I De toutes les discussions qui s'élevaient à la Convention comme à la Commune, dans les clubs comme dans les sections, les démagogues tiraient une conclusion, toujours la même : Il faut juger, il faut punir Louis XVI ! Vingt fois déjà, dans nos récits, nous avons parlé incidemment de ce grand procès qui préoccupait tous les esprits, agitait tous les cœurs, exaltait toutes les passions. Après deux mois de retards forcés et d'hésitations volontaires, il s'entame enfin. Le 6 novembre, Valazé, au nom de la Commission des Vingt-quatre ; le 7, Mailhe, au nom du Comité de législation, présentent les deux rapports qui doivent servir de base au jugement du roi[1]. Les Vingt-quatre avaient été chargés d'examiner les papiers que le fameux Comité de surveillance de la Commune de Paris avait recueillis et qu'il avait été obligé de livrer à la Convention[2]. Les pièces les plus importantes étaient celles qui avaient été saisies après la journée du 10 août chez Laporte et chez Septeuil, l'un intendant, l'autre trésorier de la liste civile ; aussi était-ce sur elles que s'appuyait en très-grande partie le travail de Valazé[3]. Dans son œuvre, aussi déclamatoire que désordonnée, le rapporteur saute sans cesse d'un sujet à un autre ; à chaque instant, il apostrophe Louis XVI et lui prodigue les épithètes de traître, de parjure, de scélérat. Citant une lettre de Choiseul-Stainville, qui mentionne la remise faite à Monsieur, frère du roi, des diamants de Madame Élisabeth, il en conclut que toute la race des Capet conspirait contre la patrie, puisque les femmes consacraient leurs diamants aux frais de l'entreprise. Il accuse le roi d'avoir tenté d'acheter, au prix de 1.150.000 livres, un décret reportant sur le budget de l'État une partie des pensions à la charge de la liste civile, et, au prix de 150.000 livres, un autre décret favorable à la liquidation des offices de la ci-devant maison royale. Il lui fait un crime d'avoir accordé une pension de 4.000 livres à la veuve de Favras, payé une pension de 800 livres à chacun des deux curés insermentés de Versailles, envoyé des secours à d'anciens serviteurs émigrés ; d'avoir employé les sommes que lui avait attribuées la munificence nationale à préparer la fuite de Varennes, à subventionner les feuilles contre-révolutionnaires, à recruter une troupe de soixante hommes aux ordres d'un nommé Gilles, dont on produisait les reçus, mais dont on n'avait pu retrouver les traces ! De quoi n'est-il pas coupable ? s'écrie Valazé en terminant l'énonciation des crimes imputés à Louis XVI, vous allez le voir aux prises avec la race humaine tout entière ; je vous le dénonce comme accapareur de blé, de sucre et de café ! Une aussi grave dénonciation n'était fondée que sur une lettre de quatre lignes signée de Louis XVI et ainsi conçue : J'autorise M. de Septeuil à placer les fonds libres de la liste civile comme il le jugera convenable, soit en effets sur Paris, soit sur l'étranger, sans néanmoins aucune garantie de sa part. u Mais de ce billet, le rapporteur des Vingt-quatre rapprochait une masse considérable de lettres qui avaient trait à des opérations commerciales que Septeuil faisait avec des négociants de Hambourg, de Londres et de Nantes. Ces opérations roulaient non-seulement sur des froments, des sucre et des cafés, mais encore sur du vert-de-gris, des suifs, des bois de Campêche et autres matières analogues, sans que le capital qui s'y trouvait employé dépassât le chiffre de 2 millions de francs. Aucun lien de connexité ne les rattachait à la liste civile, elles s'effectuaient de compte à demi entre Septeuil et son frère ; et, d'ailleurs, quelle influence eût pu exercer une somme de deux millions sur la hausse ou la baisse de denrées si nombreuses et si diverses, non-seulement en France, mais en Europe ? Cette accusation d'accaparement n'était qu'une réminiscence de ce fameux pacte de famine que l'on avait prétendu naguère avoir existé pendant un demi-siècle entre les intendants de province, les parlements et les ministres de la monarchie[4]. Elle n'était pas plus sérieuse que celle relative à la conspiration dénoncée par certaines sections parisiennes, c'est-à-dire par ceux mêmes qui avaient tout intérêt à prétendre qu'en renversant, le 10 août, le trône constitutionnel, ils n'avaient fait que prévenir l'explosion d'un vaste complot royaliste dont l'invisible Gilles et ses soixante bravi auraient été les principaux instruments[5]. II Le rapport de Valazé avait été l'écho des clameurs de la foule ignorante et passionnée ; celui de Mailhe fut le résumé de tous les sophismes qui s'étaient produits, depuis deux mois, dans le sein du Comité de législation en faveur de la thèse absolue de la souveraineté populaire[6]. Le despotisme de la rue, comme le despotisme couronné, a ses flatteurs et ses courtisans. Dans tous les temps et sous tous les régimes, lorsqu'il a plu au parti triomphant de couvrir d'un semblant de légalité les procédures monstrueuses qu'il se préparait à entamer, il n'a eu besoin que de faire un appel aux légistes de profession ; il s'en est toujours trouvé qui, rivalisant de bassesse et -de subtilité, se sont empressés de démontrer au vainqueur qu'il a le droit et le devoir de faire tout ce qu'il veut, et que la violation des lois antérieures est la meilleure garantie de la religieuse exécution des lois nouvelles. Par une singulière réminiscence d'un passé qu'ils prétendaient anéantir, les légistes de la Convention firent exactement, pour la souveraineté du peuple, ce qu'avaient fait, pour la souveraineté royale, les légistes de la monarchie : ils en érigèrent l'infaillibilité en dogme indiscutable, comme si la toute-puissance était moins susceptible d'entraînement et d'erreur lorsqu'elle est exercée par la multitude que par un despote ; comme si peuple ou roi pouvaient être dispensés de respecter les règles éternelles de la justice et de l'humanité. Dès le début de son rapport, Mailhe posait ces deux questions : Louis XVI est-il jugeable ? Par qui doit-il être jugé ? Il y répondait ainsi : La nation n'était pas liée par l'inviolabilité royale, elle ne pouvait pas l'être. Louis XVI n'était roi que par la Constitution ; la nation est souveraine sans constitution et sans roi, elle ne tient sa souveraineté que de la nature, elle ne peut l'aliéner un seul instant.... Or, la nation ne l'aurait-elle pas aliénée, cette souveraineté, si elle avait renoncé au droit d'examiner, de juger toutes les actions d'un homme qu'elle aurait mis à sa tête ? Appelé devant le tribunal de la nation, comment et sous quel prétexte, le roi pourrait-il invoquer aujourd'hui une inviolabilité qu'il n'avait reçue que pour la défendre, et dont il ne s'est servi que pour l'opprimer ? Mailhe cherche à réfuter d'avance les objections qui peuvent être faites à un pareil système : Louis XVI, dit-on, n'a-t-il pas déjà été puni par la privation du sceptre constitutionnel ? N'a-t-il pas encouru la déchéance, la seule peine dont il peut être passible aux termes de la Constitution ? — Oui, si la Constitution devait subsister, cette déchéance serait une peine et la Constitution résisterait à une peine ultérieure. Mais, en vertu de son droit imprescriptible, la nation a changé sa Constitution. Elle a chargé ses représentants d'en construire une nouvelle. Investis de la plénitude de ses pouvoirs, ceux-ci ont aboli la royauté parce qu'il n'y a pas de liberté sans égalité, ni d'égalité sans république. La Déclaration des droits, ajoute-t-on, veut que nul ne puisse être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement applicable. Quelle est la loi qui peut être appliquée aux crimes dont Louis XVI est prévenu ? où est cette loi ? — Elle est dans le Code pénal ; c'est la loi qui punit les prévarications des fonctionnaires publics ; c'est la loi qui frappe les traîtres et les conspirateurs ; c'est la loi qui appesantit son glaive sur la tête de tout homme assez lâche ou assez audacieux pour attenter à la liberté sociale. Ces lois ne pouvaient sans doute être appliquées aux crimes d'un roi déclaré inviolable et par des autorités que la Constitution avait placées au-dessous de lui ; mais cette prérogative royale est devenue nulle devant la nation. Le peuple français n'a-t-il pas le droit impérissable d'appeler Louis XVI devant son tribunal et de lui faire subir la peine des oppresseurs ou des brigands ? Le droit qu'a toute nation de juger et de condamner ses rois n'est-il pas une condition nécessairement inhérente à l'acte social qui les plaça sur le trône ? N'est-il pas une conséquence éternelle, inaliénable de la souveraineté nationale ? N'est-il pas de l'essence de cette souveraineté de suppléer, s'il le faut, au silence des lois écrites ? Les droits et les devoirs de la nation ne sont-ils pas d'un ordre supérieur à toutes les institutions ? Un peuple n'a-t-il pas le droit de se venger de la perfidie d'un homme qui, ayant accepté la mission d'exécuter ses lois suprêmes, avec le pouvoir nécessaire pour la remplir, en aurait abusé pour se 'constituer son oppresseur et son meurtrier ?... Ne voyez-vous pas toutes les nations de l'univers, toutes les générations présentes et futures se presser autour de vous et attendre avec une silencieuse impatience que vous leur appreniez si celui qui fut originairement chargé de faire exécuter les lois, a jamais pu se rendre indépendant de ceux qui firent les lois ; si l'inviolabilité royale a le droit d'égorger impunément les citoyens et les sociétés ; si un monarque est un Dieu dont il faut bénir les coups, ou un homme dont il faut punir les forfaits ? Louis XVI est jugeable. Il doit être jugé pour les crimes qu'il a commis sur le trône. Mais par qui et comment doit-il être jugé ? Le renverrez-vous devant le tribunal du lieu de son domicile ou devant celui des lieux où ses crimes ont été commis ? — Cela n'est pas proposable. Tous les tribunaux actuellement existants ont été créés par la Constitution ; l'inviolabilité du roi peut donc être opposée à leur compétence ; elle ne disparaît que devant la nation, qui seule a le droit de rechercher son ex-roi pour des crimes constitutionnels. Il faut donc ou que la Convention prononce elle-même sur les crimes de Louis XVI ou qu'elle le renvoie à un tribunal formé par la nation elle-même. Mailhe écarte encore ce dernier système comme présentant trop de complications, et déclare qu'il est préférable de faire juger l'ex-roi par la Convention. Mais l'Assemblée doit-elle s'assujettir aux formes prescrites par la loi pour l'instruction et le jugement des procès criminels ordinaires, c'est-à-dire former dans son sein un jury d'accusation et un jury de jugement, désigner parmi ses membres des directeurs de jurés, des accusateurs publics et des juges ? — Non ! car elle représente la nation elle-même. On a eu raison de reprocher au parlement d'Angleterre d'avoir violé les formes dans le jugement de Charles Ier. La chambre des Communes n'était qu'un des trois pouvoirs constitués par les lois qui régissaient alors la nation anglaise ; elle ne pouvait ni juger le .roi, ni déléguer le droit de le juger ; elle devait faire ce qu'a fait l'Assemblée législative ; elle devait inviter la nation anglaise à former une Convention. Si elle avait pris ce parti, c'était la dernière heure de la royauté en Angleterre. Charles Stuart méritait la mort, mais son supplice ne pouvait être ordonné que par la nation ou par un tribunal choisi par elle. Or, la Convention représente entièrement et parfaitement la République française. La nation a donné pour juges à Louis XVI les hommes qu'elle a choisis pour agiter, pour décider ses propres intérêts, les hommes à qui elle a confié son repos, sa gloire et son bonheur, les hommes qu'elle a chargés de fixer ses grandes destinées, celles de tous les citoyens, celles de la France entière. Prétendre récuser la Convention nationale ou quelqu'un de ses membres, ce serait vouloir récuser toute la nation ; ce serait attaquer là société jusque dans ses bases. Vous avez à prononcer sur les crimes d'un roi ; mais l'accusé n'est plus roi. II a repris son titre originel, il est homme. S'il fut innocent, qu'il se justifie ; s'il fut coupable, son sort doit devenir l'exemple des nations. De ces principes fort contestables Mailhe déduit des
conséquences plus contestables encore. Dans le cours
ordinaire de la justice, les formes sont considérées comme la sauvegarde de
la fortune, de la liberté, de la vie des citoyens. C'est que le juge qui s'en
écarte ou qui les enfreint peut être sensé avec fondement ou d'ignorer les
principes de la justice, ou de vouloir substituer sa volonté et ses passions
à la volonté de la loi. Mais le grand appareil des procédures criminelles
serait évidemment inutile si la société prononçait elle-même sur les crimes
de ses membres, car une société qui fait elle-même ses lois ne peut être
soupçonnée ni d'ignorer les principes de la justice par lesquels elle a voulu
être régie, ni de vouloir se laisser entraîner par des passions désordonnées
envers les membres qui la composent. Une société qui, en prononçant sur le
sort d'un de ses membres, se déterminerait par des motifs non puisés dans
l'intérêt de tous, tendrait évidemment à sa destruction, et un corps public
