HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME CINQUIÈME

 

LIVRE XXII. — L'APPEL AU PEUPLE.

 

 

I

La Gironde n'avait pas abandonné son dessein de faire brèche dans les rangs de la députation de Paris. Elle n'avait pas su saisir le moment où, au début de la session conventionnelle, elle était toute-puissante, pour obtenir que les élections de la capitale, entachées des plus graves irrégularités, fussent annulées[1]. A défaut d'une radiation en masse qu'il n'était plus possible de proposer, elle s'était attaquée successivement à Marat, à Robespierre ; elle avait réclamé des comptes aux anciens membres du fameux Comité de surveillance, à Panis, à Sergent. Plus tard, elle avait demandé, par l'organe de Guadet, que les assemblées primaires eussent le droit de révoquer les pouvoirs de ceux des membres de la Convention qui leur pareraient indignes de représenter la nation française. Après avoir réussi à faire consacrer ce principe par un vote, elle avait été obligée de demander elle-même que l'application en fût ajournée[2]. Elle résolut alors de revenir au système des exclusions individuelles, et, par une manœuvre habile, de retourner contre les soutiens les plus fervents de la démagogie les accusations de royalisme que la Montagne lui jetait à chaque instant à la face.

Le dimanche 16 décembre, huit jours après la malencontreuse campagne de Guadet, Buzot demande la parole Citoyens, dit-il, un grand acte de vengeance nationale va bientôt s'accomplir. La justice, trop longtemps effrayante pour le faible, va s'appesantir enfin sur la tête des rois et consacrer son glaive à la défense de l'égalité. Le trône est renversé, le tyran ne sera bientôt plus ; mais prenez garde ! le despotisme vit encore et la Constitution n'est pas faite. Après cet exorde, suivi de longs et compendieux développements, l'orateur propose que, Louis XVI une fois immolé à la sûreté publique, on prononce au nom du même intérêt national le bannissement de toute sa famille. Si, ajoute-t-il, quelque exception pouvait être faite, ce ne devrait pas être en faveur de la branche d'Orléans ; plus elle a éveillé de sympathie, plus elle est inquiétante pour la liberté ; elle porte le nom de Bourbon, ce qui est un titre auprès des puissances étrangères jalouses de nous donner un maître afin de s'assurer un allié ; elle porte le nom d'Égalité, ce qui ne peut que flatter les Français qui détestent toute distinction aristocratique. Autour de d'Orléans nous voyons des enfants, dont le jeune et bouillant courage peut être aisément séduit par l'ambition, dont l'ambition peut être habilement excitée par les soins et l'alliance de quelques rois étrangers. C'en est trop pour que Philippe puisse exister en France sans alarmer la liberté. S'il l'aime, s'il l'a servie, qu'il achève son sacrifice et nous délivre de la présence d'un des descendants de Capet. Je demande que Philippe et ses fils aillent porter ailleurs que dans la République, le malheur d'être nés près du trône, d'en avoir connu les maximes et reçu les exemples ; le malheur d'être revêtus d'un nom qui pourrait servir de ralliement à des factieux ou à des émissaires des puissances voisines[3].

Buzot est vivement applaudi ; on demande que sa motion soit immédiatement adoptée ; quelques voix cependant en réclament l'ajournement.

On n'ajourne pas les principes, on n'ajourne pas le salut public, s'écrie-t-on à droite, on ne peut être républicain à demi.

Louvet, le frère d'armes de Buzot dans toutes ses campagnes contre la députation de Paris, appuye la proposition par un discours non moins étudié que celui de son ami. Il relit toutes les pages de l'histoire romaine applicables à la circonstance, et récite à ses collègues la harangue que Tite-Live met dans la bouche de Brutus demandant l'exil de Collatin. Plusieurs fois la Montagne l'interrompt en criant : La question n'est pas à l'ordre du jour. — Le salut public y est toujours, réplique la droite. — Il y a deux cents pétitionnaires qui attendent, fait observer Goupilleau.

Mais le combat est déjà trop vivement engagé pour que des deux côtés on consente à s'arrêter à une question de forme. Lanjuinais et Génissieux appuient, Chabot combat l'adoption immédiate de la proposition.

Saint-Just a compris combien il importe à son parti de paraître ne pas faire cause commune avec l'ex-prince dont, au nom des principes républicains, l'ostracisme est réclamé. Moi aussi, dit-il, je demande l'exil éternel de tous les Bourbons ; oui, qu'on les chasse, excepté le roi, qui doit rester ici, vous savez pourquoi. Cette froide et ironique allusion au sort que la Montagne prépare au malheureux monarque est fort applaudie des tribunes. Elle lave le parti jacobin du reproche de vouloir pactiser avec le royalisme sous quelque forme qu'il se déguise ; elle permet à Saint-Just de récriminer contre Buzot, contre la Gironde entière et de lancer des insinuations perfides sur la pensée secrète qui semble lier l'exil de d'Orléans au jugement de Louis XVI.

Les dernières paroles du jeune tribun semblent être le signal attendu par la Montagne pour demander le renvoi du ministre qui, depuis longtemps, est l'objet tout particulier de sa haine. La principale cause de nos divisions, s'écrie Duhem, c'est Roland ; je demande qu'il sorte à l'instant du ministère.

Oui, ajoute Merlin (de Thionville), puisqu'au nom du salut public on veut, frapper d'ostracisme un représentant du peuple, que sa qualité d'ancien prince du sang peut faire considérer comme un ferment de discorde, je demande qu'on applique la même mesure à un ministre qui, lui aussi, est pour chacun des représentants une pierre d'achoppement.

Non, répond-on à droite, c'est Pache, c'est le ministre de la guerre !Eh bien, s'écrie Thuriot, ni Roland, ni Pache !

Barère, qui cherche toujours à louvoyer entre les partis, déclare qu'il faut que tous ceux qui portent ombrage à la liberté disparaissent. Nos seuls ennemis, ajoute-t-il, ne sont pas les hommes qui ont eu le malheur de naître du sang des tyrans, ce sont aussi les hommes qui ont une grande popularité, une grande renommée, un grand pouvoir. Roland et Pache ont pu avoir des intentions pures ; l'opinion les jugera. Mais ils nous divisent, ils ont changé la Convention en une arène de gladiateurs. Qu'ils s'éloignent, et que le Comité de constitution soit chargé de nous présenter un mode d'organisation du pouvoir exécutif.

Rewbell, qui disputait souvent à Barère le privilège d'exprimer la pensée de la masse passive de la Convention, ne pouvait négliger l'occasion de contredire son rival en influence. Aussi s'empresse-t-il de lui reprocher d'avoir allié une grande motion constitutionnelle avec la proposition mesquine du remplacement de deux ministres. Que l'on croie, s'écrie-t-il, qu'un reste de respect aveugle pour le sang des Bourbons soit à craindre, je le conçois ; mais, de bonne foi, comment ne pas convenir que deux êtres tels que Pache et Roland n'ont d'autre importance que celle que nous voulons bien leur donner ?

Ainsi entraînée sur le terrain des personnalités, la discussion devient confuse. Les motions incidentes se succèdent ; trois fois le débat est déclaré clos, trois fois il s'ouvre de nouveau. La Montagne est dans une agitation extrême ; par ses cris, elle empêche le président de se faire entendre, Barère de lire son projet de décret. Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, Legendre, tous membres de la députation de Paris, se distinguent parmi les plus animés.

Qu'on envoie à l'Abbaye les interrupteurs, crie-t-on à droite. — Nous irons tous, réplique-t-on à gauche. — Il est impossible, s'écrie Vergniaud, que la majorité reste plus longtemps sous la tyrannie d'une minorité séditieuse. — Nous défendons les droits du peuple, répondent les Montagnards.

Vergniaud : — C'est vous qui les violez sans cesse.

Duhem : — La majorité ne peut chasser de son sein un membre revêtu de la souveraineté nationale.

Choudieu : — Une fois que vous aurez exclu un représentant, qui nous répond que vous n'en exclurez pas d'autres ?

Le tumulte est à son comble, le président se couvre. Enfin Barère, qui s'est aperçu que le vent commence à tourner, lit une rédaction toute différente de celle qu'il a présentée d'abord, et, par une série de phrases à double sens, de raisonnements à double entente, il en vient à conclure qu'on doit excepter du décret celui-là même contre lequel la motion a été dirigée.

La Convention ne demandait pas mieux que de détruire les germes de discordes qui fermentaient dans son sein, mais elle craignait avant tout de se laisser entamer. Elle avait l'instinct des dangers que l'ostracisme prononcé contre un de ses membres ferait planer sur la tête de tous. Pendant les six heures qu'avait duré cette orageuse discussion, elle avait donné gain de cause à la Gironde sur toutes les propositions incidentes. Au dernier moment, elle hésite et finit par décréter que tous les membres de la famille des Bourbons qui ne sont pas détenus au Temple devront sortir dans trois jours de Paris, dans huit jours du territoire de la République, mais qu'elle ne statuera qu'après un délai de quarante-huit heures sur la question de savoir si Philippe, ci-devant d'Orléans, peut être compris dans le décret.

 

II

Rien n'avait été résolu par le vote du 16 décembre ; les deux côtés extrêmes de l'Assemblée avaient deux jours de répit pour se préparer de nouveau au combat. La Montagne les mit à profit. La Gironde n'en sut que faire. En réalité, Buzot et ses amis avaient été vaincus, par cela seul qu'ils n'avaient pas triomphé immédiatement. Les démagogues criaient à la surprise, à la tyrannie, à l'oubli de tous .les principes. Ils déclamaient contre la violation de la représentation nationale, en attendant qu'ils pussent intervertir les rôles ; car, au fond de leur cœur, ils se réservaient d'exécuter ce qu'ils reprochaient aux Girondins d'avoir projeté. La pensée de faire prononcer l'ostracisme contre leurs adversaires leur paraissait excellente à mettre en pratique du moment qu'ils seraient sûrs d'être les plus forts. Mais, pour cela, il leur fallait conquérir certaines positions qu'ils n'occupaient pas encore, il leur fallait immoler l'infortuné Louis XVI. Ils savaient que, si l'on veut enflammer la colère populaire, il importe de faire converger sur un seul objet tous les préjugés et tous les désespoirs. Après avoir accusé le prisonnier du Temple d'être l'auteur de tous les maux de la patrie, ils se réservaient, lui disparu, de représenter leurs adversaires comme les seuls obstacles au bonheur universel.

Dès le soir du 16 décembre, les Montagnards donnent, au club Saint-Honoré, le signal de l'agitation qu'ils ont résolu de propager dans tous les quartiers de la capitale. Le bouillant Desmoulins ouvre le feu ; il dénonce la tactique des Brissotins, qui ont voulu placer ses amis et lui dans l'alternative ou de laisser entamer la représentation nationale ou de passer pour royalistes, en défendant la cause d'un prince du sang. Chacun des frères et amis partage l'indignation de Camille contre la perfide Gironde, et jure de venger la représentation nationale que les hommes d'État[4] ont entrepris de décimer.

Mais voici que Robespierre entre dans la salle ; il n'avait pas paru le matin à la Convention, il n'a garde de manquer la séance des Jacobins. Quelle meilleure occasion aura-t-il jamais de se draper dans sa vertu d'emprunt, dans son abnégation de commande ? Il sait qu'il peut, sans courir grand risque, se déclarer prêt à imiter le dévouement de Curtius. Ses amis ne sont-ils pas là pour se jeter entre le gouffre et lui ? Je mets, dit-il, les principes au-dessus des intérêts ; si j'avais assisté aux débats dont on vient de faire le récit, j'aurais voté avec Louvet et Buzot. Je vois le piège où l'on veut entraîner les patriotes en leur imputant les projets que l'on médite soi-même. On veut nous faire chasser Égalité afin de pouvoir ensuite renvoyer les vrais patriotes et les vrais amis du peuple. Dût la conséquence des principes que l'on a invoqués s'appliquer un jour contre les amis de la liberté, contre moi-même, je me soumettrais avec joie et je consentirais volontiers à un exil pour le bien de ma patrie.

Marat n'a pas, comme Robespierre, l'habitude de déguiser sa pensée, il ignore l'art de paraître approuver ce qu'on veut précisément faire repousser. Il ne doute pas que l'exclusion de d'Orléans ne doive être le prélude de certaines autres, de la sienne en particulier. Sans précautions oratoires, il identifie sa cause avec celle de l'ex-prince. La faction criminelle, dit-il, qui veut attaquer la représentation nationale dans Égalité, voudrait exiler tous les amis du peuple. Vous-même, Robespierre, vous seriez le premier proscrit. Qu'Égalité reste donc parmi nous, que les patriotes n'abandonnent pas le champ de bataille. Si nous désertons cette cause, la liberté est perdue sans retour. — Je sais, dit Jean-Bon Saint-André, je sais de science certaine que toutes les manœuvres qui ont marqué la séance de la Convention ont été préparées dans le boudoir de madame Roland, où tous les rôles ont été distribués d'avance pour la comédie brissotine[5].

Ce dernier argument fait disparaître toutes les hésitations. Mme Roland était désignée spécialement aux colères jacobines, depuis le jour où, sortant un instant de la pénombre où elle s'était tenue jusque-là, elle était apparue au sein de la Convention, comme une reine au milieu de ses sujets, et avait reçu de l'immense majorité des représentants du peuple une ovation triomphale[6]. Les Montagnards répétaient partout et en toute occasion que Roland aspirait à devenir le roi véritable de la France. De là était née cette demande d'ostracisme dirigée contre le ministre de l'intérieur, en représailles de celle que Buzot et Louvet avaient formulée sous l'inspiration de l'Égérie qui les dominait en les charmant.

 

III

Les amis de Robespierre n'avaient pas eu de peine à comprendre ce qui se cachait sous le langage si plein d'abnégation de l'astucieux tribun. Avec les mots d'ostracisme, de souveraineté du peuple méconnue, ils agitent les sections et organisent un pétitionnement général contre le décret du 16 décembre. Cette fois, l'initiative du mouvement est prise par la section des Gardes-Françaises (ci-devant du Louvre) et par celle des Piques (ci-devant de la place Vendôme)[7]. Dès le 18 décembre, quinze autres sections se joignent à elles. Le même jour, le Conseil général de la Commune se déclare en permanence, provoque l'envoi à l'Hôtel de Ville de quarante-huit délégués et désigne deux de ses membres pour diriger les débats de cette réunion extraordinaire[8].

Les délégués des sections et les commissaires de la Commune se réunissent, le 19, de grand matin. Avant midi, l'adresse est rédigée ; le Conseil général l'adopte, et le maire Chambon reçoit la mission d'aller la présenter à la Convention, suivi du Conseil tout entier. Le successeur de Pétion, depuis quinze jours à peine en fonction, était déjà suspect de modérantisme. Les meneurs veulent bien le mettre en avant, afin de donner à leur manifestation un caractère officiel ; mais ils tiennent à rester à ses côtés pour lui dicter ses moindres paroles et surveiller ses moindres gestes.

Dès le point du jour, les abords de la Convention avaient été envahis par la tourbe jacobine, convoquée à grand renfort d'affiches et de proclamations. Les tribunes avaient été remplies. comme dans les occasions solennelles, des plus purs et des plus bruyants patriotes. A l'ouverture de la séance, Thuriot, sans attendre l'arrivée de la députation municipale, profite de la lecture du procès-verbal pour réclamer le rapport du décret d'exil. Il est vivement appuyé par Sillery. Cet ancien capitaine des gardes du duc d'Orléans votait d'ordinaire avec la Gironde ; mais en cette circonstance il s'en sépare hautement et déclare que les archives de la Convention ne doivent pas être souillées par un acte aussi immoral et aussi impolitique que celui qui lui a été surpris le dimanche précédent.

Le girondin Henri Larivière demande ce qu'on peut trouver d'immoral et d'impolitique dans un décret éloignant de la République une famille qui peut servir de point de réunion à un parti. Il propose le rappel à l'ordre du député qui a essayé de flétrir un décret solennel rendu par l'Assemblée nationale.

