait à redouter les tyrans et leurs satellites ; mais les nations, égarées par des calomnies sur le jugement de la Convention, se joindront à eux.

Convaincu que le jugement va être suivi de malheurs, j'ai cherché longtemps le genre de peine qui pût réunir au plus haut degré la justice à l'intérêt de la chose publique, qui pût faire respecter la Convention par tous les partis, qui nous conciliât les nations, qui effrayât les tyrans en même temps qu'il détruirait les calculs de leurs cabinets, qui déjouât les prétendants au trône, qui pût associer la nation au jugement de la Convention. Or, toutes ces conditions, je les ai trouvées dans la sentence de mort, avec l'amendement de Louvet, c'est-à-dire en suspendant l'exécution de cette sentence jusqu'après la ratification de la Constitution par le peuple.

Buzot. — J'ai voté pour l'appel au peuple parce que j'ai pensé que c'était la seule mesure propre à éloigner de la République les malheurs dont elle est menacée ; parce que j'ai pensé que c'était une occasion favorable de donner aux autres départements l'influence politique qu'ils n'avaient pas et qu'ils devaient avoir ; parce que j'ai pensé que refuser au peuple la sanction d'un décret de cette importance, c'était commettre un délit national, auquel je ne voulais pas participer. La Convention en a décidé autrement ; je respecte son décret et je m'y soumets. Mais, citoyens, je ne vous dissimulerai pas que votre décision m'a plongé dans une cruelle incertitude. D'une part, la réclusion me parait une mesure extrêmement dangereuse ; elle double nos dangers, elle hâte l'instant de notre perte. Louis sera égorgé ; du moins c'est ce que je prévois. On- vous accusera de faiblesse, de pusillanimité, et vous perdrez la confiance dont vous avez besoin de vous environner pour sauver la chose publique. Cependant, citoyens, il me semble qu'il faut beaucoup plus de courage pour soutenir cette opinion que l'autre, et ce motif seul a suffi pour balancer longtemps celle que j'avais énoncée dans mon premier discours.

D'ailleurs la mort de Louis, si elle est exécutée sur-le-champ, me présage aussi des malheurs dont il est impossible de prévoir le terme... Je condamne Louis à la mort, mais je demande, comme Louvet, que la Convention mette un intervalle entre le jugement et son exécution[25].

Barbaroux et Pétion qui, avec les trois préopinants, étaient les intimes de la maison Roland, votent pour la mort, et n'adoptent ni l'amendement de Mailhe, ni celui de Louvet.

Je déclare, dit Barbaroux, que je vote librement, car jamais les assassins n'ont eu d'influence sur mes opinions. Louis est convaincu d'avoir conspiré contre la liberté. Les lois de toute société prononcent contre les conspirateurs la peine de mort. Je vote donc pour la mort de Louis ; dans quelques heures, je voterai pour l'expulsion de toute la race des Bourbons.

Plus j'ai réfléchi, dit Pétion, sur toutes les épinions énoncées dans cette affaire, plus je me suis convaincu qu'il n'y en a aucune qui ne soit sujette aux inconvénients les plus graves. Voilà pourquoi j'ai tant insisté sur la nécessité de la ratification de votre jugement par le peuple. L'Assemblée en a décidé autrement ; j'obéis. Je vote pour la peine de mort.

L'exemple de Pétion et de Barbaroux, se prononçant pour la mort sans restriction, est imité par Carra, Boileau, Chambon et Lasource. Ce dernier motive ainsi son opinion : Dans ma manière de voir, il n'y a pas de milieu ; il faut que Louis règne ou qu'il aille à l'échafaud. Mais j'ai une observation à faire. La mesure que vous prenez suppose que vous êtes à une grande hauteur ; si la Convention s'y maintient, elle écrasera les factieux et établira la liberté. Mais, si les partis, si les haines continuent, si la Convention n'a pas le courage de les étouffer, alors on dira qu'elle n'était composée que des plus vils et des plus lâches des hommes ; elle ne passera à la postérité qu'avec l'exécration universelle. Après cette réflexion je prononce la mort.

Malgré tant d'exemples funestes, le plus grand nombre des Girondins se refuse à voter la mort[26]. Lanjuinais, Defermon, Gardien, Gorsas, Henri Larivière, Sillery, Doulcet de Pontécoulant, Kervélégan, Lacaze, Bergœing, Gommaire, Duperret, Mazuyer se prononcent pour la détention jusqu'à la paix et le bannissement ensuite.

Grangeneuve, Salles, Mollevaut, Lehardy, Rabaul Saint-Étienne, Yzarn-Valady, Fauchet, Kersaint, émettent des votes analogues en les motivant ainsi :

Grangeneuve. — Quelque indéfinis que soient mes pouvoirs, je n'y trouve point, je ne puis pas même y supposer le pouvoir extraordinaire d'accuser, de juger, de condamner souverainement à mort l'individu détrôné depuis cinq mois. Je ne puis d'ailleurs me dissimuler : 1° qu'à ce jugement souverain participent un trop grand nombre de mes collègues qui ont manifesté avant le jugement des sentiments incompatibles avec l'impartialité du juge ; 2° qu'on a mis en œuvre autour de nous tous les moyens d'influence possibles pour arracher à la Convention une sentence de mort. Dans de semblables circonstances, je ne puis et ne veux prendre qu'une mesure de sûreté générale. Je vote pour la détention.

Salles. — Mes adversaires m'ont dicté le vote que j'émets comme législateur, parce qu'aucun de vos décrets ne peut m'ôter ces fonctions ni me forcer à les cumuler avec d'autres incompatibles. Ils m'ont dit : ne renvoyez pas au peuple,' parce qu'il ne voterait pas pour la mort. Moi, je ne veux prononcer que comme le peuple, je demande que Louis soit détenu jusqu'à la paix.

Mollevaut. — Le jour qui verra tomber la tête du tyran sera peut-être celui de l'établissement d'une tyrannie nouvelle. La mort de Louis sera pour le peuple français ce que fut celle de Charles Ier pour les Anglais. Je vote pour la détention pendant la guerre et le bannissement à la paix.

Lehardy. — Je regarderais la liberté de la Convention comme entièrement anéantie si nous étions à la fois accusateurs, jurés, juges et législateurs. Non, nous ne sommes pas juges ; si nous l'étions, je demanderais que la Convention exclût au moins soixante de ses membres. La malheureuse histoire de tous les peuples nous apprend que la mort des rois n'a jamais été utile à la liberté. Je demande que Louis soit détenu jusqu'à ce que le peuple accepte la Constitution ; alors, et seulement alors, vous décréterez le bannissement.

Rabaud Saint-Étienne. — L'Assemblée législative a convoqué une Convention nationale pour prendre, ce sont les termes du décret, une mesure de sûreté générale au sujet de la suspension du roi. Il s'agissait donc alors moins de venger la nation du passé que de veiller à sa sûreté pour l'avenir. Louis mort sera plus dangereux pour la liberté publique que Louis vivant et enfermé. Une nation qui, pouvant se venger de son tyran abattu à ses pieds, ne se venge que par le mépris, mérite l'estime des nations étrangères. Je veux que ma patrie imite non la férocité du tigre qui déchire, mais le courage du lion qui méprise. Je conclus à la réclusion.

Yzarn-Valady. — Lors de l'acceptation de la Constitution de 1791, je me suis efforcé d'éclairer mes concitoyens sur les vices qu'elle renfermait. Ils l'ont acceptée, ils doivent remplir la clause onéreuse du contrat qu'ils se sont imposé alors. Je ne puis donc condamner à mort le ci-devant roi. La justice éternelle me le défend parce qu'elle ne veut point qu'on aggrave des lois criminelles pour les appliquer à des faits passés. Je demande que Louis, ses enfants et sa femme soient transférés sous bonne et sûre escorte au château de Saumur et qu'ils y soient retenus en otages jusqu'à ce que François d'Autriche ait reconnu la souveraineté de la République française et l'indépendance des Belges, jusqu'à ce que l'Espagne ait renouvelé ses traités avec la France.

Je demande en second lieu que la sœur de Louis soit libre ou de le suivre ou de se retirer où bon lui semblera ; qu'elle soit partout sous la sauvegarde des lois et dotée par l'État d'une pension convenable.

Je demande, enfin, le bannissement immédiat et perpétuel de ceux des membres de la famille des Bourbons qui, recherchant des emplois sous le nouveau régime, ont dû exciter la défiance des patriotes vigilants et désintéressés par les signes d'une ambition sourde et dangereuse. Vous sentirez assez combien mes alarmes sont fondées quand je vous dirai que, par un reste de privilège, le fils aîné de Philippe d'Orléans a été fait lieutenant général à vingt ans. Citoyens, je ne viens point ici calomnier, je lui reconnais des services et je lui crois des vertus ; je les honore, mais je les crains. Dans peu, on le mettra à la tête de vos armées. Jugez s'il est temps de le bannir.

Fauchet. — La Convention n'a pas le droit de cumuler et de confondre les pouvoirs. C'est le droit des tyrans. Je puis le subir ; je ne l'exercerai jamais. Je brave les tyrans ; je ne les imite pas. Je ne suis pas juge : je vote, comme législateur, une mesure de sûreté générale. Je vote pour la réclusion.

Kersaint. — Je vais motiver mon dernier avis. Je ne me crois pas appelé à prononcer une sentence. Si je pouvais partager l'opinion de ceux qui se croient revêtus de pouvoirs sans bornes, ce serait pour céder à la clémence et non à la haine ; car je pourrais espérer alors être le véritable interprète des sentiments d'un peuple généreux. L'idée d'une nation qui se venge d'un homme ne peut entrer dans mon esprit. L'image de l'inégalité de ce combat le révolte, et la majesté du peuple, nécessairement dégradée dans un tel différend, ne reprend sa grandeur dans ma pensée qu'au moment où il fait grâce. Nulle puissance humaine n'est capable de me faire juger Louis XVI, ci-devant roi des Français, sans appel et souverainement ; je ne suis pas le souverain. Je vote pour la réclusion jusqu'à la paix[27].

Quelques députés de la Plaine accompagnent également leur vote de clémence de paroles généreuses. — Casenave (des Basses-Pyrénées) demande que l'on exige pour ce scrutin la majorité des deux tiers, afin de suppléer aux récusations qui n'ont pu être exercées par l'accusé, et que l'on défalque du recensement les suffrages de ceux qui n'ont point pris part à l'instruction. — Bresson (des Vosges) motive ainsi son vote[28] : Je ne suis pas juge, une autorité supérieure à la vôtre, ma conscience, me défend d'en remplir les fonctions... Nous ne sommes pas juges ; car les juges ont un bandeau glacé sur le front, et la haine de Louis nous brûle et nous dévore... Homme d'État, j'oublie les maux que Louis nous a faits sur le trône. Je ne m'occupe que de ceux qu'il pourrait nous faire sur l'échafaud. — Viennet (de l'Hérault) exprime la même idée : Dans les réflexions que j'ai soumises à votre examen[29], je vous ai déclaré que je ne me croyais pas autorisé par mes commettants à me constituer juge. J'ai toujours pensé qu'une assemblée de législateurs ne pouvait s'ériger en tribunal judiciaire ; que le même corps ne peut à la fois exercer la justice et faire des lois, que cette cumulation de pouvoirs serait une monstruosité ; dans cette situation, nous devons adopter la mesure politique qui tourne le plus certainement à l'avantage de la société. Je conclus à ce que Louis soit détenu pendant tout le temps de la guerre, et banni à la paix.

 

VII

Il était quatre heures du matin : l'appel nominal durait depuis huit heures déjà, lorsque arrive le tour de la députation de Paris.

Avant de prêter l'oreille aux voix sinistres qui vont se faire entendre, jetons un coup d'œil sur cette salle du Manège dont les voûtes, depuis trois ans, ont retenti de tant de débats passionnés, ont vu s'accomplir tant d'immenses événements. Aucun de ces débats, aucun de ces événements n'égale à beaucoup près celui dont elle est le théâtre aujourd'hui. On juge le petit-fils de saint Louis, d'Henri IV et de Louis XIV ; l'arrêt qui va être prononcé sera peut-être le signal de la guerre universelle, certainement celui de la guerre civile.

Les sept cent quarante-neuf mandataires du peuple français qui, en décidant du sort d'un homme, décident en réalité du sort de toute une nation, sont-ils calmes et dignes comme il convient à des jurés prononçant dans un procès où il s'agit de la peine capitale ? Les spectateurs qui encombrent les tribunes et suivent avec anxiété la marche lente et terrible de l'appel nominal, gardent-ils un silence religieux ? ont-ils, soit pour la cause qui se débat devant eux, soit pour les magistrats qui opinent, ce respect que le moindre tribunal exige de ceux qui sont admis dans son prétoire ?