ne peut jamais être supposé vouloir se nuire à lui-même. Le rapport de Mailhe contenait à peine deux mots sur le sort réservé à la reine et à son fils ; mais ces deux mots étaient assez significatifs : La tête des femmes qui portaient le nom de reines de France n'a jamais été plus inviolable ou plus sacrée que celle de la foule des rebelles et des conspirateurs. Quand vous vous occuperez de Marie-Antoinette, vous examinerez s'il y a lieu de la décréter d'accusation ; mais ce n'est que devant les tribunaux ordinaires que votre décret pourra l'envoyer ; quant à Louis-Charles, cet enfant qui n'est pas encore coupable, qui n'a pas encore eu le temps de partager les iniquités des Bourbons, vous aurez à balancer ses destinées avec l'intérêt de la République. Mailhe, en terminant, invoquait l'autorité de Montesquieu, plaçait ses conclusions sous l'égide de deux citations de l'Esprit des lois, dont l'une devint bientôt le mot d'ordre de tous les agitateurs et le programme de toutes les insurrections : Chez les peuples les plus libres, il y a des cas où il faut mettre un voile sur la liberté comme l'on cache les statues des dieux ; et dont l'autre devait servir à amnistier d'avance toutes les injustices et toutes les violences : Dans les États où l'on fait le plus de cas de la liberté, il y a des lois qui la violent contre un seul[7]. III Le rapport de Valazé ne se terminait par aucune conclusion, mais il n'en était pas de même de celui de Mailhe. La discussion porta donc exclusivement sur ce dernier ; elle s'ouvrit le mardi 13 novembre sous la présidence d'Hérault-Séchelles. Le premier inscrit était Morisson (de la Vendée), membre du Comité de législation. Organe de la minorité de ce Comité, il soutient et développe la thèse de l'inviolabilité royale : La Constitution de 1791, s'écrie-t-il en terminant, prévoyait les cas où la déchéance pouvait être prononcée contre Louis XVI ; cette peine lui a été appliquée : que voulez-vous, que pouvez-vous de plus ? Le peuple est, dit-on, souverain, et par conséquent n'a d'autre règle que sa volonté suprême. de réponds : ses droits et ses pouvoirs ont nécessairement pour limites les devoirs que lui impose sa propre justice. Vous invoquez les lois imprescriptibles de la nature, le droit qu'a tout homme de repousser l'agression d'un autre homme. Mais sommes-nous au milieu d'un combat ? Non. Celui qu'il s'agit de frapper est aujourd'hui sans armes, sans défense, dans l'impuissance de nuire. Nul ne peut être condamné qu'en vertu d'une loi préexistante. Tant qu'on ne me montrera pas un texte de loi formel, applicable aux faits reprochés à Louis, je dis que vous ne pouvez le juger. L'orateur qui succède à Morisson ne cherche pas de détours, n'est arrêté par aucun scrupule et marche droit à son but ; c'est Saint-Just, le confident et le séide de Robespierre : J'entreprends, dit-il, de prouver que le roi peut être jugé, que l'opinion-de Morisson, qui conserve l'inviolabilité, et celle du Comité, qui veut le juger en citoyen, sont également fausses, et qu'il doit être jugé dans des principes qui ne tiennent ni de l'une ni de l'autre. L'unique but du Comité fut de vous persuader que le roi devait être jugé en simple citoyen, et moi je dis que le roi doit être jugé en ennemi ; que nous avons moins à le juger qu'à le combattre, et que n'étant pour rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens.... Un jour peut-être les hommes, aussi éloignés de nos préjugés que nous le sommes de ceux des Vandales, s'étonneront de la barbarie d'un siècle où ce fut quelque chose de religieux que de juger un tyran ; où le peuple qui eut un tyran à juger, l'éleva au rang de citoyen avant d'examiner ses crimes. On s'étonnera qu'au XVIIIe siècle on ait été moins avancé que du temps de César ; le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autre formalité que vingt-deux coups de poignards, sans autre loi que la liberté de Rome. Et aujourd'hui l'on fait avec respect le procès d'un homme assassin d'un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime ! Ceux qui attacheront quelque importance au juste châtiment d'un roi ne fonderont jamais une République. De quelques illusions, de quelques conventions que la royauté s'enveloppe, elle est un crime éternel contre lequel tout homme a le droit de s'élever et de s'armer. Elle est un de ces attentats que l'aveuglement même de tout un peuple ne saurait justifier. Ce peuple est criminel envers la nature par l'exemple qu'il a donné. Tous les hommes tiennent d'elle la mission secrète d'exterminer la domination en tout pays. On ne peut régner innocemment. La folie en est trop évidente ; tout roi est un rebelle et un usurpateur. A son raisonnement de fanatique, le jeune orateur mêle des insinuations perfidement calculées contre ses adversaires politiques. Fidèle au procédé de celui qu'il a pris pour guide et pour modèle, il dénonce aux soupçons populaires tous ceux qui auraient l'audace de ne pas partager son opinion. Presque tous ici, nous suivons dans cette circonstance nos vues particulières ; nous nous divisons et nous ménageons un tyran. Je ne perdrai jamais de vue que l'esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures et la mesure de votre philosophie ; dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la Constitution. Puis, tournant en dérision les efforts de ceux qui
pourraient chercher à émouvoir les Français en faveur du malheureux Louis
XVI, Saint-Just fait d'avance le procès à ceux de ses collègues qui reculeraient
devant le régicide. On cherche à remuer votre pitié
; on achètera bientôt des larmes comme aux enterrements de Rome ; on fera
tout pour nous intéresser, pour nous corrompre même. Peuple, si le roi est
jamais absous, souviens-toi que nous ne serons plus dignes de ta confiance et
que tu pourras nous accuser de perfidie ! L'évêque constitutionnel du Calvados combat la thèse de Saint-Just ; mais, pour faire accepter ses paroles de clémence, il se croit obligé de sacrifier aux passions du jour. Son langage semble plein de dédain ; sa pensée, au fond, est généreuse et politique. Son point de vue aurait dû être celui de tous les républicains sincères, s'ils avaient eu la saine appréciation du passé, la véritable intuition de l'avenir. Laissons vivre Louis XVI, s'écrie Fauchet, pour qu'il soit un témoignage vivant de l'exécration vouée à la royauté. Tant que l'idée monarchique reposera sur sa tête, les aristocrates ne se rallieront pas à lui, car ils le méprisent et le haïssent à cause de sa faiblesse. Mais si nous l'envoyons au supplice, nous donnons aux conspirateurs de nouvelles armes. L'idée de la royauté replacée sur la tête d'un jeune enfant innocent a de bien meilleures chances de faire des prosélytes ; la conservation de Louis parmi nous sera le tombeau des espérances factieuses... Le supplice du roi servira-t-il du moins à intimider les conspirateurs puissants ? Croyez-vous, par cet exemple, arrêter celui qui a l'ambition de ceindre la couronne ? La domination sera longue, se dit-il, la mort courte ; marchons à l'empire ! Enfin, revenant sur l'argument décisif déjà présenté par Morisson et sur la phrase malheureuse échappée à la plume de Montesquieu, Fauchet termine ainsi son discours : Je délie que l'on me cite une loi antérieure au délit de Louis XVI qui lui soit applicable... S'il est douteux que la loi puisse condamner à mort sans outrager la nature, à plus forte raison ce serait le comble de la barbarie que d'appliquer cette peine par le seul esprit de vengeance, quand la loi ne l'a pas prononcée. Pourquoi nous rendre coupables d'une cruauté inutile ? le ne ferai pas à votre Comité de législation ni à la nation française l'injure de combattre une idée jetée en avant par le rapporteur et appuyée par l'autorité d'un publiciste célèbre, que l'utilité publique autorise quelquefois à jeter un voile sur l'image de la justice... Quoi ! le repos de la patrie dans la justice violée, dans un crime national, dans une sanglante infamie qui ferait horreur à la terre !... Cette première séance est terminée par un discours de Robert, ce député de Paris qui n'était pas même Français[8], ce solliciteur besogneux que Dumouriez, lorsqu'il était ministre des affaires étrangères, avait menacé de faire rouler du haut en bas de ses escaliers s'il se présentait encore pour solliciter de lui l'ambassade de Constantinople[9]. Nous ne ferons pas à ce singulier législateur l'honneur d'analyser son discours ; la péroraison suffira pour faire apprécier cette plate rapsodie. Le 10 août, tout Français,
disait Robert, avait le droit d'assassiner Louis
XVI, car l'état de guerre est l'état de nature, et dans l'état de nature
n'a-t-on pas le droit d'assassiner son ennemi ? On me dira : Nous ne sommes
plus en état de guerre puisque notre ennemi est prisonnier, et on n'assassine
pas un prisonnier de guerre. Sans doute, aussi ne vous dis-je pas de
l'assassiner, mais de le juger. Il est ici, jusqu'à son jugement, sous la
sauvegarde de la foi publique et de la loyauté du vainqueur. Mais, s'il
sortait de prison sans être jugé, chaque membre de la société aurait le droit
de l'assassiner. Il est donc de son intérêt de subir le jugement de ses
crimes. Je conclus à l'acte d'accusation. La discussion fut remise du mardi 13 au jeudi 15. Ce jour-là, l'Assemblée entendit seulement deux orateurs : Rozet (de Toulouse) et Grégoire, évêque constitutionnel de Loir-et-Cher. Le premier pose ainsi les deux questions que, suivant lui,
la Convention doit décider. Est-il de l'intérêt de la nation de juger Louis
XVI ? est-il de la justice de le punir ? Il les résout toutes deux par la
négative et, à l'appui de son opinion, il fait entendre ces paroles
courageuses : Louis XVI n'a-t-il pas, à son avènement
au trône, volontairement renoncé à une partie des prétendus droits que ses prédécesseurs
avaient usurpés ? n'a-t-il pas aboli la servitude dans ce qu'on appelait
alors ses domaines ? n'a-t-il pas appelé dans son conseil tous les hommes que
la voix publique lui désignait ? Induit en erreur successivement par les uns
et les autres, sans cesse environné de personnes intéressées à le tromper, il
a été précipité d'abîme en abîme... Citoyens
! ne nous faisons pas illusion, nous sommes jugea et parties dans cette
cause. Une grande nation doit-elle s'avilir jusqu'à mettre en pratique les maximes
des despotes ? La domination de ceux-ci ne peut se consolider que par la
terreur, les imiterons-nous ? Il n'y a plus de trône, donc il n'y a plus de
peine de déchéance. La nation française est délivrée pour jamais du fléau des
rois. N'est-elle pas suffisamment vengée ? ne peut-elle donc l'être qu'avec
du sang et toujours du sang ?... Louis XVI
est déjà jugé et puni plus sévèrement qu'il n'en avait été menacé par la
Constitution. La sévérité qu'on vous propose ne serait qu'un acte de
faiblesse, j'oserai dire de lâcheté, qu'un signe certain de fureur et de
cruauté. Vous devez donner à l'univers qui vous contemple le spectacle d'un
roi rentré avec sa famille dans la classe des citoyens ; spectacle bien plus
imposant, bien plus énergique, leçon bien plus sublime que celles que
proposeraient tous les bourreaux réunis. Loin de suivre le préopinant sur le terrain où il vient de
se placer, Grégoire s'attache à réfuter la thèse développée par Morisson. L'inviolabilité du roi et la responsabilité des ministres,
dit-il, sont des choses corrélatives ; quand celle-ci
manque, celle-là disparaît. Ceux qui, à l'Assemblée constituante, se
faisaient les champions de l'inviolabilité étaient forcés d'avouer que cette
prérogative ne couvrait que les délits politiques et non les délits privés.
L'inviolabilité absolue serait une monstruosité. Elle pousserait l'homme à la
scélératesse, en lui assurant l'impunité de tous ses crimes. Déclarer un
homme inviolable, le charger de faire observer toutes les lois lorsqu'il peut
les violer, c'est outrager non-seulement la nature, mais la Constitution.
Elle porte textuellement au chapitre de la royauté, qu'il n'y a point en
France, d'autorité supérieure à celle de la loi. Admettre l'inviolabilité
absolue, c'est, en d'autres termes, déclarer légalement que la perfidie, la
férocité, la cruauté sont inviolables. Mais l'inviolabilité fût-elle absolue,
elle disparaît devant la volonté nationale sous peine de proclamer que la
nation, en élevant quelqu'un au-dessus d'elle-même, le fait plus grand
qu'elle, et qu'il est dans l'ordre du possible qu'un effet ne soit pas en
proportion avec la cause qui l'a produit. L'inviolabilité étant une
institution politique, n'a pu être établie que pour le bonheur national ;
niais si cette prérogative s'étend à tous les actes de l'individu-roi, elle
deviendra le tombeau de la nation, car elle est un moyen de plus de consacrer
l'esclavage et la misère des peuples. Prétendre que. pour le bonheur commun,
il faut qu'un roi puisse impunément commettre tous les crimes, fut-il jamais
doctrine plus révoltante ? Cependant, Grégoire se souvient qu'il a été, qu'il est
encore revêtu de fonctions sacerdotales et conclut comme Fauchet, après avoir
parlé comme Saint-Just : Il est prouvé que Louis XVI
n'a jamais été roi constitutionnel des Français ; il est prouvé qu'il n'a
jamais été que leur bourreau ; qu'il soit donc jugé et puni, tout le veut ;
c'est votre premier devoir, c'est le vœu de vos commettants. Quant à moi, je
reprouve la peine de mort ; je demande donc que Louis soit condamné au
supplice de l'existence, qu'il soit abandonné à son repentir, à ses remords.