Interrompu par d'effroyables vociférations, Larivière se retourne vers les tribunes et s'écrie : Je déclare que je ne reconnais pas pour le peuple français cette portion turbulente du peuple qui s'arroge la souveraineté nationale et prétend influencer nos délibérations en nous mettant sous le couteau ; je la braverai dans toutes les occasions et dans tous les temps. Je fais cette déclaration pour apprendre à ceux qui m'ont envoyé ici que nulle puissance ne me fera rien perdre de mon énergie.

Rewbell appuie la motion de Thuriot, tout en blâmant les moyens que l'on emploie pour exercer une pression sur l'Assemblée. Ceux qui vont dans certains quartiers de Paris exciter les citoyens à la révolte, ceux qui font mouvoir les groupes aux abords du lieu de nos séances, ne pensent pas sans doute qu'ils entraîneront la Convention à des démarches inspirées par la terreur. Mais la question qui nous occupe est prématurée, ajournons-la jusqu'après le jugement de Louis Capet, c'est le moyen de faire cesser les inquiétudes, de ramener le calme et la paix. Je demande donc le rapport du décret et l'ajournement de toutes les questions jusqu'après la décision sur le sort du roi.

Eh ! quoi, dit Kersaint, vous proposez de rapporter le décret le plus solennel qui ait été rendu par l'Assemblée ? — Les hurlements des spectateurs redoublent. — Oui ou non, sommes-nous libres d'énoncer nos opinions ? reprend le courageux girondin. Sommes-nous les jouets d'une faction ou les représentants du peuple français ? faudra-t-il sans cesse lutter contre un parti qui conspire contre la dignité de l'Assemblée et s'allie avec les ennemis de la patrie ? Citoyens, tous vos ennemis ne sont pas sur les frontières ; beaucoup sont ici.

La discussion s'animait de plus en plus. Mais on fait observer de plusieurs côtés à la fois qu'un débat si grave ne peut être introduit incidemment et que l'ordre du jour fixe à midi la discussion sur la seule question qui reste à trancher : Le représentant Philippe-Égalité sera-t-il compris dans le décret du 16 décembre[9] ? La majorité se rend à cette observation et reprend le cours de ses délibérations habituelles[10].

A midi, le président déclare la discussion régulièrement ouverte ; mais, avant que le premier des orateurs inscrits ait pu prendre la parole, Léonard Bourdon la réclame pour une motion d'ordre.

Ce montagnard avait été le rapporteur de la commission chargée de préparer le règlement de la Convention. Il avait ainsi acquis un certain droit d'intervenir dans les questions touchant la régularité des délibérations : Avant tout, fait-il remarquer, il faut savoir si le décret rendu, il y a trois jours, ne doit pas être rapporté purement et simplement. Ce décret a été voté en contravention à votre règlement, la question n'était pas à l'ordre du jour. Si vous le rapportiez, il deviendrait inutile de discuter la question relative à Philippe-Égalité.

Les Girondins n'aperçoivent pas le piège que leur tendent leurs adversaires. Peut-être, d'ailleurs, sont-ils ébranlés par l'attitude menaçante des tribunes et l'annonce de la manifestation préparée à l'Hôtel de Ville.

Répondant à Bourdon, Buzot est loin de tenir le langage énergique que Larivière et Kersaint ont fait entendre le matin. Je crois, dit-il, que dans une question aussi délicate il faut mettre de la bonne foi de part et d'autre. Ce ne sont pas les passions qui doivent lutter ici, mais l'amour du bien public. On devrait regarder comme des jours malheureux ceux où l'on rapporte des décrets. La versatilité de notre conduite est le thermomètre des troubles publics. Cependant, quoiqu'on ait employé huit heures à discuter le décret que j'ai proposé dimanche, si on me prouve que je me suis égaré dans les motifs de mon opinion, je demanderai moi-même à la Convention de revenir sur son vote. Mais j'ai besoin d'être éclairé ; il faut donc que la discussion se réengage de nouveau ; elle devra porter sur l'ensemble des deux questions. A la rigueur, on pourrait admettre, avec Rewbell, que le décret fût ajourné jusqu'après le décret à prendre par la Convention sur le sort de l'ex-roi ; car peu m'importe à quelle époque le décret soit rendu, pourvu qu'après le jugement de Louis XVI, je ne voie pas derrière le rideau celui qui doit lui succéder.

 

IV

Le débat s'engage donc sur toutes les questions à la fois, aussi bien sur celle résolue que sur celle réservée le 16 décembre. Fayau (de la Vendée) lit un discours dans lequel il examine longuement ces deux points : La Convention peut-elle retirer à un de ses membres les pouvoirs qu'il tient du souverain ? Un individu, par cela même qu'il appartient à une famille de tyrans et de traîtres, doit-il être banni d'une société qui a juré l'égalité devant la loi ? Quoi, s'écrie l'orateur, les crimes seraient héréditaires, lorsque vous avez déclaré que vous ne reconnaissiez pas l'hérédité des vertus ! C'est au moment même où les princes émigrés assiègent notre frontière que vous voulez punir du malheur de sa naissance celui qui est resté au milieu de nous, celui qui a envoyé ses lits défendre les droits du peuple le mousquet sur l'épaule ! Citoyens, je ne suis point le panégyriste des Bourbons, ni l'intime de Philippe-Égalité ; je ne connais ce dernier qu'autant qu'il faut pour être son assassin s'il cessait d'être ce qu'il a été jusqu'ici. Oui, Philippe, je te jure que ce n'est ni toi ni les tiens que je défends, c'est la justice.

Au moment où Fayau conclut au rapport du décret, le président Defermon annonce que le maire de Paris, à la tête d'une députation nombreuse, sollicite la faveur de présenter une pétition.

L'Assemblée était peut-être déjà déterminée à revenir sur la mesure dont on venait lui demander le sacrifice, mais elle tenait à s'épargner la honte de paraître subir les injonctions de la Commune ; de toutes parts on réclame l'ordre du jour, ce qui implique naturellement le refus de recevoir la députation. Il est voté à une immense majorité.

Les 144 membres du Conseil général et les 118 commissaires de sections, venus processionnellement de l'Hôtel de Ville à la salle du Manège, ne s'attendaient guère à cette déconvenue. Avertis du vote de l'Assemblée, ils se plaignent hautement de l'outrage qu'on leur fait, ils déclarent qu'on viole en leurs personnes la souveraineté du peuple et le droit imprescriptible de pétition. Leurs clameurs et celles de la foule qui les accompagne retentissent jusques dans le sein de l'Assemblée. En vain quelques représentants du peuple sortent pour apaiser le courroux des meneurs .de la Commune. Le bruit continue au dehors, l'agitation devient telle au dedans que la séance est forcément suspendue. Le calme se rétablit enfin lorsque l'on voit Robespierre se diriger vers la tribune. Usant de sa tactique habituelle, il accuse ses adversaires d'être la cause du trouble provoqué par ses amis. Je demande, dit-il, à dénoncer un complot contre la tranquillité publique. La motion faite par Buzot n'a été mise en avant que dans un seul but, celui d'exciter des troubles, de fournir un prétexte pour faire réviser toutes les élections par les assemblées primaires, c'est-à-dire d'énerver l'Assemblée nationale. Qui sont ceux qui ont dit que Paris était un foyer de troubles, que la Convention n'y était pas en sûreté, que la Constitution n'y pourrait être faite ? Ce sont ceux qui ont amené la délibération dangereuse qui nous occupe.

A la conduite perfide de la Gironde Robespierre oppose celle des vrais patriotes qui ne cessent de prêcher le calme et la paix. Ils ne sont calomniés, dit-il, que parce qu'ils veulent retenir la Convention au milieu du foyer le plus vaste des lumières. Ah ! s'il arrivait un mouvement qui pût faire croire qu'ils fussent les auteurs des maux de la patrie, ils seraient obligés de se poignarder de leur propre main... A ces mots, de violents murmures éclatent dans la plus grande partie de l'Assemblée. Eh bien, s'écrie le tribun en se découvrant la poitrine, écoutez-moi ou égorgez-moi ! Cette répétition de la comédie du pistolet de Marat, avec la mise en scène de moins[11], provoque l'enthousiasme des tribunes et l'indignation de la majorité.

C'est ainsi, s'écrie Louvet, que parlait Robespierre, le 1er septembre, au Conseil général de la Commune, lorsqu'il voulait, par ses dénonciations vagues, faire massacrer les meilleurs patriotes !

Le député de Paris venait de se poser en victime ; Pétion, son rival, se pose en médiateur. L'ex-maire débite force généralités, représente à l'Assemblée les dangers de la précipitation, et ceux non moins graves de revenir sur la chose jugée ; puis, pour déguiser la défaite de ses amis, il propose la rédaction suivante, qui est aussitôt adoptée :

La Convention suspend l'effet du décret du 16 du présent mois, concernant la famille des Bourbons, et ajourne la question immédiatement après le jugement du ci-devant roi.

Le meurtre du 21 janvier consommé, la Convention, malgré les incitations de Barbaroux et de quelques autres de ses amis, ne reprit pas l'examen de la question. Égalité par son vote s'était racheté du péché originel dont l'entachait sa naissance ; ses fils étaient aux armées et servaient glorieusement la patrie. Les autres membres de la famille royale, compris dans le décret du 16 décembre, par leur sexe, leur âge ou leur insignifiante médiocrité, ne présentaient aucun danger. La question ne fut soulevée de nouveau qu'après la trahison de Dumouriez (avril 1793) ; mais la position des hommes et des choses était complètement changée. Les Montagnards pouvaient alors impunément séparer leur cause de celle de l'ex-prince ; ils eurent même l'habileté d'impliquer dans les mêmes accusations, de rattacher au même complot, de confondre dans la même proscription et ceux qui avaient provoqué le décret du 16 décembre et celui contre lequel ce décret avait été dirigé. Les Girondins et le duc d'Orléans subirent l'ostracisme à deux mois d'intervalle, la mort à huit jours de distance.

Le décret de bannissement, que le malheureux prince fut bien près de voir prononcer contre lui, lui aurait épargné le vote du 17 janvier et l'expiation du 6 novembre. Que lui servit-il, cette fois encore, d'avoir recherché l'alliance des Montagnards ? quelques mois plus tard, ils devaient l'envoyer à l'échafaud, après s'être servis des débris de sa popularité pour consolider l'édifice encore mal assuré de leur puissance[12].

 

V

La Convention avait fixé au 26 décembre le jour où Louis et ses conseils devaient être définitivement entendus.

La séance du 20 fut encore troublée par les derniers échos de l'orage que nous venons de décrire ; mais, du 21 au 26, les délibérations furent assez paisibles et consacrées exclusivement aux affaires courantes. Préoccupée de hi grande cause qui allait être plaidée devant elle, l'Assemblée essayait de se recueillir.

En vain l'ex-capucin Chabot, dont l'esprit inquiet, fantasque et tracassier ne pouvait s'accommoder de ce calme apparent, vient-il, le 25, entretenir la Convention de nouveaux articles dans lesquels Marat, dénonçant à tort et à travers ses collègues, ses amis, ses adversaires, demandait deux cent mille tètes, et annonçait que la nation serait bientôt obligée de renoncer à la République et de se donner un chef. En vain Marat lui-même, dans ses explications, brave-t-il la représentation nationale, répète-t-il toutes les infamies que chaque jour son journal débite contre tout et contre tous. L'Assemblée, quelque peu étonnée de voir des Montagnards se dénoncer entre eux, se contente de renvoyer les articles de l'Ami du peuple au Comité de législation[13].

La fin de la séance est consacrée à l'adoption de certaines mesures d'ordre nécessitées par la deuxième comparution de Louis XVI à la barre. Bourdon (de l'Oise) demande que les blessés du 10 août assistent dans une tribune spéciale au jugement du ci-devant roi. Cette étrange proposition excite quelques murmures, mais Phélippeaux l'appuie en rappelant qu'il est d'usage en matière de justice criminelle de présenter à l'accusé les pièces de conviction. Oui, s'écrie-t-il, qu'on montre à Louis Capet les blessures sanglantes des citoyens dont il a ordonné le massacre. Barbaroux coupe court à la discussion, en déclarant que ces citoyens, presque tous ses frères et ses amis, ne veulent pas que leur présence puisse influer sur l'arrêt à rendre[14].

Obligés de renoncer à une mise en scène qu'ils se réservent de reproduire plus tard, les Montagnards font occuper les tribunes pendant la nuit par leurs plus ardents affidés ; car il ne faut pas que la parole des défenseurs de Louis puisse trouver quelque écho parmi les spectateurs.

Tronchet et Malesherbes, depuis qu'ils avaient pu pénétrer auprès de leur auguste client, s'étaient occupés nuit et jour à préparer sa défense. Fort Agés tous les deux, ils avaient obtenu l'autorisation de s'adjoindre un jeune avocat de Bordeaux, de Sèze. Quant au roi, il ne se faisait aucune illusion, et avait consacré toute la journée de Noël à écrire son testament, monument immortel de dignité royale et de résignation chrétienne. Le petit-fils de saint Louis était prêt à paraître devant Dieu comme devant les hommes, lorsque Santerre vint le chercher le 26 décembre, à neuf heures du matin.

A peine la Convention a-t-elle ouvert sa séance sous la présidence de Defermon[15], que Louis XVI parait entouré de ses trois conseils. La parole est immédiatement accordée à de Sèze. L'éloquent défenseur déclare que Louis n'a pas songé un instant à décliner la compétence de la Convention ; qu'il se présente devant l'Assemblée ou plutôt devant le peuple français tout entier, avec calme, confiance et dignité, plein du sentiment de son innocence.

Il pose ainsi les principes qui vont servir de base à son argumentation :

Les nations sont souveraines, elles sont libres de se donner la forme de gouvernement qui leur convient, et, si elles y reconnaissent des vices, elles peuvent la changer ; c'est pour elles un droit imprescriptible. Mais une grande nation ne peut exercer elle-même sa souveraineté ; il faut nécessairement qu'elle en délègue l'exercice. La nécessité de cette délégation l'a conduite à se donner un roi ou des magistrats. En 1789, la nation assemblée ayant déclaré à ses mandataires qu'elle voulait un gouvernement monarchique, les représentants avaient pensé que le roi, chargé seul de l'exécution de la loi, devait jouir d'une grande puissance, et que cette puissance ne pouvait trouver l'entière liberté de son exercice que dans cette inviolabilité créée non pour les rois, mais pour les peuples eux-mêmes, dans l'intérêt de leur tranquillité et de leur bonheur. En soumettant Louis à remplir avec fidélité la fonction auguste que la nation lui avait déléguée, l'acte constitutionnel n'a pas pu le soumettre à d'autres conditions ou à d'autres peines que celles qui sont écrites dans le mandat même. En déclarant d'une manière absolue, la personne du roi inviolable et sacrée, la Constitution a cependant prévu des circonstances dans lesquelles le roi peut perdre cette inviolabilité. Elle les énumère et va jusqu'à prévoir non-seulement le cas où le roi rétracterait son serment de fidélité à la nation et à la loi, mais celui où il se mettrait à la tête d'une armée et en dirigerait les forces contre la nation ; celui où il sortirait du royaume et refuserait d'y rentrer sur l'invitation du Corps législatif. Pour tous ces faits la Constitution ne prononce que la présomption de l'abdication de la royauté, et déclare que, après son abdication expresse-ou légale, le roi rentrera dans la classe des citoyens et pourra être accusé ou jugé comme eux pour les actes postérieurs à son abdication. Ainsi, après avoir prévu le plus grand des forfaits qu'un roi puisse commettre contre une nation, celui de diriger une armée contre elle pour la subjuguer et l'asservir, la Constitution ne prononce contre lui d'autre peine que celle de l'abdication présumée de la royauté. Si donc les délits, imputés à Louis, ne sont pas prévus par l'acte constitutionnel, la Convention ne peut les juger ; car nul ne peut être jugé qu'en vertu d'une loi promulguée antérieurement au délit ; et, s'ils sont prévus, nulle autre peine ne peut être prononcée que celle inscrite dans le pacte fondamental. c'est-à-dire la déchéance. La nation avait sans doute le droit d'abolir la royauté ; mais en détruisant l'acte constitutionnel de 1791, elle ne peut priver Louis du bénéfice de ses dispositions.