Non. Des groupes agités et bruyants, formés dans l'hémicycle, calculent les chances des diverses opinions et établissent des paris indécents sur le résultat de l'appel nominal. Un certain nombre de Montagnards se tiennent au pied de la tribune et exercent une dernière pression sur ceux de leurs collègues qui vont voter. Quelques députés, étendus sur les banquettes, sommeillent en attendant que la voix de l'huissier les appelle. D'autres lorgnent les viles courtisanes empanachées de rubans tricolores qui s'étalent au premier rang des galeries. On se croirait dans une salle de spectacle, ou plutôt dans un vaste tripot ; car plus d'un juge, plus d'un auditeur, sont munis de cartes où ils marquent les votes, comme les joueurs de profession pointent le passage de la rouge et de la noire.

Dans l'une des tribunes se fait remarquer une femme de la halle qu'on a surnommée l'archiduchesse, parce qu'elle a l'air de tenir sa cour, et que, du geste, elle donne le signal des applaudissements et des murmures ; autour d'elle se range le chœur des tricoteuses jacobines, qui huent, apostrophent, injurient les députés qu'elle désigne à leur colère. Le vin, l'eau-de-vie, se distribuent à grands flots : l'on boit à la mort de Louis comme autrefois, dans les jours de réjouissance publique, on buvait à sa santé. Ces scènes ignobles et terribles, dignes du pinceau de Callot ou de Salvator-Rosa, sont éclairées par des lampes fumeuses qui projettent leurs lueurs blafardes sur certaines parties de la salle et laissent le reste dans une ombre sépulcrale[30].

Les votes de clémence sont accueillis par de grossières exclamations qui glacent de terreur plus d'un cœur hésitant encore. Les votes de mort sont reçus avec une joie bruyante que ne parviennent à atténuer ni la monotonie des opinions exprimées par certaines députations, ni la fatigue extrême dont ne peut se défendre aucun des assistants. Mais le délire et l'enthousiasme sont à leur comble, lorsqu'on voit paraître à la tribune Robespierre, le premier élu de la grande cité.

Je n'aime point, dit-il, les longs discours dans les questions évidentes ; ils sont d'un sinistre présage pour la liberté. Ils ne peuvent suppléer à l'amour de la vérité et au patriotisme qui les rend superflus. Je me pique de ne rien comprendre aux distinctions logomachiques imaginées pour éluder la conséquence évidente d'un principe reconnu. Je n'ai jamais su décomposer mon existence politique pour trouver en moi deux qualités disparates, celle de juge et celle d'homme d'État ; la première pour déclarer l'accusé coupable, la seconde pour me dispenser d'appliquer la peine. Tout ce que je sais, c'est que nous sommes des représentants du peuple, envoyés pour cimenter la liberté publique parla condamnation du tyran ; et cela me suffit. Je ne sais pas outrager la raison et la justice en regardant la vie d'un despote comme d'un plus grand prix que celle des simples citoyens, et en me mettant l'esprit à la torture pour soustraire le plus grand des coupables à la peine que la loi prononce contre des délits beaucoup moins graves et qu'elle a déjà infligée à ses complices. Je suis inflexible pour les oppresseurs, parce que je suis compatissant pour les opprimés. Je ne connais point l'humanité qui égorge les peuples et qui pardonne aux despotes.

Après ce début ironiquement amer où le tribun vante son laconisme en laissant couler les flots de son intarissable faconde, il continue ainsi :

Le sentiment qui m'a porté à demander, mais en vain, à l'Assemblée constituante, l'abolition de la peine de mort, est le même qui me force aujourd'hui à demander qu'elle soit appliquée au tyran de ma patrie. Je ne sais point prédire ou imaginer des tyrans futurs ou inconnus pour me dispenser de frapper celui que j'ai déclaré convaincu comme la presque unanimité de cette Assemblée, et que le peuple m'a chargé de juger avec vous. Des factions véritables ou chimériques ne seraient point à mes yeux des raisons de l'épargner, parce que je suis convaincu que le moyen de détruire les factions n'est pas de les multiplier, mais de les écraser toutes sous le poids de la raison et de l'intérêt national. Je vous conseille, non de conserver celle du roi pour l'opposer à celles qui pourraient naître, mais de commencer par abattre celle-là et d'élever ensuite l'édifice de la félicité générale sur la ruine de tous les partis antipopulaires. Je ne cherche point non plus, comme plusieurs autres, des motifs de sauver le ci-devant roi dans les menaces ou dans les efforts des despotes de l'Europe ; car je les mé-. prise tous, et mon intention n'est pas d'engager les représentants du peuple à capituler avec eux. Je sais que le seul moyen de les vaincre, c'est d'élever le caractère français à la hauteur des principes républicains et d'exercer sur les rois et sur les esclaves des rois l'ascendant des âmes fières et libres sur les âmes serviles et insolentes. Je croirai bien moins encore que les despotes répandent l'or à grands flots pour conduire leur pareil à l'échafaud, comme on l'a intrépidement supposé. Si j'étais soupçonneux, ce serait précisément la proposition contraire qui me paraîtrait vraie ; je ne veux point abjurer ma propre raison pour me dispenser de remplir mes devoirs. Je me garderai bien surtout d'insulter un peuple généreux en répétant sans cesse que je ne délibère point avec liberté, en m'écriant que nous sommes environnés d'ennemis, car je ne veux point protester d'avance contre la condamnation de Louis, ni en appeler aux cours étrangères. J'aurais trop de regrets si mes opinions ressemblaient à des manifestes de Pitt et de Guillaume ; enfin je ne sais point opposer des mots vides de sens et des distinctions inintelligibles à des principes certains et à des obligations impérieuses. Je vote pour la mort.

 

A l'astucieux Robespierre succède l'impétueux Danton ; la foudre après le nuage. Malgré les tendances si divergentes qui se révéleront entre eux plus tard, ils sont d'accord aujourd'hui pour écraser non-seulement celui qui naguère régnait aux Tuileries, mais aussi ceux qu'ils accusent de vouloir dominer la représentation nationale. Ils sont moins occupés de prononcer la sentence de Louis XVI que de rédiger l'acte d'accusation de leurs adversaires, les hommes d'État. Les démagogues, nous avons déjà eu occasion de le dire, avaient affublé les Girondins de cette ironique dénomination, comme ils avaient désigné sous le nom d'honnêtes gens les partisans de Lafayette. Ils savaient que le vulgaire se paye de mots et veut qu'on lui fournisse une nouvelle épithète pour chaque aristocratie qu'on désigne à sa haine.

Ce sarcasme obligé, que Robespierre avait su enchâsser et mettre en relief au milieu de sa harangue laborieusement travaillée, sert d'exorde à Danton. Je ne suis pas, dit-il, de cette foule d'hommes d'État qui ignorent qu'on ne compose point avec les tyrans, qui ignorent qu'on ne frappe les rois qu'à la tête, qui ignorent qu'on ne doit rien attendre de ceux de l'Europe que par la force des armes ; je vote la mort du tyran.

Marat, Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, votent pour la mort dans les vingt-quatre heures.

Manuel fait, au contraire, entendre quelques accents de pitié, qui contrastent avec les votes farouches de ses collègues et doivent, aux yeux de l'histoire, lui valoir le rachat de bien des fautes. Des lois de sang, dit-il, ne sont pas plus dans nos mœurs que dans les principes d'une république. Les Français étaient humains quand ils étaient esclaves ; nous ne devons pas l'être moins parce que nous sommes libres. Je vote pour la détention jusqu'à la paix[31].

Camille Desmoulins, que le besoin incessant de polémique entraînait sans cesse à injurier ses adversaires, termine ainsi son opinion : Je vote pour la mort, trop tard peut-être pour l'honneur de la Convention. Quelques voix demandent le rappel à l'ordre ; mais la droite dédaigne de relever cette insolence.

Les démagogues en sous-ordre, que les électeurs avaient donnés pour acolytes à Marat, Robespierre et Danton, suivent docilement l'exemple de leurs chefs.

Des vingt-quatre députés de Paris, vingt avaient opiné pour la mort ; trois seulement, Manuel, Dussaulx et Thomas, pour la détention ; il ne restait plus qu'un vote à connaître, celui de Philippe-Égalité. A l'appel de son nom, le ci-devant duc d'Orléans se lève, se dirige lentement vers la tribune et, d'une voix sourde, il lit un papier qu'il presse convulsivement entre ses doigts.

Uniquement occupé de mon devoir, dit-il, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort.

Un mouvement de stupeur se produit sur presque tous les bancs de l'Assemblée. Il est évident que l'immense majorité ne demandait pas au cousin de Louis XVI un gage aussi certain de républicanisme, une renonciation aussi éclatante à tous les liens de parenté. Mais le malheureux prince ne s'appartenait plus depuis longtemps. Les invectives et les menaces de la Gironde, les avances et les flatteries de la Montagne, les dédains de la Plaine l'avaient asservi plus que jamais aux volontés absolues de ceux qu'il avait reconnus pour ses maîtres et ses inspirateurs, du jour où il avait accepté de leurs mains le triste honneur de siéger à côté d'eux au sein de la Représentation nationale.

 

VIII

L'appel nominal, un instant interrompu, se continue par le département du Pas-de-Calais. Des deux députés les plus célèbres de cette députation, Carnot vote pour la sévérité, Daunou pour la clémence. Les généreuses paroles que fait entendre ce dernier résument admirablement l'opinion qui aurait dû être celle de tous les vrais amis de la liberté : Les formes judiciaires n'étant pas suivies, ce n'est point un jugement criminel que la Convention a voulu prononcer. Je ne lirai donc pas les pages sanglantes de notre Code, puisque vous avez écarté toutes celles où l'humanité avait tracé les formes protectrices de l'innocence. Je ne prononce donc pas comme juge. Or, il n'est pas de la nature d'une mesure d'administration de s'étendre à la peine capitale. Cette peine sera-t-elle utile ? L'expérience des peuples qui ont fait mourir leur roi prouve le contraire. Je vote donc pour la déportation et la réclusion provisoire jusqu'à la paix.

Couthon et Barère sont appelés peu après, et votent tous deux pour la mort, le premier avec toute la roideur d'un légiste, le second avec toute l'emphase d'un poète.

Couthon. — Louis a été déclaré coupable de conspiration. Comme un. de ses juges, j'ouvre la loi ; j'y trouve écrite la peine de mort. Mon devoir est d'appliquer cette peine, je le remplis : je vote pour la mort.

Barère. — Au tribunal du droit naturel, celui qui fait couler injustement le sang humain doit périr ; au tribunal de notre droit positif, le Code pénal frappe de mort le conspirateur ; au tribunal de la justice des nations, je trouve la loi suprême du salut public. Cette loi me dit qu'entre les tyrans et les peuples il n'y a que des combats à mort. Elle me dit aussi que la punition de Louis, qui sera la leçon des rois, sera encore la terrible leçon des factieux, des anarchistes, des prétendants à la dictature ou à tout autre pouvoir semblable à la royauté. Il faut que les lois soient sourdes et inexorables pour tous les scélérats et ambitieux modernes. L'arbre de la liberté, a dit un auteur ancien, croit lorsqu'il est arrosé du sang de toute espèce de tyrans. La loi dit : la mort. Je ne suis que son organe.

Un certain nombre de députés se prononcent pour la mort, mais ils semblent n'émettre ce vote qu'à regret car ils l'entourent de restrictions. Ainsi les uns expriment le désir que Louis XVI condamné serve d'otage à la nation française, et que la sentence ne reçoive son application qu'en cas d'envahissement du territoire par les armées étrangères. D'autres mettent pour condition à leur vote qu'il soit sursis à l'exécution de Louis, 1° jusqu'au moment où la Convention aura statué sur le sort de la famille des Bourbons ; 2° jus-.qu'après la ratification de la Constitution par le peuple ; 3° jusqu'à ce qu'il ait été pris certaines mesures de sûreté générale[32].

Il était naturel que, dans un pareil procès, la question générale de l'abolition de la peine de mort préoccupât un certain nombre d'opinants. Mais les uns, en se déclarant partisans du principe de l'abolition, le font fléchir devant le désir de punir un tyran tel que le dernier roi des Français[33]. Les autres, plus logiques avec eux-mêmes, déclarent que la peine de mort leur parait tellement contraire au droit naturel, que Louis XVI ne doit pas plus la subir que n'importe quel autre accusé[34].

 

IX

Commencé le 16, à huit heures du soir, l'appel nominal se termine le jeudi 17, à la même heure de la soirée. Il avait duré sans discontinuer toute une nuit et tout un jour.

Pendant que le bureau s'occupe du recensement des voix, Vergniaud reprend le fauteuil, qui, dans cette interminable séance, avait été occupé successivement par plusieurs anciens présidents. Il informe l'Assemblée qu'il trouve sur le bureau deux lettres, l'une des défenseurs de Louis, l'autre du ministre des affaires étrangères, annonçant une communication de l'ambassadeur d'Espagne[35].