Mais le repentir, les remords sont-ils faits pour le cœur des rois ? IV Pendant quelques jours, les discussions sur les subsistances, les émigrés et les armées, absorbèrent tous les instants de la Convention. La majorité ne demandait pas mieux que de trouver des prétextes pour retarder le moment où elle serait obligée de prendre un parti dans la grande affaire du procès du roi. Elle était incertaine, hésitante, et répugnait visiblement à s'engager plus avant dans la voie où voulait l'entraîner le Comité de législation. Tout à coup, vers la fin de la séance du 20 novembre, le ministre de l'intérieur entre dans la salle et dépose sur le bureau du président des liasses de papiers. Il les a, déclare-t-il, retirés d'une cachette pratiquée dans un corridor des Tuileries, attenant à la chambre à coucher de Louis XVI ; l'existence de cette cachette lui a été révélée le matin même par l'ouvrier qui l'avait construite ; les pièces dont elle était remplie et qu'il a parcourues rapidement lui ont paru avoir une haute importance ; elles doivent jeter un très-grand jour sur les événements du 10 août, sur la révolution entière et sur les personnages qui y ont joué les premiers rôles. Comme plusieurs membres de l'Assemblée constituante et de l'Assemblée législative semblent être compromis par ces documents, il invite la Convention à nommer, pour en faire le dépouillement, une commission dont ne devra faire partie aucun député ayant appartenu à l'une de ces deux Assemblées[10]. La communication inattendue du ministre de l'intérieur provoque un immense tumulte. La gauche reproche énergiquement à Roland d'avoir procédé à l'ouverture de l'armoire de fer et à l'enlèvement des pièces qu'elle contenait sans en avertir les commissaires de la Convention chargés de l'inventaire des papiers des Tuileries. Ces commissaires, lui objecte-t-on, au moment où le ministre se livrait à cette opération clandestine, siégeaient à deux pas de l'endroit même où la découverte a été faite. Rien n'était donc plus simple que de leur remettre immédiatement ces documents, au lieu de les faire voyager des Tuileries au ministère de l'intérieur et du ministère à la salle du Manège. Tallien réclame la lecture du procès-verbal qui a dû être
dressé dans une circonstance aussi grave. Roland est obligé d'avouer que
c'est une formalité qu'il a oublié de remplir. Cet aveu soulève les plus
vives récriminations. Camille Desmoulins déclare que
l'Assemblée ne peut nommer une commission pour examiner des papiers dont elle
ignore le contenu, qu'un seul homme connaît encore, et qu'il a peut-être déjà
triés. Mais la majorité refuse de s'arrêter aux accusations qui
pleuvent sur Roland. Après avoir repoussé une multitude de propositions
incidentes, elle décide que l'examen des papiers trouvés dans l'armoire de
fer sera confié à une commission de douze membres, tirée au sort parmi les
députés qui ne font dans ce moment partie d'aucun Comité[11]. Les clubs et les journaux démagogiques, qui leur servent
d'écho, s'occupent beaucoup moins de la découverte de Roland que de la
manière dont elle s'est opérée. Dès le 20 au soir, à la séance des Jacobins,
Goupilleau de Montaigu, l'un des commissaires qui se trouvaient en permanence
aux Tuileries, renouvelle les plaintes qu'il a déjà fait entendre quelques
heures auparavant à la Convention. De quel droit et
dans quelle intention le ministre a-t-il voulu se réserver l'ouverture de
l'armoire de fer ? En agissant ainsi, Roland a fait une insulte à
l'Assemblée. Les patriotes ardents peuvent l'accuser d'avoir soustrait des
pièces qui révélaient les complots de Louis XVI ; les amis de Louis peuvent prétendre
que des pièces à la décharge de l'ex-roi ont été enlevées. Basire, Tallien, Robespierre jeune, brodent sur ce thème de nouvelles récriminations contre le ministre girondin. La société de la rue Saint-Honoré arrête que la dénonciation de Goupilleau, rédigée par écrit, recevra la plus grande publicité[12]. Elle est naturellement reproduite par les feuilles de Marat, d'Hébert et autres, qui l'aggravent en insinuant que de l'argent et des diamants pouvaient s'être trouvés mêlés aux papiers et avoir été dérobés. Roland comprend qu'il doit se défendre. Dès le lendemain (21 novembre), ayant été appelé à la barre de l'Assemblée pour une autre affaire, il se hâte de profiter de l'occasion. On a prétendu, dit-il, que j'aurais dû dresser procès-verbal de l'enlèvement des pièces en en faisant sans doute un inventaire. On a prétendu que j'aurais dû être accompagné de commissaires de la Convention pour tirer ces pièces de leur cachette ; on a prétendu qu'il y avait des bijoux avec les papiers, et que sans doute j'avais escamoté ces bijoux. Le fait est que je n'ai trouvé que des papiers, et que j'étais accompagné de deux témoins lorsque je m'en suis emparé. Faudra-t-il donc que toutes les fois que je trouverai ou que je soupçonnerai trouver quelque chose, je sois obligé de demander préalablement à la Convention de me nommer des commissaires ?[13] Les explications ministérielles sont accueillies avec faveur par la majorité, qui tient d'autant plus à conserver Roland au pouvoir que les Montagnards l'attaquent avec plus de violence. Mais le bill d'indemnité qui est accordé au ministre de l'intérieur par l'Assemblée n'est pas complètement ratifié par l'opinion publique. On trouve, que pour un puritain, qui se pique d'une régularité si rigide. Roland a agi avec beaucoup de légèreté. La haine de ses ennemis possède maintenant un prétexte plausible ; elle ne manquera pas de le mettre largement à profit. V La découverte de l'armoire de fer n'amena pas d'abord un grand changement dans les hésitations de la majorité, ni une grande accélération dans la marche du procès du roi. Le 21 novembre, la Convention entendit la lecture de l'opinion de Thomas Payne. Ce publiciste américain, auquel la Législative avait accordé le titre de citoyen français et que plusieurs départements avaient appelé à l'honneur de les représenter, concluait ainsi au jugement immédiat de Louis XVI : Il s'est formé, entre les brigands couronnés de l'Europe, une conspiration qui menace la liberté de toutes les nations. Tout porte à croire que Louis XVI faisait partie de cette horde de conspirateurs. Vous avez cet homme en votre pouvoir ; c'est jusqu'à présent le seul dont on se soit assuré. Faites-lui donc son procès, car ce procès peut conduire toutes les nations du monde à connaître et à détester le système désastreux de la monarchie, les complots et les intrigues de leurs propres cours. Il servira au moins à sonder les détails de la conspiration ourdie entre tous les tyrans, à prouver la scélératesse des gouvernements et la nécessité d'une révolution universelle. Le procès une fois terminé, témoignez, je le veux bien, quelque compassion à cet homme d'un esprit faible, et borné, mal élevé comme tous ses pareils, mais que cette compassion ne soit pas le résultat de la burlesque idée d'une inviolabilité prétendue. Après huit jours d'intervalle, le 29, la Convention put encore consacrer quelques heures à entendre deux nouveaux orateurs : Serres (des Hautes-Alpes), et Faure (de la Seine-Inférieure). Serres concluait au prompt jugement du roi, mais n'apportait à l'appui de cette opinion que les raisonnements déjà ressassés dans les discours précédents. Faure, au contraire, adjurait la Convention de donner au monde un grand exemple de vertu et de magnanimité. Déguisant sous des formes acerbes son ardent désir de sauver le roi, il s'écriait : Un vrai républicain n'est ni cruel, ni féroce ;
ferme comme Caton, il chasse les rois et ne s'abaisse pas, pour les punir, à
la controverse de la politique. Faites venir Louis Capet dans cette Assemblée
; qu'il comparaisse à la barre et dites-lui : Tu
n'es plus roi. Telle est la volonté du peuple ; nous étions tes enfants et tu
voulais nous égorger ; tu méritais la mort et nous te laissons la vie. Nous
ferons plus, nous te ferons citoyen français, titre plus auguste que celui de
foi ; n'oublie jamais la magnanimité du peuple ; s'il n'y joint pas pour
l'instant la liberté de ta personne, c'est moins pour sa sûreté que pour la
tienne. Le peuple français ne craint pas les rois[14]. Faure demandait que la Convention passât à l'ordre du jour sur le projet de décret présenté par le Comité de législation, mais que ce projet fût envoyé à toutes les assemblées primaires de la République, afin que l'on connût le vœu du peuple entier. C'était la première fois que l'idée de l'appel au peuple était portée à la tribune de la Convention. Elle fut reprise quelque temps après par la Gironde, comme une machine de guerre qu'elle espérait employer contre ses propres adversaires ; car, en appelant les comices populaires à décider du sort de Louis XVI, elle voulait leur faire sanctionner en même temps l'ostracisme qu'elle comptait faire prononcer un jour ou l'autre, non-seulement contre Marat. mais encore contre Robespierre et peut-être toute la députation de Paris. Lorsqu'elle reproduisit la motion de Faure, le déplorable procès avait suivi son cours, et l'appel au peuple n'avait plus chance d'être adopté par la majorité. Ce' qui était possible quand les passions populaires n'étaient pas encore surexcitées, ne le fut plus un mois ou six semaines plus tard. Au moment où nous parlons, l'Assemblée était profondément divisée sur la manière de trancher les questions redoutables soulevées par le procès de Louis XVI. Elle se trouvait en face de trois partis à prendre. Circonstance bizarre, les deux opinions extrêmes se réunissaient pour demander que la Convention statuât sur le sort du roi sans s'astreindre aux formes d'un jugement régulier, par simple mesure de sûreté générale. Suivant les démagogues, cette mesure devait être la mort ; suivant les modérés, elle ne pouvait être que le bannissement. Les Girondins adoptèrent une opinion mitoyenne qui, comme cela n'arrive que trop souvent, devait avoir des effets aussi déplorables que celle même dont la brutalité féroce leur inspirait une insurmontable horreur. Ils crurent qu'ils devaient donner une preuve éclatante de leur républicanisme en faisant le procès de la royauté dans la personne de Louis XVI, et qu'il serait toujours temps plus tard de sauver la vie du roi s'ils pouvaient le faire sans nuire à leur popularité. La peine de mort, décrétée par mesure de sûreté générale, ne pouvait être proposée que par des démagogues farouches de la trempe de Robespierre, Saint-Just et Jean-Bon Saint-André. Leur opinion n'aurait pas réuni cent adhésions. Au contraire, prononcer le bannissement, parce qu'aucun texte de loi ne s'appliquait aux délits imputés au roi, était tout à la fois la solution la plus généreuse et la plus intelligente ; elle était digne de républicains sincères qui mettaient l'intérêt de la liberté avant la satisfaction de leur amour-propre. Elle eût réuni une immense majorité, si les Girondins l'avaient adoptée dès le commencement des débats, s'ils n'avaient pas voulu entamer une procédure où les difficultés les plus graves naissaient à chaque instant sous leurs pas. La partie s'engagea de plus en plus entre la Gironde et la Montagne, la tète de Louis XVI en devint l'enjeu. Les retards que les questions incidentes apportaient à la marche régulière de la discussion, les appréhensions que l'on se plaisait à jeter dans le peuple sur le renchérissement de toutes les denrées, agitaient les esprits et aigrissaient les passions. Les démagogues répétaient sans cesse et partout, à la tribune, dans les clubs, dans les journaux, que la source de tous les maux, la cause de tous les embarras, la solution de toutes les difficultés étaient au Temple. La masse de la population parisienne, d'abord assez indifférente au procès, se prenait à croire que, puisque la misère, dont elle était accablée et qui ne faisait que croître avec l'hiver, devait cesser aussitôt que le roi serait monté sur l'échafaud, il valait mieux sacrifier un homme qu'une nation. Les ennemis les plus acharnés de la royauté ne manquaient pas, du reste, de prononcer le nom de Louis XVI au milieu de toutes les discussions relatives à la cherté des grains. Avec une habileté profonde ils mêlaient au procès une question d'économie sociale, qui a le privilège bien naturel de passionner les masses, et faisaient tourner contre le prisonnier du Temple le désespoir et la rage des affamés. Ainsi à l'occasion des troubles du pays chartrain, que nous avons racontés dans le précédent volume[15], Robespierre demande qu'avant de s'occuper des subsistances, on fasse dans les vingt-quatre heures tomber la tête de Louis XVI, le chef des conspirateurs. Jean-Bon Saint-André ajoute aussitôt : Que parle-t-on de procès ? il n'y en a point à faire, il n'y a pas même de jugement à porter ; le peuple l'a prononcé le 10 août. Il ne reste plus qu'à faire subir à Louis la peine de ses crimes. Toutes ces dissertations propres à égarer, toutes ces redondances scolastiques et puériles ne jettent pas une étincelle de lumière. C'est pourquoi Legendre propose de décréter que les discours préparés par les différents membres de l'Assemblée soient déposés sur le bureau et imprimés, tandis que la Convention passera sans plus tarder au jugement du ci-devant roi[16]. La motion de Legendre, quoique introduite incidemment dans un débat qui n'a aucun trait au procès de Louis XVI, est immédiatement adoptée et appliquée à tous les orateurs, sauf un seul. Avons-nous besoin de nommer cet orateur privilégié ? c'est Robespierre qui, croyant que devant lui devaient fléchir les décisions les plus solennelles, vient, le 3 décembre, reproduire les sophismes que Saint-Just avait entassés dans son fameux discours du 13 novembre. De ces deux pièces d'éloquence, qui ne seraient que d'assez pauvres amplifications de rhétorique si elles n'avaient été suivies d'un résultat sanglant, celle du maître est encore plus médiocre que celle du disciple. On peut en juger par les fragments suivants : L'Assemblée s'est laissé entraîner à son insu loin de la véritable question, il n'y a point de procès à faire ; Louis n'est point un accusé., vous n'êtes point des juges ; vous êtes, vous ne pouvez être que des hommes d'État et les représentants de la nation. Vous n'avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme, mais une mesure de salut public à prendre, un acte de prudence à exercer. Louis fut roi et la République est fondée. La question fameuse qui vous occupe est décidée par ces seuls mots : Louis est détrôné par ses crimes. Louis dénonçait le peuple français comme rebelle, il a appelé pour le châtier les armes des tyrans, ses confrères ; la victoire et le peuple ont décidé que lui seul était rebelle. Louis ne peut donc être jugé, il est déjà condamné ; il est condamné ou la République n'est point absoute. Proposer de faire le procès à Louis XVI, de quelque manière que ce puisse être, c'est rétrograder vers le despotisme royal et constitutionnel, c'est une idée contre-révolutionnaire, car c'est mettre la révolution elle-même en litige. En effet, si Louis peut être encore l'objet d'un procès, Louis peut être absous, il peut être innocent, que dis-je ? il est proclamé l'être jusqu'à ce qu'il soit jugé. Mais, si Louis peut être présumé innocent, que devient la Révolution ? n'est-elle pas encore incertaine et douteuse ? Si Louis est innocent, tous les défenseurs de la liberté deviennent des calomniateurs, les rebelles étaient les amis de la vérité et les défenseurs de l'innocence opprimée ; tous les manifestes des cours étrangères ne sont que des réclamations légitimes contre une faction dominatrice ; les fédérés, le peuple de Paris, tous les patriotes de l'empire français sont coupables, et le grand procès pendant au tribunal de la nature entre le crime et la vertu, entre la liberté et la tyrannie, est enfin décidé en faveur du crime et de la tyrannie. Les peuples ne jugent pas comme les cours judiciaires, ils ne rendent pas des sentences, ils lancent la foudre ; ils ne condamnent pas les rois, ils les replongent dans le néant. Cette justice vaut bien celle des tribunaux. Et nous, que faisons-nous ? nous appelons de toutes parts des avocats pour plaider la cause de Louis XVI ; nous pourrons bien un jour décerner à ses défenseurs des couronnes civiques, car, s'ils défendent sa cause, ils peuvent espérer de la faire triompher ; autrement vous