 

Après avoir enfermé les juges du roi dans ce dilemme invincible, de Sèze met les paroles suivantes dans la bouche de son infortuné client :

Hé quoi ! vous voudriez prononcer contre moi une peine différente de celle à laquelle je me suis soumis, vous voudriez en créer une pour moi seul ? il n'est pas aujourd'hui de puissance égale à la vôtre ; mais il y en a une que vous n'avez pas, c'est celle d'être injustes !

Si vous refusiez, ajoute le défenseur, d'exécuter une loi que la nation s'est donnée, vous soulèveriez la réclamation de l'univers indigné et vous feriez supposer que la Constitution n'a été que le plus horrible des pièges. On a dit que Louis devait être jugé en insurrection ; mais toute constitution qui donnera à l'insurrection, n'importe sa nature ou son but, les caractères qui n'appartiennent qu'à la loi elle-même, ne sera qu'un édifice de sable que le premier vent populaire aura bientôt renversé... On a soutenu que la royauté était un crime ; mais ici le crime serait de la part de la nation qui aurait dit à Louis : Je t'offre la royauté ! et qui se serait dit à elle-même : je te punirai de l'avoir reçue !

A l'argumentation de Saint-Just et de Robespierre prétendant qu'en l'absence de lois qui pussent s'appliquer à Louis, la volonté du peuple devait en tenir lieu, le défenseur oppose l'autorité de leur maitre J.-J. Rousseau, qui a écrit dans le Contrat social (chap. IV) : Là où je ne vois ni la loi qu'il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer, je ne peux pas m'en rapporter à la volonté générale ; la volonté générale ne peut, comme générale, prononcer ni sur un homme, ni sur un fait.

De Sèze examine ensuite les caractères de l'inviolabilité telle que l'a stipulée l'acte constitutionnel.

Cette inviolabilité, dit-il, est absolue ; on ne peut la restreindre ou la modifier. Cette loi de l'inviolabilité fût-elle déraisonnable, absurde, funeste à la liberté nationale, la nation, en acceptant la constitution, a fait serment de l'exécuter tant qu'elle existerait. La nation peut sans doute déclarer aujourd'hui qu'elle ne veut plus du gouvernement monarchique, puisqu'il est impossible que ce gouvernement subsiste sans l'inviolabilité de son chef ; elle peut renoncer à ce gouvernement à cause de cette inviolabilité même. Mais elle ne peut pas l'effacer pour tout le temps que Louis a occupé le trône constitutionnel. Louis était inviolable tant qu'il était roi ; l'abolition de la royauté ne peut rien changer à sa position. On peut lui appliquer la loi qui présume l'abdication de la royauté, mais on ne peut lui en appliquer d'autre. Là où il n'y a pas de loi applicable, il ne peut y avoir de jugement ; là où il n'y a pas de jugement, il ne peut y avoir de condamnation. Vous ne pouvez faire que Louis cesse d'être roi quand vous voulez le juger, et qu'il ne redevienne pas citoyen lors du jugement.

Ces principes posés, la défense n'a pas de peine à prouver que toutes les formes conservatrices de la justice humaine ont été méconnues dans le procès actuel. Son argumentation forme un faisceau de phrases incisives et acérées qui, comme autant de coups de hache. doivent faire brèche dans les consciences les plus endurcies

Je vous demanderai, s'écrie de Sèze, où est cette séparation des pouvoirs, sans laquelle il ne peut exister de constitution ni de liberté ?

Je vous demanderai où sont ces jurés d'accusation et de jugement, espèces d'otages donnés par la loi aux citoyens pour la garantie de leur sûreté et de leur innocence ?

Je vous demanderai où est cette faculté si nécessaire de la récusation, qu'elle a placée elle-même au-devant des haines ou des passions pour les écarter ?

Je vous demanderai où est cette proportion de suffrages qu'elle a si largement établie pour éloigner la condamnation ou pour l'adoucir[16] ?

Je vous demanderai où est ce scrutin silencieux qui provoque le juge à se recueillir avant qu'il prononce, et qui enferme, Our ainsi dire, dans la même urne et son opinion et le témoignage de sa conscience ?

En un mot, je vous demanderai où sont toutes ces précautions religieuses que la loi a prises pour que le citoyen, même coupable, ne fût jamais frappé que par elle ?

Citoyens, je vous parlerai avec la franchise d'un homme libre. Je cherche parmi vous des juges et je n'y vois que des accusateurs. Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et c'est vous-mêmes qui l'accusez !

Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vous avez déjà émis votre vœu !

Vous voulez prononcer sur le sort de Louis, et vos opinions parcourent l'Europe !

Louis sera donc le seul Français pour lequel il n'existera aucune loi ni aucune forme ?

Il n'aura ni les droits de citoyen, ni les prérogatives de roi !

Il ne pourra jouir ni de son ancienne position ni de la nouvelle !

Quelle étrange et inconcevable destinée !

Dans la seconde partie de son éloquent plaidoyer, le défenseur discute un à un les faits imputés au roi ; aussi bien ceux qui sont antérieurs à l'acceptation de la Constitution que ceux qui y sont postérieurs. Arrivant enfin au 10 août, il venge le roi de l'odieuse imputation d'avoir voulu, de propos délibéré, faire verser le sang du peuple.

Est-il un agresseur celui qui, forcé de lutter contre la multitude, est le premier à s'environner des autorités populaires, appelle le département, réclame la municipalité, et va jusqu'à demander même l'Assemblée, dont la présence eût peut-être prévenu les désastres qui sont arrivés ? Le pouvoir que Louis tenait de la Constitution n'était-il pas un dépôt auquel la loi lui défendait de souffrir qu'on portât atteinte ? Que feraient les membres de la Convention si, en ce moment même, on venait leur dire qu'une multitude abusée et armée marche vers eux ; que, sans respect pour leur caractère sacré de législateurs, elle veut les arracher de leur sanctuaire ? On a dit que Louis avait excité lui-même l'insurrection du peuple pour remplir les vues qu'on lui prête ou qu'on lui suppose. Et qui donc ignore aujourd'hui que, longtemps avant le 1.0 août, on préparait l'insurrection, que cette insurrection avait ses agents, ses moteurs, son cabinet, son directoire ?... Dans cette salle même où je parle, ne s'est-on pas disputé la gloire du 10 août ?

De Sèze raconte rapidement les phases de cette fatale journée ; il rappelle que Louis s'est rendu à l'Assemblée pour ne pas être l'objet d'une collision entre la troupe et le peuple. Il invoque le droit d'asile, sacré chez toutes les nations, et termine par cette éloquente et pathétique péroraison :

Entendez d'avance l'Histoire qui redira à la Renommée : Louis était monté sur le trône à vingt ans, et à vingt ans il donna sur le trône l'exemple des mœurs ; il n'y porta aucune faiblesse coupable ni aucune passion corruptrice ; il fut économe, juste, sévère ; il s'y montra toujours l'ami constant du peuple. Le peuple désirait la destruction d'un impôt désastreux qui pesait sur lui ; il le détruisit. Le peuple demandait l'abolition de la servitude, il commença par l'abolir lui-même dans ses domaines. Le peuple sollicitait des réformes dans la législation criminelle, pour l'adoucissement du sort des accusés, il fit ces réformes. Le peuple voulait que des milliers de Français, que la rigueur de nos usages avait privés jusqu'alors de droits qui appartiennent aux citoyens, acquissent ces droits ou les recouvrassent ; il les en fit jouir par ses lois. Le peuple voulut la liberté, il la lui donna. Il vint même au-devant de lui par ses sacrifices, et c'est cependant au nom de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui..... Citoyens, je n'achève pas ; je m'arrête devant l'Histoire ; songez qu'elle jugera votre jugement et que le sien sera celui des siècles !

 

Louis, prenant la parole après son défenseur, proteste en quelques mots contre l'imputation qui pesait le plus sur son cœur, celle d'avoir voulu faire répandre le sang français. C'était la seule calomnie qu'il ne pouvait pardonner à ses accusateurs.

On présente à l'accusé diverses clefs trouvées dans le secrétaire de son valet de chambre Thierry, une entre autres qui s'adaptait à la serrure de l'armoire de fer. Le roi se borne à déclarer qu'il ne peut les reconnaître, trop de temps s'étant écoulé depuis la remise faite à Thierry.

Le président lui demande s'il a quelque chose à ajouter à sa défense et, sur sa réponse négative, lui annonce que la Convention lui permet de se retirer.

 

VI

A peine le roi a-t-il quitté la salle, que se reproduit le phénomène qui s'était manifesté le 11 décembre. Les passions jacobines, contenues durant la plaidoirie de de Sèze comme pendant l'interrogatoire de Louis XVI, éclatent avec la dernière violence.

Duhem s'écrie que, toutes les formalités ayant été remplies, l'accusé ayant déclaré n'avoir plus rien à dire pour sa défense, il ne reste qu'à décider si Louis Capet subira, oui ou non, la peine de mort. Et, aux applaudissements des tribunes, il demande l'appel nominal immédiat sur cette seule et unique question. Oui, ajoute Basire, qu'on le juge sans désemparer.

Mais Lanjuinais réplique avec ce courage admirable dont il a déjà donné tant de preuves[17] : Le règne des hommes féroces est passé, il ne faut plus songer à nous arracher des délibérations qui nous déshonoreraient. Aujourd'hui, on veut nous faire prononcer un jugement sans que nous ayons eu le temps de méditer la défense. A cette proposition atroce qui vient d'être faite, je n'ai qu'une réponse à faire. Je demande le rapport du décret insensé, irréfléchi, qui a constitué la Convention en cour de justice pour juger Louis XVI. Ce décret, vous l'avez voté en une minute. Pourquoi ne le rapporteriez-vous pas ? vous avez bien rapporté, il y a quelques jours, un autre décret rendu après huit heures de délibération[18]. On a déjà écrit et imprimé trois volumes sur cette affaire ; à quoi se réduisent-ils ? à ces deux points : Louis sera-t-il jugé ou prendra-t-on à son égard une mesure de sûreté générale ? Si Louis doit être jugé, il faut que la loi soit appliquée à son égard comme à l'égard de tout autre prévenu. Il faut que toutes les formes salutaires, conservatrices qui protègent tous les citoyens sans exception, soient observées pour le ci-devant roi. Qu'on ne vienne donc plus nous parler de le faire juger par la Convention nationale, qu'on ne vienne plus nous dire : Il faut que Louis soit jugé par les conspirateurs qui se sont déclarés hautement à cette tribune les auteurs de l'illustre journée du 10 août...

Ce mot conspirateurs du 10 août, de Sèze avait pu le prononcer impunément une heure auparavant ; mais lorsque la Montagne l'entend répéter par Lanjuinais, elle éclate en imprécations formidables : A l'ordre, à l'Abbaye ! quel est le royaliste qui fait le procès à la journée du 10 août ? c'est un fauteur de guerre civile. Qu'il descende de la tribune, qu'il aille se justifier à la barre.

Lanjuinais est resté impassible, les bras croisés, attendant que ce torrent d'injures soit écoulé. Eh quoi ! ne savez-vous donc pas qu'il y a de saintes conspirations contre la tyrannie ? s'écrie-t-il ; j'en atteste Brutus dont j'aperçois ici l'image. Et du geste il désigne la statue de l'illustre Romain.

Tout en maintenant son assertion, Lanjuinais était ainsi parvenu à désarmer la fureur de ses adversaires. Il profite du silence qu'il a réussi à obtenir pour développer les arguments déjà présentés par de Sèze.

Non, dit-il, vous ne pouvez rester juges de l'homme désarmé, duquel plusieurs d'entre vous ont été les ennemis directs et personnels, puisqu'ils ont tramé l'invasion de son domicile et qu'ils s'en sont vantés ; vous ne pouvez pas rester accusateurs, jurés d'accusation, jurés de jugement, applicateurs de la loi ; car vous avez d'avance, tous ou presque tous, donné votre avis, et quelques-uns de vous avec une férocité scandaleuse. Quant à moi, je déclare, et plus d'un de mes collègues, je le sais, partage mon opinion, j'aime mieux mourir que condamner à mort, en violant toutes les formes, le tyran le plus abominable.

A cette déclaration, la fureur de la Montagne se rallume. Vous aimez donc mieux, crie-t-on à l'orateur, le salut du tyran que le salut du peuple ?

Eh bien, oui, reprend le courageux Breton, c'est dans l'intérêt du peuple, c'est au nom du salut public que je conjure la Convention de ne pas se déshonorer, de ne pas s'exposer à tout ce qu'entraînent les revirements de l'opinion publique, qui passe en un instant de la rage à la pitié et de la haine à l'amour. Je demande que l'Assemblée, rapportant ou interprétant le décret par lequel elle a décidé qu'elle jugerait Louis XVI, déclare qu'elle prononcera sur son sort, par mesure de sûreté générale.

Amar essaye de répondre à Lanjuinais en reprenant la thèse absolue et tranchante de Saint-Just et de ses amis ; il soutient qu'il serait ridicule de suivre dans ce procès les formes ordinaires. Il ne s'agit point ici d'audition de témoins, de procédures, de recherches, de juré d'accusation ou de juré de jugement ; il s'agit d'un fait notoire, public, consigné sur toutes les pages de l'histoire. Il n'y a pas d'individu qui ne les connaisse, il ne vous reste donc plus qu'à décider purement et simplement si les faits dont Louis est accusé sont vrais, et ensuite à appliquer la peine. Mais quel sera le jury de jugement ? Vous êtes tous partie intéressée, a-t-on dit ; mais ne nous dira-t-on pas aussi que le peuple français est partie intéressée, parce que c'est sur lui qu'ont porté les coups de la tyrannie ? où donc faudra-t-il en appeler ? aux planètes sans doute !

La droite demande l'ajournement de toute la discussion à trois jours pour que la défense de Louis XVI puisse être imprimée comme l'ont été toutes les pièces de l'accusation. Lorsque les tyrans égorgeaient les patriotes, s'écrie Duhem, ils n'ajournaient pas ; lorsque les Autrichiens bombardaient Lille au nom du ci-devant roi, ils ne désemparaient pas. — Que signifient ces déclamations ? répond Kersaint ; nous sommes ses juges et non ses bourreaux. — Il faut, dit Saint-Just, préalablement à toutes choses, répondre aux arguments des défenseurs de Louis Capet. — Le girondin Rouyer réclamant la parole pour une motion d'ordre : Il n'y en a plus qu'une seule, réplique Duhem, c'est de venger la nation. Basire demande ironiquement à Rouyer s'il est encore en correspondance avec le roi, et Duhem ajoute brutalement : Allez servir le tyran, nous voulons servir le peuple, nous ![19]

Le président déclare qu'il faut vider le débat et qu'il met l'ajournement aux voix. La majorité se lève pour l'adoption ; mais, avant qu'on ait le temps de faire la contre-épreuve, une cinquantaine de Montagnards se précipitent vers le bureau ; Duhem, Thuriot, Billaud-Varennes, Camille Desmoulins, Julien (de Toulouse) sont à leur tête ; ils entourent Defermon, le menacent du geste et de la voix. Sans écouter ses amis qui lui crient de se couvrir, le président reste impassible sous le feu croisé d'invectives dont l'accablent les énergumènes qui s'agitent autour de son fauteuil. Enfin les Montagnards se décident à, signer une demande d'appel nominal et à retourner à leur place.

Après cette scène tumultueuse, qui a duré un quart d'heure, le président veut justifier sa conduite, mais Julien l'interrompt violemment. Defermon fait observer au député de Toulouse qu'il n'a pas la parole. Eh ! bien, je la demande contre vous, s'écrie celui-ci. C'est un moyen facile de l'avoir, car je ne la refuserai jamais contre moi. — Julien profite de la magnanimité du président pour dénoncer à l'Assemblée la trame la plus odieuse, la perfidie la plus noire, une conspiration qui ne tend à rien moins qu'à dissoudre la République en attaquant la Convention jusque dans ses bases. Il adjure les amis imperturbables du peuple de combattre à outrance ces menées ténébreuses, et, se retournant vers ceux qui siègent avec lui sur les bancs supérieurs de l'extrême gauche, il s'écrie du ton le plus emphatique : J'habite les hauteurs qu'on désigne ironiquement sous le nom de la Montagne. Ce passage deviendra celui des Thermopyles.