Un grand nombre de députés demandent que la Convention passe à l'ordre du jour sur cette dépêche. Garran-Coulon veut motiver cette proposition ; mais Danton lui coupe violemment la parole — Tu n'es pas encore roi, crie Louvet ; président, frappez l'interrupteur du rappel à l'ordre.

Et moi, répond Danton, je demande le rappel à l'ordre et la censure contre l'insolent qui dit que je ne suis pas encore roi. — Non, tu n'es pas encore roi, reprend Louvet, et ta dictature du 2 septembre ne m'effraye point[36].

La solennité du moment n'empêchait pas, on le voit, les orateurs de se livrer aux plus violentes personnalités. Lorsque le tumulte est apaisé et que Garran-Coulon a achevé ses observations, l'ex-ministre de la justice s'élance à la tribune :

Je suis étonné, je l'avouerai, de l'audace d'une puissance qui ne craint pas de prétendre exercer son influence sur votre délibération. Si tout le monde était de mon avis, on voterait à l'instant, pour cela seul, la guerre à l'Espagne. Quoi ! on ne reconnaît pas notre république et on veut lui dicter des lois ! on ne la reconnaît pas et on veut lui dicter des conditions, participer au jugement que ses représentants vont rendre ! Cependant, qu'on entende, si l'on veut, cet ambassadeur ; mais que le président lui fasse une réponse digne du peuple dont il sera l'organe ! qu'il lui dise que les vainqueurs de Jemmapes ne démentiront pas la gloire qu'ils ont acquise, et qu'ils retrouveront, pour exterminer tous les rois de l'Europe conjurés contre nous, les forces qui déjà les ont fait vaincre ! Point de transaction avec la tyrannie ! Soyez dignes du peuple qui vous a donné sa confiance, et qui jugerait ses représentants si ses représentants l'avaient trahi[37].

 

La Convention passe, à l'unanimité, à l'ordre du jour, et la discussion s'établit sur la lettre des défenseurs de Louis XVI. Danton avait lui-même déclaré qu'il ne s'opposait pas à ce qu'ils fussent entendus aussitôt après que le résultat de l'appel nominal aurait été proclamé. Robespierre veut, au contraire, que cette demande ait le même sort que celle de l'ambassadeur d'Espagne. Les principes, dit-il, qui ont dicté votre jugement vous défendent d'entendre les défenseurs de Louis. Lorsqu'un décret est rendu, nul ne peut réclamer contre son exécution, surtout lorsque, par ce décret, les représentants du peuple ont prononcé la peine due à un tyran. — Les formes ordinaires, lui répond Chambon, ne sauraient être suivies dans cette circonstance ; si elles avaient été adoptées, nous n'en serions pas où nous en sommes...

A ce moment, la discussion est interrompue par une vive agitation qui se manifeste à l'une des portes de la salle. C'est Duchastel (des Deux-Sèvres) qui arrive sur une civière, et qui, quoique tremblant la fièvre, s'est fait apporter pour déposer son vote. Il monte péniblement à la tribune et demande à user de son droit. Le scrutin est fermé ! crie la Montagne avec fureur. On fait observer que la délibération n'a pas été déclarée close ; que, bien plus, il existe un décret formel et spécial qui autorise les absents à se présenter au réappel.

L'Assemblée, malgré l'opposition de Duhem et de quelques autres énergumènes, permet au député des Deux-Sèvres de voter. Il déclare se prononcer pour le bannissement. Mais alors de nouvelles réclamations s'élèvent contre la tolérance dont il a été l'objet. Un Montagnard assez obscur, Seconds, dénonce le courageux malade : Je viens d'entendre Duchastel dire à un collègue assis près de moi : Je ne suis venu que pour cela. Je demande que ce vote ne soit pas compté. — Et moi, s'écrie un autre Montagnard, Charlier, je demande que Duchastel soit interpellé sur la question de savoir qui l'a envoyé chercher.

Cette proposition inquisitoriale soulève de violents murmures même sur les bancs de la gauche. Un député du département de la Gironde, qui votait d'ordinaire avec la Montagne et venait d'opiner pour la mort, Garrau s'écrie :

Pour l'honneur de la Convention nationale, au nom de la justice et de l'humanité, au nom de votre propre gloire, je demande que le suffrage du citoyen Duchastel soit compté. S'il eût voté pour la mort, j'eusse moi-même réclamé la radiation de son suffrage ; il a voté pour l'indulgence, je demande que sa voix soit portée au recensement.

Ces belles paroles mettent fin au débat ; un décret formel déclare que le vote de Duchastel sera compté. Garrau alors demande des explications sur un autre vote, celui de Mailhe, qui a une importance d'autant plus grande que vingt-cinq de ses collègues ont déclaré y adhérer. Son suffrage, dit-il, est-il pur et simple, ou a-t-il entendu y mettre une réserve ? Le député ainsi directement interpellé déclare qu'au point où en sont les choses, il ne veut rien changer à son vote, pas un mot, pas une lettre, et qu'il n'a aucune explication à donner.

La discussion allait peut-être s'engager sur la portée de ce vote ; mais des cris tumultueux, partis de l'extrême gauche, détournent l'attention de l'Assemblée : Arrêtez Manuel ! il emporte la minute de l'appel nominal. L'ex-procureur-syndic de la Commune venait, en effet, de quitter le bureau des secrétaires et de se diriger vers une des portes de la salle. Aussitôt, quelques Montagnards se précipitent sur lui, le saisissent au collet et paraissent disposés à lui faire un mauvais parti. Les huissiers accourent pour prendre sa défense et parviennent à le dégager. L'agitation est extrême ; le président se couvre ; les députés regagnent lentement leurs places. Manuel traverse la salle à pas lents, et sort par la porte opposée à celle à laquelle il s'était d'abord présenté[38].

Le calme rétabli, Vergniaud s'exprime ainsi avec un amer accent de douleur :

Un désordre violent s'est manifesté ; votre président s'est couvert, le désordre a continué malgré ce signe de deuil et de danger. Je rappelle l'Assemblée au calme et à la dignité qui lui sont nécessaires dans la grande circonstance où elle se trouve. Je vais maintenant proclamer le résultat du scrutin. Vous allez exercer un grand acte de justice ; j'espère que l'humanité vous engagera à garder le plus profond silence. Quand la justice a parlé, l'humanité doit avoir son tour.

La majorité absolue est de 364 à raison des députés absents ou qui se sont récusés ; 366 ont voté pour la mort[39]. Je déclare donc, au nom de la Convention nationale, que la peine qu'elle prononce contre Louis Capet est la peine de mort.

 

X

Un profond silence accueille la proclamation du résultat du troisième appel nominal.

Les défenseurs de Louis sont introduits à la barre. De Sèze donne, d'une voix émue, lecture d'un écrit que Louis leur avait remis d'avance. Il est daté de la tour du Temple, 16 janvier, et est ainsi conçu :

Je dois à mon honneur, je dois à ma famille de ne point souscrire à un jugement qui m'inculpe d'un crime que je ne puis me reprocher. En conséquence, je déclare que j'interjette appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants. Je donne par ces présentes pouvoir spécial à mes défenseurs officieux, et charge expressément leur fidélité de faire connaître à la Convention nationale cet appel par tous les moyens qui seront en leur pouvoir et de demander qu'il en soit fait mention dans le procès-verbal de la Convention[40].

 

Cette lecture achevée, les défenseurs du roi demandent la permission d'ajouter quelques réflexions. De Sèze fait remarquer que l'on ne peut repousser l'appel interjeté par Louis, sur le motif que la Convention n'a pas accueilli une proposition analogue faite spontanément par quelques-uns de ses membres. Le droit, dit-il, que nous invoquons est le droit naturel et sacré qui appartient à tous les individus ; oui, à tous, et par conséquent à Louis. Ce droit, ici, mérite d'autant plus d'être écouté que la majorité, qui a prononcé la peine de mort, est plus faible. Vous avez, je le sais, déclaré par un décret que la majorité de plus d'une voix suffirait pour la validité du jugement que vous alliez rendre. Je vous le demande, au nom de la justice, au nom de la patrie, au nom de l'humanité. ne donnez pas à la France, à l'Europe, le spectacle douloureux d'un arrêt de mort prononcé à une majorité de cinq voix.

Tronchet ajoute quelques nouvelles observations. Malesherbes lui-même veut donner un dernier témoignage d'attachement à celui qui fut son maitre ; mais son émotion le trahit, il ne peut prononcer que quelques phrases entrecoupées par ses sanglots. Il finit par une dernière supplication : Lorsque j'étais magistrat, et depuis encore, j'ai longuement réfléchi sur cette question : En matière criminelle, comment les voix doivent-elles être comptées pour qu'une condamnation soit prononcée ? Permettez-moi de mettre ces réflexions sur le papier, car je n'ai pas l'habitude de parler en public ; je vous demande jusqu'à demain pour vous les présenter.

Citoyens, répond Vergniaud, la Convention nationale a entendu vos réclamations. Elles étaient pour vous un devoir sacré, puisque vous étiez chargés de la défense de Louis, la Convention vous accorde les honneurs de la séance.

Le président déclare la discussion ouverte sur la demande des conseils du condamné. Aussitôt Robespierre s'élance à la tribune ; il ne saurait souffrir qu'on lui dispute un instant sa proie.

Je pardonne, dit-il, aux défenseurs de Louis les réflexions qu'ils se sont permises ; je leur pardonne leurs observations touchant un décret qu'il était nécessaire de rendre, qu'il est maintenant dangereux d'attaquer ; je leur pardonne encore d'avoir fait une démarche qui tend à consacrer la demande de l'appel au peuple ; je leur pardonne enfin ces sentiments d'affection qui les unissaient à celui dont ils avaient embrassé la défense. Mais il n'appartient pas aux législateurs, aux représentants du peuple de permettre qu'on vienne ici donner un signal de discorde et de trouble dans la République[41].

Le décret que vous avez rendu est irrévocable, il doit être regardé comme le vœu de la patrie elle-même. La nation n'a pas condamné le roi qui l'opprima, pour exercer seulement un grand acte de vengeance ; elle l'a condamné pour donner un grand exemple au monde. pour affermir la liberté française, pour susciter la liberté de l'Europe, pour assurer parmi nous la tranquillité et la paix ; je demande donc que vous déclariez ce prétendu appel rejeté comme contraire aux principes de la liberté, aux droits du peuple, à la puissance de ses représentants ; je demande qu'il soit interdit à qui que ce soit d'y donner aucune suite, sous peine d'être poursuivi comme perturbateur du repos public.

 

Étrange exemple des contradictions humaines ! C'est le girondin Guadet qui vient revendiquer le droit de prononcer comme juge en dernier ressort, dans un procès dont il a voulu naguère déférer la révision au peuple.

L'accusé, s'écrie le député de la Gironde, n'a pas le droit, à la faveur d'un appel, de dire au peuple français ce que ses représentants seuls peuvent lui dire : Examine s'il est de ton intérêt que le jugement que tes représentants ont rendu soit exécuté ou s'il ne convient pas mieux que la peine portée soit commuée.

Si aujourd'hui vous admettiez cet appel, ce serait l'entière révision du procès que vous ordonneriez : alors ce ne serait plus une question politique que le peuple français aurait à examiner dans toute l'acception que ce mot présente, ce serait toute la procédure qu'i serait à revoir, il faudrait que l'accusé subît un nouvel interrogatoire devant chaque assemblée primaire. L'énoncé seul d'un pareil système démontre assez qu'il ne peut être exécuté. Quant à moi, c'est comme membre d'un tribunal que j'ai prononcé. Je n'ai donc eu qu'à appliquer la loi sur un fait dont la preuve était clans ma conviction intime. Si j'eusse voté comme législateur, si j'eusse cru que je n'avais à prendre que des mesures de sûreté générale, certes ce n'est pas la mort, mais la réclusion de Louis que j'aurais votée.

La Convention, devenue tribunal national, n'a pas de supérieur ; ce n'est que de ses actions législatives qu'elle doit compte à ses commettants. Il n'y a donc lieu à aucune ratification. Mais il est un autre vœu formé par les défenseurs de Louis, c'est que vous reveniez sur le décret par lequel vous avez déclaré que la majorité des voix plus une formera le jugement ; c'est sur cette question que Malesherbes a demandé la permission de vous présenter des observations écrites. Il faut le dire, c'est une chose bien déplorable qu'au moment où ce décret a été porté, la Convention n'en ait pas davantage apprécié les termes ; car, si elle avait déclaré que son décret serait soumis, comme tous les autres, au vote de la simple majorité, ceux qui ont cru énoncer ici leur vœu comme membres d'un tribunal, auraient eu à s'exprimer autrement. Si, au contraire, elle avait déclaré que c'était un jugement qu'elle allait rendre, il n'y aurait eu aucune équivoque possible, et vous seriez soumis vous-mêmes à la loi qui veut que, dans tout jugement criminel, les deux tiers des voix soient nécessaires. Mais ce n'est pas après une séance de trente-six heures que l'on peut discuter une question de cette importance ; d'ailleurs, l'Assemblée a paru consentir à ce que l'un des défenseurs de Louis présentât demain une pétition sur ce sujet. Vous avez encore à décider également demain une autre question, celle de savoir s'il convient que le jugement soit exécuté immédiatement, ou que l'exécution en soit retardée.