ne donneriez à l'univers qu'une ridicule comédie. Nous osons parler de République, nous invoquons des formes parce que nous n'avons plus de principes ; nous nous piquons de délicatesse parce que nous manquons d'énergie[17]. Nous étalons une fausse humanité parce que le sentiment de la véritable humanité nous est étranger ; nous révérons l'ombre d'un roi, nous ne savons pas respecter le peuple. Nous sommes tendres pour les oppresseurs parce que nous sommes sans entrailles pour les opprimés. Le procès à Louis XVI, mais qu'est-ce que ce procès si ce n'est l'appel de l'insurrection à un tribunal ou à une assemblée quelconque ? En faisant le procès en forme à Louis XVI, en ouvrant une arène à ses champions, vous réveillez le royalisme assoupi. Voyez quels progrès rapides a déjà faits ce système de tolérance. A l'époque du mois d'août dernier, tous les partisans de la royauté se cachaient ; quiconque eût osé entreprendre l'apologie de Louis XVI eût été puni comme traître. Aujourd'hui, ils relèvent impunément un front audacieux ; aujourd'hui, les écrivains les plus décriés de l'aristocratie reprennent avec confiance leurs plumes empoisonnées ; ils trouvent des successeurs qui les surpassent en audace. Aujourd'hui, des écrits précurseurs de tous les attentats inondent les départements, la cité où vous résidez, et pénètrent jusque dans le sanctuaire de la liberté. Aujourd'hui des hommes armés, appelés, retenus dans nos murs, et par qui ! ont fait retentir les rues de cette cité de cris séditieux qui demandent l'impunité de Louis XVI[18]... De ceux que les Montagnards appelaient déjà la garde prétorienne de la Gironde, Robespierre passe à un adversaire, qu'il hait d'autant plus qu'il a été autrefois son ami. Pétion avait fait adopter quelque temps auparavant le décret qui réglait l'ordre des questions à examiner pour arriver au jugement définitif de Louis XVI. Il semblait avoir reçu ou s'être donné la mission d'intervenir dans le débat chaque fois qu'il s'agissait de faire adopter par la majorité indécise une résolution pratique de quelque importance. Aussi Robespierre ne manque-t-il pas de décocher en passant un trait ironique à celui qui semble vouloir usurper un rôle qu'il croit n'appartenir qu'à lui seul. Il y a deux mois, dit-il, qui eût pu soupçonner qu'ici ce serait une question de savoir si Louis XVI était inviolable ou non ? Mais, depuis qu'un membre de la Convention nationale a présenté cette idée comme l'objet d'une discussion sérieuse, préliminaire à toute autre question, l'inviolabilité, dont les conspirateurs de l'Assemblée constituante ont couvert ses premiers parjures, a été invoquée pour protéger ses derniers attentats... Ô crime ! ô honte ! la tribune du peuple français a retenti du panégyrique de Louis XVI ! Nous avons entendu vanter les vertus et les bienfaits du tyran !... Il était impossible à Robespierre de faire longtemps abstraction de sa propre personnalité ; aussi, rappelant les accusations dont il a été naguère l'objet[19], mettant en parallèle la manière dont ses adversaires ont agi avec lui, et les ménagements qu'ils semblent avoir pour un roi détrôné, il s'écrie : A peine avons-nous pu arracher à l'injustice d'une décision précipitée l'honneur et la liberté des meilleurs citoyens ; que dis-je ? nous avons vu accueillir avec une joie scandaleuse les plus atroces accusations contre des représentants du peuple connus par leur zèle pour la liberté ; nous les avons vus sur le point d'être immolés par leurs collègues presque aussitôt que dénoncés, et la cause du tyran est tellement sacrée qu'elle ne peut être ni assez longuement ni assez libre-, ment discutée. Pourquoi vous étonner de ce contraste ? Ce double phénomène tient à la même cause. Ceux qui s'intéressent à Louis ou à ses pareils, doivent avoir soif du sang des patriotes qui demandent sa punition. Ils ne peuvent faire grâce qu'à ceux' qui se seront adoucis en sa faveur. En faisant durer le procès quelques mois encore, on espère arriver, au printemps prochain, à l'époque où les despotes doivent nous livrer une attaque générale. Quelle carrière ouverte aux conspirateurs ! quel aliment donné à l'intrigue et à l'aristocratie ! Les armées étrangères pourront encourager l'audace des contre-révolutionnaires, en même temps que leur or tentera la fidélité du tribunal qui doit prononcer sur le sort de Louis XVI[20]. Louis combat contre nous du fond de son cachot, et l'on doute s'il est coupable, s'il est permis de le traiter en ennemi ! On demande quelles sont les lois qui le condamnent, on invoque en sa faveur la Constitution ! La Constitution vous défendait tout ce que vous avez fait contre lui. La Constitution vous condamne ; allez donc aux pieds de Louis invoquer sa clémence. Pour moi, je rougirais de discuter plus sérieusement ces arguties constitutionnelles. Pourquoi ce que le bon sens du peuple décide aisément, se change-t-il pour ses délégués en problème presque insoluble ? Avons-nous le droit d'avoir une volonté contraire à la volonté générale et une sagesse différente de la raison universelle ? Après avoir ainsi développé cette détestable doctrine de l'omnipotence et de l'infaillibilité du peuple, Robespierre arrive à l'application de la peine, et là il se heurte contre un obstacle dont son jeune séide n'avait pas eu à se préoccuper. Saint-Just débutait dans la carrière parlementaire et n'avait pas d'opinions antérieures à renier. Mais, à l'Assemblée constituante, Robespierre avait fait étalage de ses principes philanthropiques et s'était élevé contre l'audace des hommes qui s'arrogent le droit de condamner à mort un de leurs semblables[21]. Il n'hésite pas à proclamer de nouveau les mêmes doctrines, mais en demandant qu'il y soit fait une exception à l'égard de Louis. Cette exception, il se réserve de l'étendre plus tard à des milliers de victimes. Pour moi, s'écrie-t-il, j'abhorre la peine de mort prodiguée par nos lois, et je n'ai pour Louis ni amour ni haine. Je ne hais que ses forfaits ; j'ai demandé l'abolition de la peine de mort à l'Assemblée que vous nommez encore Constituante, et ce n'est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais vous qui ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer ! Je prononce à regret cette fatale vérité, mais Louis doit mourir, parce qu'il faut que la patrie vive. Je vous propose de statuer dès ce moment sur le sort de Louis. Quant à sa femme, vous la renverrez aux tribunaux ainsi que toutes les personnes prévenues des mêmes attentats. Son fils sera gardé au Temple jusqu'à ce que la paix et la liberté publiques soient affermies. Pour Louis, je demande que la Convention le déclare traître à la nation française, criminel envers l'humanité. Je demande qu'à ce titre il donne un grand exemple au monde dans le lieu même où sont morts, le 10 août, les généreux martyrs de la liberté. Je demande qu'à ces événements mémorables soit consacré un monument destiné à nourrir dans le cœur des peuples le sentiment de leurs droits et l'horreur des tyrans, et dans celui des tyrans la terreur salutaire de la justice du peuple. Robespierre avait dit le dernier mot de la démagogie. Il ne s'agissait pas de prononcer un jugement, de suivre religieusement les formes qui protègent chez tous les peuples un accusé, il s'agissait d'affirmer la République par la mort d'un homme qui représentait un principe rival, ennemi, irréconciliable[22]. Mais la Montagne était encore en minorité dans le sein de la Convention, et Robespierre était loin de dominer l'Assemblée ; aussi sa proposition ne fut-elle pas adoptée, pas même discutée. Sur la motion de Pétion, de celui - là même que le tribun venait de poursuivre de ses sarcasmes, l'Assemblée décida que Louis XVI serait jugé et qu'il le serait par elle. VI Le jour même où cette décision fut prise, Rhül, au nom de la commission des Douze, avait fait connaître le résultat sommaire du premier examen des papiers trouvés dans l'armoire de fer. Plusieurs jours de suite, il vint lire à la tribune un grand nombre de ces documents. De pareilles communications ne pouvaient qu'entretenir le trouble et l'agitation dans les esprits. La majeure partie des séances se passait en récriminations violentes, en propositions contradictoires, en insinuations perfides, que se renvoyaient avec une égale fureur la Montagne et la Gironde. Les amis de Danton et de Robespierre ne cessaient d'accuser leurs adversaires de faire des vœux secrets pour le rétablissement de la royauté. Les amis de Vergniaud et de Brissot n'avaient d'abord opposé qu'un silence dédaigneux à cette absurde accusation ; mais, comme elle risquait, à force d'être répétée, de prendre une certaine consistance dans l'imagination populaire, ils se décidèrent à la réfuter. Le 4 décembre, un montagnard obscur[23] l'ayant renouvelée avec une insistance nouvelle, Buzot, qui était toujours sur la brèche, se précipite à la tribune. Eh bien ! dit-il, pour écarter tout soupçon, je demande que la Convention décrète la peine de mort contre quiconque proposera de rétablir en France les rois et la royauté sous quelque dénomination que ce soit. L'Assemblée se lève presque tout entière en signe d'adhésion ; les montagnards Basire et Phélippeaux réclament la parole pour combattre comme intempestive la proposition de Buzot. Mais celui-ci insiste pour qu'elle soit mise aux voix immédiatement, et par appel nominal. Phélippeaux parvient cependant à obtenir un moment de silence. Je prie l'Assemblée, dit-il, de modérer son enthousiasme ; ce qui importe maintenant, c'est de préciser la manière dont le ci-devant roi sera jugé. Il faut, avant tout, sortir de l'espèce d'inquiétude, d'agitation, de souffrance, où la chose publique est depuis quelque temps ; je demande que la Convention décrète que le grand procès qui l'occupe sera jugé sans désemparer. Une centaine de membres appuient cette motion ; des applaudissements prolongés partent des tribunes, mais la plus grande partie de l'Assemblée reste silencieuse[24]. Basire s'écrie : La proposition de Phélippeaux est la seule qui puisse être adoptée. Celle de Buzot, au contraire, porterait atteinte à la liberté de la sanction que le peuple est appelé à donner à la Constitution. A ces mots éclatent de violents murmures ; on se demande si Basire et ses amis veulent stipuler des réserves en faveur du rétablissement de la monarchie. Le courant de la discussion avait fait dériver Basire bien au delà de sa pensée. Les réclamations de ses adversaires l'entraînent plus loin encore. Dans la fureur qui l'anime contre Buzot, il fait entendre un langage auquel il n'a pas habitué ses auditeurs ; en haine des Girondins, il prêche la clémence et la modération. Est-ce en vous levant tumultueusement, s'écrie-t-il, est-ce en agitant vos chapeaux que vous devez décréter la peine de mort ? Voulez-vous que l'on prétende que votre République n'est établie que par la force d'une faction, qu'elle repose sur une loi de sang et non sur le vœu libre du peuple ? Rewbell appuie Buzot : On dit autour de moi que la motion de notre collègue est inutile. Je soutiens, moi, qu'elle est nécessaire pour ôter toute espérance à ceux qui intrigueront, non pour rétablir Louis XVI sur le trône, mais pour y placer un autre tyran. Ces derniers mots excitent la colère des Montagnards ; elle s'exhale en interpellations violentes. Lejeune. — Buzot vient de faire une motion d'anarchie, de trouble et de désordre. Pourquoi remettre en question ce qui a été solennellement décidé ? Léonard Bourdon. — Quels sont donc les prestiges de la royauté, s'il faut délibérer deux fois pour la détruire ? Tureau. — Pendant tous ces débats, Louis XVI respire et la vengeance nationale est suspendue. La plus grande agitation règne dans l'Assemblée. Rewbell cherche à l'apaiser en expliquant la pensée qui a motivé la proposition de Buzot : Le tumulte et le chaos de cette discussion viennent de ce qu'on ne s'entend pas. Il ne s'agit pas de délibérer une seconde fois sur l'abolition de la royauté, mais de faire une loi pénale qui n'existe pas encore contre quiconque tenterait de la rétablir. Eh bien ! dans ce cas, réplique Merlin (de Thionville), qu'on ajoute ces mots à la rédaction de Buzot : A moins que ce ne soit dans les assemblées primaires. A l'ordre ! à l'Abbaye ! voilà le royalisme ! voilà le mystère découvert ! crie-t-on de toutes parts. Quoi ! reprend l'orateur, on m'appelle royaliste, moi qui n'ai qu'un regret, celui de n'avoir pas imité Brutus au moment où le tyran se trouvait dans cette loge, et du geste il désigne la place que Louis XVI occupait le 10 août. Malgré cette profession de foi de républicain farouche, on insiste pour que Merlin soit, rappelé à l'ordre. Guadet prend ironiquement sa défense. Chacun ici doit être libre d'énoncer ses sentiments, et peut-être la Convention n'a-t-elle pas à regretter d'avoir entendu une opinion qui lui donne la clef du projet formé, ce me semble, depuis quelque temps, de substituer un despote à un autre, un despote sous l'égide duquel ceux qui l'auraient porté à cette usurpation seraient sûrs d'acquérir à la fois et l'impunité de leurs forfaits, et la certitude d'en commettre de nouveaux. Les sarcasmes de Guadet avaient toujours le privilège d'exciter les fureurs de la Montagne. Basire, Robespierre jeune, Chabot, Camille Desmoulins descendent précipitamment de leurs bancs, et assiègent la tribune. Mais l'Assemblée refuse de les entendre, passe dédaigneusement à l'ordre du jour sur la proposition de Merlin et sur toutes les propositions incidentes qui s'y rattachent ; puis, par assis et levé, adopte au milieu du plus grand silence le décret rédigé par Buzot[25]. A peine le résultat du vote est-il proclamé, que Phélippeaux reproduit sa motion ; il veut que la Convention se déclare en permanence jusqu'à ce qu'elle ait statué définitivement sur le sort de Louis XVI. Mais Pétion, qui continue à se poser comme le grand régulateur du débat, fait ressortir tous les inconvénients de la permanence, et propose que chaque jour, depuis midi jusqu'à la fin de la séance, on s'occupe du procès de Louis XVI, à l'exclusion de tout autre objet. Robespierre demande à combattre cette proposition. Dès ses premières paroles, on s'aperçoit qu'il s'apprête à conclure à l'annulation du décret, qui a solennellement décidé que le procès en forme sera fait au dernier roi des Français. Des réclamations s'élèvent de plusieurs côtés à la fois. Robespierre se plaint que l'on viole en sa personne le droit de représentant du peuple, il prend les tribunes à témoin de l'intrigue et de l'oppression dont il est victime ; mais des cris : à la question à l'Abbaye ! le forcent enfin de quitter la place. Aussitôt ses partisans qui remplissent les galeries font entendre d'effroyables vociférations. Barère présidait. Il n'était pas homme à se compromettre en paraissant partager les répugnances de la majorité ; il se hâte d'inviter Robespierre à remonter à la tribune. Celui-ci semble hésiter un instant, mais bientôt il se lève et traverse la salle au milieu des applaudissements tumultueux des spectateurs. A peine a-t-il repris le fil de son discours, que les plus ardents d'entre les Girondins, Biroteau, Lidon, Rebecqui s'écrient : Monsieur le président, consultez l'Assemblée pour savoir si nous sommes obligés d'entendre Robespierre ! Barère n'a garde de mettre cette motion aux voix, et le tribun peut à loisir continuer ses récriminations contre ceux qui prétendent dicter leurs volontés à la Convention et étouffer la voix de leurs collègues. Oui, s'écrie-t-il, si on avait voulu m'écouter, l'Assemblée aurait pris une tout autre mesure que celle qui a été adoptée, une mesure qui aurait honoré la Convention. On aurait décrété en principe que nulle nation n'a le droit de se donner un roi. La majorité éclate de rire. Une voix s'élève pour demander le renvoi au congrès général des nations. Oui, je le répète, s'écrie Robespierre, sans se déconcerter, l'Assemblée a perdu l'occasion la plus précieuse de poser, sinon par un décret, du moins par une déclaration solennelle, la seule borne qui convienne au principe trop illimité et souvent mal entendu de la souveraineté du peuple. Il ne faut pas d'ailleurs s'envelopper d'une équivoque. L'Assemblée n'a pas décrété qu'il y aurait un procès en forme. Seulement, elle a décidé qu'elle prononcerait elle-même la sentence du ci-devant roi. Je soutiens que, d'après ces principes, il faut le condamner sur-le-champ à mort, en vertu du droit d'insurrection. Une motion aussi atroce soulève les applaudissements des tribunes et les murmures de l'immense majorité des députés. Pour toute réponse, on demande à passer au vote sur la proposition de Pétion, ce qui implique le rejet de celle de Robespierre. Conformément à ce qu'avait demandé l'ex-maire de Paris, l'Assemblée décide qu'elle s'occupera tous les jours, depuis midi jusqu'à six heures, du procès de Louis XVI[26]. Cette tumultueuse séance de la Convention a naturellement sa contre-partie au club des Jacobins. Robespierre, au moment où il y parait, est l'objet d'une ovation enthousiaste. Porté en triomphe à la tribune, il y dénonce la conspiration permanente des Girondins qui essayent, dit-il, d'établir une nouvelle tyrannie sur les débris de la royauté. On veut anéantir les hommes du 10 août ; on veut animer les départements contre Paris ; on y combine adroitement l'appel d'une force armée et les retards dans le jugement du Roi ; on accapare les journaux ; on arrête nos correspondances. Le pouvoir exécutif est entre les mains de nos ennemis. Dénonçons-le à l'univers entier ! Les séides, qui entourent le grand prêtre de la démagogie, profèrent les plus violentes menaces contre le roi Buzot, le prince royal Barbaroux, contre Pétion, autrefois l'ami de Robespierre, aujourd'hui son Zoïle. Le tribun profite de la circonstance pour réchauffer le zèle des membres du club qui font partie de la Convention, et qu'il accuse dans le fond de son cœur de ne pas l'avoir soutenu le matin assez vigoureusement. Il les adjure en ces termes : Et vous, députés patriotes, je vais vous donner un conseil important. C'est de ne pas souffrir que vos collègues soient privés du droit de suffrage dans la Convention. Un député tient ses pouvoirs du peuple entier. Étouffer sa voix, c'est étouffer la voix du peuple lui-même. Jurons tous de mourir à la tribune plutôt que d'en descendre, lorsqu'on nous refusera la parole. Ce serment est aussitôt prêté par tous les députés présents