Oui, oui, nous y mourrons ! crient en se levant Billaud-Varennes, Duhem, Tallien, Legendre et quelques autres. Les tribunes applaudissent avec enthousiasme. — Julien reprend : Là, les Spartiates sauront mourir s'il le faut ; mais en ce moment, ils sauront sauver la liberté. Les mêmes cris, les mêmes applaudissements répondent au nouvel appel du fougueux orateur. Julien entre alors dans le détail du complot qu'il a entrepris de dévoiler : La partialité révoltante, que le président vient de montrer en mettant si brusquement aux voix l'ajournement de la discussion, est le résultat scandaleux des entretiens qu'il a eus avec Malesherbes, l'un des défenseurs officieux de Louis le dernier. Il s'est montré indigne de notre confiance. Je demande donc que la sonnette soit arrachée à Defermon, et qu'il aille se cacher dans le coin de la salle le plus obscur ; c'est celui qui lui convient le mieux ; je demande que le plus ancien président prenne le fauteuil ; c'est là ma motion. Les dernières paroles de Julien sont accueillies par les murmures de l'Assemblée presque entière. Le président répond avec calme : Oui, Malesherbes est venu hier chez moi ; c'était pour me donner connaissance d'une lettre qu'il m'a demandé de faire lire à l'Assemblée. Je lui en ai fait la promesse. Oui, les trois défenseurs de Louis sont venus ce matin chez moi ; c'était pour me demander comment ils pourraient pénétrer dans l'intérieur de la salle. Je leur ai donné un billet d'entrée signé de moi. Maintenant l'Assemblée peut délibérer sur les propositions qui lui sont faites. Elle peut m'ôter la présidence ; je suis moins jaloux des honneurs que de mon honneur[20].

L'Assemblée, sans s'occuper davantage des vaines réclamations de Julien et du serment prêté par ses amis de mourir à leur poste, reprend la discussion interrompue. Adoptant la proposition de Couthon, qui, par extraordinaire, parle dans un sens assez modéré, elle décide, à l'unanimité, que la discussion est ouverte sur Louis Capet, et qu'elle sera continuée, toute affaire cessante, jusqu'au jugement définitif.

Lanjuinais fait observer que ces derniers mots préjugent la question, et demande qu'on leur substitue ceux-ci : Jusqu'à ce qu'il soit prononcé sur le sort de Louis. On lui oppose le décret formel qui porte que Louis Capet sera jugé. Couthon l'accuse de dénaturer sa motion et de tendre un piège à l'Assemblée.

Au moment où la discussion est déclarée close. Pétion veut faire une motion nouvelle. Chabot, Bentabole, Legendre, Julien, Duhem protestent contre le privilège que semble vouloir s'arroger l'ex-maire de Paris.

Président, s'écrie Billaud-Varennes, envoyez donc un huissier faire descendre Pétion de la tribune. Marat, quittant sa place avec précipitation, s'avance vers le bureau et apostrophe ainsi l'orateur : Parbleu ! vous n'introduirez pas ici un privilège. Qu'est ce que c'est que cela ? La discussion est fermée, et vous voulez parler ?

Le président. — Je vais consulter l'Assemblée. Marat. — Il n'y a point à la consulter. La discussion est fermée.

Plusieurs voix de la gauche. — A bas de la tribune, Pétion !

Marat, s'adressant à ses amis de la Montagne. — Ne voyez-vous pas que c'est la partialité en personne que ce président-là ? Il nous a déjà fait cinquante tours de charlatan aujourd'hui.

Cependant l'Assemblée décide à une très-grande majorité que Pétion aura la parole ; mais la gauche persiste à ne pas vouloir qu'il en use. Toutes les fois qu'il tente de commencer une phrase, il est salué par une bordée d'interpellations plus injurieuses les unes que les autres.

Duhem. — Nous ne voulons pas d'opium à la Pétion !

Legendre. — Nous n'avons pas besoin de ses leçons !

Ah ! ah ! le roi Jérôme Pétion ! répètent en chœur les amis de Robespierre.

A ces vociférations tumultueuses, à ces cris sauvages, la majorité avait jusqu'alors opposé le plus grand calme ; mais à ce moment la patience lui échappe.

C'en est trop ! il est temps que cela finisse ! s'écrient un grand nombre de voix ; par une impulsion spontanée, la Convention presque entière se lève ; Barbaroux, Rebecqui, Duperret et une centaine de députés se précipitent dans l'hémicycle et se dirigent vers les interrupteurs ; les plus animés semblent vouloir en venir aux mains.

Le président se couvre. Peu à peu chacun reprend sa place. Le silence rétabli, Defermon dit, avec le sang-froid et la dignité qui ne l'ont pas quitté un instant : Il est déplorable que de pareils désordres s'élèvent au sein de la Convention nationale. J'invite tous les membres à se respecter eux-mêmes et à ne pas avilir le caractère dont ils sont revêtus. Un décret formel a décidé que Pétion serait entendu ; Pétion, tu as la parole.

S'apercevant que son auditoire est horriblement fatigué, Pétion se contente d'avoir été reconnu encore une fois comme le directeur du débat. Il prononce quelques phrases banales sur les calomnies que la Montagne lance à tort et à travers contre tous ceux qui s'opposent à ses fureurs, sur l'horreur que doit inspirer la royauté, sur la maturité qui doit présider aux décisions de la représentation nationale. Il demande simplement qu'il soit bien compris que la rédaction du décret rendu sur la proposition de Couthon ne préjuge en rien les questions qui restent à résoudre.

L'Assemblée lui donne acte de ses réserves, et se sépare au milieu du plus violent tumulte.

 

VII

Cette séance du 26 décembre peut donner une idée de la manière dont la Convention savait conserver le calme et l'impassibilité, attributs essentiels des fonctions judiciaires qu'elle s'était conférées. Jamais pareil spectacle n'avait été donné au monde ; jamais on n'avait vu, jamais peut-être on ne verra une assemblée politique s'érigeant ainsi en cour de justice pour statuer sur une accusation capitale, violant toutes les formes protectrices du droit des accusés ; des juges s'injuriant les uns les autres, se menaçant du geste et de la voix, laissant les spectateurs se mêler aux débats, les pro-voguant parfois à exercer une pression véritable sur ceux de leurs collègues qui semblent enclins à la clémence[21], préjugeant, dès les premiers moments, la décision de la majorité, poussant des cris de mort contre l'accusé avant même que sa culpabilité ait été déclarée. Il nous est impossible de décrire un à un tous les incidents de ces séances orageuses, où le prétendu sanctuaire de la justice était transformé en arène de gladiateurs, comme le disait Barère lui-même, où Montagnards et Girondins, divisés sur toutes les questions de fond et de forme, se jetaient à la face les invectives les plus cruelles, les menaces les plus violentes.

Les deux partis ne s'accordaient que sur la volonté formelle de ne souffrir l'intervention d'aucune influence étrangère dans le débat qui s'agitait devant l'Assemblée, devant la France entière.

Aussi lorsque, le 28 décembre, Lebrun vient annoncer que le premier ministre du roi d'Espagne, le duc d'Alcudia, et son ambassadeur à Paris, le chevalier d'Ocaritz semblent offrir pour condition de la neutralité de cette puissance le droit de faire entendre, en faveur de Louis XVI[22], la voix d'un allié, d'un parent, on réclame de tous côtés l'ordre du jour.

Thuriot se précipite à la tribune et lance un véritable réquisitoire contre les rois en général, contre le monarque espagnol en particulier. Le roi d'Espagne n'a pas abandonné toutes ses prétentions à la couronne de France. Il se berce encore en secret de l'idée que ses descendants pourront un jour régner sur les Français. Aujourd'hui il nous menace, il fait dépendre sa neutralité du jugement de Louis XVI. Loin de nous, citoyens, tout ménagement, toute faiblesse. Montrons que nous sommes décidés à ne pas nous laisser imposer la loi, même au nom de toutes les puissances réunies. Calculez bien les mouvements des cours d'Espagne et d'Angleterre ; tout est en harmonie comme au temps où l'Assemblée législative reçut le message de Brunswick. On déclare aujourd'hui aux représentants de la nation que ce n'est pas à eux à exercer la souveraineté nationale, mais bien aux puissances liguées contre la France. Souffrirez-vous que les ministres des cours étrangères forment ici un congrès pour nous intimer la déclaration des brigands couronnés ? Je demande que toutes les pièces adressées par Lebrun soient renvoyées au Comité diplomatique ; je demande que, quels que soient les écrits envoyés par les puissances étrangères relativement au grand procès qui nous est soumis, aucun d'eux ne soit lu avant que l'on ait statué sur le sort de Louis Capet ; je demande enfin que le Conseil exécutif ne puisse traiter avec les têtes couronnées tant que la République française n'aura pas été solennellement reconnue.

On applaudit la harangue de Thuriot, on adopte ses propositions ; la Convention se montre résolue à faire une guerre sans trêve ni merci à tous les despotes de l'Europe.

Un ou deux ennemis de plus ou de moins semblent lui importer peu. Dût l'Espagne suivre l'exemple de l'Autriche et de la Prusse, l'Angleterre suivre celui de l'Espagne, elle n'hésite pas, elle assume sur elle la terrible responsabilité de la guerre universelle.

 

VIII

De peur de tomber dans des redites, passons rapidement sur les discours prononcés dans les séances des 27 et 28 décembre, aussi bien sur le réquisitoire de Saint-Just que sur celui de Barbaroux, qui s'attachent à réfuter le plaidoyer de de Sèze. Le montagnard et le girondin font entre eux assaut de violences et de haine contre le roi et la royauté. L'un procède par phrases saccadées et par aphorismes sibyllins, l'autre par périodes cadencées et par banalités humanitaires ; mais tous deux arrivent à la même conclusion : la mort. Négligeons les harangues de Lequinio, de Salles, de Buzot ; elles ne nous apprendraient rien de nouveau. Seulement donnons acte à Rabaud Saint-Étienne de ces paroles courageuses : Si les juges sont en même temps législateurs ; s'ils décident la loi, les formes, le temps ; s'ils accusent et s'ils condamnent, s'ils ont toute la puissance législative, exécutive et judiciaire, ce n'est pas en France, c'est à Constantinople, c'est à Lisbonne, c'est à Goa, qu'il faut aller chercher la liberté. Quant à moi, je vous l'avoue, je suis las de ma portion de despotisme, je suis fatigué, harcelé, bourrelé de la tyrannie que j'exerce pour ma part, et je soupire après le moment où vous aurez créé un tribunal national qui me fasse perdre les formes et la contenance d'un tyran. Arrivons au discours de Robespierre, l'expression la plus exacte et la plus complète des opinions de la Montagne dans ce grave débat.

Suivant son usage, l'implacable tribun commence par faire étalage de son exquise sensibilité :

Je partage, dit-il, avec le plus faible d'entre nous toutes les affections particulières qui peuvent l'intéresser au sort de l'accusé. Inexorable quand il s'agit de calculer d'une manière abstraite le degré de sévérité que la justice des lois doit déployer contre les ennemis de l'humanité, j'ai senti chanceler dans mon cœur la vertu républicaine en présence du coupable humilié devant la puissance souveraine. La haine des tyrans et l'amour de l'humanité ont une racine commune dans le cœur de l'homme juste, qui aime son pays ; mais la dernière preuve de dévouement que les représentants du peuple doivent à la patrie, c'est d'immoler les premiers mouvements de la sensibilité naturelle au salut d'un grand peuple et de l'humanité opprimée. La sensibilité qui sacrifie l'innocence au crime est une sensibilité cruelle ; la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. C'est à l'intérêt suprême du salut public que je vous rappelle. Quel est le motif qui vous force à vous occuper de Louis ? ce n'est pas le désir d'une vengeance indigne de la nation, c'est la nécessité de cimenter la liberté et la tranquillité publique par la punition d'un tyran. Tout mode de le juger, tout système de lenteur qui compromet la tranquillité publique, contrarie directement votre but, et il vaudrait mieux que vous eussiez absolument oublié le soin de le punir que de faire de son procès un élément de troubles et un commencement de guerre civile. Chaque instant de retard amène pour nous un nouveau danger, tous' les délais réveillent les aspirations coupables, encouragent l'audace des ennemis de la liberté ; ils nourrissent au sein de cette Assemblée la sombre défiance, les soupçons cruels. C'est la voix de la patrie alarmée qui vous presse de hâter la décision qui doit la rassurer.

Ayant ainsi écarté tous les motifs de retard, Robespierre demande aux fondateurs de la république s'ils peuvent douter du crime de Louis.

Non, répond-il, car vous douteriez de la légitimité et de la nécessité de l'insurrection, et c'est à la nation elle même que vous feriez le procès. Plus l'Assemblée se laissera engager dans un système dilatoire, plus elle perdra de son énergie et de sa sagesse, plus la volonté des représentants du peuple, égarée même à leur insu peut-être, s'éloignera de la volonté générale qui doit être leur suprême régulatrice. Au retour de Varennes, il n'y eut d'abord qu'une voix dans l'Assemblée constituante pour condamner Louis. Peu de temps après, toutes les idées avaient changé ; les sophismes et les intrigues avaient prévalu sur la liberté et la justice ; c'était un crime que de réclamer contre lui la sévérité des lois à la tribune de l'Assemblée nationale. Louis seul était sacré, les représentants du peuple qui l'accusaient n'étaient que des factieux, des désorganisateurs, qui pis est, des républicains ; le sang des meilleurs citoyens. le sang des femmes et des enfants coula pour lui sur l'autel de la patrie. Sachons mettre à profit l'expérience de nos devanciers.

La gloire de la Convention nationale consiste à déployer un grand caractère et à immoler les préjugés serviles aux grands principes de la raison, et de la philosophie. Je vois sa dignité s'éclipser à mesure que nous oublions cette énergie des maximes républicaines, pour nous égarer dans un dédale de chicanes inutiles et ridicules, et que nos orateurs, à cette tribune, font faire à la nation un nouveau cours de monarchie.

Votre rigueur sera la mesure aussi de l'audace ou de la souplesse des despotes étrangers avec vous, elle sera le gage de notre servitude ou de notre liberté. La victoire décidera si vous êtes des rebelles ou les bienfaiteurs de l'humanité ; et c'est la grandeur de votre caractère qui décidera de la victoire.

 

Robespierre déclare que, dans l'appel au peuple, il ne voit que le bouleversement inévitable de la République, le moyen de ramener la nation au despotisme par l'anarchie.

Cet appel est le cri de ralliement de tous les royalistes. Pourquoi ne viendraient-ils pas défendre leur chef, puisque la loi appellera elle-même tous les citoyens pour venir discuter cette grande question avec une entière liberté ? Or qui est plus disert, plus adroit, plus fécond en ressources que les intrigants, que les honnêtes gens, c'est-à-dire que les fripons de l'ancien et même du nouveau régime ? Si on voulait persuader au monde qu'un roi est un être au-dessus de l'humanité, si on voulait rendre incurable la maladie honteuse du royalisme, quel moyen plus ingénieux pourrait-on imaginer que de convoquer une nation de 25 millions d'âmes pour le juger ? Pas même pour le juger ; c'est, dit-on, seulement pour appliquer la peine qu'il peut avoir encourue... Mais si une partie de la cause de Louis est portée au souverain, qui peut lui contester le droit de revoir le procès, de revoir les mémoires, d'entendre la justification de l'accusé qui voudra demander grâce à la nation assemblée et dès lors plaider la cause tout entière ?

L'orateur montre les difficultés d'exécution d'une pareille mesure, les lenteurs qu'elle entraînerait, les dangers auxquels elle exposerait la nation ; puis il se jette dans de longues déclamations et termine, comme toujours, par une dénonciation en règle contre ses adversaires qui ne veulent pas que Louis tombe sous le glaive de la loi, parce qu'ils désirent qu'il soit immolé dans un mouvement populaire.