 

Guadet avait fait deux parts dans les demandes formulées par les défenseurs de Louis ; il avait rejeté les unes et appuyé les autres. Deux légistes, Merlin (de Douai) et Barère, déclarent qu'ils partagent l'avis de Guadet en ce qu'il a de rigoureux, mais qu'ils doivent le combattre en ce qu'il a de favorable à l'accusé. Le Code, dit Merlin, n'exige les deux tiers des voix que pour la déclaration du fait et non pour l'application de la peine. — Vouloir, ajoute Barère, une majorité différente que la majorité ordinaire pour le décret qui a prononcé contre Louis la peine de mort, ce serait déranger le système des travaux de la Convention. Eh quoi ! c'est à cette majorité que les émigrés ont été condamnés comme conspirateurs et traîtres à la patrie, que des milliers de prêtres fanatiques ont été déportés ; et l'on viendrait invoquer aujourd'hui d'autres lois en faveur du tyran !

L'Assemblée, entraînée par de pareils raisonnements, repousse l'appel au peuple interjeté par Louis XVI, passe à l'ordre du jour sur la proposition de modifier le décret qui a déterminé la manière dont seraient comptées les voix, et ajourne au lendemain la discussion sur la question de savoir si, oui ou non, il y aura sursis à l'exécution de l'arrêt de mort prononcé contre Louis.

Cette fatale séance, qui a duré trente-sept heures consécutives, est levée à onze heures du soir.

 

XI

Au début de la séance du 18, plusieurs réclamations s'élèvent contre diverses erreurs que contient la proclamation du résultat du scrutin de la veille. Gasparin fait observer notamment que le nombre des membres de la Législative, et par suite de la Convention, avait été, il est vrai, fixé originairement à 745 membres, mais que, par suite de la réunion du Comtat-Venaissin, il avait été porté à 749, et que cependant, dans le résultat annoncé hier, ne figuraient que 745 députés. Il est évident, dit Lacroix, que les suffrages ont été mal recueillis. On a fait voter plusieurs députés contrairement à l'opinion qu'ils avaient réellement émise. Thuriot demande qu'un des secrétaires vienne relire à la tribune le relevé des votes et que chaque député déclare si on a bien exprimé son opinion. Cette proposition est adoptée.

On procède à cette espèce de réappel, et, comme cela n'arrive que trop souvent, il se trouve des membres qui, tenant essentiellement à faire partie de la majorité. modifient leur vote en l'aggravant. Ainsi plusieurs députés, qui avaient voté la mort avec la restriction du sursis, déclarent que leur opinion est divisible, et qu'ils n'ont exprimé qu'un simple désir de voir examiner par l'Assemblée cette question subsidiaire ; ils demandent. en conséquence, que leur vœu n'en soit pas moins compté pour la peine de mort.

Arrive la question du vote de Mailhe et des vingt-cinq députés qui ont déclaré adhérer à son opinion. Mailhe est malade, ou du moins il ne paraît pas. Mais, fait remarquer un de ces commentateurs officieux qui se trouvent toujours à point nommé dans les assemblées pour expliquer dans le sens de la majorité ce qui parait douteux et équivoque, l'opinion de Mailhe, tel qu'il l'a d'abord énoncée, tel qu'il l'a répétée depuis, ne renferme aucune restriction ni condition. La demande qu'il a faite d'une discussion sur l'époque de l'exécution est indépendante de son vote pour la mort. Personne n'ose réclamer contre cette interprétation : le vote de Mailhe et de ses collègues est ajouté à ceux qui ont opiné pour la mort pure et simple.

A l'appel de son nom, Kersaint se lève et rappelle son vote de clémence ; des murmures et des menaces se font entendre contre lui. Je veux, dit-il, épargner un crime aux assassins en me dépouillant moi-même de mon inviolabilité. Je donne ma démission, et je dépose les motifs de cette résolution entre les mains du président.

Enfin, après une révision qui dure plusieurs heures, le président Vergniaud proclame en ces termes le résultat rectifié du scrutin :

L'Assemblée est composée de 749 membres ;

15

se sont trouvés absents par commission[42],

7

par maladie[43],

1

sans cause et sera censuré[44],

5

non votants[45],

total

28

;

reste 721 ;

la majorité absolue est de 361 ;

sur quoi,

286 ont voté pour la détention et le bannissement à la paix, ou pour le bannissement immédiat, ou pour la réclusion ; quelques-uns y ont ajouté la peine de mort conditionnelle si le territoire était envahi ;

46 ont voté pour la mort avec sursis, soit après l'expulsion des Bourbons, soit à la paix, soit à la ratification de la Constitution ;

2 ont voté pour les fers ;

361 pour la mort ;

26 pour la mort en demandant, conformément à la motion de Mailhe, une discussion sur le point de savoir s'il conviendrait à l'intérêt public qu'elle fût ou non différée, et en déclarant leur vœu indépendant de cette demande.

Résumé :

pour la mort, sans condition

387

pour la détention ou la mort conditionnelle

334

absents ou non votants

28

total

749[46]

Aussitôt après cette nouvelle proclamation, Bréard demande : 1° que les secrétaires se retirent dans un bureau pour rédiger le procès-verbal complet du jugement du roi ; 2° que ce jugement soit aussitôt imprimé et envoyé aux quatre-vingt-quatre départements avec une adresse destinée à expliquer au peuple fiançais les motifs qui ont déterminé le décret rendu par la Convention.

Pourquoi cette adresse ? s'écrie Thuriot. N'aviez-vous pas incontestablement le droit de juger le tyran ? N'aviez-vous pas reçu de la nation en masse tous les pouvoirs nécessaires pour l'exercice de la souveraineté ? En publiant d'inutiles instructions aux départements, l'Assemblée accréditerait elle-même l'opinion qu'elle a outrepassé ses droits, et qu'elle a besoin de justification.

Cet incident n'a pas dans le moment d'autre suite ; le président Vergniaud déclare la discussion ouverte sur la question du sursis.

Je demande, s'écrie Tallien, que la question soit décidée séance tenante ; l'humanité l'exige. Louis sait qu'il a été condamné ; il sait qu'un sursis a été demandé... Décidons sans désemparer, afin de ne pas prolonger les angoisses.

Appuyé, appuyé ! aux voix ! crie la Montagne.

Réveillère-Lepaux, qui dans le cours de sa carrière parlementaire sut racheter bien des fautes et bien des folies par quelques actes courageux, se lève et dit :

J'ai voté contre l'appel au peuple, j'ai voté la mort de Louis ; mais ce n'est pas sans horreur que j'entends invoquer l'humanité avec des cris de sang... L'Assemblée est horriblement fatiguée par la longueur de sa dernière séance... Je demande que, sans rien précipiter, sans entendre ceux qui cherchent perpétuellement à porter la Convention à des démarches inconsidérées, on discute, et que la discussion ne soit fermée que lorsque l'Assemblée se croira suffisamment éclairée.

Quand la patrie est en danger, s'écrie le farouche Lecarpentier, un représentant du peuple ne saurait alléguer sa lassitude. Décidons sans désemparer. Pour moi, je ne serai tranquille sur le sort de mon pays que quand. j'aurai vu le tyran abattu.

Couthon, imitant l'exemple de Tallien, invoque l'humanité pour réclamer que l'arrêt soit, comme tous les arrêts criminels, exécuté dans les vingt-quatre heures. Le condamné, dit-il, est instruit de son sort, chaque moment est un supplice pour lui. Le jugement est porté, il faut qu'il s'exécute.

Ah ! ne parlez pas d'humanité d'une manière dérisoire ! s'écrie Daunou indigné ; l'Assemblée est épuisée de fatigue, ce n'est pas dans un pareil moment que l'on peut décider des intérêts les plus chers de la patrie. Je déclare que ce ne sera ni par la lassitude ni par la terreur qu'on parviendra à nous entraîner à statuer, dans la précipitation d'une délibération irréfléchie, sur une question à laquelle la vie d'un homme et le salut public sont également attachés. La question qui reste à résoudre est l'une des plus graves qui vous aient été soumises ; un de vos membres, Thomas Payne, a une opinion importante à vous communiquer.

Robespierre, qui depuis longtemps s'agitait au pied de la tribune, réclame la parole. Vous avez, s'écrie-t-il, déclaré Louis coupable à l'unanimité ; la majorité l'a jugé digne de mort. Comment pourrait-il exister dans cette Assemblée un seul membré qui voulût chercher les moyens de surseoir à l'exécution d'un décret que le salut public vous a fait rendre ? Vous vous êtes élevés hier à la hauteur des principes, vous ne pouvez plus descendre aux ressorts minutieux et déshonorants des petites passions. La Convention a déclaré une guerre à mort à la tyrannie ; elle a obéi à la voix de l'humanité en ordonnant le sacrifice d'un seul homme à tout un peuple. Oui, dans cette circonstance, c'est l'humanité qui doit nous guider ; mais en quoi consiste l'humanité ? A venger l'innocence, à immoler la tyrannie, à immoler les rois parjures et criminels au bonheur des peuples opprimés depuis tant de siècles. L'humanité consiste surtout à ne pas mettre une seconde d'intervalle entre la condamnation et l'exécution. Quant à l'adresse au peuple qui vous est proposée, vous devez l'écarter. Elle n'aurait d'autre effet que de présenter la mesure que vous avez prise comme tellement audacieuse, comme tellement étonnante, qu'elle ait besoin d'excuse et d'explication. C'est précisément le contraire : c'est le peuple lui-même qui a devancé par son vœu l'arrêt que vous avez prononcé, c'est lui qui vous a imposé le devoir de juger. Douter de vos droits, c'est les anéantir.

Point de sursis ! crie la Montagne en se levant tout entière.

Le peuple depuis longtemps a jugé le tyran, dit Maure. — Eh quoi ! lui réplique Chambon, on invoque l'humanité pour demander d'envoyer un homme à l'échafaud ! L'humanité, si les circonstances le permettaient, consisterait peut-être à faire grâce...

A ces mots, les murmures de la droite redoublent et empêchent l'orateur de continuer. Lanjuinais s'élance à la tribune. Marat y arrivé en même temps que lui. Une lutte pour ainsi dire corps à corps s'établit entre le courageux Breton et le Thersite de la Révolution. Ne pouvant dominer le tumulte, le président Treilhard se couvre. Dès que le silence est rétabli, il met aux voix l'ajournement de la discussion au lendemain et le déclare décrété.

La Montagne demande que l'on décide qu'à la reprise de la séance on statuera sans désemparer sur toutes les questions qui restent à résoudre. Mais déjà la plus grande partie des bancs sont dégarnis ; Treilhard lui-même a quitté le fauteuil. Les Montagnards se précipitent tumultueusement dans l'hémicycle. La séance n'est pas levée, crient-ils en chœur, le règlement est outragement violé ; mandons le président à la barre ; continuons à siéger !

Pour que la 'discussion ait au moins quelque apparence de régularité, on cherche partout un ancien président qui puisse légalement occuper le fauteuil. Enfin Lacroix se présente, son apparition est signalée par les applaudissements des tricoteuses des tribunes, par les cris de triomphe des énergumènes de l'Assemblée ; mais l'ami de Danton recule devant la violation évidente du règlement. Si je suis monté au bureau, dit-il, c'est pour me faire entendre et non pour présider. La séance est levée, vous n'êtes plus que des citoyens réunis ; vous n'êtes plus la Convention. Vous n'avez pas le droit de discuter, puisque la majorité a voté l'ajournement.

C'est nous qui sommes la majorité, lui répond-on.

Mais le député d'Eure-et-Loir persiste dans son refus. Aucun autre ancien président n'est présent ou n'est disposé à prendre la responsabilité d'une séance déclarée illégale par Lacroix lui-même. Les Montagnards sont fort embarrassés ; cependant les plus violents ne perdent pas courage et veulent délibérer malgré tout. Quelques enfants perdus du jacobinisme trahissent même la secrète pensée du parti.