à la séance du club. Que toute la Montagne soit
demain à son poste, s'écrie Monestier, et, si
dimanche Louis XVI n'est pas mort, je demande que les Parisiens viennent
encore exciter notre zèle par une bonne pétition[27]. VII La Convention venait de décider en principe que Louis XVI serait jugé par elle. Dès le lendemain, elle s'occupe de déterminer les formes qui devront être suivies dans la poursuite du procès. Après une longue discussion, elle charge les Douze de dresser l'acte énonciatif des crimes dont Louis Capet est accusé et de présenter la série des questions à lui poser. Elle leur adjoint pour cet objet neuf membres qui devront être pris dans le sein de la Commission des Vingt-quatre, des Comités de législation et de sûreté générale. Cette nouvelle Commission, dite des Vingt-et-un, est invitée à achever son travail dans le délai de cinq jours. Le lendemain du dépôt du rapport, Louis devra être traduit à la barre pour entendre la lecture de cette pièce et pour répondre aux questions qui pourraient lui être adressées. Enfin, le pouvoir exécutif est chargé, sous sa responsabilité, de prendre toutes les mesures de sûreté générale pendant le cours du procès[28]. On aurait pu espérer que pendant ces cinq jours, toute discussion irritante serait ajournée, mais l'animosité des Girondins et des Montagnards était trop grande pour qu'ils voulussent accepter une trêve cependant si courte. C'est Ducos qui recommence l'attaque en soulevant une question non moins brûlante que celle du jugement du Roi, celle de l'ostracisme à prononcer contre certains membres de la Convention. Après avoir, en qualité de membre du Comité de correspondance, analysé plusieurs pétitions traitant de différents objets, il lit in extenso, comme pour lui donner une sorte de consécration officielle, une adresse de l'assemblée électorale des Bouches du Rhône, qui demande que la Convention rende un décret d'accusation contre Marat. Cette adresse se terminait ainsi : Souvenez-vous que le peuple a conservé le droit de rappeler ceux de ses représentants qui oseraient trahir la patrie. Les amis de la Gironde avaient été secrètement avertis ; ils étaient tous à leur poste ; le reste de la salle était fort dégarni, comme cela arrivait souvent le dimanche. Guadet, le plus habile peut-être des Girondins s'était chargé d'enlever le vote du décret. A peine la lecture de l'adresse marseillaise est-elle achevée qu'il s'élance à la tribune et demande que le principe incontestable, énoncé dans cette pétition, soit consacré par un décret solennel. Aux voix ! aux voix ! crie-t-on de toutes parts. Le président Barère semble hésiter, mais l'immense majorité des membres présents exige que le décret soit voté immédiatement. Force est à Barère d'obéir aux injonctions réitérées qui lui sont adressées. Le décret préparé d'avance est lu et adopté au milieu des plus vifs applaudissements[29]. Le montagnard Merlin (de Thionville) demande quel sera le Comité chargé de proposer les moyens de mettre en pratique le principe qui vient d'être adopté ; le girondin Rouyer lui répond que le mode d'exécution est tout trouvé et qu'il suffit de convoquer purement et simplement, et tout de suite, les assemblées primaires. A ce mot, la réflexion revient à certains membres de l'Assemblée. Manuel se hasarde le premier à présenter quelques observations. Il déclare qu'il a été loin de partager l'enthousiasme général, qu'il voit dans la motion de Guadet le renversement de la liberté, car elle prépare le renouvellement continuel de la Convention. Chaque mois, explique-t-il, le peuple, trompé par des intrigants ou agité par des factieux, pourrait la changer tout entière. On veut purger la Convention de quelques hommes qui lui répugnent ; mais qui vous assure que l'homme que vous voulez vomir ne vous sera pas renvoyé par les assemblées primaires ? Tout ceci mérite le plus mûr examen. Je demande que la question soit soumise au Comité de constitution. Les premières phrases de Manuel avaient été assez mal accueillies, mais les conséquences du décret ne tardent pas à être aperçues par les plus clairvoyants. Une grande indécision se manifeste dans une partie de l'Assemblée ; plusieurs députés demandent la parole contre la motion trop facilement acceptée. Guadet lui-même croit devoir expliquer sa pensée. Ma proposition, dit-il, tend à consacrer ce grand principe : c'est que le peuple doit nommer immédiatement ses mandataires. La Convention a été élue par les corps électoraux ; eh bien ! je veux que les assemblées primaires soient consultées pour sanctionner le choix de ces corps électoraux et pour rappeler les membres qui auraient perdu la confiance du peuple. De nombreux murmures se mêlent aux applaudissements qui accueillent encore les paroles de Guadet. On me fait observer, reprend l'orateur, qu'un appel aux assemblées primaires, fait dans les circonstances actuelles, pourrait fournir à l'aristocratie une occasion pour fomenter des troubles. J'aime trop ma patrie pour l'exposer à de pareils dangers ; je demande donc l'ajournement de ma proposition jusqu'au lendemain du jour où l'Assemblée aura prononcé le jugement du roi. Le président Barère demande la permission de quitter le fauteuil pour aller à la tribune parler sur le décret qu'il n'a pu s'empêcher de mettre aux voix quelques instants auparavant. Mais Prieur (de la Marne) a déjà pris la parole. Voulez-vous, s'écrie-t-il, à la veille du jugement de Louis Capet, faire considérer tous les membres de cette Assemblée comme des représentants provisoires du peuple, comme des députés indignes de sa confiance. La proposition de Guadet ne tend qu'à avilir la Convention nationale. Bientôt peut-être on viendra vous dire que votre jugement sur le roi doit être soumis à la ratification des assemblées primaires ; or, si vous décrétez cela, vous aurez décrété la guerre civile. La majorité est ébranlée. Barère ajoute quelques mots, qui triomphent de ses dernières hésitations. Guadet lui-même semble passer condamnation sur l'inopportunité du vote qu'il vient d'obtenir. Le décret est rapporté, et l'examen de la question renvoyé au Comité de constitution. Laissons la Gironde marcher d'hésitation en hésitation, d'avortement en avortement, laissons-la poser des principes, les expliquer, les modifier, les rétracter dans une même séance ; laissons-la forger des armes qui seront plus tard retournées contre elle-même. Nous verrons bientôt cet ostracisme dont elle voulait investir les assemblées primaires, réclamé au profit exclusif dés sections parisiennes ; nous verrons quelques centaines de démagogues, de par le droit d'insurrection qu'ils prétendent exercer au nom du peuple français, s'arroger le pouvoir de déclarer qui a trahi la patrie, qui doit être expulsé de la Convention, traduit au tribunal révolutionnaire, livré au bourreau. Mais il n'est pas temps encore de montrer les juges s'entre-déchirant et se proscrivant tour à tour, il faut que l'accusé, qu'ils s'apprêtent à condamner, ait franchi un à un tous les degrés qui doivent le conduire au Golgotha. Occupons-nous donc du prisonnier du Temple et, à la veille du jour où il va comparaître devant la Convention, rappelons les cruelles épreuves auxquelles lui et sa famille avaient été soumis depuis quatre mois. VIII Nous avons raconté comment, le 13 août au soir, Louis XVI avait été, avec sa famille, transféré du couvent des Feuillants dans la petite tour du Temple[30]. Rien n'était préparé dans ce triste séjour pour la réception de ses nouveaux hôtes. Mais, dès le lendemain, le patriote Palloy, ce maçon qui avait démoli la Bastille et qui eût de même démoli les Tuileries si on l'avait laissé faire, se mit à l'œuvre pour disposer dans la grosse tour le logement définitif de la famille royale. Il fit abattre tous les bâtiments qui entouraient cet édifice, exhausser le mur d'enceinte, boucher toutes les fenêtres ouvrant sur la partie de l'enclos du Temple appelée la Rotonde. Les femmes de la reine et de la famille royale, qui les avaient accompagnées aux Feuillants, avaient obtenu l'autorisation de les suivre dans leur nouvelle demeure ; deux fidèles serviteurs, Hue et Chamilly,, avaient pu ne pas quitter Louis XVI. Mais, six jours après, la Commune, à laquelle l'Assemblée législative avait remis le soin exclusif de veiller à la garde des prisonniers, prit un arrêté aux termes duquel toutes les personnes, qui n'étaient pas membres de la famille Capet, durent être amenées à sa barre et de là transférées dans d'autres prisons[31]. Par exception, Hue obtint la permission de retourner auprès du roi, et resta quelques jours à peu près seul chargé de tout le service de la famille royale. Le 26 août, Cléry, l'un des anciens valets de chambre du jeune prince, fut admis à l'aider et bientôt à le remplacer ; car, le 2 septembre, on conduisit de nouveau Hue à la Commune et de là, à la Force, où il échappa à grand'peine aux massacres[32]. Dans les premiers temps, la famille royale était réunie depuis le déjeuner jusqu'après le souper, c'est-à-dire de neuf heures du matin à neuf heures du soir. La reine et Mme Élisabeth s'occupaient de l'éducation de la princesse ; le roi enseignait la géographie et l'histoire au Dauphin. Les prisonniers avaient la permission de descendre au jardin et de se promener dans une allée de marronniers, le seul espace qui ne fût pas envahi par les ouvriers de Palloy. Encore, pour qu'ils pussent prendre cette distraction, fallait-il que le commandant général de la force armée, assisté de quatre officiers municipaux, pût les conduire lui-même à cette espèce de préau. Santerre absent, la promenade n'avait pas lieu, au grand préjudice de la santé de tous les membres de la famille royale et surtout du Dauphin qui souffrait beaucoup du manque d'air et d'exercice si nécessaires à son âge. Le 29 septembre, la Commune, apprenant que le logement préparé spécialement pour le roi dans la grande tour était prêt à le recevoir, donna l'ordre de l'y transférer. On n'avait pas même pris le temps de meubler d'une manière décente la dernière demeure du dernier roi de France ; on s'était contenté de dresser à la hâte un lit pour Louis XVI. Cléry, qui ne voulut pas quitter son maitre, passa la nuit sur une chaise au chevet de l'infortuné monarque. Le lendemain, le roi demanda à être conduit auprès de sa famille ; mais les officiers municipaux de garde déclarèrent qu'ils n'avaient pas d'ordre, et que dès lors ils devaient s'abstenir de laisser communiquer Louis XVI avec les prisonniers de la petite tour[33]. Cette journée du 30 septembre fut bien triste pour les hôtes des deux prisons ; ils faisaient l'apprentissage de séparations plus longues et plus douloureuses encore. Cependant, vers le soir, le roi ayant exprimé le désir d'avoir quelques livres, restés dans la chambre de la reine, un des officiers municipaux invite Cléry à l'accompagner. Marie-Antoinette, Mme Élisabeth et les enfants se tenaient enlacés et pleuraient. En voyant Cléry, leur douleur redouble, ils lui adressent sur le roi mille questions auxquelles il ne peut répondre qu'avec réserve ; les prisonnières demandent instamment la faveur d'être réunies au roi, au moins pendant quelques instants du jour et à l'heure des repas. Leur douleur ne se traduit bientôt plus par des plaintes timides et des larmes discrètes, mais par des cris de violent désespoir. On va prévenir les municipaux de garde qui . après avoir tenu conseil, décident que, puisqu'il n'y a pas d'ordre précis, les prisonniers pourront dîner ensemble ce jour-là et que le lendemain on en référera à la Commune pour qu'elle prescrive formellement comment on devra agir désormais. Cette décision est reçue par la famille royale avec des transports de joie et des élans de reconnaissance qui arrachent des larmes d'attendrissement à plusieurs des assistants. Simon lui-même, l'ami de Marat, le futur précepteur du Dauphin, se sent tout ému et s'écrie à demi-voix : Je crois que ces b... de femmes me feront pleurer ! Mais, reprenant bientôt son caractère farouche, il dit à la reine : Lorsque vous assassiniez le peuple au 10 août, vous ne pleuriez pas. — Le peuple est bien trompé sur nos sentiments ; répond la reine avec sérénité[34]. La pitié avait vaincu. La famille royale put ce jour-là dîner chez le roi ; les jours suivants, elle continua à se réunir aux heures des repas et à la promenade ; on n'entendit plus parler de l'arrêté que devait prendre la Commune. Mais, si le bonheur de voir encore les siens était laissé à l'auguste prisonnier, les avanies ne lui étaient point épargnées. Dans la journée, quelquefois même au milieu de la nuit, une invasion subite d'officiers municipaux lui apprenait qu'on avait inventé contre lui de nouvelles rigueurs. Dès le 24 août, on avait fait une visite minutieuse de tout ce qui était à sa disposition et on lui avait pris son épée. Un mois plus tard, le 29 septembre, on avait saisi et emporté papier, encre, plumes, crayons. Le 7 octobre, on ordonnait à Cléry d'enlever les ordres et décorations qui se trouvaient encore sur les habits de son maitre. La défiance toujours éveillée des municipaux se traduisait en inventions bizarres ; l'un faisait rompre des macarons pour voir si on n'y avait pas caché quelque billet ; un autre, en proie aux mêmes soupçons, ordonnait qu'on coupât des pêches devant lui et qu'on en fendit les noyaux. Le 26 octobre, à l'heure du dîner, un officier municipal entre, accompagné d'un greffier et d'un huissier, tous deux en costume, et suivis de six gendarmes le sabre au poing. Le roi, pensant que c'est lui qu'on vient chercher, demande ce qu'on lui veut. La famille royale se lève éperdue de crainte. Sans s'expliquer, le municipal invite Cléry à passer dans une autre chambre, et, là, le greffier lui lit un mandat d'amener qui l'appelle devant le tribunal extraordinaire du 17 août. Cléry demande la permission de prévenir son maître. C'est inutile, lui répond-on ; de ce moment il ne vous est plus permis de lui parler. Prenez seulement une chemise ; ce ne sera pas long. Quelques instants après, le roi et sa famille entendent, avec un indicible effroi, la populace attroupée à la porte du Temple demander la tète de celui qu'elle voit sortir et dont elle ignore même le nom. Conduit au Palais de justice, Cléry