Ce mouvement, s'écrie l'astucieux tribun, ils ne négligeront rien pour le provoquer, afin d'en faire ensuite un crime au peuple de Paris, de solliciter contre lui les citoyens des autres parties de la France et d'en éloigner la Convention, qui, en partant, lui laisserait pour adieux la misère, la guerre et la perte de la République. Déjà, pour éterniser la discorde, pour se rendre les maîtres des délibérations, on a imaginé de distinguer l'Assemblée en majorité et en minorité... La vertu fut toujours eu minorité sur la terre...

 

En entendant sa propre glorification, la Montagne éclate en applaudissements enthousiastes. Cependant du sommet de l'extrême gauche part cette exclamation discordante : Tout cela n'est que du charlatanisme ! C'est Marat, qu'importune le succès de son rival en démagogie. Mais personne ne relève le sarcasme de l'ami du peuple, et Robespierre continue la lecture de son manuscrit[23].

Oui, reprend-il, la vertu fut toujours en minorité sur la terre, sans cela la terre serait-elle peuplée de tyrans et d'esclaves ? Hampden et Sidney étaient de la minorité, ils expirèrent sur un échafaud[24] ! Les Critias, les Anitus, les César, les Clodius étaient de la majorité ; mais Socrate était de la minorité, car il avala la ciguë. Caton était de la minorité, car il déchira ses entrailles... Je connais ici beaucoup d'hommes qui serviraient, s'il le faut, la liberté à. la manière de Sidney et de Hampden, et n'y en eût-il que cinquante, forts des armes de la justice et de la, raison, tôt ou tard vous les verrez triompher.

Cette seule pensée doit faire frémir un petit nombre d'intrigants qui croient tyranniser la majorité. En attendant cette époque, je demande au moins la priorité pour le tyran.

Je demande que la Convention nationale déclare Louis Capet coupable et digne de mort.

 

IX

Les orateurs entendus après Robespierre se montrent bien plus humains. Guiter (des Pyrénées-Orientales), propose de décréter que Louis, sa femme et ses infants seront bannis à perpétuité du territoire de la République. Morisson va jusqu'à demander qu'il soit alloué au monarque déchu et proscrit une pension de 500.000 francs de rentes. Fockedey (du Nord) s'élève à la fois et contre la toute-puissance que veut s'arroger la Convention en se déclarant compétente pour juger Louis, et contre les idées de république universelle préconisées par Thuriot.

Quels sont donc ces peuples, s'écrie-t-il, pour lesquels nous prodiguons nos trésors et notre sang ? A Francfort, à Bruxelles, le sang de nos frères a coulé sous le fer des assassins. Le peuple nous a envoyés ici pour assurer sa liberté et non celle des autres peuples. Si la vie accordée à un seul homme peut diminuer le nombre de nos ennemis, si son bannissement peut épargner le sang de plusieurs milliers de citoyens, pouvez-vous balancer ?

Les démagogues comprennent qu'il faut répondre par une éclatante manifestation aux généreuses paroles prononcées par Guiter, Morisson et Fockedey. Le dimanche suivant (30 décembre), ils jouent la scène qu'ils avaient projetée pour la séance où de Sèze avait présenté la défense de Louis XVI ; ils traînent à la barre de la Convention des femmes et des enfants en deuil, des individus qui marchent avec des béquilles ou qui sont couchés sur des civières : Vous voyez devant vous[25], dit l'orateur de la bande, des veuves, des orphelins, des patriotes mutilés qui viennent vous demander vengeance. Ce sont les victimes échappées à la mort à laquelle Louis le tyran les avait vouées. Les larmes de ces veuves, le cri de ces orphelins, les gémissements de ces hommes mutilés, les mines de plusieurs milliers d'hommes immolés vous disent que la clémence est un crime quand elle compromet le salut du peuple[26] ; il faut que Louis meure...

L'Assemblée ne se laisse guère émouvoir par cette exhibition des martyrs du 10 août ; et, dès le lendemain, elle se repose des scènes tumultueuses qui ont marqué ses séances précédentes en entendant le grand orateur de la Gironde. Dans la première partie de son discours, Vergniaud examine quels sont les principes sur lesquels est basée la souveraineté nationale et cherche à démontrer que l'Assemblée ne peut prononcer une peine irrévocable contre Louis sans la soumettre à la sanction du peuple. Dans la seconde partie, il laisse déborder son iule tout entière ; par une admirable intuition de l'avenir, il déroule aux yeux de ses concitoyens le tableau des misères que doivent forcément engendrer l'anarchie, la guerre universelle et le mépris de toutes les règles de la justice et de l'humanité. Il fait entendre des accents de clémence que devait démentir, hélas ! le vote fatal que, dix-huit jours après. il laissa tomber de ses lèvres.

Qu'est-ce, se demande Vergniaud, que la souveraineté du peuple dont on parle sans cesse ? C'est le pouvoir de faire tous les actes qui intéressent l'ordre social. Le peuple exerce ce pouvoir par lui-même ou par ses représentants. Pourquoi, dans ce dernier cas, les décisions des représentants du peuple doivent-elles être exécutées comme des lois ? parce qu'elles sont présumées être l'expression de la volonté générale ; de cette présomption seule dérive leur force. Tout acte émané de la représentation nationale est un acte de tyrannie, une usurpation de la souveraineté nationale, s'il n'est pas soumis à la ratification formelle ou à la ratification tacite du peuple. La conduite de l'Assemblée a été conforme à ces principes ; seulement on a distingué entre l'acte constitutionnel et les actes réglementaires. L'acte constitutionnel étant la base de l'organisation sociale, le pacte qui unit les citoyens entre eux, on a pensé avec raison qu'il devait être soumis à l'acceptation de tous les citoyens. Mais comme les actes réglementaires se multiplient à l'infini suivant les circonstances, comme il n'est pas possible de faire exercer tous les jours au peuple son droit de souveraineté, ils sont exécutés provisoirement, sauf la ratification tacite du peuple ; car le peuple conserve le pouvoir de réclamer contre tout acte qui serait contraire à son vœu. Le jugement qui prononce sur le sort de Louis XVI est évidemment un acte de souveraineté nationale. Peut-il être exécuté sans la ratification formelle du peuple ? peut-on, dans cette circonstance, se contenter de la ratification tacite ? Mais le silence ne peut être regardé comme une approbation que lorsque celui qui se tait, a la faculté de se faire entendre avec quelque fruit. Si le jugement est exécuté, le peuple n'aurait à présenter que des réclamations stériles ; son vœu serait illusoire, ses droits impudemment outragés.

On a voulu vous assimiler à des juges ordinaires ; on vous a dit que des juges ne soumettaient pas leurs actes à la ratification du peuple. Mais quelle parité y a-t-il entre eux et vous ? les juges ne sont que les organes d'une volonté générale déjà exprimée par la loi, ils ne font qu'appliquer cette loi ; vous êtes tout à la fois mandataires et représentants du peuple. Vous avez réuni sur votre tête, les fonctions de jury d'accusation, de jury de jugement, de législateur pour déterminer la forme du jugement, et de juge pour appliquer la peine. Cette cumulation de pouvoirs est-elle légitime ? je le veux bien, car les pouvoirs que vous avez reçus du peuple sont sans bornes ; mais elle est une telle monstruosité dans l'ordre politique que, si jamais elle se reproduisait — et avec la maxime que vos pouvoirs sont sans bornes qui empêchera qu'elle ne se reproduise ? — elle nous conduirait à la tyrannie avec une rapidité si effrayante qu'aucun acte de votre session n'aurait plus que celui-là besoin de la sanction du peuple.

Lorsque Louis accepta la Constitution, la nation lui dit : Tes ministres répondent de tes actions ; toi, tu seras inviolable. Je n'entends pas dégrader ma raison en me rendant l'apologiste du dogme absurde de l'inviolabilité, car ce dogme n'irait à rien moins qu'innocenter tous les crimes des rois. Mais, si Louis ne peut se prévaloir de l'inviolabilité qui lui a été promise contre le peuple qu'il a trahi, il n'est pas moins certain que le peuple peut seul punir Louis, sans avoir égard à l'inviolabilité dont lui-même l'avait investi. Car ce ne fut pas seulement l'Assemblée des représentants du peuple qui promit l'inviolabilité à Louis, ce fut le peuple lui-même par le serment individuel que prêtèrent tous les citoyens (le maintenir la Constitution. Aujourd'hui vous pouvez déclarer comme un principe d'éternelle vérité que la promesse d'inviolabilité faite à Louis par le peuple ne fut point obligatoire pour le peuple ; mais au peuple seul il appartient de déclarer qu'il ne veut pas tenir sa promesse. Vous pouvez déclarer comme un principe d'éternelle vérité que le peuple ne peut jamais renoncer valablement au droit de punir un oppresseur ; mais il appartient au peuple de déclarer qu'il veut user du droit terrible auquel il avait renoncé ; autrement vous usurpez la souveraineté, vous vous rendez coupables d'un des crimes dont vous voulez punir Louis.

On a parlé des difficultés qu'il y aurait à consulter les assemblées primaires sur la question que nous proposons de leur faire décider en dernier ressort ; mais quoi de plus simple que de faire voter les assemblées au scrutin, par oui ou par non, sur la confirmation de la peine prononcée par la Convention ?

On a parlé de discordes, d'intrigues, de guerre civile. Des discordes ! on a donc pensé que les agitateurs exerçaient dans les départements le même empire qu'une honteuse faiblesse les a laissés usurper à Paris. Ces hommes pervers se sont bien répandus sur la surface de la République ; mais partout ils ont été repoussés avec mépris, partout on a donné le plus insigne témoignage de respect pour la loi, en ménageant le sang impur qui coule dans leurs veines. Des intrigues ! Eh quoi ! suivant certains orateurs, la majorité de la nation serait composée d'intrigants ! Ils calomnient le peuple que, dans d'autres circonstances, ils flagornent avec tant de bassesse ; à les entendre il n'y aurait dans toute la République de vraiment purs, de vraiment vertueux, de vraiment dévoués au peuple, à la liberté, qu'eux-mêmes et peut-être une centaine de leurs amis qu'ils auront la générosité d'associer à leur gloire. Ainsi, pour qu'ils puissent fonder un gouvernement digne des principes qu'ils professent, il faut transformer la France en un vaste désert et l'abandonner dès à présent aux conceptions sublimes de leur politique meurtrière.

La guerre civile ! mais n'avez vous pas décrété, et en cela vous avez fait votre devoir, n'avez-vous pas décrété que le décret qui abolit la royauté et établit une constitution républicaine, serait soumis à la sanction du peuple ? Vous n'avez pas craint ces intrigues, ces discordes, cette guerre civile pour ce décret ; pourquoi tant de sécurité dans un cas et tant de crainte dans un autre ? soyez conséquents dans vos frayeurs ou renoncez à nous persuader de leur sincérité.

On a senti combien il serait facile de dissiper tous ces fantômes, dont on a voulu vous effrayer ; pour atténuer d'avance la force des réponses que l'on prévoyait, on a eu recours au plus lâche, au plus vil des moyens, à la calomnie. On a représenté ceux qui ont adopté l'opinion de Salles comme des conspirateurs contre la liberté. des amis de la royauté !...

On nous accuse ! ah ! si nous avions l'insolent orgueil ou l'hypocrite ambition de nos accusateurs ; si, comme eux, nous aimions à nous targuer du peu de bien que nous avons fait, nous dirions avec quel courage nous avons constamment lutté contre la tyrannie des rois, et contre la tyrannie plus dangereuse encore des brigands, qui, dans le mois de septembre, voulurent fonder leur puissance sur les débris du trône. Nous dirions que nous avons concouru, au moins par notre suffrage, au décret qui a fait disparaître la distinction aristocratique entre les citoyens actifs et inactifs, et appelé également tous les membres du corps social à l'exercice de la souveraineté. Nous dirions surtout que, le 4.0 août, nous n'avons quitté ce fauteuil que pour venir à cette tribune proposer le décret de suspension de Louis, tandis que tous ces vaillants Brutus, si prêts à égorger les tyrans désarmés, ensevelissaient leurs frayeurs dans des souterrains et attendaient l'effet du combat que la liberté livrait au despotisme...

La guerre civile ! ceux qui la veulent, ce sont ceux qui font un précepte de l'assassinat, qui appellent les poignards contre les représentants de la nation et l'insurrection contre les lois ; qui demandent la dissolution du gouvernement, l'anéantissement de la Convention. N'est-ce pas, en effet, proposer l'anéantissement de la Convention, la dissolution du gouvernement que de prétendre que c'est à la minorité à se rendre juge des erreurs de la majorité, à légitimer les insurrections contre le vœu de la majorité ; que c'est aux Catilina à régner dans le Sénat, que la volonté particulière doit être substituée à la volonté générale et la tyrannie à la liberté ? Oui, ils veulent la guerre civile, les hommes qui enseignent ces maximes subversives de tout ordre social, à cette tribune, dans les assemblées populaires, dans les places publiques ; ils veulent la guerre civile, les hommes qui accusent la raison d'un feuillantisme perfide, la justice d'une déshonorante pusillanimité, la sainte humanité de conspiration ; ceux qui proclament traître tout homme qui n'est pas à la hauteur du brigandage et de l'assassinat ; ceux enfin qui pervertissent toutes les idées de morale, et, par des discours artificieux, des flagorneries hypocrites, ne cessent de pousser le peuple aux excès les plus déplorables.

Mais, dit-on, par l'appel au peuple, vous ne jugez pas Louis comme un homme ordinaire, vous ne le traitez pas comme un autre homme et, en agissant ainsi, vous violez les principes de l'égalité. Mais, de votre propre aveu, si Louis était un homme ordinaire, faudrait-il une convention nationale pour prononcer sur son sort ? A-t-on respecté les principes de l'égalité quand on l'a éloigné des tribunaux où sont jugés tous les citoyens et qu'on a tenté de vous induire à le juger vous-mêmes. sans observer aucune forme ?...

Louis n'est pas un accusé ordinaire, on le sait bien. On ne cesse de crier que son existence sera le germe d'une fermentation continuelle. Pourquoi ne pas examiner si sa mort ne causera pas de plus grands désordres ? J'aime trop la gloire de mon pays pour proposer à la Convention de se laisser influencer dans une occasion aussi solennelle par la considération de ce que feront ou ne feront pas les puissances étrangères. Mais on nous répète à chaque instant que nous devons agir comme pouvoir politique ; examinons donc la question sous le point de vue politique.

Si l'Angleterre ne rompt pas la neutralité, si l'Espagne nous promet de la respecter, n'est-ce pas par crainte de hâter la perte de Louis en accédant à la ligue formée contre la France ?

Vous vaincrez ces nouveaux ennemis, je le crois ; le courage de nos soldats et la justice de notre cause m'en sont garants. Cependant résistons un peu à l'ivresse de nos premiers succès ; ce sera un accroissement considérable à nos dépenses, ce sera un nouveau recrutement à faire pour nos armées, ce sera une armée navale à créer ; ce sera de nouveaux risques pour notre commerce, qui déjà a tant souffert par le désastre des colonies ; ce sera de nouveaux dangers pour nos soldats qui, pendant que vous disposez ici tranquillement de leurs destinées, affrontent les injures de l'air, les rigueurs de la saison, les fatigues, les maladies et la mort.

Et, si la guerre, par un prolongement funeste, conduit nos finances à un épuisement auquel on ne peut songer sans frémir, si elle vous force à de nouvelles émissions d'assignats qui feront croître dans une proportion effrayante les denrées de première nécessité ; si elle augmente la misère publique par des atteintes nouvelles portées à notre commerce, si elle fait couler des flots de sang sur le continent et sur les mers, quels grands services vos calculs politiques auront-ils rendus à l'humanité ? Quelle reconnaissance vous devra la patrie pour avoir fait, en son nom et au mépris de sa souveraineté méconnue, un acte de vengeance devenu la cause ou seulement le prétexte d'événements si calamiteux ? Oserez-vous lui vanter vos victoires ? Je ne parle pas de défaites et de revers ; j'éloigne de ma pensée tous présages sinistres ; mais, par le cours naturel des événements, même les plus prospères, elle sera entraînée à des efforts qui l'épuiseront insensiblement. Sa population s'affaiblira par le nombre prodigieux d'hommes que la guerre dévore. L'agriculture manquera bientôt de bras. Vos trésors écoulés appelleront de nouveaux impôts. Le corps social, fatigué des assauts qui lui seront livrés au dehors, des secousses convulsives que lui imprimeront les factions intérieures, tombera dans une langueur mortelle. Craignez que, au milieu de ses triomphes, la France ne ressemble à ces monuments fameux qui, dans l'Égypte, ont vaincu le temps. L'étranger qui passe s'étonne de leur grandeur ; s'il veut y pénétrer, qu'y trouve-t-il ? des cendres inanimées et le silence des tombeaux.