Chabot : La patrie est en danger ! — Poultier : C'est le moment d'anéantir tous les royalistes. — Tous les brissotins, répond une voix. — Qu'un secrétaire fasse l'appel nominal, dit un autre Montagnard. — Nous connaîtrons ainsi les vrais patriotes, ils sont tous ici ; ce sont les royalistes qui sont partis. Quelqu'un fait observer qu'aucun des secrétaires n'est présent. Eh bien ! crie un autre affidé des Jacobins, renouvelons le bureau ; voilà une excellente occasion.

Couthon conservait son calme au milieu des plus grandes agitations de son parti, et avait assez de bon sens pour ramener les brouillons de la Montagne à des idées plus pratiques. Ses infirmités précoces l'empêchaient de monter à la tribune, mais il n'avait qu'à faire un signe et aussitôt il obtenait parmi les siens une religieuse attention. Ceux qui siègent à côté de lui, à l'extrême gauche, annoncent que l'oracle veut se faire entendre. Aussitôt un profond silence s'établit : Nous n'avons pas le droit de délibérer, il est vrai, dit le député du Puy-de-Dôme, la Convention vient de décréter l'ajournement à demain de la question du sursis. Ce décret, je le respecte, mais je déclare que la patrie est en danger, nous devons veiller, nous devons rester ici en permanence.

Legendre fait observer que les bons patriotes qui remplissent les tribunes et qui semblent vouloir y passer la nuit pour protéger la représentation nationale, seraient plus utiles à la chose publique en allant dans tous les quartiers de Paris calmer les inquiétudes des sections et veiller à la sûreté du dépôt national que renferme le Temple. Reposons-nous, dit-il, et donnons-nous rendez-vous demain ici, à huit heures précises. Tous les membres qui se trouvent encore dans la salle paraissent disposés à suivre ce conseil. Robespierre se précipite à la tribune : Citoyens, dit-il, écoutez-moi un instant. Pourquoi désirez-vous que le jugement qui condamne le tyran soit exécuté sur-le-champ ? C'est que tout délai pourrait cacher une intrigue, c'est que tout délai pourrait soustraire le condamné à la juste vengeance des lois. Je parle ici à mes amis, à mes frères ; nous ne sommes ici que de bons citoyens. — Oui, oui, s'écrient les assistants. — Nous devons prévenir ce danger. Pour cela, que faut-il faire ? Il faut que tous les députés qui m'écoutent, que tous les citoyens qui m'entendent unissent leurs efforts pour que, jusqu'au moment où nous aurons amené le tyran sur l'échafaud, la tranquillité publique ne soit pas troublée. Peut-être voudra-t-on abuser de la juste impatience qu'ont les bons citoyens de voir exécuter le jugement que nous venons de rendre, pour exciter une émeute et égorger nuitamment le condamné. Avertissons de ce complot, la municipalité, les sections, le club des Fédérés, ces braves citoyens qui, en cimentant par leurs embrassements fraternels la paix entre eux et leurs frères d'armes de Paris, ont déjoué à jamais les ennemis de la tranquillité publique. Maintenant, citoyens, retirons-nous ; demain nous viendrons reprendre nos glorieux travaux pour épouvanter les rois et affermir la liberté.

Santerre parait à la barre et vient protester de son zèle pour maintenir la sécurité publique. Tout est tranquille, dit-il ; il y a des canons partout. Le jugement du ci-devant roi sera exécuté avec le plus grand appareil, le peuple lui-même ne souffrira pas que la tète de Louis tombe autrement que sous le glaive de la loi.

Sur cette assurance, la réunion, nous ne pourrions dire l'assemblée, se sépare aux cris : A demain, à demain ! Cette scène avait duré de dix heures et demie à minuit...

 

XII

La séance du 19 s'ouvre à onze heures du matin, sous la présidence de Barère, qui annonce que Vergniaud, malade et épuisé de fatigue, l'a chargé de le remplacer, On lit une lettre de Manuel qui donne sa démission de représentant du peuple.

Un délit, y était-il dit, a été hier commis en ma personne contre la nation. Ne pas le dénoncer à la nation, ce serait la trahir.

Secrétaire de la Convention, après une séance de quarante heures où s'est décidé à cinq voix le sort de plus d'un empire peut-être, je sortais, avec le besoin extrême d'un air plus pur, lorsqu'une bande de juges tombe sur moi, sur le député d'un peuple libre. Mon premier mouvement fut de les punir à l'instant, mais j'étais dans la Convention ; c'était à la Convention entière à se venger.

Représentants, qu'avez-vous fait ? Avec la toute-puissance, vous n'avez pas eu celle d'envoyer aux quatre-vingt-quatre départements la liste de quelques désorganisateurs, qui, par le seul talent de faire du bruit, vous Ôtent la force de faire du bien.

La première fois que vous vous êtes laissé avilir, législateurs, vous avez exposé la France, et tels que vous êtes — la vérité m'échappe —, oui, tels que vous êtes, vous ne pouvez pas la sauver. L'homme de bien n'a plus qu'à s'envelopper dans son manteau.

 

La discussion s'ouvre sur la question du sursis. L'un des secrétaires lit la liste des orateurs inscrits. Plusieurs Montagnards demandent la question préalable, c'est-à-dire que l'on vote purement et simplement par oui ou par non, sur cette dernière chance de salut offerte au malheureux Louis XVI.

La question est assez éclaircie, s'écrie Antar ; la patrie souffre, passons à l'appel nominal. — Cette proposition de sursis, ajoute Marat, est un combat de la minorité contre la majorité. Le tyran est condamné à mort ; il doit la subir. Il n'y a que des royalistes, des suppôts de la tyrannie...

A ces mots, la droite éclate en murmures, le président rappelle à l'ordre l'ami du peuple. Avec censure ! crient plusieurs voix. — Je brave votre censure ! réplique Marat. — Vous manquez à l'Assemblée. — Si je brave la censure, c'est pour le bien public.

Le président rappelle Marat à l'ordre une seconde fois. Eh bien, je me résume, s'écrie l'inventeur des journées de septembre : je demande que le tyran soit envoyé au supplice dans les vingt-quatre heures.

Pons (de Verdun) réclame aussi la question préalable sur le sursis, mais par des raisonnements moins provocants que ceux de Marat. Vous avez, dit-il, déjà décidé trois fois la question, lorsque vous avez décrété que Louis était coupable de conjuration, lorsque vous avez rejeté la sanction du peuple, enfin lorsque vous avez condamné l'ex-roi à mort.

Gensonné, lui aussi, pense que la réserve de Mailhe. adoptée par ses amis, ne doit, ne peut pas être l'objet d'une discussion. Je croyais, ajoute-t-il, que l'appel au peuple était salutaire. La majorité l'a rejeté. Personne ne s'opposera avec plus d'énergie que moi à ce qu'on le reprenne d'une manière indirecte. Puis, revenant à l'objet de ses préoccupations incessantes, il demande que les autorités constituées soient mandées à la barre : Il faut que vous appreniez de leur bouche s'il règne dans Paris une tranquillité telle qu'en mettant dans les vingt-quatre heures le jugement à exécution, la sûreté des personnes et des propriétés, ainsi que celle des enfants du condamné, soient garanties. Quand vous aurez acquis cette certitude, alors et seulement alors vous donnerez l'ordre d'exécution.

Louvet insiste, au contraire, pour que la discussion ne soit pas étouffée par la question préalable. Vous ne pouvez déclarer, s'écrie-t-il, que l'une des plus grandes questions qui puissent vous être soumises ne mérite pas même d'être abordée.

L'Assemblée adopte cette opinion, et le président appelle à la tribune Buzot, qui s'est fait inscrire le premier.

Citoyens, dit-il, j'ai reconnu avec vous que Louis était convaincu de conjuration contre l'État ; j'ai voté l'appel au peuple, parce que j'ai considéré cette mesure comme la seule capable de sauver la République, d'étouffer les factions qui vous dévorent, la seule qui pût faire régner la volonté générale à la place de la violence particulière. Enfin j'ai cru que Louis méritait la mort ; je l'ai dit ; mais j'y ai mis la réserve d'un sursis. Je ne me dissimule pas que ceux qui voteront dans ce sens seront accusés de royalisme, qu'ils courent risque d'être assassinés ; mais j'ai fait le sacrifice de ma vie ; je veux seulement conserver ma mémoire exempte de tout reproche.

Le procès de l'ex-roi sera jugé un jour par l'opinion publique. On y remarquera de graves défauts de forme, on s'élèvera contre la précipitation que vous aurez mise à exécuter un jugement qui n'a été rendu qu'à la simple majorité. On vous reprochera l'agitation, le tumulte, qui ont accompagné ce jugement, le trouble même d'hier. On dira que vous ne jouissiez pas d'une liberté telle qu'il vous eût été permis de surseoir à l'application de votre arrêt. Ces reproches ne vous paraissent rien aujourd'hui. Ils seront terribles lorsque les passions du moment auront fait place aux malheurs publics, qui nécessairement suivront l'exécution de votre jugement. D'autre part, en pressant la mort du coupable, l'Assemblée hâte la guerre générale, les ruines, les misères, les orages et les désordres qui doivent en être les conséquences naturelles. Sans éloigner l'exécution à une grande distance, mais en ne la précipitant pas, la Convention aurait le temps de prendre des mesures indispensables pour prouver aux Parisiens, à la France, à l'Europe, qu'en faisant mourir Louis sur l'échafaud, elle n'a point été le jouet d'une faction quelconque.

 

Interrompu violemment par l'extrême gauche, Buzot reprend avec plus de véhémence encore : Oui, il est un parti qui ne veut la mort de Louis XVI que pour placer sur le trône un autre roi ; que l'on chasse d'Orléans et ses fils, et demain tous dissentiments cessent entre nous. Je conclus à ce qu'il y ait un intervalle entre le jugement et l'exécution, et que, dans cet intervalle, on exile tous les prétendants au trône.

Eh quoi ! réplique Thuriot, vous voulez différer la mort du tyran et chasser les Bourbons qui n'ont rien fait contre la liberté ? Vous prétendez que l'on veut faire un roi ? Si ce projet était possible, pourquoi ne l'aurait-on pas exécuté le Iii juillet, le 5 octobre, le 10 août ? La question qui vous est posée en ce moment est simple ; le peuple vous a intimé sa volonté ; il vous a dit : Jugez le tyran. Vous n'avez fait qu'appliquer la loi ; qu'espérez-vous d'un délai de huit ou de quinze jours ? Le crime en sera-t-il moins reconnu ? Oubliez-vous que l'Assemblée entière a déclaré coupable le monstre qui, pendant cinq ans, a conspiré contre la liberté ? Paris n'a pas fait trois révolutions pour en laisser échapper le fruit. Les Parisiens feront exécuter votre jugement ; je demande que ce soit dans les vingt-quatre heures.

Un courageux membre de la droite, Casenave, ose, en ce moment suprême, adjurer la Convention de ne pas prendre une décision irrévocable. Vous pouvez, dit-il, éteindre les dissensions civiles, arrêter les désastres d'une guerre étrangère, vous honorer aux yeux de tous les peuples. Je ne rappellerai pas toutes les circonstances qui ont entouré le jugement de Louis ; mais l'exécution soudaine de l'arrêt terrible que vous avez prononcé sera le signal de calamités nouvelles. Vous en assumez sur vous la responsabilité ; mais cette responsabilité rendra-t-elle la vie aux cent mille soldats qui périront peut-être dans les collisions dont vous allez donner le signal ? Je demande que, par mesure de sûreté générale, vous décrétiez que l'exécution du jugement rendu contre Louis XVI soit suspendue jusqu'après l'acceptation de la Constitution par le peuple dans ses assemblées primaires.

Barbaroux s'était montré impitoyable pour Louis XVI depuis le commencement du procès ; à la dernière heure. il est encore le même. Malheureux jeune homme ! il aura bientôt, lui aussi, besoin de cette commisération qu'il travaille en ce moment à étouffer dans le cœur des autres. Elle lui fera défaut. Sans pain, sans asile, il sera réduit à se réfugier dans les bras de la mort, et trouvera à peine un ami pour lui rendre le service que Brutus demandait à son esclave.

Il faut, dit-il, faire exécuter Louis Capet, puisque le jugement est prononcé. Ne croyez pas que le sursis soit un moyen pratique d'obtenir la paix. Ils ne connaissent pas la perfide politique des cours, ceux qui croient qu'elles s'intéressent à l'existence d'un individu roi... Ils se trompent grandement, ceux qui pensent que les despotes sont susceptibles de quelque attachement entr'eux. Les prétextes ne manquent jamais aux rois lorsqu'ils veulent faire une querelle injuste. Ne nous occupons donc pas d'eux. Maintenant, à l'intérieur, que voyons nous ? Une faction prête à calomnier tous vos actes, prête à ameuter contre nous cette foule d'hommes crédules auxquels elle répète sans cesse que nous sommes des royalistes. D'autres vous diront peut-être qu'il faut savoir braver la calomnie ; mais, quand nous pouvons ôter aux malveillants une arme terrible dirigée contre nous, pourquoi refuserions-nous de les désarmer ? Je vote donc pour que la Convention nationale décrète que son jugement contre Louis Capet soit incessamment exécuté, mais qu'elle n'en donne l'ordre définitif qu'après qu'elle aura prononcé sur le sort des Bourbons. C'est à vous de prouver que vous voulez et la mort du ci-devant roi et la mort de la royauté. Rendez-vous au vœu fortement exprimé de tous les départements, et dans les vingt-quatre heures nous n'aurons plus devant les yeux l'homme qui fut roi et l'homme qui travailla constamment à le devenir.