y est tenu au secret jusqu'à huit heures du soir. Enfin, il comparaît devant le tribunal et trouve sur le banc des accusés un jeune homme, qui a été de garde, vingt jours auparavant, dans l'intérieur de la tour et avec lequel il a échangé quelques mots. A la barre des témoins, se tient un officier municipal qui prétend, étant de service ce jour-là au Temple, avoir entendu le froissement d'un papier que le jeune garde national remettait au valet du tyran. Mais le dire de l'espion de la Commune n'étant corroboré d'aucune preuve, les juges mettent Cléry hors de cause ainsi que son coaccusé. Lorsque le fidèle serviteur rentrait au Temple, il était minuit ; le roi venait de se coucher. On ne permet point à Cléry de lui annoncer son retour ; le lendemain seulement, Louis XVI sait à quel péril vient d'échapper le compagnon de sa captivité[35]. Ce fut le même jour, 26 octobre, qu'eut lieu la translation des autres membres de la famille royale dans la grande tour du Temple[36]. Elle n'amena naturellement aucun changement dans les habitudes des malheureux prisonniers ; les repas, les lectures, les promenades restèrent réglés comme par le passé. Depuis près de trois mois qu'ils étaient au Temple, ils n'avaient encore vu que des officiers municipaux, lorsque le 1er novembre, à dix heures du matin, on leur annonça l'arrivée d'une députation de la Convention nationale. Elle était. composée de Drouet, de Chabot, de Duprat, tous les trois membres du Comité de sûreté générale.. Elle avait été chargée de vérifier l'état de situation de la personne de Louis Capet et de sa famille, et de prendre connaissance des mesures adoptées par le Conseil général de la Commune et par le commandant général de la garde nationale de Paris pour la conservation des otages confiés à leur garde. En reconnaissant Drouet, l'ancien maitre de poste de Varennes, la reine ne put maîtriser un sentiment d'horreur. Drouet et Chabot se montrèrent très-insolents envers Louis XVI. Sur l'invitation qui lui fut faite de déclarer s'il avait quelques plaintes à faire, l'infortuné monarque répondit qu'il n'en avait aucune ; il demanda seulement qu'on lui laissât la satisfaction d'être réuni à sa famille, et qu'on fit parvenir aux prisonniers le linge et les vêtements dont ils avaient le plus pressant besoin. Les commissaires de la Convention promirent qu'il serait fait droit à cette requête ; mais, une fois sortis, ils ne songèrent nullement à tenir leur parole. Dans le cours du mois de novembre, le roi et les autres membres de la famille royale tombèrent successivement malades. Ce fut à grand'peine qu'on leur accorda la permission de recevoir la visite de leur médecin ordinaire, Lemonnier, dont la vie avait été épargnée d'une manière si miraculeuse, le 10 août, lors du sac des Tuileries[37]. La reine, malgré ses vives instances, ne put obtenir que, pendant la maladie du Dauphin, il lui fût permis de passer la nuit auprès de son fils ; elle était forcée de le quitter chaque soir, sans avoir, avec lui ou avec ceux qui le veillaient, aucune communication jusqu'au lendemain matin. L'installation de la municipalité provisoire du 2 décembre n'apporta point de changement au régime du Temple[38]. Les nouveaux commissaires firent même souvent regretter leurs prédécesseurs par leur dureté et leur brusquerie. Ainsi les jours, les mois se succédaient pour cette malheureuse famille, et aucun adoucissement n'était apporté aux tortures morales qui lui étaient infligées[39]. IX Le mardi, 11 décembre, était le jour fixé par l'Assemblée pour la comparution de Louis XVI à sa barre. La veille au soir seulement, Robert Lindet, au nom de la commission des Vingt-et-un, lut ce qu'il appelait l'exposé des crimes et des trahisons de Louis Capet. Ce document devait être suivi de l'acte énonciatif des charges sur lesquelles était basée la mise en accusation de l'ex-roi ; le rapporteur annonça que cet appendice n'était pas prêt, mais qu'il le serait le lendemain avant l'heure à laquelle Louis devait être amené devant la Convention. Dans son exposé, Robert Lindet[40], refaisant à son point de vue exclusif l'histoire de la révolution depuis le mois de juin 1789 jusqu'au 10 août 1792, rappelait toutes les journées de violence et d'insurrection qui, pendant cette période, avaient affligé la capitale et les provinces. Louis XVI était coupable de tout, responsable de tout, aussi bien du sang versé à Nancy et au Champ-de-Mars, que de celui qui rougissait encore les dalles des Tuileries ; aussi bien de la résistance du gouverneur de la Bastille que de la reddition de Longwy et de Verdun. Le rapporteur de la commission des Vingt-et-un transformait l'infortuné monarque en un tyran perfide, en un despote sanguinaire. On lui faisait un crime d'État de ses hésitations et de ses scrupules qui s'expliquaient si facilement par la nouveauté de la situation, par les conseils opposés qu'il recevait de ses anciens et de ses nouveaux serviteurs, par le conflit des intérêts et des passions qu'il ne pouvait ni maîtriser ni concilier. Il semblait que le rapporteur n'eût rien oublié. Cependant, à peine a-t-il achevé sa lecture, que Marat s'élance à la tribune, et lui reproche amèrement de n'avoir pas rappelé avec assez de netteté certains faits tels que les accaparements de grains et de numéraire, les pactes de famine et les massacres juridiques commis au nom de Louis XVI. Le lendemain, l'ami du peuple renouvelle ses plaintes, lorsque Barbaroux, suppléant Robert Lindet, vient lire l'acte énonciatif des crimes de Louis XVI, dernier roi des Français. Cette fois il est soutenu par Rewbell, Lecarpentier, Drouet, Tallien, Gorsas, Amar, Dubois-Crancé, Rühl, Billaud-Varennes, Sergent, qui, à l'envi l'un de l'autre, énumèrent des faits qui, selon eux, n'ont pas été suffisamment détaillés dans les deux rapports. Pétion lui-même ne perd pas l'occasion de se poser en victime désignée aux poignards de la royauté, et raconte à sa manière son odyssée de la nuit du 10 août[41]. Mais l'Assemblée ne croit pas devoir satisfaire la vanité de tous les orateurs qui se disputent l'honneur d'apporter une nouvelle pierre à l'édifice si laborieusement construit par la commission des Vingt-et-un ; elle décide, sur la proposition de Ducos, qu'il ne sera rien changé à l'acte énonciatif présenté par Barbaroux. Pendant que la Convention se livrait à ces débats préliminaires qui présageaient assez la vivacité de ceux qui allaient suivre, la ville était pleine de rumeurs, de bruit et d'anxiété. Le Conseil général de la Commune avait déclaré qu'il resterait en permanence la journée entière et que toute la force armée de la capitale serait sur pied. Dès six heures du matin, la générale avait été battue dans toutes les sections ; de nombreux bataillons avaient été dirigés vers le Temple et sur toute la ligne que devait parcourir le cortège. Louis XVI s'était levé à son heure ordinaire et était resté trois quarts d'heure en prières. Il conservait son calme habituel, quoiqu'il sût, grâce à un avis secret reçu par Cléry, que ce jour-là aurait lieu sa comparution à la barre de l'Assemblée. Sa famille en avait été également instruite ; il n'y eut plus à en douter lorsque l'on entendit le bruit des tambours, les trépignements des chevaux de l'escorte et de l'état-major de Santerre, les clameurs de la foule amassée aux portes du Temple. Le roi et le Dauphin montèrent à neuf heures pour déjeuner dans l'appartement des princesses. Le repas fut silencieux. Placés sous les yeux des municipaux qui épiaient leurs moindres gestes, leurs moindres regards, les prisonniers ne pouvaient se communiquer leurs poignantes inquiétudes. lls savaient tout et devaient paraître tout ignorer. Le roi redescendit avec le Dauphin ; mais bientôt deux officiers municipaux entrèrent pour lui annoncer la visite du maire et le prévinrent qu'il devait se séparer de son fils. Il embrassa l'enfant, le remit aux mains de Cléry et attendit. L'attente fut longue, car, ainsi que nous l'avons vu, la
Convention avait perdu plusieurs heures à discuter les termes de l'acte d'accusation
du ci-devant roi. Cependant, sur l'observation faite par Manuel qu'il
importait à la tranquillité publique de réintégrer Louis XVI au Temple avant
la tombée de la nuit, le décret qui pouvait seul autoriser la levée
provisoire de l'écrou fut envoyé au maire Chambon et au général Santerre.
Ceux-ci, depuis plus de deux heures, se tenaient dans la salle du Conseil de
la tour, ne voulant aborder le prisonnier que le décret en main. Aussitôt
qu'ils l'ont reçu, ils montent chez le roi. Chaumette, procureur de la
Commune, Coulombeau, secrétaire-greffier et plusieurs autres officiers
municipaux les accompagnent. Chambon annonce à Louis XVI qu'il vient le
chercher pour le conduire à l'Assemblée, en vertu d'un décret dont le
secrétaire de la Commune va lui donner lecture. En entendant ces mots : Louis
Capet sera traduit à la barre de la Convention... Capet
n'est pas mon nom, dit le roi, c'est celui
d'un de mes ancêtres. J'aurais désiré, monsieur, que les commissaires
m'eussent laissé mon fils pendant les deux heures que j'ai passées à vous
attendre ; au reste, ce traitement est une suite de ceux que j'éprouve ici
depuis quatre mois. Je vais vous suivre, non pour obéir à la Convention, mais
parce que mes ennemis ont la force en main. Louis XVI monte dans la voiture du maire, non sans jeter un regard sur la tour où il laisse tout ce qui lui est cher. Quarante-huit cavaliers de gendarmerie forment l'avant-garde du cortège, quarante-huit cavaliers de l'École militaire, l'arrière-garde ; un corps de six cents fusiliers, munis chacun de seize cartouches et disposés sur trois rangs, marchent aux deux côtés de la voiture ; trois pièces de canon la précédent, trois autres la suivent. Comme les glaces ont été laissées ouvertes, la foule peut voir Louis XVI, les traits amaigris, la barbe longue, assis au fond de la voiture à côté du maire, ayant en face de lui Chaumette et Coulombeau ; cependant aucun cri ne se fait entendre pendant la route. La Convention, après avoir expédié le décret de translation, s'était occupée de régler plusieurs points accessoires. Sur la motion de Legendre, il fut décidé que pendant tout le temps que Louis XVI serait à la barre, aucune proposition ne pourrait être faite par un membre, aucune députation ne serait reçue. Rappelant que tout signe d'approbation ou d'improbation devait être interdit aux représentants du peuple et aux citoyens des tribunes, le boucher montagnard ajoutait : Il faut que le silence des tombeaux effraye le coupable. Defermon fit observer qu'il était d'usage que les présidents des tribunaux criminels déclarassent aux prévenus, au moment même où commençait leur interrogatoire, qu'il leur était permis de s'asseoir. H demanda formellement que la même invitation fût faite à Louis XVI ; cette proposition fut adoptée sans discussion[42]. Manuel aimait à jouer le rôle de républicain farouche, et, dans ce moment, il y tenait d'autant plus que chaque jour il devenait plus suspect à ses anciens amis les Jacobins[43]. Il fait observer que toutes les questions préliminaires sont vidées. Dès lors, ajoute-t-il, comme la Convention n'est pas condamnée à ne s'occuper aujourd'hui que d'un roi, je pense qu'il serait bon de reprendre la discussion de la loi sur les émigrés, dussions-nous faire attendre Louis à son arrivée. En conséquence, Osselin, rapporteur de cette loi, monte à la tribune. Déjà il avait donné lecture de plusieurs articles lorsque Santerre parait à la barre : Citoyen président, dit-il, Louis Capet est arrivé, il est aux portes de la salle. Le président Barère lui répond : La Convention nationale a ordonné que Louis serait traduit devant elle ; faites exécuter son décret. Santerre sort, et Barère profite de ce moment pour rappeler à l'Assemblée toute la solennité de la circonstance. L'Europe vous observe, dit-il, l'histoire recueille vos pensées et vos actions. L'incorruptible postérité vous jugera avec une sévérité inflexible ; que votre attitude soit conforme aux nouvelles fonctions que vous allez remplir... Et vous, citoyens des tribunes, vous ôtes associés à la gloire et à la liberté de la nation dont vous faites partie. Vous savez que la justice ne préside qu'aux délibérations tranquilles. La Convention s'en repose sur votre entier dévouement à la patrie et sur votre respect pour la représentation nationale. Souvenez-vous du silence terrible qui accompagna Louis ramené de Varennes, silence précurseur du jugement des rois par les nations. Louis XVI entre dans ce moment, les généraux Berruyer et Santerre sont à ses côtés. Un profond silence règne dans l'Assemblée. X — Louis, dit le président, la nation française vous accuse ; on va vous donner connaissance de l'acte énonciatif des délits qui vous sont imputés. Vous pouvez vous asseoir. Louis XVI s'assied, et l'un des secrétaires lit l'acte entier ; puis le président, reprenant chaque article, interpelle l'accusé sur ce qu'il a à répondre aux charges qui y sont énoncées. On ne suivait dans tout ceci aucune des formes déjà et maintenant encore pratiquées devant les tribunaux ordinaires. En effet, on signifie quelques jours à l'avance, au dernier des criminels, l'acte qui doit former la base de l'accusation dirigée contre lui ; on lui laisse le temps de préparer son système de défense. Ici, on prenait Louis XVI à l'improviste et on lui demandait de repousser à l'instant même des accusations multiples, compliquées, chargées de faits, d'incidents, de détails, qui, pour être expliqués et débattus, eussent exigé une longue réflexion, une grande habitude de la parole, une rare présence d'esprit. Louis XVI ne décline pas la compétence de la Convention et ne proteste pas contre les actes qui le transforment en un simple accusé. Il se contente de répondre quelques mots à chacun des griefs articulés contre lui. Pour tous les faits antérieurs à la Constitution, il se base sur son droit de chef de l'armée et de la nation ; pour tous les faits postérieurs, sur la responsabilité qui incombait à ses ministres. L'acte d'accusation lui reprochait les sommes répandues par lui dans les faubourgs et prétendait que ces distributions d'argent avaient été faites dans des vues contre-révolutionnaires. Je n'avais pas, répond-il simplement, de plus grand plaisir que de donner à ceux qui avaient besoin, et ce que j'ai fait alors n'avait trait à aucun projet. A la demande que lui fait le président s'il n'avait pas autorisé Septeuil à faire un commerce considérable de grains, sucres, cafés, à Hambourg, Louis XVI oppose une dénégation pure et simple. Devant la triple accusation d'avoir fait tirer sur le peuple le 14 juillet 1789, le 17 juillet 1791, et le 10 août 1792, il proteste de son amour pour le peuple et de sa ferme volonté de ne jamais répandre le sang de ses sujets. Aux autres questions, il répond tantôt que l'accusation est absurde, tantôt qu'il a besoin de pièces pour en prouver la fausseté. Il déclare avoir désavoué toutes les démarches de ses frères émigrés, aussitôt qu'il en a eu connaissance ; quant aux décrets relatifs aux prêtres réfractaires et au camp sous Paris, sur lesquels il avait mis son veto, il se retranche derrière la Constitution qui lui laissait le droit absolu de refuser ou d'accorder sa sanction. La série des questions posées par la commission des Vingt-et-un étant épuisée, un des membres de cette commission, Valazé, se place devant une table près de la barre, et présente à Louis XVI les pièces sur lesquelles est basé l'acte d'accusation. La plupart n'émanaient pas du roi. C'étaient des mémoires, des lettres, des notes à lui adressées. Aussi peut-il, afin de ne compromettre personne, déclarer, pour la plupart, qu'il ne les reconnaît pas. Les premières pièces qui lui sont présentées avaient été saisies chez Laporte ou Septeuil ; mais l'accusation avait reçu une nouvelle consistance par les documents dus à la trahison de Gamain. Lorsqu'on arrive à ceux-ci, le président Barère demande à Louis XVI s'il a fait construire une armoire avec une porte de fer dans un mur du château des Tuileries, et s'il y a fait renfermer des papiers. Le roi répond qu'il n'a aucune connaissance de ce fait. On lui présente alors plusieurs des pièces qui se trouvaient dans la cachette révélée par le serrurier. Quelques-unes étaient signées de lui. De toutes