N'avez-vous pas entendu dans cette enceinte et ailleurs des hommes crier avec fureur : Si le pain est cher, la cause en est au Temple ; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est au Temple ; si nous avons à souffrir chaque jour du spectacle de l'indigence, la cause en est au Temple ! Ceux qui tiennent ce langage n'ignorent pas cependant que la cherté du pain, le défaut de circulation dans les subsistances, la mauvaise administration dans les armées et l'indigence, dont le spectacle nous afflige, tiennent à d'autres causes que celles du Temple. Quels sont donc leurs projets ? Qui garantira que ces hommes, qui proclament partout qu'une nouvelle révolution est nécessaire, qui font déclarer telle ou telle section en état d'insurrection permanente ; qui disent, à la Commune, que, lorsque la Convention a succédé à Louis, on n'a fait que changer de tyrans, qu'il faut une autre journée du 10 août ; que ces mêmes hommes qui publient, dans les assemblées de section et dans leurs écrits. qu'il faut nommer un défenseur à la République, qu'il n'y a qu'un chef qui puisse la sauver ; qui me garantira, dis-je, que ces mêmes hommes ne crieront pas, après la mort de Louis, avec la même violence : Si le pain est cher, la cause en est dans la Convention ; si le numéraire est rare, si nos armées sont mal approvisionnées, la cause en est dans la Convention ; si la machine du gouvernement se traîne avec peine, la cause en est dans la Convention chargée de la diriger ; si les calamités de la guerre se sont accrues par la déclaration de l'Angleterre et de l'Espagne, la cause en est dans la Convention qui a provoqué ces déclarations par la condamnation précipitée de Louis ?

Qui me garantira qu'à ces cris séditieux de la turbulence anarchique, ne viendront pas se rallier l'aristocratie avide de vengeance, la misère avide de changement et jusqu'à la pitié que des préjugés invétérés auront excitée sur le sort de Louis ? Qui me garantira que, dans cette nouvelle tempête, où l'on verra ressortir de leurs repaires les tueurs du 2 septembre, on ne vous présentera pas, tout couvert de sang et comme un libérateur, ce défenseur, ce chef que l'on dit être si nécessaire ? Un chef ! ah ! si telle était leur audace, il ne paraitrait que pour être à l'instant percé de mille coups. Mais à quelles horreurs ne serait pas livré Paris ? Paris, dont la postérité admirera le courage héroïque contre les rois et ne concevra jamais l'ignominieux asservissement à une poignée de brigands, rebut de l'espèce humaine, qui s'agitent dans son sein et le déchirent en tous sens par les mouvements convulsifs de leur ambition et de leur fureur ! Qui pourrait habiter une cité où régneraient la désolation et la mort ? Et vous, citoyens industrieux, dont le travail fait la richesse et pour qui les moyens de travail seraient détruits ; vous qui avez fait de si grands sacrifices à la Révolution et à qui l'on enlèverait les derniers moyens d'existence ; vous dont les vertus, le patriotisme ardent et la bonne foi ont rendu la séduction si facile, que deviendriez-vous ? quelles seraient vos ressources ? quelles mains essuieraient vos larmes et porteraient des secours à vos familles désespérées ?

Iriez-vous trouver ces faux amis, ces perfides flatteurs qui vous auraient précipités dans l'abîme ? Ah ! fuyez-les plutôt, redoutez leur réponse ; je vais vous l'apprendre. Vous leur demanderiez du pain ; ils vous diraient : Allez dans les carrières disputer à la terre quelques lambeaux sanglants des victimes que nous avons égorgées ; ou, voulez-vous du sang ? prenez, en voici. Du sang et des cadavres, nous n'avons pas d'autre nourriture à vous offrir... Vous frémissez, citoyens ; ô ma patrie ! je demande acte, à mon tour, des efforts que je fais pour te sauver de cette crise déplorable.

Mais non, ils ne luiront jamais sur nous ces jours de deuil. Ils sont lâches, les assassins ; ils sont lâches, ces petits Marius nourris de la fange du marais où ce tyran, célèbre au moins par de grandes qualités, fut réduit à se cacher un jour. Ils savent que, s'ils osaient tenter l'exécution de quelques-uns de leurs complots contre la sûreté de la Convention, Paris lui-même sortirait de sa torpeur, que tous les départements se réuniraient à lui pour les écraser de leurs vengeances et leur faire expier, par le plus juste des supplices, les forfaits dont ils n'ont que trop souillé la plus mémorable des révolutions !

Ils le savent, et leur lâcheté sauvera la République de leur rage. Je suis sûr que, quelque soit le succès de leurs efforts, la liberté ne périra pas ; je suis sûr que. souillée de sang, elle trouverait un asile dans les départements. Mais enfin la ruine de Paris, sa scission avec les départements, le gouvernement fédératif qu'elle amènerait, tous ces désordres, aussi possibles et plus probables peut-être que les guerres civiles dont on nous a menacés, ne sont-ils pas d'une assez haute considération pour mériter d'être mis dans la balance où vous pesez la vie de Louis ?

Je me résume, citoyens. Tout acte émané des représentants du peuple est un acte de tyrannie attentatoire à la souveraineté du peuple s'il n'est pas soumis à sa ratification formelle ou tacite.

Le peuple avait promis l'inviolabilité à Louis. Lui seul a le droit de l'en dépouiller. Des considérations puissantes vous prescrivent de vous conformer aux principes. Si vous y êtes fidèles, vous n'encourrez aucun reproche. Si le peuple veut la mort de Louis, il l'ordonnera. Si, au contraire, vous vous écartez de votre devoir, quelle effrayante responsabilité cette déviation ne fera-t-elle pas peser sur vos têtes ! Je n'ai plus rien à dire[27].

 

X

Pendant deux heures, Vergniaud avait tenu l'Assemblée haletante sous le feu de son ardente parole ; il avait tour à tour excité les applaudissements de l'enthousiasme en exaltant le patriotisme de ses auditeurs. et les frémissements de l'indignation en leur prédisant les horreurs qui suivraient le triomphe de l'anarchie.

Aussi, ce jour-là et les jours suivants, la Convention ne prête-t-elle qu'une très - faible attention aux divers orateurs qui se succèdent à la tribune. Dubois-Crancé. Jean Bon Saint-André, Moreau (de la Marne), Guillemard, parlent contre l'appel au peuple. Ils sont soutenus par un journaliste girondin, Carra, qui, se séparant de ses amis, montre, une fois de plus, combien il y a peu de cohésion dans ce parti auquel on attribue l'ambition d'imposer à l'Assemblée une direction exclusive.

Brissot et Gensonné, au contraire, appuient Vergniaud par des considérations nouvelles tirées de leur position particulière.

Brissot, en qualité de président du Comité diplomatique, examine le résultat que peut avoir l'exécution de Louis XVI au point de vue des relations extérieures :

Dans nos débats, dit- il, nous ne voyons pas assez l'Europe, nous voyons trop ce qui nous entoure. Savez-vous pourquoi Pitt nous a aliéné la nation anglaise pourquoi ses adversaires de l'opposition, qui avaient montré quelque grandeur en défendant nos principes, sont tombés dans la stupéfaction ? c'est que l'on nous a peints à tous les yeux comme des cannibales ; c'est que l'on a accusé le peuple de Paris tout entier des massacres de septembre, tandis qu'ils n'étaient l'ouvrage que de quelques brigands ; c'est que l'on a prêté à la nation les atrocités de quelques individus ; c'est que l'on a abusé des paroles des faim amis de ce peuple qui lui faisaient honneur de ces assassinats ; c'est que l'on s'est prévalu de notre silence plus qu'imprudent sur les coupables et qu'on l'a travesti en complicité. A entendre le ministre anglais. il semble que chacun de nous envie de porter à Louis le dernier coup et se dispute la dernière goutte de son sang.

Voilà les images avec lesquelles on a facilement égaré un peuple qui aime la liberté, mais qui ne la conçoit pas sans le respect pour la loi, sans moralité, sans humanité. Voilà comment un peuple, qui non-seulement nous avait assuré de sa neutralité, mais qui semblait désireux de former une alliance avec nous, a passé tout à coup de l'amitié à la haine, et de la neutralité paisible au fracas des préparatifs guerriers. La comédie machiavélique jouée par Pitt a été répétée par presque toutes les puissances de l'Europe. Je l'ai dit et je ne cesserai de le répéter : la guerre actuelle est un combat à mort entre la liberté française et la tyrannie universelle. Les tyrans le savent. Ils savent aussi qu'ils ne peuvent nous vaincre qu'en mettant leurs peuples de moitié dans leurs complots contre nous. Et quel en est le moyen ? c'est de dépopulariser notre Révolution dans leur esprit, c'est de les aigrir, de les irriter contre nous. Toutes les puissances veulent la mort de Louis ; elles la veulent parce que, pour réussir à diviser la France, il leur faut nous faire haïr ; parce que Louis XVI, méprisé de tous les partis, n'en peut plus former un, tandis que Louis XVII, jeune encore, pourrait devenir un point de ralliement pour les mécontents. Elles veulent sa mort parce qu'elle leur semble un sûr garant de la restauration de la royauté, comme la mort de Charles Ier l'a été pour l'Angleterre. Le renvoi du jugement de Louis aux assemblées primaires déjouera la comédie de l'intervention et les calculs des rois. Il délivrera la Convention des accusations soit de corruption si elle est indulgente, soit de cruauté si elle est sévère. C'est un hommage rendu à la souveraineté du peuple. Six millions d'hommes sont nécessairement impassibles, impartiaux, au-dessus de toute influence. Une nation qui prononce sur le sort d'un individu ne peut être que juste, ne peut être que grande. Son jugement, quel qu'il soit, doit écraser, tous les partis, anéantir toutes les calomnies. Il en imposera aux nations étrangères.

Gensonné était l'un des principaux membres du Comité de constitution ; aussi commence-t-il par traiter la question au point de vue des principes qui, suivant lui et suivant ses amis, doivent présider à l'établissement de la République :

Le peuple ne confie à ses représentants que les pouvoirs qu'il ne peut exercer par lui-même ; il doit conserver le droit imprescriptible de consacrer ou d'approuver les résolutions que ses représentants prennent en son nom. Sans cela, il n'aurait pas délégué l'exercice de sa souveraineté ; il l'aurait aliéné. Toutes les lois générales, toutes les mesures importantes doivent être sanctionnées par le peuple. Non pas qu'il faille qu'il délibère sur tout ; il suffit que, pouvant le faire, il ne censure pas, pour que son approbation soit présumée. L'esclavage des nations, les succès des usurpateurs n'ont d'autres causes que la facilité avec laquelle un peuple consent à se dessaisir de la souveraineté.

 

Ces principes posés, Gensonné tourne toute son argumentation contre ses adversaires politiques. Il est temps, s'écrie-t-il, de mettre le peuple à même de distinguer ses vrais amis des sycophantes qui le trompent et des charlatans qui ne flattent ses passions que pour usurper ses droits. Prenant à partie Robespierre, il discute ses arguments, réfute ses calomnies, et, faisant allusion à la péroraison du héros de la démagogie, offrant sa poitrine aux poignards des ennemis de la liberté, il dit avec une ironie amère : Tranquillisez-vous, Robespierre, vous ne serez pas égorgé, et je crois même que vous ne ferez égorger personne ; la bonhomie avec laquelle vous reproduisez sans cesse votre douloureuse invocation à la vengeance me fait craindre seulement que ce ne soit là le plus cuisant de vos regrets.

Une fois entré dans la voie dangereuse des personnalités, l'orateur déverse à flots le ridicule sur ses adversaires et démontre, une fois de plus, ce qui désormais devient évident aux yeux de tous, c'est que la discussion, qui parait uniquement porter sur le sort de Louis, n'est à vrai dire que la première passe du combat à mort qui va s'engager entre la Gironde et la Montagne. Gensonné promène alternativement ses sarcasmes sur les démagogues de haut et bas étage, aussi bien sur Marat, qui se proclame l'ami du peuple, que sur Robespierre, qui s'en déclare le défenseur incorruptible ; sur cette nuée de commissaires du pouvoir exécutif qui parcourent les départements et se mettent à la suite des armées, aussi bien que sur cette foule d'hommes à cheveux lisses et à brusqueries prétendues républicaines qui encombrent les bureaux de la guerre, et dont l'impéritie et les déprédations coûteront à la nation le double de ce que coûtera la guerre ; sur ces députés de la Montagne qui n'ont sans doute choisi cette dénomination que pour rappeler ce tyran célèbre dans l'histoire par le dévouement fanatique de la horde d'assassins chargés d'exécuter ses ordres sanguinaires ; enfin sur les charlatans de patriotisme et les faux adorateurs de la liberté, dont le culte a, comme les autres cultes, ses hypocrites, ses cafards et ses cagots. Tous ces braillards qui importunent la Convention de leurs insupportables clameurs, prétendent, ajoute-t-il, avoir sauvé la chose publique ; si cela est, ils n'ont agi que par instinct, comme l'avaient fait avant eux les oies du Capitole ; mais, certes, le peuple romain, par reconnaissance pour cette espèce de libérateurs, n'en fit pas des dictateurs et des consuls, et ne les rendit pas les arbitres suprêmes de ses destinées.

 

XI

Le discours de Vergniaud avait atterré les démagogues ; celui de Gensonné les exaspéra. Jamais ils n'avaient été aussi courageusement mis à nu, aussi violemment flagellés, aussi spirituellement livrés à la risée publique. Ils résolurent de se venger à tout prix ; seulement, suivant une tactique qui leur était assez habituelle, ils poussèrent en avant un député qui n'appartenait pas à leur faction et qui devint, sans trop se rendre compte du rôle qu'on lui faisait jouer, l'instrument de leur rancune et l'interprète de leur ressentiment.

Gasparin, ancien officier d'infanterie et député des Bouches-du-Rhône à la Législative et à la Convention, était depuis longtemps brouillé, à raison de certains dissentiments locaux, avec Barbaroux, et, par suite, avec les amis de celui-ci. Il avait reçu, six mois auparavant, les confidences d'un ancien peintre du roi nommé Boze, et les avait rapportées à quelques-uns de ses collègues, notamment à Carnot et à Lacombe Saint-Michel. Ces confidences étaient relatives à une lettre demandée à Gensonné peu de temps avant le 10 août, destinée à être mise sous les yeux de Louis XVI par l'intermédiaire de Thierry de Ville-d'Avray, l'un des valets de chambre du roi[28]. Gasparin .fut circonvenu par les séides de Robespierre ; on lui représenta qu'il était de son devoir le plus strict de révéler les faits qu'il connaissait à la charge de celui qui s'était érigé en censeur acrimonieux d'une partie de la Convention.

Dès le lendemain du jour où Gensonné avait prononcé sa philippique, Gasparin demande à révéler un fait important, et déclare qu'il engage sa responsabilité par une dénonciation signée.

Je logeais, dit-il, au mois de juillet dernier, chez le peintre Boze. Il me parla d'un mémoire que Vergniaud, Guadet, Brissot et Gensonné lui avaient remis pour être transmis à Thierry, et par celui-ci au roi ; ce mémoire contenait plusieurs demandes auxquelles Louis XVI crut ne pas devoir faire droit. Ce mémoire aurait dû se retrouver avec les papiers saisis dans l'armoire de fer. Il n'y était pas. Je demande que Boze soit immédiatement mandé à la barre et que les scellés soient apposés sur ses papiers.