 

Au jeune Girondin succède à la tribune un misérable pamphlétaire, rédacteur d'une feuille plus ignoble encore peut-être que celle du père Duchesne. Il y cachait son nom de Guffroy sous celui de Rougiff. Émule d'Hébert dans la presse, il se fait l'écho de Marat à la tribune. Sa parole provocante déverse la calomnie sur tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Vingt fois il est interrompu par les murmures de l'immense majorité ; vingt fois il essaye de reprendre le cours de ses divagations. Oui ! s'écrie-t-il, une partie des mandataires du peuple ont trahi leur devoir et leur conscience ; oui, les secrétaires ont altéré sciemment un grand nombre de votes !... L'Assemblée n'y tient plus, elle se lève presque tout entière pour demander que l'orateur soit rappelé à l'ordre. Guffroy, dit Vergniaud, qui depuis quelques instants a repris le fauteuil, je vais consulter la Convention pour savoir combien de temps il lui convient que vous lui fassiez perdre.

Il est impossible, s'écrie Lasource, de laisser passer sans protestation les paroles que vient de prononcer Guffroy, elles ne tendent à rien moins qu'à persuader à l'Europe que le jugement du ci-devant roi est le résultat d'une intrigue ténébreuse, à déshonorer la Convention aux yeux de la postérité. Dénoncer le  bureau comme prévaricateur, c'est donner à douter que le jugement soit le vœu de la majorité. Si on accuse le bureau d'avoir compté en faveur de Louis des votes qui lui étaient contraires, d'autres ne pourront-ils pas prétendre que le bureau infidèle a pu compter pour la mort des voix qui ne la prononçaient pas ?

La Convention ordonne à Guffroy de se rétracter, ce qu'il fait de fort mauvaise grâce.

Après quelques paroles de Condorcet qui formule une série de vues humanitaires n'ayant trait que fort indirectement à la question, Bancal, l'un des secrétaires, vient lire un discours de Thomas Payne. Le publiciste américain ne savait pas assez le français pour émettre son opinion dans cette langue ; il faisait traduire son manuscrit par un ami, et se tenait à côté du lecteur à la tribune même. C'est déjà ce qui avait eu lieu pour le discours que Payne avait fait lire au commencement du débat. Mais, autant le premier avait été plein d'acrimonie contre la royauté et le roi, autant celui-ci respirait la grandeur d'âme et la générosité. Aussi, dès les premières phrases, Marat interrompt violemment le lecteur en s'écriant : Thomas Payne ne peut voter sur cette question, c'est un quaker ; ses principes religieux s'opposent à l'application de la peine de mort. On invoque de toutes parts la liberté des opinions.

Mais Marat court à la tribune interpeller le journaliste pennsylvanien ; puis, se tournant vers l'Assemblée, il lui annonce impudemment qu'on la trompe en lui donnant pour l'opinion de Payne une méchante rapsodie. Garan-Coulon ayant confirmé l'exactitude de la traduction, l'Assemblée dédaigne de s'arrêter aux réclamations de l'éternel dénonciateur et demande à grands cris qu'on lui permette d'entendre le discours du célèbre publiciste.

Payne rappelait la part qu'il avait prise lui-même à l'émancipation de son pays et celle bien plus grande et bien plus efficace que Louis XVI avait eue dans cette grande œuvre. L'homme que vous avez condamné à mort, disait-il, est regardé, par tout le peuple des États-Unis, comme son meilleur ami, comme le fondateur de sa liberté. Ce peuple est aujourd'hui votre seul allié ; eh bien ! c'est lui qui vient vous demander par ma voix de surseoir à l'exécution de votre arrêt. Ne donnez pas au despote d'Angleterre le plaisir de voir monter sur l'échafaud l'homme qui a délivré de la tyrannie nos frères d'Amérique.

Spectacle touchant et grandiose ! Un homme est à la tribune, impassible et muet, dominant de son calme regard une assemblée tumultueuse, indifférent aux injures et aux sarcasmes, obligé de recourir à un interprète pour se faire entendre de ceux qui l'entourent, venant plaider la cause d'un autre homme auquel ne le rattache aucun lien de parenté, de race ni même d'opinion. Cet avocat d'une cause presque désespérée, c'est le disciple de William Penn, de celui qui a régénéré le nouveau monde ; son client est le puissant monarque qui jadis a complété l'œuvre de son maître ; ses auditeurs sont les représentants du pays qui prétend marcher à la tète de la civilisation. Derrière lui on peut voir se dresser l'ombre d'un grand peuple qui, de l'autre côté de l'Océan, tend les bras vers la France et lui demande d'épargner les jours de celui qui, d'avance, a si magnifiquement payé sa rançon à la liberté.

Ah ! que n'étiez-vous là, philosophes qui prêchez l'évangile de la sainte humanité, écrivains qui proclamez si haut le dogme de l'intime solidarité des peuples ! Au souvenir de cet immense service rendu à la cause de l'affranchissement des nations, à la vue d'une si lamentable infortune, quel homme vraiment libéral n'eût senti se détendre toutes les fibres de son cœur ?

Les démagogues de 1793 ne s'émurent ni du discours de Payne ni de celui de Brissot qui vint après celui-ci développer les mêmes idées dans un langage net et serré, auquel il n'avait pas toujours habitué ses auditeurs et que la grandeur de la circonstance, l'imminence des dangers qu'il entrevoyait pour sa patrie, surent cette fois lui donner.

Brissot commence par protester de sa haine contre les tyrans ; mais, sortant bientôt des banalités révolutionnaires, il se demande s'il est de l'intérêt de la France que l'exécution de Louis soit retardée. L'opinion des peuples, dit-il, vaut pour nous des armées ; cette opinion nous sera pour jamais aliénée, si le jugement prononcé avant-hier est mis à' exécution. Vous aurez contre vous et les hommes libres qui envisageront philosophiquement la question, et les hommes qui tiennent encore aux préjugés de l'esclavage. Les premiers ne verront dans la mort de Louis qu'un supplice inutile à la liberté. Jamais un républicain ne pourra être amené à croire que, pour que 25.000.000 d'hommes soient libres, il faut qu'un homme meure ; que, sans l'effusion de son sang, la liberté serait en danger ; jamais un républicain ne croira que, pour tuer la royauté, il faille tuer celui qui la possédait ; car il en résulterait qu'il faut tuer aussi tous ceux qui peuvent la posséder. Cette vérité est tellement évidente que, si cette question était traitée en Amérique, j'ose affirmer que sur 4.000.000 d'habitants il n'y aurait pas un vote pour la mort... Quant aux hommes imbus des préjugés du royalisme, quant aux masses qui ne raisonnent pas, les tyrans coalisés contre nous ne manqueront pas d'exciter leur pitié en leur peignant le supplice de Louis sous les traits les plus déchirants ; ils leur diront que Louis n'a été condamné qu'à une faible majorité ; que les juges ont été intimidés ou corrompus ; que les formes ont été violées ; que le jugement n'a été que le produit de la passion de quelques hommes qui craignaient tellement le jugement de la nation qu'ils ont refusé de constater son vœu : c'est ainsi qu'ils populariseront la guerre qu'ils se préparent à vous faire... Si Louis est exécuté, il faut dès demain voter la guerre avec l'Angleterre, la Hollande et l'Espagne, contre tous les tyrans de l'Europe, parce qu'elle est imminente de leur part... Êtes-vous prêts pour cette guerre universelle ?...

 

XIII

C'est Barère qui s'est chargé de répondre à Brissot. C'est lui qui a entraîné les centres hésitants à prononcer la condamnation, c'est lui encore qui va les décider à rejeter tout sursis. Les observations du député d'Eure-et-Loir ne lui paraissent que des illusions diplomatiques. Il n'y a pas moyen, dit-il, d'allier la République avec des despotes. Ce n'est pas pour un roi que nous avons tant d'ennemis, c'est pour notre liberté, pour la souveraineté du peuple, pour notre gouvernement nouveau, pour nos assemblées primaires, pour notre représentation nationale ; c'est vous dont on veut abattre les têtes pour anéantir la liberté et dissoudre la République. Avec les ennemis du dehors, nous avons encore à combattre ceux de l'intérieur. Ces ennemis sont l'anarchie, dont notre faiblesse a laissé élever la tête au-dessus des lois, ce sont vos défiances, vos divisions, vos terreurs, vos intrigues. Nos plus grands ennemis sont dans nous-mêmes. On vous a dit qu'en abattant la tête d'un roi, il en renaîtrait un autre. Prenez des mesures fermes pour empêcher cette résurrection de la tyrannie... Qu'on punisse Louis et qu'on éloigne d'Orléans !...

Après cet exorde, qui contenait des arguments différents pour chacun des partis entre lesquels se partageait l'Assemblée, Barère examine les divers délais qui ont été proposés lors du troisième appel nominal[47] :

On a demandés de surseoir à l'exécution de Louis :

1° Jusqu'après la ratification de la Constitution par le peuple. — Mais quel danger n'y aurait-il pas à faire délibérer en même temps les assemblées primaires sur la personne et sur la chose, sur le roi et sur la royauté ? Ce serait réveiller les espérances des aristocrates, régénérer leurs complots, ranimer toutes les tentatives des factieux, faire de l'acceptation de la Constitution un moyen de vaincre la République.

2° Jusqu'à la paix. — Mais les rois redoubleront d'efforts liberticides, prolongeront la guerre et les agitations intérieures ; ce sera un sursis sans terme et une impunité dangereuse. Quelle serait d'ailleurs cette diplomatie nouvelle, qui s'en irait promener une tête dans les cours étrangères, et stipuler le salut ou le bannissement d'un condamné pour premier article des traités ?... Je craindrais d'insulter à votre humanité et aux principes moraux de la République, si je réfutais plus longtemps cette opinion.

3° Jusqu'à ce que l'ennemi attaque notre territoire. — Je ne conçois pas de procédé plus cruel, plus inhumain, que de tenir un glaive suspendu sur la tète d'un homme, en lui disant, à chaque mouvement des armées ennemies : ta tête tombera ! Non, je ne penserai jamais qu'un législateur puisse faire ainsi boire à longs traits à un condamné la coupe tout entière de la mort !

 

Barère termine sa harangue en rappelant les propositions humanitaires de Condorcet, en prêchant l'union et la concorde, en demandant que la famille des Bourbons soit éloignée de la terre de la liberté, qu'on adopte des mesures énergiques polie la défense du territoire, qu'on présente la Constitution.

Aussitôt après que Barère est descendu de la tribune, la clôture de la discussion est prononcée.

Grangeneuve demande à motiver son opinion en faveur du sursis. On le lui refuse. L'Assemblée décide que, contrairement à ce qui avait eu lieu pour les trois premiers appels nominaux, chaque membre sera tenu de répondre simplement par oui ou par non.

Grangeneuve et plusieurs autres députés après lui déclarent qu'ils ne voteront pas.

L'appel commence et dure une partie de la nuit. Le 20 janvier, à trois heures du matin, Vergniaud en proclame lé résultat dans les termes suivants :

Le nombre des députés est de 749.

1 député est décédé[48] ;

1 a donné sa démission[49] ;

1 s'est récusé[50] ;

2 ont donné un vote nul[51] ;

9 ont refusé de voter[52] ;

21 sont absents pour cause de maladie[53] ;

17 sont absents par Commission[54] ;

7 sont absents sans cause et seront censurés au procès-verbal[55].

59

Reste 690 votants. — Majorité absolue 346.

Pour le sursis 310, contre 380.

La rédaction définitive des décrets antérieurement rendus avait été préparée par les soins du Comité de législation ; elle est adoptée en ces termes :

Art. 1er. La Convention nationale déclare Louis Capet, dernier roi des Français, coupable de conspiration contre la liberté de la nation, et d'attentat contre la sûreté générale de l'État.

Art. 2. La Convention nationale déclare que Louis Capet subira la peine de mort.

Art. 3. La Convention nationale déclare nul l'acte de Louis Capet, apporté à la barre par ses conseils, qualifié d'appel à la Nation du jugement contre lui rendu par la Convention ; défend à qui que ce soit d'y donner aucune suite, à peine d'être poursuivi et puni comme coupable d'attentat contre la sûreté générale de la République.