celles-là, il ne reconnaît qu'un état des pensions et secours qu'il a payés sur sa cassette depuis 1776 jusqu'en 1792, et parmi lesquelles on remarque des gratifications accordées à Acloque pour son faubourg : Quant à ces gratifications, ce sont, dit-il, des charités que j'ai faites. L'interrogatoire terminé, Barère s'adresse au roi : Louis, avez-vous quelque chose à ajouter ? — Je désire communication des accusations que je viens d'entendre et des pièces qui y sont jointes ; je demande la faculté de choisir un conseil pour me défendre. Barère annonce à Louis XVI que l'Assemblée va délibérer sur le désir qu'il vient d'exprimer, et qu'elle lui fera connaître sa décision. La Convention nationale, ajoute-t-il, vous permet de vous retirer dans la salle des Conférences. Le roi sort et la discussion s'engage. Treilhard, l'un des secrétaires, lit un projet en quatre articles qu'il vient de rédiger à l'instant même, et en. vertu duquel les diverses demandes de Louis étaient accordées. La lecture en est accueillie par les murmures de la Montagne. Albitte, Duhem, Chasles, Billaud-Varennes,. Tallien, Robespierre jeune, Marat et quelques autres réclament à grands cris l'ajournement de la proposition de Treilhard. Pendant tout le temps qu'avait duré l'interrogatoire, les démagogues avaient été obligés de comprimer l'irritation dans laquelle les jetait l'attitude calme et digne du roi. Mais, à ce moment, le feu qui couvait sous la cendre éclate avec une violence inouïe. Des vociférations parties de l'extrême gauche imposent silence aux orateurs qui demandent à appuyer la proposition de Treilhard. Marat, dont la voix stridente domine toutes les autres, s'écrie : Est-ce qu'il s'agit ici d'un procès ordinaire ? Est-ce que nous devons nous arrêter à des chicanes de palais ? La demi-obscurité dans laquelle l'Assemblée et les tribunes sont plongées — il était cinq heures et on était en décembre —, favorise les fauteurs de désordre. La Convention est en proie au plus effroyable tumulte ; les menaces, les provocations s'entrecroisent. Le président Barère déclare qu'il voit avec douleur le Temple des lois se transformer en une arène de gladiateurs[44], il se couvre ; ce moyen suprême rétablit enfin le silence. Pétion en profite pour proposer que l'on réduise les questions soulevées par Treilhard à celle-ci : Louis Capet pourra-t-il se choisir un conseil ? et il ajoute : Personne ne peut lui refuser cette demande, à moins d'attaquer à la fois tous les principes de l'humanité. L'ex-maire de Paris avait encore, aux yeux d'une grande partie de la Convention, le prestige du Dieu qui apaise les tempêtes. Sa proposition, mise aux voix, est adoptée à la presque unanimité. Les échos du violent orage qui s'était déchaîné au sein de l'Assemblée après la sortie de Louis XVI, avaient pu arriver jusqu'à lui. Il attendait dans la salle des Conférences qu'il plût à la Convention de rendre un nouveau décret autorisant Santerre à le ramener au Temple. Une incroyable incurie présidait à tout ce qui touchait la personne de l'infortuné monarque ; celui dont naguère tous les désirs étaient prévenus aussitôt que pressentis, n'avait pas mangé depuis le matin. Plein d'impatience et d'anxiété, il avait longtemps attendu l'arrivée des officiers municipaux chargés de le conduire à la barre de la Convention ; il avait subi les regards de la foule curieuse et étonnée pendant tout le trajet du Temple au Manège de la rue Saint-Honoré ; il avait souffert toutes les angoisses d'un long et pénible interrogatoire ; pendant ces mortelles heures, il avait été obligé de refouler au fond de son âme toutes les révoltes de son cœur ulcéré ; il était épuisé de lassitude et de faim. Isolé au milieu de la foule de gens de toute sorte qui l'entourent et qui l'observent, Louis XVI n'a pas un ami, pas un serviteur dont il puisse recevoir quelques soins, quelque consolation. Il est obligé d'implorer la pitié d'un de ses ennemis déclarés. Voyant le procureur-syndic de la Commune, Chaumette, manger un morceau de pain, il s'approche de lui et lui demande à demi-voix la faveur de partager son maigre repas. Chaumette craint d'avoir l'air de recevoir une confidence qui pourrait lui être imputée à crime ; se rejetant en arrière, il dit à Louis XVI d'un ton bourru : Demandez tout haut ce que vous voulez, monsieur. — Je demande un morceau de pain, répond le roi avec douceur. — Volontiers, lui dit d'une voix radoucie le jeune énergumène, rompez. C'est un déjeuner de Spartiate. Si j'avais une racine, je vous en donnerais la moitié. Le décret ordonnant la réintégration de Louis XVI au Temple est enfin apporté à Santerre, et le triste cortège se remet en marche. Le voyage du soir est plus douloureux que n'a été celui du matin. Le roi, en descendant dans la cour des Feuillants, est salué par le terrible refrain de la Marseillaise : Qu'un sang impur abreuve nos sillons ! qu'entonnent en chœur les charbonniers et les forts de la halle, qui se trouvent de garde à l'Assemblée. Tout le long de la route, des cris : Mort au tyran ! vive la nation ! se font entendre. Les agitateurs avaient eu le temps d'enfiévrer la populace, une longue attente avait surexcité les passions, et on se vengeait sur le malheureux Louis XVI du froid et de la fatigue supportés à son occasion, Le roi reste impassible devant le spectacle de toutes ces fureurs ; mais son cœur est serré et il ne se sent plus la force d'achever le triste repas qu'il doit à la pitié de Chaumette. Le greffier Coulombeau, qui voit le prisonnier embarrassé du reste de son pain, le lui prend des mains et le jette par la portière. Ah ! s'écrie Louis XVI, c'est mal de jeter ainsi le pain dans un moment où il est rare. — Et comment savez-vous qu'il est rare ? réplique Chaumette. — Parce que celui que je mange sent un peu la terre. Après un moment de silence, le procureur-syndic s'avise d'ajouter : Ma grand'mère me disait toujours : Petit garçon, on ne doit pas perdre une mie de pain ; vous ne pourriez en faire venir autant. — Monsieur Chaumette, dit le roi, votre grand'mère était, à ce qu'il me semble, une femme d'un grand bon sens. Rentré au Temple, Louis XVI demande à embrasser sa femme et ses enfants. Mais le commissaire Albertier, après avoir pris l'avis de ses collègues, lui annonce qu'il ne pourra plus communiquer avec sa famille. C'est bien dur, dit le roi. Mais mon fils, qui n'a pas sept ans ? La défense était formelle ; il fallut se résigner[45]. XI Le lendemain, l'Assemblée reprend la discussion des articles rédigés par Treilhard. Thuriot demande que la Convention ne permette pas à Louis de s'envelopper de moyens de chicane. Les nations étrangères, ajoute-t-il, attendent de nous un grand exemple. Il faut que le tyran porte sa tête sur l'échafaud. A ces mots, la conscience d'une grande partie des représentants se révolte, de violents murmures se font entendre : Rappelez-vous votre caractère de juges ! Lorsqu'il n'y a pas liberté de la défense, une condamnation n'est qu'un assassinat, s'écrie-t-on à droite. Le président lui-même engage l'orateur à ne pas préjuger l'arrêt de l'Assemblée. Thuriot sent qu'il a été trop loin et déclare qu'il n'a parlé ainsi que dans l'hypothèse où les crimes imputés à Louis seraient démontrés. Enfin, malgré l'opposition véhémente des Montagnards, la Convention décrète que quatre de ses membres LIVRE XXI. se transporteront à l'instant au Temple et interpelleront Louis de déclarer, dans l'heure, le citoyen auquel il donne sa confiance. Peu de temps après, Cambacérès, l'un des quatre commissaires, vient annoncer que Louis a choisi pour conseil Target, ou à son défaut Tronchet, et tous les deux si cela est possible. Target avait depuis longtemps renoncé à la plaidoirie et présidait l'un des tribunaux de Paris[46]. Il crut devoir décliner l'honneur que lui faisait Louis XVI. Tronchet accepta. Au même moment, le président de l'Assemblée recevait une lettre de M. de Lamoignon de Malesherbes qui revendiquait l'honneur de défendre celui qui avait été son maître et qui l'avait appelé deux fois dans ses conseils lorsque cette fonction était briguée par tout le monde[47]. Le roi, informé de cette admirable preuve de dévouement, l'accueillit avec reconnaissance. Mais, lorsque les deux conseils de Louis XVI voulurent pénétrer dans sa prison, ils trouvèrent à la porte une consigne inimaginable que les dictateurs de l'Hôtel de Ville avaient établie de leur autorité privée. En effet, le II, dès qu'on eut appris la demande faite par le roi d'obtenir un conseil, la Commune avait pris un arrêté ainsi conçu : Le Conseil général, le substitut du procureur de la Commune entendu, arrête que Louis Capet ne communiquera plus avec sa famille ; Le valet de chambre qu'on lui permet d'avoir auprès de lui, n'aura plus de relations avec personne autre qu'avec lui ; Les conseils que la Convention pourrait lui donner ne communiqueront avec personne autre que lui, et toujours en présence des officiers municipaux, attendu la complicité présumée de toute la famille ; En conséquence, au moment où les conseils de Louis Capet seront introduits, le valet de chambre se retirera et les seuls officiers municipaux resteront. L'assemblée s'en rapporte à la discrétion des officiers municipaux de ne pas gêner la confiance du prisonnier pour les confidences qu'il pourrait avoir à faire, et à leur prudence pour ne pas compromettre la sûreté du prisonnier. Arrête, en outre, que le présent sera envoyé sur-le-champ aux commissaires de la municipalité de service au Temple. Arrête, en dernier lieu, qu'il sera envoyé une députation de quatre membres à la Convention nationale pour connaître ses intentions sur les dispositions de cet arrêté. MERCEREAU, vice-président, COULOMBEAU, secrétaire-greffier. Cet arrêté avait été signifié immédiatement à Louis XVI. Aussi, lorsqu'il reçut la visite des quatre commissaires de la Convention, il se plaignit amèrement à eux des précautions inquisitoriales dont la Commune voulait l'entourer. Cambacérès fit part à l'Assemblée des réclamations du roi, et sur sa proposition, il fut décrété : que les conseils choisis par l'accusé pourraient librement communiquer avec lui, et qu'il lui serait fourni des plumes, de l'encre et du papier. A ce décret rendu dans la matinée du 12, la Commune répondit aussitôt par un arrêté qui aggravait encore les mesures acerbes contre lesquelles Louis XVI avait réclamé. Le Conseil général de la Commune de Paris, considérant qu'il est comptable à la République entière du dépôt qui existe à la tour du Temple et que la loi lui permet de prendre toutes les mesures que lui dicte l'intérêt public, arrête : 1° Qu'il maintient son premier arrêté ; 2° Que le conseil accordé à Louis par la convention nationale sera scrupuleusement examiné, fouillé jusqu'aux endroits les plus secrets ; et qu'après s'être déshabillé, il se revêtira de nouveaux habits, sous la surveillance des commissaires, et que dans ses opérations, il ne pourra communiquer avec Louis qu'en présence des commissaires ; 3° Que le conseil ne pourra sortir de la tour qu'après le jugement du ci-devant roi ; 4° Que le conseil prêtera serment, ainsi que les commissaires, de ne rien dire de ce qu'ils auront entendu. Arrête enfin que le présent arrêté sera envoyé à la Convention nationale par les citoyens Arbeltier, Cheneaux et Defavanne, en l'invitant, au nom de la tranquillité publique, d'approuver les mesures de sûreté prises par le Conseil relativement aux circonstances importantes dans lesquelles se trouve la République. Les commissaires sont en outre autorisés à représenter à la Convention l'inconvénient qui résulte de faire rentrer Louis Capet, pendant la nuit, au Temple. MERCEBEAU, président, COULOMBEAU, secrétaire. Les officiers municipaux porteurs de cet arrêté se présentent, dès le 13 au matin, à la barre de la Convention pour en donner lecture[48]. Ils sont écartés sous divers prétextes par le président Barère, qui prévoyait l'orage que devait soulever la prétention hautement affichée par la Commune, de faire la leçon à l'Assemblée nationale. Mais, le soir, ils reviennent de nouveau à la charge, et sont enfin introduits. Lorsque l'orateur arrive au passage où il était dit que les défenseurs de Louis XVI seront déshabillés et fouillés jusques dans les endroits les plus secrets, une violente indignation éclate de toutes parts. On demande qu'un décret formel improuve la conduite du Conseil général et casse l'arrêté de la Commune. Le président annonce que la députation s'est déjà, présentée le matin et qu'il a refusé de l'admettre ; mais qu'elle a tellement insisté qu'il n'a pu se défendre d'accueillir sa demande. Une partie de la Montagne elle-même appuie les mesures qui doivent faire justice de l'insolence de la Commune. Aurait-on le dessein, s'écrie Basire, d'apitoyer le peuple sur le sort de Louis. Capet, en prenant contre ses conseils des mesures vexatoires et tortionnaires ? Robespierre seul a le triste courage de défendre ses amis de l'Hôtel de Ville. Son étrange panégyrique est accueilli par les murmures de l'immense majorité de l'Assemblée. Mais ce tribun, comme tous les apôtres de la démagogie, ne sait pas supporter la contradiction. Il prétend qu'on viole en lui la liberté des opinions : Je sais, s'écrie-t-il, qu'il y a un parti qui veut sauver le roi. Je m'étonne que ceux qui se montrent si tendres pour un oppresseur accusé, ne témoignent pas autant de sensibilité pour le peuple qu'on opprime. Oui, on veut nous apitoyer sur le sort du plus grand des coupables, de ce criminel dont vous devez à la nation entière la plus prompte justice. Les tribunes saluent par des cris d'enthousiasme la péroraison de leur orateur favori. Un membre de la droite, dont le nom malheureusement n'a pas été conservé à l'histoire, se lève et fait entendre ces nobles paroles. Je demande, au nom de la patrie, au nom de l'humanité, au nom de la morale publique, qu'on prenne des mesures pour que chaque fois que quelqu'un préjuge le sort de l'accusé, nous n'entendions pas ces vociférations de cannibales. Oui, s'écrie Valazé, à la seule énumération des mesures inquisitoriales
édictées par la Commune, ma conscience se révolte. Que penseront la France et
l'Europe qui vous regardent ? que pensera la postérité, lorsqu'elle saura que
cet étrange arrêté, pris pour ainsi dire sous vos yeux, vous a été
fallacieusement présenté, sans doute afin de vous y faire participer ? Est-ce
pour que Louis XVI ne trouve pas de conseil, est-ce afin que l'homme
courageux qui se présente, se retire, est-ce afin qu'il soit jugé sans avoir
été entendu, qu'on veut soumettre quiconque entreprend de plaider sa cause
aux conditions les plus dures à la fois et les plus ignominieuses ? Je ne
puis être suspect ici, car j'ai déjà dit que je croyais le ci-devant roi
coupable ; mais c'est pour l'honneur de l'humanité, pour le maintien de la
justice, en vertu du droit naturel que tout accusé a d'être défendu, pour la
dignité des représentants du peuple, qui ne peuvent être respectés qu'autant
qu'ils sont justes, que je demande qu'on casse l'arrêté. L'Assemblée
n'ose pas aller jusque-là, elle se contente d'adopter l'ordre du jour motivé
sur son décret de la veille qui ordonne que les conseils communiqueront