 

Ce coup de théâtre, habilement préparé, jette l'Assemblée dans une extrême agitation.

Ducos appuie la proposition de Gasparin, car, s'il est l'ami des hommes que l'on vient de dénoncer, il est encore plus l'ami de la chose publique, et il veut savoir si, oui ou non, les hommes qui, depuis quatre ans, sont en possession de son respect et de son estime en sont toujours dignes. Lanjuinais demande, avec sa franchise toute bretonne, que Gasparin soit mis en arrestation pour avoir pendant cinq mois trahi la patrie en gardant pour lui un secret si précieux. Marat et Robespierre jeune répondent par des récriminations contre Roland qui, prétendent-ils, a été saisir lui-même des papiers importants chez Thierry, à la campagne. Guadet réclame la parole ; le montagnard Tuffeau soutient que les députés accusés ne doivent pas être entendus avant l'interrogatoire de Boze.

Prétendez-vous, lui répond Guadet, me mettre au secret ?

Qu'on les envoie à l'Abbaye, ajoute ironiquement Boyer-Fonfrède, et qu'on leur donne les juges du 2 septembre !

Guadet obtient enfin la parole.

J'admire, dit-il, avec quelle lenteur s'est réveillé dans l'âme de Gasparin l'amour de la patrie et de la liberté. J'admire comment, dépositaire d'un complot qui, à l'en croire, compromettrait la chose publique, il a attendu, non pas qu'il eût des preuves, il n'en a point, mais que la vigoureuse opinion de Gensonné l'eût averti qu'il fallait lui opposer, sinon des raisons, du moins des calomnies ; comment le besoin de calomnier a pu faire oublier à Gasparin la conduite que Gensonné et ses amis ont tenue à la commission des Vingt-et-Un, au 10 août ; comment, enfin, notre dénonciateur a tout vu, tout lu, tout connu, excepté la pièce qui est la base de sa bruyante accusation.

Eh bien, oui, à l'approche du 10 août, Boze, qui était un patriote pur et éprouvé, s'inquiétait, comme tous les bons citoyens, de la chose publique ; il demanda à Gensonné d'exposer dans un mémoire ses vues sur les moyens de remédier aux maux qui menaçaient la France. Gensonné rédigea le mémoire ; il nous le lut ; nous le trouvâmes bien, Vergniaud et moi. Je le signai. J'ignore ce qu'il est devenu ; mais ce que je sais bien, ce qu'il faut que ces messieurs sachent aussi, c'est que si ce mémoire se retrouve, ce n'est pas à eux qu'il prépare un triomphe.

 

Vergniaud appuie de l'autorité de sa parole les déclarations de Guadet. Bientôt Boze paraît à la barre, et ses explications concordent parfaitement avec celles que viennent de donner les deux députés girondins[29], et qu'il n'avait pu entendre puisqu'il était en état d'arrestation provisoire au Comité de sûreté générale. Il dépose sur le bureau la lettre que Thierry lui a répondue pour lui accuser réception du mémoire et pour lui faire connaître l'impression que sa lecture avait produite sur l'esprit du roi. Cette réponse prouvait de quelle nature étaient les conseils donnés par les trois chefs de la Gironde à Louis XVI ; c'était, sauf la forme acerbe propre à Roland, la répétition de ce qu'avait écrit au roi le ministre de l'intérieur au moment de sa sortie du ministère[30].

Dès lors, Vergniaud et Guadet n'ont pas de peine à démontrer que la dénonciation de Gasparin n'est qu'une répétition de la scène préparée un mois auparavant par une partie du Comité de sûreté générale, lorsqu'on avait fait comparaître à la barre Achille Viard, et qu'à l'aide de faux rapports d'un misérable intrigant on avait voulu montrer le ministre de l'intérieur complotant avec les émigrés de Londres.

Kersaint et Barbaroux, saisissant l'occasion, dénoncent de nouveau la partie montagnarde du Comité de sûreté générale, qui lance beaucoup trop témérairement des ordres d'arrestation et s'empare avec une rare impudeur du secret des familles en faisant saisir chez les particuliers des correspondances privées qu'on livre ensuite à une publicité éhontée. Ce qui venait de se passer pour Boze et pour la saisie de ses papiers, opérée par un simple commis du Comité de sûreté générale, sans caractère officiel, en était une preuve convaincante.

Je demande, s'écrie Kersaint, si nous pouvons nous permettre de violer jusqu'à cet excès les droits les plus sacrés, les secrets les plus respectables. Je demande si, au mépris du secret des familles, un comité inquisitorial peut ainsi fouiller dans les papiers d'un citoyen et s'en emparer. Vous tous qui m'entendez, brûlez les lettres de vos amis, brûlez les lettres de vos femmes et de vos enfants ! Craignez qu'un calomniateur ne vienne demain vous traîner à cette barre et s'emparer, sans inventaire, sans procès-verbal, de tous vos papiers.

 

Barbaroux signale l'épouvantable désordre qui règne dans la tenue des registres du Comité de sûreté générale. On ne tient aucune note des mandats d'arrestation qu'on lance. La majorité ignore ce que fait la minorité ; des citoyens ont été détenus plusieurs mois sur l'ordre de quelques-uns des membres du Comité, sans que le Comité en fût officiellement instruit. Des papiers importants ont été soustraits, notamment plusieurs mandats d'arrêt signés Marat, l'ami du peuple. Ces mandats avaient été déposés au Comité avec cinq ou six cents autres trouvés à la Commune de Paris.

On demande les noms des signataires de l'ordre d'arrestation de Boze. C'est moi, s'écrie Tallien, qui l'ai rédigé ; Chabot, Ingrand, Ruamps, Lavicomterie et Audoin l'ont signé avec moi. Ces noms, qui appartiennent à la fraction montagnarde du Comité de sûreté générale, excitent les murmures de l'immense majorité de la Convention. Marat réclame la parole au milieu du bruit, et apostrophe violemment le président qui la lui refuse. Barbaroux propose le renouvellement complet et immédiat du Comité de sûreté générale ; mais cette proposition n'a pas de suites.

La Convention révoque l'ordre d'arrestation de Boze, l'admet aux honneurs de la séance, et passe à l'ordre du jour malgré les vociférations de la Montagne[31].

 

XII

Cependant le procès du roi continuait avec un certain calme apparent. Le 3 janvier, Dartigoyte et Pétion sont entendus l'un contre et l'autre pour l'appel au peuple. Le premier ressasse, sans y ajouter rien de saillant, les arguments de la Montagne ; le second, ceux de la Gironde. Le 4, Barère prononce un discours très-long et très-laborieusement préparé, dans lequel, s'étudiant comme toujours à tenir la balance égale entre Vergniaud et Robespierre, il essaie de réfuter pied à pied l'orateur girondin, et aussi de lancer parfois quelques sarcasmes à l'adresse des députés de Paris et de leurs adhérents. Mais ces sarcasmes, la Montagne les lui pardonne facilement, parce qu'il conclut contre l'appel au peuple.

L'orateur commence par déclarer que la décision à prendre sur le sort de Louis est une mesure de sûreté générale. Il se demande seulement quel est le meilleur moyen de lier la nation entière à cette décision.

Il n'y a pas de doute, dit-il, que la nation s'est liée elle-même d'avance et par sa propre volonté. Ne vous a-t-elle pas envoyés après que Louis Capet avait été suspendu de ses pouvoirs, emprisonné et accusé de conspiration contre l'État ? Ne vous a-t-elle pas investis de pouvoirs illimités et d'une confiance sans bornes ? N'êtes-vous pas enfin la Convention nationale d'une république représentative ?

J'avoue que ce qui aurait pu me faire hésiter à soutenir l'opinion que j'ai adoptée, c'est de voir qu'un des orateurs qui se sont élevés contre cette mesure dans un État républicain est le même qui la réclama en juillet 1791, dans un État monarchique[32]. Si quelque chose avait pu me faire changer, c'est d'être accusé de défendre la même opinion que cet homme que je ne peux me résoudre à nommer et qui n'a émis parmi nous que des propositions sanguinaires ; c'est de voir mon opinion se rapprocher de quelques sections de Paris, entre autres de cette section du Luxembourg, dont on aurait dû punir l'arrêté provocateur de la désobéissance aux lois. Mais ces considérations ne sauraient m'arrêter, parce que j'envisage avant tout les dangers de la proposition d'appeler la nation à se prononcer sur le sort de l'individu qui fut roi.

Je ne dis qu'un mot sur la demande de rapporter le décret qui a déclaré que la Convention jugerait Louis Capet : ce décret a été exécuté par la défense publique de Louis qui en a été la suite nécessaire, par votre discussion qui dure depuis près de dix jours. Il ne peut plus être rapporté. Dans les événements révolutionnaires, les chemins par lesquels on a marché sont rompus, les vaisseaux qui vous ont portés sont brûlés : on ne rétrograde pas en révolution.

D'ailleurs, la Convention pouvait-elle remettre à la conscience de quelques jurés, à la pusillanimité de quelques juges, le soin important de la sûreté générale qui lui était confiée ? Il eût suffi d'un quart des voix pour absoudre un tyran, pour le rendre à la nation, et pour faire le procès à l'Assemblée législative, au peuple français et à la révolution républicaine, Et, pour obtenir ou pour arracher une telle minorité de suffrages, les diverses aristocraties et les cours étrangères auraient-elles manqué de moyens ?

Qu'un tribunal eût jugé et qu'il eût absous ou condamné Louis, dans l'un ou l'autre cas, la Convention avait à intervenir ; dans le cas d'absolution, pour prendre (le nouvelles mesures de sûreté générale contre Louis Capet, et cela au milieu d'une guerre universelle au dehors et d'une anarchie cruelle au dedans. Dans le cas au contraire où Louis Capet aurait été déclaré coupable, le tribunal pouvait être embarrassé pour déterminer la peine, les lois existantes étant muettes sur l'espèce particulière des crimes de Louis Capet ; il aurait encore fallu recourir à la Convention. Un homme qui fut roi présentait trop de rapports d'intérêt national, trop de considérations d'intérêt public, pour que des magistrats autres que les représentants du peuple pussent en connaître.

Sans doute ce procès n'aurait pas consumé le temps précieux qui doit être consacré à l'établissement de la constitution, au bien-être et à la direction de nos armées, à la défense générale, s'il avait pu être renvoyé à un grand tribunal ou jury national ; mais la Convention a décrété sa compétence unique ; la Convention s'est formée en tribunal révolutionnaire ; il n'y a point à revenir sur ce point. Tout à coup la question a changé de face. Le recours au peuple, qui était l'arme de l'accusé, est devenu l'arme de quelques-uns des juges. Des bornes ont été posées à votre mandat conventionnel ; des doutes ont été jetés dans vos esprits. On a parlé de faire confirmer ou infirmer un décret qui n'est pas encore rendu. Des juges se sont occupés des moyens qui peuvent être allégués contre leur jugement avant que le jugement ne soit prononcé.

Quelques orateurs se sont élevés contre le défaut de formes dans cette grande affaire ; mais on oublie donc que Louis Capet, par le caractère de ses fonctions et par la nature de son crime, est une sorte d'exception forcée à la forme générale des jugements... Vous n'avez pas ouvert ici le tribunal des formalités minutieuses, mais le tribunal de la raison publique et de la justice nationale.

La publicité est de l'essence des procédures criminelles pour tous les citoyens. Qui donc sera jugé plus solennellement et avec plus de publicité que Louis Capet ?

La loi donne un conseil aux accusés ; Louis Capet en a eu trois, choisis par lui-même et entendus avec lui dans toutes leurs défenses. Tous les citoyens accusés sont jugés d'après la conviction intime du juré. Louis Capet sera jugé de même et sur les mêmes principes.

Le scrutin silencieux et secret est celui des jugements criminels. Mais le scrutin à haute voix étant le plus solennel, et retentissant jusqu'aux extrémités les plus reculées de la République, n'en sera que plus imposant et plus pur.

On nous parle de récusation parce que nous avons discuté hautement nos opinions : comme si les récusations pouvaient atteindre une magistrature politique et représentative... L'espèce de tribunal national formé pour juger des faits révolutionnaires ne peut pas être plus récusé que la nation même.

On oppose que nous jugeons sans loi préexistante au crime. Nous n'avons pas besoin d'en chercher une dans la suprême loi des nations, le salut public ; le Code pénal frappe les auteurs des attentats à la sûreté intérieure et extérieure de l'État... La loi doit être égale pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ; c'est la faux inexorable de l'égalité politique et légale qui se promène indifféremment sur toutes les tétas. Ainsi la liberté n'aura triomphé de ses ennemis qu'en ouvrant le code sacré des lois.

Mais quand nous aurons prononcé, la nation n'a-t-elle rien à prétendre ? Sa puissance souveraine n'a-t-elle rien à réclamer ?

Examinons cette question et posons d'abord quelques principes.

Le peuple ne doit jamais être juge de ses propres offenses ; cela présente trop d'inconvénients et de dangers. L'appel au peuple ne peut pas avoir lieu dans un pays qui a établi une représentation nationale. Et d'ailleurs, comment réunir six millions de citoyens ? comment parvenir à les faire délibérer, puisque sept cent quarante - neuf ont bien de la peine à y parvenir ?

Ce que nous allons prononcer n'est ni un jugement, ni une loi. C'est une grande mesure de sûreté générale ; c'est un acte de salut public ; c'est un acte révolutionnaire comme la déportation des prêtres...

Mais, a dit Vergniaud, il s'agit d'enlever à Louis Capet le caractère d'inviolabilité que le peuple lui avait donné par sa Constitution ; le peuple seul peut lui ôter ce qu'il lui a conféré. Le recours au peuple est donc inévitable. Je réponds : Cette inviolabilité, les fédérés brestois, nantais et marseillais en ont dépouillé Louis en faisant la sainte insurrection du 10 août. La nation a approuvé la perte de l'inviolabilité royale, d'abord en confirmant l'ouvrage de l'Assemblée législative qui avait suspendu Louis de ses fonctions et l'avait retenu prisonnier, et ensuite en élisant les députés de la Convention. Mais, si c'est à celui qui a revêtu le roi de cette inviolabilité à l'en dépouiller, cette fonction n'est pas dévolue aux assemblées primaires, car elles ne furent pas convoquées. Les citoyens jurèrent isolément la Constitution, mais ne se réunirent pas en comices pour l'accepter ; c'est dans ces comices seuls que réside le souverain. C'est donc tacitement que Louis fut investi de l'inviolabilité constitutionnelle. Le dépouillement tacite est donc aussi légitime que l'investiture.

C'est en vain d'ailleurs que Louis invoquerait la Constitution royale. Les articles invoqués sont couverts du sang des Français. Louis a détruit de ses propres mains cette inviolabilité, si elle pouvait exister pour les crimes qui sont hors et au delà de la Constitution. C'est lui qui le premier aurait rompu le contrat, s'il pouvait en exister un entre une nation et un roi ; c'est lui qui aurait détruit par ses propres actions son bouclier constitutionnel, en tournant des regards conspirateurs vers son ancienne puissance.

L'opinion soutenue avec tant d'éloquence par Vergniaud a un avantage naturel sur l'opinion contraire ; Vergniaud a réuni en sa faveur tout ce qu'il y a de penchants nobles et délicieux dans le cœur humain : la générosité, l'adoucissement des peines, le plus bel attribut de la souveraineté, la clémence et l'hommage légitime que tout citoyen se plan, à rendre à la souveraineté du peuple. Cet orateur a eu pour son opinion tout ce qu'il y a de favorable et de touchant ; il ne reste à la mienne que ce qu'il y a de sévère et d'inflexible dans les lois. Il n'y a dans mon lot que l'austérité républicaine, la sévérité des principes, la fidélité aux mandats et la terrible nécessité de faire disparaître le tyran, pour ôter tout espoir à la tyrannie.