Art. 4. Le Conseil exécutif provisoire notifiera. dans le jour, le présent décret à Louis Capet, et prendra les mesures de police et de sûreté nécessaires pour en assurer l'exécution dans les vingt-quatre heures à compter de la notification ; il rendra compte du tout à la Convention nationale après qu'il aura été exécuté.

 

L'œuvre de la Convention est terminée. Celle du bourreau va commencer.

 

 

 



[1] Voir livre XX, § V.

[2] Le Moniteur attribue cette série de questions à Danton ; mais c'est évidemment une erreur ; car quelques pages plus loin (p. 80, col. 3), on voit que le célèbre tribun, lors du premier et du deuxième appel nominal (séance du 15), était absent par commission. Il ne parut à la Convention que le 16. Du reste, le Journal des Débats et Décrets désigne nominativement Daunou comme le rédacteur des dix-sept questions.

[3] Toutes ces garanties, destinées à protéger l'accusé, avaient été consacrées par le Code d'instruction criminelle du 6-29 septembre 1791. Elles avaient été observées même dans les procédures instruites devant le tribunal extraordinaire du 10 août. — Voir la note sur le procès Montmorin (tome III, note IX).

[4] Les premiers étaient au nombre de quinze, savoir :

Antiboul (du Var), Bourgeois (d'Eure-et-Loir), Cazeneuve (des Hautes-Alpes), Coutisson-Dumas (de la Creuse), Dupuis (de Seine-et-Oise), Garnier de Saintes (Charente-Inférieure), Gaudin (de la Vendée), Lanjuinais (d'Ille-et-Vilaine), Lemaréchal (de l'Eure), Lobinhes (de l'Aveyron), Meynard (de la Dordogne), Pellé (du Loiret). Rameau (de la Côte-d'Or), Rouzet (de la Haute-Garonne), Salicetti (de la Corse).

Sur ces quinze, treize votèrent sur la troisième question pour la détention comme mesure de sûreté générale ; deux, Salicetti et Garnier (de Saintes), votèrent pour la mort. Ils avaient déclaré qu'ils n'étaient pas juges, et ils votèrent comme législateurs la peine capitale !

[5] Les seconds étaient au nombre de huit, dont trois évêques constitutionnels, qui déclarèrent que leur caractère de ministres de paix no leur permettait pas d'être juges en matière criminelle. Ces trois évêques étaient Fauchet (du Calvados), Wandelaincourt (de la Haute-Marne), Lalande (de la Meurthe). Les autres députés qui refusèrent de voter sur la question de culpabilité, étaient :

Conte (des Basses-Pyrénées), Giroust (d'Eure-et-Loir), Henri Larivière (du Calvados), Lomont (du Calvados), Yzarn-Valady (de l'Aveyron).

Ces huit députés se prononcèrent tous pour l'appel au peuple el pour la simple détention.

[6] Les cinq députés qui se récusèrent étaient : Lafond (de la Corrèze), Noël (des Vosges), Morisson (de la Vendée), Baraillon et Debourges (de la Creuse).

Lafond ne siégeait à la Convention que depuis le 9 janvier ; il y avait remplacé, en qualité de suppléant, Germignac décédé. Il déclara qu'il ne pouvait voter parce qu'il n'avait pas assisté au commencement des débats.

Noël allégua une raison particulière : Mon fils, dit-il, était grenadier au bataillon des Vosges, il est mort aux frontières en défendant la patrie. Le cœur déchiré de douleur, je ne puis être juge de celui qu'on regarde comme le principal auteur de cette mort. Noël était un des députés les plus modérés de la Convention. Il fut proscrit comme ami des Girondins et périt sur l'échafaud.

Morisson avait, dès le début du procès, soutenu avec un grand courage la thèse de l'inviolabilité absolue du roi. Voyant cette thèse résolue négativement par le fait de la position des questions, il déclara ne pouvoir voter.

Debourges et Baraillon s'exprimèrent ainsi. Debourges : Que l'on définisse en quelle qualité on demande mon vote ; sinon je ne puis voter. Baraillon : Je ne crois pas être ici pour juger des criminels, ma conscience s'y refuse, en conséquence je me récuse.

Lors de l'appel nominal sur la troisième question, Debourges persista à ne pas vouloir voter ; Baraillon vota pour la détention ; mais un autre député, Chevalier (de l'Allier), s'étant récusé parce que l'on avait rejeté l'appel au peuple, le nombre des récusations fut le même sur la première et la troisième question, — cinq.

[7] Dans l'énoncé du résultat des quatre appels nominaux donné par le Moniteur, il existe plusieurs erreurs. Nous ne suivrons donc pas ce journal, mais bien le procès-verbal officiel de la Convention.

[8] Notamment Lanjuinais (d'Ille-et-Vilaine), Opoix (de Seine-et-Marne), Lacroix (de la Haute-Vienne), Baraillon (de la Creuse), Izoard (des Hautes-Alpes), Lehardi (de la Seine-Inférieure) ; ces six députés votèrent tous contre la mort lors du troisième appel nominal.

[9] Parmi les Girondins qui votèrent contre l'appel au peuple, nous citerons : Boyer-Fonfrède, Ducos, Lacaze, Carra, Antiboul, Lesterp-Beauvais, qui, tous les six, firent partie de l'holocauste du 34 octobre ; Condorcet, Masuyer, Deschezeaux, Doulcet de Pontécoulant, Dulaure, Isnard, qui, tous les six, furent mis hors la loi ; les trois premiers périrent, les trois derniers survécurent à la tourmente révolutionnaire.

[10] Notamment Daunou, Chasset (du Rhône), Charles Villette, Mercier, Harmand (de la Meuse), Delaunay jeune.

[11] Le Moniteur ne mentionne pas même cet incident, qui est consigné au procès-verbal imprimé de la Convention, page 224, et au Journal des Débats et Décrets, n° 424, p. 242. C'est à cette occasion que le girondin Rouyer s'écria : Nos départements nous ont-ils envoyés ici pour faire des lois ou pour être le jouet de quelques factieux ? Sommes-nous ici dans la forêt d'Orléans ou dans le Sénat français ?

[12] Voir plus haut, livre XXIII, § V.

[13] Marat et ses amis employèrent la même tactique et, chose remarquable, les mêmes expressions lorsqu'ils voulurent, au 31 mai, persuader de nouveau à l'Assemblée qu'elle était libre. Trois jours après, tous les chefs du parti de la Gironde étaient proscrits ; cinq mois après, ils portaient leurs tètes sur l'échafaud. La Convention fut aussi libre le 16 janvier que le 31 mai, elle vota ces deux jours sous les poignards. Il faut nier la lumière pour contester une pareille vérité.

[14] Le décret était ainsi conçu :

La Convention décrète que les fédérés des départements qui sont actuellement et qui viendront à Paris, feront, en nombre égal avec les corps armés de Paris, le service auprès des établissements nationaux.

Le Conseil exécutif donnera les ordres nécessaires pour que le présent décret soit mis dès demain à exécution. Elle renvoie le surplus du projet au Comité de défense générale et au Comité de la guerre pour faire leur rapport dès demain. (Procès-verbaux imprimés, p. 256.)

On ne trouve aucune trace de ces deux rapports dans les séances suivantes. Le Moniteur, n° 21, se contente d'insérer à l'article Paris, ces quelques lignes : Le 18, les volontaires des départements ont commencé à concourir avec les citoyens de Paris à la garde de la Convention et des établissements publics.

[15] Voir plus haut, livre XXIII, § VII.

[16] M. Louis Blanc, page 46 du VIIIe volume de son Histoire de la Révolution, déclare vaguement que le fait est attesté par les journaux et les documents officiels, mais il ne cite que le journal de Prudhomme, les Révolutions de Paris. Voilà, il faut en convenir, une bien imposante autorité ! Qui ne sait que ce journal, rédigé sous l'influence des puissants du jour, ne diffère que par le style du journal d'Hébert et des autres feuilles démagogiques ; qu'il est rempli des mêmes mensonges et des mêmes absurdités ? Nous en avons donné assez de preuves dans nos précédents volumes et notamment tome IV, note I, pour que nous croyions avoir besoin de revenir sur ce chapitre.

Dans l'intérêt de sa thèse, M. Louis Blanc ne parait pas se souvenir de ce qu'il a dit lui-même, quelques pages plus haut (page 37) lorsqu'il nous montre Paris livré aux mouvements les plus orageux, la crise du travail se développant, la famine et le soupçon inspirant d'homicides conseils.

Est-il possible de soutenir raisonnablement que l'agitation des derniers jours de décembre avait subitement cessé à l'approche du jugement du roi ? C'est le contraire qui devait naturellement se réaliser, et c'est ce qu'attestent tous les documents officiels, quoi qu'eu puisse dire M. Louis Blanc.

Si nous parcourons les registres mêmes des sections parisiennes. nous voyons, dès le 15, les Gravilliers proposer aux quarante-sept autres sections do nommer des délégués spéciaux, chargés de se réunir dans la salle capitulaire de l'Évêché pour veiller à la sûreté publique. Or, durant toute la Terreur, tous les grands mouvements parisiens ont commencé par des réunions illégales de prétendus délégués des sections dans cette même salle de l'Évêché. Un grand nombre de sections adhèrent à cette mesure et envoient leurs commissaires. D'autres délibérations parlent des circonstances périlleuses où se trouve la chose publique (Mail, Mauconseil, 15 janvier), des dangers qui paraissent menacer les prisons (Droits-de-l'Homme, 15 janvier, Poissonnière, 16 janvier) ; d'autres dénoncent Roland comme voulant s'évader de Paris et demandent qu'il soit mis en arrestation (Bonne-Nouvelle et Amis de la patrie, ci-devant du Ponceau, 15 janvier). Enfin, dès le 17 janvier, pendant que la Convention procède encore à l'appel nominal sur le sort réservé à Louis XVI, plusieurs sections préjugent la décision de l'Assemblée et s'occupent des mesures de police à prendre pour le jour où Capet sera exécuté. Les Gravilliers notamment demandent que ce jour- là aucune femme ne puisse sortir de chez elle.

[17] Voir la pétition de la section des Champs-Élysées ; Moniteur de 1793, n° 1.

[18] Voir le procès-verbal de la séance du Conseil général de la Commune, du 15 janvier. — Histoire parlementaire, tome XXIII, page 335.

[19] Voir la lettre de Roland et le rapport du maire Chambon, Moniteur, n° 20.

[20] Voir le Moniteur du 11, article Commune.

[21] Nous lisons ce qui suit dans le Journal des débats du Club des Jacobins, n° 339 : Demain, disait un membre de la société, l'artillerie de Saint-Denis sera à Paris pour contenir les intrigants de tout genre qui veulent exciter des troubles. Après-demain, s'il faut encore un siège, les provocateurs y trouveront leur tombeau et le terme de leurs coupables espérances.

Oui ! s'écriait un autre énergumène, c'est à vous de sauver encore une fois la patrie... A Rome, un orateur disait tous les jours : Il faut détruire Carthage ! eh bien ! qu'un Jacobin monte tous les jours à la tribune pour dire ces seuls mots : Il faut détruire les intrigants.

[22] Voir au Moniteur, n° 20, la lettre de Pache et le rapport de Garat.

[23] Moniteur du 20, Journal des Débats et Décrets, n° 123, page 234.

[24] Voir plus haut, § XII.

[25] Il paraîtrait que Buzot changea son vote au réappel qui eut lieu, comme nous l'expliquerons plus loin, dans la séance du 18, car au procès-verbal officiel il est porté comme ayant voté la mort avec l'amendement de Mailhe seulement et non plus avec l'amendement de Louvet. Ce qui permit de compter définitivement son vote dans celui de la majorité.

[26] Il est difficile de déterminer d'une manière complètement exacte où commençait et où finissait le parti de la Gironde. Nous avons pris pour base de notre calcul le fameux décret du 3 octobre 1793, qui déclara traîtres à la patrie 20, décréta d'accusation 40 et ordonna d'arrêter 66 députés, comme ayant appartenu au parti girondin. Ces députés formeraient un total de 426, s'il n'en fallait défalquer l'ex-duc d'Orléans, dont les Montagnards, ses défenseurs en décembre et janvier 1793, surent, en octobre suivant, englober la cause dans celle de ses anciens ennemis. Il reste donc 125 Girondins, dont :

81 votèrent pour la détention,

1 pour la peine la plus grave après la mort,

9 pour la mort, mais avec des restrictions qui empêchèrent de compter leurs voix pour la sentence fatale,

6 pour la mort avec l'amendement de Mailhe,

22 pour la mort sans restriction,

6 ne faisaient pas encore partie de la Convention.

[27] L'opinion de Kersaint est donnée d'une manière plus détaillée et plus complète dans le Journal des Débats et Décrets (n° 124, p. 270), que dans le Moniteur.

[28] Bresson, persécuté plus tard pour ses opinions modérées, fut obligé de se cacher pendant la tourmente révolutionnaire. Recueilli par des amis fidèles, il se promit de sauver à son tour un proscrit. Vingt ans après, il put tenir sa parole. Ce fut lui qui, étant chef de division de la comptabilité des affaires étrangères, cacha pendant près de deux mois, dans les combles mêmes du ministère, M. de la Voilette, condamné à mort par la réaction de 1815.

[29] Viennet, dans une opinion remarquable qui n'avait pas été prononcée à la tribune mais seulement imprimée, son tour de parole n'étant pas venu en ordre utile, avait soutenu avec énergie l'appel au peuple. (On trouve cette opinion page 264 du tome III du Procès de Louis XVI.)

[30] MM. Michelet et Louis Blanc empruntent, comme je l'ai fait moi-même, à Mercier la plupart des traits qui composent le tableau qu'ils ont eux-mêmes donné de cette séance. Aussi leur description, quoiqu'ils aient cherché à en atténuer les couleurs, ne diffère-t-elle pas sensiblement de la nôtre. L'auteur du Nouveau Tableau de Paris, qui était membre de la Convention, avait été témoin oculaire de tout le drame.

[31] Dans l'opinion qu'il avait fait imprimer au mois de novembre, lorsque la Convention avait fermé la discussion sur le rapport de Mailhe (voir le Procès de Louis XVI, tome Ier, page 174), Manuel avait manifesté des sentiments bien moins élevés. Nous devons, y disait-il, rendre aux peuples, par une leçon terrible, les droits qu'ils n'auraient jamais dû perdre. Il n'est pas trop à plaindre celui qui mourra pour le bonheur du monde, il le serait bien davantage si vous le condamniez à vivre pour inspirer le dégoût de la royauté partout où il tramerait sa crapuleuse majesté sous les haillons de la monarchie. Législateurs, hâtez-vous de prononcer une sentence qui consommera la Révolution. L'agonie des rois ne doit pas être lente. Entendez-vous tous les peuples qui la sonnent ! Un roi qui meurt n'est pas un homme de moins.

Le spectacle de l'infortune royale avait fini par attendrir ce cœur plus vaniteux que mauvais. Manuel, du mois de novembre au mois de janvier, avait changé complètement de langage et d'attitude. Mais les démagogues ne souffrent pas qu'on les quitte au milieu du chemin ; plusieurs, dans le vote qu'ils émirent après Manuel.

[32] Ces députés furent au nombre de quarante-six ; les plus connus étaient : Brissot (Eure-et-Loir), Cambacérès (Hérault), Dubois-Dubais (Calvados), Louvet (Loiret), Treilhard (Seine-et-Oise), Valazé (Orne). Leur vote ne fut pas compté pour la condamnation à raison des restrictions qu'ils y avaient attachées, et qu'ils avaient déclarées indivisibles de leur opinion.

[33] S. Lamarque (Dordogne), Paganel (de Lot-et-Garonne), Penières (de la Corrèze), Isabeau (d'Indre-et-Loire), Lombard-Lachaux (du Loiret), Dornier (de la Haute-Saône), Romme (du Puy-de-Dôme).

[34] Villars (Mayenne), Jourdan (Nièvre), Bancal (Puy-de-Dôme), Jard-Panvilliers (Deux-Sèvres), Faye (Haute-Vienne), Garan-Coulon et Lepage (du Loiret), Condorcet et Dupin (de l'Aisne).

[35] Déjà l'ambassadeur d'Espagne avait fait une première démarche en faveur de Louis XVI. (Voir plus haut, livre XXII, § VIII.)

[36] Journal des Débats et Décrets, n° 123, page 236.

[37] Le Moniteur, n° 21, donne l'analyse de la lettre que le chevalier d'Ocaritz avait écrite le 17 au ministre des affaires étrangères. Nous avons tenu entre les mains la pièce originale, et nous avons pu nous assurer que l'analyse du Moniteur est exacte.

[38] Manuel n'emportait rien. Ayant quitté un instant sa place an bureau des secrétaires, il l'avait retrouvée occupée par Chabot et un autre Montagnard ; n'ayant pas voulu la reprendre, il sortait afin d'échapper pour un instant à cette atmosphère de violence et de haine qui lui faisait horreur.

[39] Nous ne donnons ici qu'une analyse très-succincte de la proclamation faite par Vergniaud le soir du 17 janvier, parce que, comme on le verra plus loin, on s'aperçut le lendemain que le résultat du vote, tel qu'il avait été annoncé primitivement, contenait plusieurs erreurs. Il fallut le rectifier dans les séances des 18 et 19 janvier par un nouvel appel nominal.

Pour ne pas fatiguer l'attention de nos lecteurs par des redites, nous donnerons plus loin, en son lieu et place, le détail du résultat rectifié.

[40] Le Moniteur, en donnant cette pièce, la fait suivre de cette signature : — Louis Capet. Le procès-verbal officiel rétablit la signature véritable : Louis. On voit dans quelles erreurs le Moniteur jetterait la postérité, si ses assertions n'étaient pas sévèrement contrôlées ; car ici elles feraient croire que le roi de France a, pour un moment, accepté cette ridicule dénomination de Capet, dont lui et son malheureux fils après lui furent affublés par leurs bourreaux.

[41] Robespierre semble pardonner aux défenseurs de Louis XVI leur courage et leur dévouement, mais lui et ses amis oublièrent bien vite la grâce ainsi octroyée du haut de la tribune nationale. Malesherbes, un an après, était conduit à l'échafaud. De Sèze fut arrêté à Limeil, près Villeneuve-Saint-Georges, le 8 octobre 1793, par les soins du célèbre Maillard qui, avec sa bande d'espions, battait la campagne dans les environs de Paris, pour faire la chasse aux suspects. (Voir tome III, note XIV.) Il fut écroué le 20 octobre à la Force et resta en prison jusqu'au 9 thermidor.

Nous donnons à la fin de ce volume une lettre très-digne, que de Sèze écrivit, mais en vain, au Comité de sûreté générale, pour invoquer la sauvegarde de la loi sous laquelle la Convention l'avait placé. Tronchet fut également inquiété, mais il sut échapper aux poursuit révolutionnaires.

[42] Absents par commission. — Beauchamp (Allier}, Camus (Haute-Loire), Couturier (Moselle), Dentzel (Bas-Rhin), Grégoire (Loir-et-Cher), Godefroy (Oise), Gossuin (Nord), Haussmann (Seine-et-Oise', Hérault (Seine-et-Oise), Jagot (Ain), Merlin (Moselle), Pelet (Lozère), Rewbell (Haut-Rhin), Rühl (Bas-Rhin), Simond (Bas-Rhin). Aux deux appels du 45, il y avait vingt membres absents par commission. Cinq revinrent dans la nuit du 15 au 16, à savoir : Danton et Lacroix de l'armée du Nord, Lasource, Goupilleau de Fontenay et Collot-d'Herbois de l'armée des Alpes. Depuis longtemps absents, ils n'avaient assisté ni à l'interrogatoire, ni à la défense de l'accusé. Ils votèrent tous les cinq pour la mort.

[43] Absents par maladie. — Bourgeois (Eure-et-Loir), Cayla (Lot), Ehrman (Bas-Rhin), Fabre (Pyrénées-Orientales), Hugo (Vosges), Mailhe (Cantal), Topsent (Eure).

Le 15, Cayla et Bourgeois avaient voté sur les deux premières questions, mais le nombre des absents par maladie fut le même les deux jours, parce que Drouet (de la Marne) et Duchastel (des Deux-Sèvres), qui étaient malades le 15, vinrent voter le16. Nous avons vu quel fut le vote de Duchastel ; avons-nous besoin de dire quel fut celui de Drouet ? Fidèle à la mission de mauvais génie de la famille royale qu'il s'était donnée, il vota pour la mort.

[44] Ce membre était Daubermesnil (Tarn), qui était malade. Il fut relevé de la censure prononcée contre lui par un décret en date du 19 janvier. (Voir le procès-verbal imprimé de la Convention, page 299.)

[45] Chevalier (Allier), Debourges (Creuse), Lafont (Corrèze), Morisson (Vendée), Noël (Vosges). (Voir ce qui a été dit à leur égard, au § II de ce livre.)

[46] Les chiffres que nous donnons ne sont pas ceux du Moniteur, mais ceux du procès-verbal officiel.

Le Moniteur indique : 319 votants pour la détention ou le bannissement,

13 pour la mort avec sursis,

2 pour les fers,

Total : 334.

Additionnant les trois chiffres donnés par le procès-verbal officiel :

286 pour la détention ou le bannissement,

46 pour la mort avec sursis,

2 pour les fers,

on arrive au même résultat : 334.

Aucun historien ne parait avoir relevé le fait assez bizarre du Moniteur, insérant dans son récit la remarque suivante, que l'on croirait émanée du président lui-même : Ainsi le vote de Mailhe, celui des membres qui, conformément à sa motion, ont demandé une discussion sur l'époque de l'exécution, n'ont point été comptés parmi les votants pour la mort, non plus que ceux qui ont expressément voté pour le sursis.

On voit par cette mention combien il paraissait douteux aux yeux mêmes des témoins de ce drame funeste, que l'on dût compter pour la mort ceux qui avaient déclaré adhérer à l'amendement Mailhe, amendement dont la portée avait été expliquée d'une manière si évasive par son auteur, et qui, d'ailleurs, ne lui appartenait plus en propre, puisque vingt-cinq de ses collègues y avaient adhéré.

La majorité pour la mort sans restriction n'était donc pas de 387 comme la donne la proclamation du 48, ni de 366 comme la donne celle du 47, mais bien de 364, c'est-à-dire d'une demi-voix au delà du chiffre indispensablement nécessaire.

En présence de cette majorité d'une demi-voix, rappelons sans commentaires : 1° que sur cinq membres qui s'étaient récusés, quatre au moins étaient certainement favorables à, Louis XVI : Morisson, qui avait soutenu la thèse absolue de l'inviolabilité royale et avait demandé qu'il fat alloué à Louis, après son bannissement, une pension de 500.000 francs ; Noël, qui s'était abstenu pour un motif tout à fait individuel, mais qui montra jusqu'à sa proscription, en octobre 1793, les sentiments les plus humains ; Chevalier et Debourges, qui s'étaient déclarés partisans de l'appel au peuple ; 2° que, parmi les 364 votants pour la mort sans restriction, il y avait cinq commissaires aux armées arrivés dans la nuit et qui étaient notoirement connus pour n'avoir pas assisté aux débats, puisqu'ils étaient absents depuis plus d'un mois. Cette prétendue majorité n'était-elle pas une véritable minorité ? Quel est le tribunal régulier qui n'aurait reculé devant l'idée de laisser exécuter une sentence de mort rendue dans des conditions semblables, eût-elle été prononcée contre le dernier des criminels ?

[47] Voir ci-dessus, § VIII de ce livre.

[48] Cayla (Lot), décédé le 19 janvier 1793.

[49] Manuel (Paris).

[50] Noël (Vosges).

[51] Barthélemy (Haute-Loire), Antiboul (Var).

[52] Sur ces 9, 4 déjà avaient refusé de voter lors des précédents scrutins, à savoir : Chevalier (Allier), Debourges (Creuse), Lafond(Corrèze), Morisson (Vendée). Les 5 autres étaient : Arbogast (Bas-Rhin), Chambon (Corrèze), Condorcet (Aisne), Gentil (Loiret), Grangeneuve (Gironde).

[53] Parmi les 21 absents pour cause de maladie, il y avait : 1° ceux qui n'avaient pas paru aux scrutins précédents, à savoir : Bourgeois, Daubermesnil, Ehrmann, Fabre, Hugo, Mailhe (du Cantal) et Topsent ; 2° ceux qui n'avaient pu résister aux fatigues des dernières séances, à savoir : Bailleul (Seine-Inférieure), Cambort (Dordogne), Chiappe (Corse), Dupont (Indre-et-Loire), Durand-Maillane (Bouches-du-Rhône), Giraud (Ailier), Lacaze (Gironde), Lambert (Côte-d'Or), ?hisse (Basses-Alpes), Méjansac (Cantal), Moltedo (Corse), Prunelle de Lierre (Isère), Servière (Lozère).

Le vingt et unième était le courageux Duchastel, qui avait quitté son lit pour venir voter le 17, mais qui ne put, le 20, recommencer cet acte d'abnégation.

[54] Les absents par commission étaient les 45 dont nous avons donné les noms (plus haut), plus Foucher (Cher) et Vidalin (Allier).

[55] Dehoullières (Maine-et-Loire), Escudier (Var), Hulard (Pas-de-Calais), Himbert (Seine-et-Marne), Kersaint (Seine-et-Oise), Bozi (Corse), Sauterault (Nièvre).