Le peuple est souverain ; le peuple est la source de toute puissance légitime. Voilà le dogme politique des nations. Ce dogme a été consacré dans la défense même du ci-devant roi. A Athènes et à Rome, le peuple exerçait ses droits par lui-même. Mais cet exercice constant ressemblait plus à une émeute perpétuelle, à un tumulte populaire, qu'à une assemblée de souverains : voilà le vice politique et le germe de dissolution que les républiques anciennes portaient dans leur sein, et c'est par ce vice intérieur qu'elles périrent. Le système représentatif est venu éclairer, tempérer et régler successivement cette souveraineté tumultueuse. Le principe des véritables démocraties est celui-ci : La nation, qui a la souveraine puissance, doit faire par elle-même tout ce qu'elle peut bien faire, et ce qu'elle ne peut bien faire, elle doit le faire par des délégués ou représentants[33].

Une nation disséminée sur un vaste territoire ne peut parler que par ses représentants. Comment la nation française pourrait-elle statuer par elle-même sur le sort du roi, traiter la question de son inviolabilité, discuter et rapprocher les faits de conspiration, en recueillir et apprécier les preuves ? Comment pourrait-elle analyser et peser les intérêts de la politique et les considérations de la diplomatie ? Aussi la représentation a-t-elle été invoquée par la nation entière ; aussi a-t-elle reçu d'elle le caractère le plus solennel, les pouvoirs les plus étendus. N'a-t-elle pas été nommée au milieu des événements les plus révolutionnaires, au bruit du canon de l'Autriche et de la Prusse, en présence des amis de Brunswick, en face de la prison du tyran ?

Renvoyer au peuple le jugement de l'affaire de Louis Capet, c'est altérer le principe du gouvernement représentatif, c'est reporter au souverain ce que le souverain vous a chargés de faire. Selon Vergniaud, tout acte émané des représentants du peuple est un acte de tyrannie, une usurpation de la souveraineté, s'il n'est pas soumis à la ratification formelle ou tacite du peuple. Mais avec cette théorie, il faut établir la permanence des assemblées primaires et faire tout ratifier par la nation. Sans cela, tous vos décrets sont une usurpation constante de pouvoirs. Cependant ils s'exécutent tous les jours. Avez-vous fait ratifier par la nation la loi terrible, mais juste, qui, sur un simple procès-verbal et sans la procédure établie pour tous les citoyens, fait périr les émigrés ? L'Assemblée législative, après qu'un des pouvoirs de la Constitution fut suspendu, consultai-elle la nation pour l'acte de salut public qui déporta des milliers de prêtres conspirateurs sans aucune forme de procès. Ne sommes-nous donc devenus si respectueux pour le peuple que quand il s'agit du tyran ?

Si la Convention nationale ne peut pas juger Louis, elle n'est plus Convention...

Nos contradicteurs ne sont pas même d'accord entre eux. Salles renvoie à la nation pour appliquer la peine, Buzot demande la ratification du jugement par le peuple comme un des droits inaliénables de la nation, Vergniaud exige qu'on consulte la nation comme un de nos devoirs ; Brissot déclare que ce n'est qu'un hommage à la souveraineté, et non un droit ni un devoir ; Gensonné invoque la censure du peuple sur tous les actes des représentants, comme étant un des moyens essentiels que la Constitution républicaine viendra bientôt consacrer. Ces variations dans les partisans d'un même système prouvent qu'il n'est pas basé sur des droits rigoureux et sur des principes incontestables.

a parlé de guerre civile. Cette objection est commune à toutes les opinions ; c'est à la Convention de choisir le parti le moins funeste, le moins long dans ses résultats, le moins terrible dans ses conséquences ; or ce parti, c'est celui qui laisse la responsabilité où la nature l'a placée, et qui expose les représentants à la malveillance plutôt que la nation tout entière à ses propres divisions.

Si vous décrétiez le recours au peuple, vous verriez aussitôt sortir des caves et des souterrains de Paris les agitateurs à gages qui soufflent également le mépris des lois et la haine de la liberté ; ces hommes que l'on croirait avoir mission de donner à l'État républicain des formes hideuses qui puissent faire désirer un maitre ou regretter la royauté.

Le jour où vous aurez décrété le recours au peuple, ou pour la peine, ou pour l'appel, ou pour la ratification du jugement, ce jour-là, vous aurez agrandi le domaine de l'anarchie.

Encore, si vous pouviez présenter à la fois aux Assemblées primaires le jugement et la Constitution, je verrais dans cette mesure simultanée le poison et le remède, je verrais la République établie et la tyrannie abattue. Mais sommes-nous dans une telle situation ?

 

Passant aux considérations de politique internationale sur lesquelles s'étaient appuyés Vergniaud et Brissot, Barère continue ainsi :

On nous dit que si Louis n'existe plus par le jugement de la Convention, les puissances neutres se décideront contre la France. Mais quelle est cette neutralité tant vantée, puisque l'Espagne arme sur ses frontières et dans ses ports, et que l'Angleterre équipe sourdement ses flottes ? Quelle est cette neutralité si avantageuse qui n'accrédite et ne reçoit officiellement aucun de nos ambassadeurs, à Londres et à Madrid, depuis le 10 août dernier ?

Si vous pouviez pénétrer dans les cabinets diplomatiques et voir les motifs secrets des gouvernements européens, vous verriez les politiques sourire à l'espérance de l'appel au peuple ; c'est alors qu'ils s'attendraient à tout diviser pour mieux nous conquérir ; c'est alors qu'ils dissémineraient dans les diverses parties de la République les moyens et les instruments de corruption. et qu'ils nous attaqueraient par terre et par mer, pendant que la nation se débattrait dans les horreurs de la guerre civile.

On vous parle sans cesse de nouveaux manifestes que lanceraient les cours de l'Europe à l'occasion du jugement de Louis Capet ; mais, pour les cours, Louis Capet n'est qu'un roi indigne qui a laissé avilir les couronnes. L'Angleterre ne s'occupe que de l'ouverture de l'Escaut, de l'intérêt de ses alliés et de son commerce ; l'Autriche ne voit que la perte du Brabant et l'épuisement de son trésor ; la Prusse ne regarde que la Silésie ; l'Espagne craint pour ses colonies opulentes, et l'Italie pour ses gouvernements absolus.

Quelque parti que vous preniez, votre jugement n'influera en rien sur les mouvements de vos ennemis naturels. Le seul intérêt qu'ils prennent à Louis, c'est qu'il ne soit pas jugé ; c'est que, s'il est jugé et que le recours soit fait au peuple, le jugement ne soit pas confirmé ou que, s'il est confirmé, Louis ne périsse pas par le glaive de la loi... Ils vous pardonneraient volontiers de le faire périr sous le fer d'un assassin, mais non de le juger comme un coupable ordinaire. Ils ne veulent pas de cette justice des nations qui les importune et qui peut-être les attend un jour. Périsse, disent-ils, le roi, pourvu que la royauté soit sauvée !

 

Répondant ensuite à la partie la plus éloquente du discours de Vergniaud, Barère cherche à rassurer l'Assemblée sur la responsabilité qui pèserait sur elle si les malheurs publics venaient à s'aggraver :

Louis n'existant plus, a-t-on dit, ce sera la Convention à laquelle s'adresseront les plaintes populaires. Aujourd'hui, la cause est au Temple ; demain on dira : La cause est dans la Convention. Certes, ce serait un barbare procédé de conserver la vie à un homme pour en faire l'objet des plaintes du peuple ou l'égout des haines publiques. Ce serait une lâcheté cruelle de rejeter et de pallier ainsi la cause des maux inséparables des révolu-fions, de conserver à la Convention un pareil bouclier contre les injustices du peuple. Non, je ne puis me résoudre à réfuter une pareille objection plus oratoire que solide ; je la repousse comme une injure faite au peuple français. Le peuple peut être quelquefois aigri par des maux subits, ou trop fortement frappé par les inconvénients attachés aux révolutions ; mais je crains de penser seulement qu'une nation loyale et généreuse eût envoyé ses représentants sur la brèche pour combattre la tyrannie, et qu'ensuite cette même nation pût les poursuivre ou les immoler. Non, les Français ne seront jamais ni aussi injustes ni aussi atroces.

 

Barère finit en invitant la gauche et la droite à immoler tous leurs dissentiments sur l'autel de la patrie ; il gourmande avec une certaine apparence d'énergie Robespierre et ses amis, qui ont voulu diviser l'Assemblée en majorité et en minorité, qui ont représenté la sainte montagne comme les Thermopyles de la France.

Des Thermopyles dans l'enceinte de la Convention nationale, s'écrie-t-il avec un enthousiasme de commande ! Sommes-nous dans un sénat ou dans un camp ? Les Thermopyles étaient le 20 septembre aux gorges de l'Argonne, elles étaient le 6 novembre aux redoutes de Jemmapes ; mais ici, mais dans le temple des lois où nous sommes tous frères, tous égaux, où le peuple français nous tirant tous de son sein nous a donné la même délégation, nous a investis de la même confiance, est-il encore un homme assez orgueilleux ou assez injuste pour dire : Ici sont les Thermopyles ; là est le camp de Xerxès ?[34]

 

Le discours que nous venons d'analyser a été considéré à bon droit comme le commentaire anticipé des diverses décisions que prit successivement la Convention dans la dernière période du procès du roi. On y trouve le spécimen le plus complet du genre de talent que l'ancien rédacteur du Point du jour, l'auteur de tant de bouquets à Chloris, devait mettre au service de la terrible déesse dont le culte allait s'introniser en France : la démagogie.

Revêtir de formes acceptables les propositions brutales et sauvages des orateurs de la Montagne ; persuader aux esprits hésitants et timides qu'ils pouvaient faire, sans grand danger pour eux et sans grand dommage pour la chose publique, un pas de plus vers les mesures ultra-révolutionnaires ; fournir des prétextes aux âmes faibles et pusillanimes, des phrases toutes faites, des arguments tout préparés à ceux qui cherchaient à se payer de mots et de sophismes pour étouffer les derniers avertissements de leur conscience : tel fut, pendant deux ans, le rôle ou plutôt le métier de ce vil courtisan de la souveraineté populaire qui savait semer de fleurs la pente des abîmes.

 

 

 



[1] Voir t. IV, passim.

[2] Voir ci-dessus, livre précédent, § VII.

[3] La péroraison du discours de Buzot est beaucoup plus étendue et beaucoup plus explicite dans le Journal des Débats, n° 89, p. 278, que dans le Moniteur, n° 353.

[4] C'est ainsi que Marat, Camille Desmoulins et les autres démagogues à leur exemple, se plaisaient, pour se venger de leurs dédains, à désigner depuis quelque temps les membres du parti de la Gironde.

[5] Journal des Débats des Jacobins, n° 321.

[6] Voir ci-dessus, livre XX, § X.

[7] Cette dernière section était, nous avons déjà eu occasion de le faire remarquer, complètement dans la main de Robespierre qui, sans paraître très-exactement à ses séances, la gouvernait par l'intermédiaire de son hôte, le menuisier Duplay, et de son ami, le marchand de papiers Arthur.

[8] Ces deux commissaires étaient Hébert et Arbeltier.

[9] Par une erreur qui s'explique difficilement, toute cette discussion préliminaire a été transposée au Moniteur, n° 356. 0n la retrouve à la fin de la séance, tandis qu'elle appartient au commencement. On peut facilement vérifier celte transposition en consultant le Journal des Débats et Décrets, n° 93 et le procès-verbal imprimé de la Convention, p. 285.

[10] Voir tome IV, note IV.

[11] Voir tome IV, livre XV, § VI in fine.

[12] On trouvera à la fin de ce volume une série de documents relatifs au mouvement d'agitation que provoqua le décret d'exil prononcé contre les Bourbons.

[13] Moniteur, n° 361 ; Journal des Débats et Décrets, n° 98, page 108.

[14] Journal des Débats et Décrets, n° 98, p. 409 et 410 ; Moniteur, n° 362.

[15] Robespierre le jeune et Thuriot avaient inutilement demandé la veille que le fauteuil fût occupé par un autre, prétendant que ce girondin avait montré à plusieurs reprises une partialité révoltante en faveur de l'accusé, et qu'il avait eu une conférence de trois heures avec les défenseurs de Louis.

[16] On verra, au moment de la condamnation de Louis XVI, combien cette question, que de Sèze soulève ici incidemment et en quelques mots, acquit de gravité en présence de la très-faible majorité qui se prononça pour la mort.

[17] Le Journal des Débats et Décrets, n° 400, p. 440, bien mieux que le Moniteur, n° 363, donne au discours de Lanjuinais son véritable caractère.

[18] Lanjuinais fait ici allusion au décret relatif à l'exil des Bourbons restés en France.

[19] Les Montagnards faisaient ici allusion à une lettre écrite au roi par Rouyer dans les premiers mois de l'année et qui avait été découverte après le 10 août dans les papiers de Lapone. (Voir cette lettre dans le volume VII, page 73, du Procès de Louis XVI, déjà cité.)

[20] Journal des Débats, n° 100, p. 443.

[21] Voir notamment la scène scandaleuse provoquée par le montagnard Bentabole, donnant aux tribunes le signal d'applaudissements ironiques et bravant pendant une heure la censure de l'Assemblée. — N° 101 du Journal des Débats et Décrets et n° 364 du Moniteur de 1792.

[22] Les lettres du duc d'Alcudia et du chevalier d'Ocaritz sont au Moniteur, n° 365.

[23] Une preuve évidente que Robespierre n'improvisa pas ce discours, qui sentait l'huile et respirait le sang, c'est que, malgré son extrême longueur, il est identiquement le même au Moniteur, n° 365 et au Journal des Débats et Décrets, n° 101, supplément.

[24] Ce que dit ici Robespierre n'est qu'à moitié exact. Le républicain Algernon Sidney fut en effet condamné à mort en 1683, avec lord William Russel, illustres victimes, l'un et l'autre, de la réaction royaliste qui signala la restauration de Charles II ; mais ce n'est pas sur l'échafaud que périt Hampden, si justement célèbre par l'exemple de résistance légale qu'il avait donnée à l'Angleterre. Il mourut en 1643, au début de la guerre civile, des suites de blessures qu'il avait reçues dans une rencontre entre les troupes parlementaires et l'armée de Charles Ier.

[25] Journal des Débats et Décrets, n° 202, p. 478 ; Moniteur, p. 366.

[26] Les pétitionnaires répètent ici en termes presque identiques ce que Robespierre avait dit l'avant-veille. (Voir plus haut.) Le tribun aurait-il donc non-seulement inspiré, mais rédigé leur factum ?

[27] Nous avons cherché à reproduire, en les rattachant les uns aux autres, les passages les plus saillants du magnifique discours de Vergniaud. Nous nous sommes servis pour ce travail et du Moniteur, n° 2, année 1793, et du Journal des Débats et Décrets, n° 104, p. 500 et suivantes.

[28] Nous avons déjà parlé de cette lettre, t. II.

[29] Gensonné n'assistait pas à la séance du 3 janvier, il vint le lendemain confirmer les faits tels que les avaient rapportés Vergniaud et Guadet. Brissot n'avait pas signé la lettre, il n'eut donc pas besoin de donner d'explications sur une affaire à laquelle il était resté complètement étranger.

[30] Voir tome Ier, livre II, § II.

[31] Les Jacobins ne voulurent pas en avoir le démenti, ils prétendirent que la conduite des trois girondins et celle de Boze cachait une conspiration ; le 4 janvier, ils exclurent ce dernier de la société. Voir le Journal des débats des Jacobins, n° 333 et 337.

[32] Ici Barère fait allusion au discours prononcé par Robespierre, lors du retour de Varennes (voir le Moniteur de 1791, n° 196) ; quelques lignes plus bas il désigne évidemment Marat.

[33] C'est ce qu'avait dit, dans des termes presque identiques, Montesquieu, Esprit des lois, livre II, chap. 11.

[34] Voir plus haut, § VI de ce chapitre, la violente sortie de Julien (de Toulouse) auquel Barère fait ici allusion.

Le discours de Barère, surtout dans sa seconde partie, est fort abrégé par le Moniteur. Nous avons suivi la version beaucoup plus étendue du Journal des Débats et Décrets. La plupart des historiens de la Révolution ont constaté l'effet que produisit ce discours, mais ils en ont donné très-peu de fragments. Sous leur analyse écourtée, il perd à peu près toute sa physionomie et toute sa signification. Nous avons cherché à rétablir l'une et l'autre.