librement avec Louis[49]. XII Le lendemain et le surlendemain, la Convention présente encore le scandale de débats de plus en plus tumultueux. A l'ouverture de la séance du 14 décembre, Manuel demande la parole pour une motion d'ordre. Un grand nombre de citoyens se plaignent, dit-il, de ne pouvoir pénétrer dans les tribunes de l'Assemblée parce qu'elles sont remplies dès le matin par une foule de personnes qui, n'ayant d'autre occupation, les envahissent de bonne heure ; nos concitoyens qui arrivent des départements, lorsqu'ils s'y présentent, n'y trouvent plus une seule place libre, et cependant eux aussi ont le droit d'entrer dans le temple de la loi. Manuel est interrompu à chaque mot par les habitués des galeries, dont il ose attaquer le privilège ; à peine peut-il lire jusqu'au bout le projet de décret qu'il a rédigé pour la réglementation des entrées et la distribution des billets. Robespierre, Dartigoyte et d'autres montagnards réclament la parole afin de combattre la motion de l'ex-procureur syndic ; Biroteau, Rabaud Saint-Étienne, Lanjuinais demandent à l'appuyer. Mais Thuriot s'est déjà emparé de la tribune : Je viens, dit-il, combattre les hérésies avancées par Manuel. Si vous adoptiez son projet, nous n'aurions plus pour auditeurs que les lâches apôtres d'un modérantisme ridicule au moment où nous avons besoin d'être appuyés par des hommes du patriotisme le plus énergique. Les tribunes applaudissent avec enthousiasme ; la droite et la gauche de l'Assemblée se lancent à l'envi les interpellations les plus vives. S'il existait quelque doute sur la nécessité d'adopter le projet de Manuel, s'écrie un girondin, les applaudissements scandaleux donnés à Thuriot viennent de les lever. — Je demande, dit le montagnard Legendre, qu'on décrète que Manuel a perdu l'esprit. Les spectateurs se mettent de la partie : A l'Abbaye Manuel l'aristocrate ! hurlent certains énergumènes, qui paraissent conduire le chœur des tricoteuses jacobines. — Croyez-vous que ce soit par des cris de sang et de mort qu'on nous intimidera ? leur dit dédaigneusement le courageux Mazuyer. La Montagne ne cesse de réclamer la question préalable sur la proposition de Manuel, et veut que l'on procède immédiatement à l'appel nominal. Eh bien, oui, l'appel nominal, crie-t-on de tous les bancs de la droite ; pensez-vous nous effrayer ? Le président invite un secrétaire à se rendre à la tribune pour y procéder ; mais les plus courageux du parti de la Gironde se précipitent vers le bureau pour signer la demande d'appel nominal que leurs adversaires avaient espéré tourner contre eux. Le président est obligé de se couvrir. Le tumulte s'apaise un instant ; mais il renaît bientôt lorsqu'il s'agit de formuler la question sur laquelle l'Assemblée va être appelée à voter. Lanjuinais la pose ainsi : Y a-t-il lieu de délibérer sur le mode actuel de la formation des tribunes ? Lepelletier Saint-Fargeau la pose d'une autre manière : La Convention peut-elle exercer quelque influence sur la composition des tribunes sans altérer le grand principe de la publicité des séances ? En entendant l'ancien président à mortier du parlement de Paris proposer un mode d'interrogation qui semble si bien préjuger la question à résoudre, les membres de la droite se récrient sur l'astuce obséquieuse du néophyte montagnard. Le trouble recommence ; l'un demande la parole pour une motion d'ordre, l'autre pour un fait, celui-ci pour motiver la question préalable, celui-là pour la combattre. Le président Defermon a beau rappeler individuellement les membres à l'ordre, poser la question, expliquer le vote, le bruit continue pendant longtemps encore. Enfin, la Convention déclare qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur la proposition de Manuel[50]. XIII Le lundi 15, la discussion s'établit de nouveau sur la marche de la procédure. Après de longs et violents débats, la Convention accorde dix jours pleins à Louis XVI pour conférer avec ses conseils et préparer sa défense. Un montagnard, Laurent Lecointre, qui, dans d'autres temps, avait eu des relations directes avec le roi comme commandant en second de la garde nationale de Versailles, demande, par un sentiment honorable de compassion, que, pendant ces dix jours, il soit permis à l'accusé de voir sa famille. Le président Defermon se hâte de mettre cette motion aux voix. Elle est aussitôt adoptée ; mais quelques montagnards se plaignent de la précipitation avec laquelle le vote a été enlevé : Vous avez beau le vouloir, s'écrie Tallien, si le corps municipal ne le veut pas, cela ne sera pas. De violents murmures accueillent une si insolente déclaration ; on réclame de toutes parts le rappel à l'ordre de l'ex-secrétaire-greffier de la Commune insurrectionnelle. C'est l'ancien maire de Paris qui se charge de fulminer la sentence : Les paroles que vous venez d'entendre, dit Pétion, tendent à avilir l'Assemblée nationale ; je demande que celui qui s'est permis cet outrage soit censuré à l'instant même et que son nom soit inscrit au procès-verbal. Marat est au pied de la tribune, apostrophant tour à tour l'orateur et le président, réclamant à grands cris la parole. Defermon la lui refuse avec énergie et l'accorde à Tallien qu'il croit disposé à se disculper. Loin de là, le jeune tribun maintient et aggrave son insolence : Le dépôt du Temple a été confié au corps municipal, dit-il, lui seul a donc le droit de prendre les mesures nécessaires à la conservation de ce dépôt ; je l'ai dit, je le répète : Si le corps municipal croit que votre décret est contraire à l'intérêt national, qu'il peut compromettre la sûreté publique, il fera bien de refuser.... On ne laisse pas achever l'orateur. Des cris à l'ordre, à l'Abbaye ! partent de tous les bancs ; la censure est prononcée à la presque unanimité. Mais l'extrême gauche ne perd pas l'espoir d'épuiser l'énergie passagère de l'Assemblée ; elle réclame contre le décret qui vient de frapper Tallien. Le président est obligé de le mettre aux voix une seconde fois ; la même majorité se prononce de nouveau pour infliger au député de Seine-et-Oise la peine disciplinaire qu'il a méritée. Les Montagnards demandent alors que l'Assemblée, revenant sur la mesure arrachée à sa pitié, rapporte la décision qui autorise Louis XVI à communiquer avec sa famille. Quel est le député qui vient à la tribune, formuler cette proposition ? C'est Drouet, le maître de poste de Sainte-Menehould. Comment s'en étonner ? Depuis que les électeurs de la Marne, terrifiés par les meurtriers de septembre[51], l'ont envoyé siéger à la Convention, ne semble-t-il pas prendre à tache de continuer le rôle dont il s'est fatalement emparé dans la nuit du 21 juin 1791 ? ne doit-il pas être jusqu'au bout le mauvais génie chargé de torturer la famille dont il a tenu naguère le sort entre ses mains ? n'a-t-il pas à mériter une fois de plus la récompense nationale qui lui a été décernée pour avoir arrêté le roi dans sa fuite ? N'a-t-il pas enfin à se venger de l'accueil méprisant que ses victimes lui ont fait subir lors de sa récente visite au Temple ? Bourbotte et Tallien soutiennent la proposition de Drouet. Mais, malgré les clameurs de l'extrême gauche, elle est écartée par la question préalable. On pouvait croire la discussion terminée par ce double vote. Il n'en est rien, et, chose extraordinaire, c'est l'auteur de la motion qui propose de la modifier, c'est Laurent Lecointre lui-même qui vient faire amende honorable du mouvement de pitié auquel il a eu l'imprudence de se laisser aller. Dans les assemblées, il se trouve toujours des légistes habiles à trouver, au fond de l'arsenal des formalités judiciaires, certaines dispositions qui permettent de violer toutes les lois de l'humanité. Ce sont eux qui suggèrent à Lecointre le faux-fuyant qui va lui permettre de modifier sa proposition. Il déclare donc que, lorsqu'il l'a faite, il ignorait que la femme et la sœur du ci-devant roi fussent inculpées dans la procédure ; mais que, s'il en est ainsi, comme on le lui assure, il comprend qu'elles ne puissent communiquer avec lui jusqu'après leur interrogatoire. Personne n'ose faire observer qu'aucun acte de procédure n'a été depuis quatre mois dirigé contre les malheureuses prisonnières du Temple ; que, sous le futile prétexte d'une poursuite qui n'est pas commencée, on ne peut ajouter au supplice de Louis XVI la torture de se sentir à dix pas de tous les êtres qui lui sont chers, et de ne pouvoir les presser sur son cœur. On demande au moins que Louis XVI puisse embrasser ses enfants. Mais Dubois-Crancé répond qu'il saura par eux tout ce que sa femme et sa sœur voudront lui faire dire ; car, dit-il, les enfants ont pour cela un art inconcevable. La majorité était à bout de résistance ; elle décide que Louis Capet pourra voir ses enfants, mais que ceux-ci ne pourront plus, jusqu'au jugement définitif, communiquer avec leur mère et leur tante[52]. Les bravades prophétiques de Tallien s'étaient réalisées ; l'Assemblée avait courbé la tête devant la volonté toute-puissante de la Commune, comme, la veille, elle s'était humiliée devant les vociférations des tribunes. A un jour de distance, les représentants du peuple français avaient été obligés par deux fois de passer sous les Fourches caudines de la démagogie. Ils étaient marqués désormais du stigmate d'une honteuse servitude ; malheur à eux si tôt ou tard ils tentaient de secouer le joug ! |
[1] Un nombre immense de livres, de brochures ont été imprimés sur le procès de Louis XVI ; il nous serait impossible d'en donner même la nomenclature. Nous renverrons souvent aux pièces officielles en ne les citant que dans leurs passages les plus importants. Ces pièces se trouvent réunies dans un seul corps d'ouvrage intitulé : Le procès de Louis XVI, ou collection complète des opinions, discours et mémoires des membres de la Convention nationale sur les crimes de Louis XVI, ouvrage publié en l'an III de la République (1795), chez Debarle.
[2] Voir tome IV, livre XV, § X, l'origine et la composition de la Commission des Vingt-quatre. Voici comment sont détaillées, dans le rapport de Valazé, les précautions prises pour la conservation de ces papiers dont, malgré les ordres formels de la Convention, la Commune de Paris n'avait pas voulu se dessaisir entièrement :
Le travail de la Commission des Vingt-quatre se faisait en présence des membres du Comité de surveillance et de la municipalité de Paris. Les papiers étaient déposés dans un appartement distinct de celui dans lequel se réunissait la Commission ; ils lui étaient apportés par les membres du Comité de surveillance de la Commune, ils étaient, après leur examen, reportés par les mémos personnes dans un lieu dont la Commission des Vingt-quatre s'était elle-même interdit l'entrée. Deux fois par jour, à la fin de chaque séance, trois scellés étaient apposés sur la porte de cet appartement gardé par des gendarmes.
Ce passage si caractéristique du rapport de Valazé se trouve omis au Moniteur, on ne peut deviner pour quelle raison. Nous l'avons retrouvé dans le Journal des Débats et décrets, n° 49, page 110, et dans le Procès de Louis XVI, tome Ier, page 1.
[3] Le rapport de Valazé se trouve au Moniteur, n° 312. Les pièces annexées à ce rapport n'occupent pas moins de 125 pages dans le sixième volume du procès de Louis XVI.
[4] Il est bien difficile, après un siècle, de retrouver les preuves de l'existence ou de la non-existence d'un pacte secret. Le cadre de cet ouvrage ne nous permet pas de discuter à fond ce grand problème historique : nous nous bornerons à constater seulement l'invraisemblance de ces accusations d'accaparement qui impliquaient la complicité de tous les ministres de l'ancien régime. et à donner, à la fin de ce volume, quelques lettres émanant du dénonciateur du pacte de famine, le fameux Le Prévost de Beaumont. Il paraîtrait résulter du texte même de ces lettres, que ce personnage, devenu légendaire, n'inspirait que fort peu de confiance et fort peu d'intérêt aux Assemblées constituante et législative ; elles auraient dû cependant se montrer très-empressées de le dédommager des souffrances qu'il prétendait avoir subies pour prix de sa dénonciation patriotique, si elles avaient cru à sa véracité.
[5] Une grande partie de ces dénonciations sont signées Gautier et Niquille, qui déclarent les avoir faites civiquement et volontairement. Mais on retrouve ces deux personnages, en qualité d'agents du Comité de surveillance de la Commune de Paris, enlevant les chevaux et l'argenterie du château d'Ancy-le-Franc, et excitant par leurs déprédations de graves désordres dans le département de l'Yonne. (Voir le Moniteur du 8 novembre 1792, n° 313.) Ainsi les braves citoyens qui faisaient des dénonciations si patriotiques n'étaient, comme les juges de Maillard à l'Abbaye, que des mouchards et des voleurs.
[6] La discussion avait été très-vive et très-longue dans le sein du Comité de législation. Le 4er novembre, Cambacérès annonçait à la Convention que le Comité discutait depuis sept jours sans pouvoir s'entendre.
[7] Montesquieu, Esprit des lois, livre XII, chap. XIX. Par une contradiction des plus singulières, et qui est un exemple frappant de toutes celles dont fourmillait le rapport du Comité de législation, Mailhe, un instant auparavant, avait reproché au célèbre publiciste du XVIIIe siècle d'avoir prostitué sa plume à l'apologie de la monarchie et de la noblesse. Il avait rappelé avec dédain ces paroles prophétiques dans lesquelles Montesquieu, racontant les péripéties de la Révolution de 1648, semblait prédire ce qui devait se passer dans son propre pays :
Ce fut un assez beau spectacle que de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la république, de voir le peuple étonné, cherchant la démocratie et ne la trouvant nulle part, de le voir enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, forcé de se reposer dans le gouvernement même qu'il avait proscrit.
Mailhe déclarait, au nom de la République française, que si la Convention avait le courage de juger elle-même Louis XVI, la Révolution n'aurait pas un pareil dénouement : les événements se sont chargés de donner un démenti solennel aux prédictions du rapporteur du Comité de législation.
[8] Robert, dans la séance du 28 février 1793, demanda à l'Assemblée un congé pour se rendre à Liège, sa patrie.
[9] Voir les Mémoires de Mme Roland, et la notice qu'elle a laissée sur ce triste personnage.
[10] Cette cachette, dite de l'armoire de fer, a joué un très-grand rôle dans le procès de Louis XVI et dans les discussions entre les Girondins et les Montagnards. Le serrurier Gamain, qui l'avait révélée, prétendit, un an après la mort du roi, avoir été empoisonné par cet infortuné monarque ; il reçut, pour cet infâme mensonge, une pension nationale. M. Louis Blanc, dans le sixième volume de son Histoire de la Révolution, consacre un chapitre tout entier au récit de ce prétendu empoisonnement. On trouvera à la fin de ce volume une note relative à cette glaire.
[11] Les pièces déposées sur le bureau par le ministre de l'intérieur étaient au nombre de six cent vingt-cinq. Elles furent immédiatement numérotées et paraphées par le ministre et deux des secrétaires de la Convention, Carra et Defermon. Cette opération dura jusqu'à une heure après minuit. Les douze commissaires désignés par le sort furent : Boussion, Borie, Bolot, Saurine, Bernard-Saint-Afrique, Lefranc, Ruamps, Pelissier, Gardien, Rabaut-Pommier,, Anacharsis Clootz et Rühl. Ce dernier tomba plus tard malade et fut remplacé par Doulcet. — (Procès de Louis XVI, t. VII, p. 2. Procès-verbaux imprimés du mois de novembre, p. 256, 263 et 274.)
[12] Journal des Débats des Jacobins, n° 305.
[13] Journal des Débats et Décrets, n° 33, p. 338, Moniteur, n° 323.
[14] Journal des Débats et Décrets, n° 70, p. 423, Moniteur, n° 334.
[15] T. IV, livre XVIII, § VIII.
[16] Les discours imprimés par ordre de l'Assemblée en vertu du décret du 30 novembre étaient au nombre de plus de cent. Leur collection n'occupe pas moins de quatre volumes dans le Procès de Louis XVI, publié en l'an III et cité plus haut.
[17] Saint Just avait dit quinze jours auparavant : Parmi nous la finesse des esprits et des caractères est un grand obstacle à la liberté. (Moniteur, n° 319). Jusque dans les moindres détails, la coïncidence des idées est remarquable entre le maitre et le disciple.
[18] Robespierre fait ici allusion aux fédérés qui avaient repoussé les avances de Marat. (Voir t. IV, livre XVII, § XI.)
[19] Voir t. IV, livre XVII, § IX in fine.
[20] Nous avons suivi ici la version du Journal des Débats et Décrets, n° 77, p. 62 et suivantes, plutôt que celle du Moniteur, qui contient plusieurs contre-sens évidents.
[21] Le 30 mars 1791, Robespierre, lors de la discussion du projet du Code pénal, avait qualifié les exécutions à mort de lâches assassinats, de crimes solennels commis par des nations entières avec des formes légales. Il faut, s'écriait-il, que l'homme soit pour l'homme un objet sacré. Il faut effacer de nos Codes les lois de sang qui commandent les meurtres juridiques. (Moniteur de 1791, n° 151.)
[22] Robespierre ayant demandé à Garat ce qu'il pensait de son discours, celui-ci prétend, dans ses mémoires, avoir eu le courage de lui répondre. Il n'y a que les Tartares qui croient avoir le droit de passer leurs prisonniers au fil de l'épée ; il n'y a que les sauvages qui croient avoir le droit de les manger. C'était, il faut le dire, admirablement caractériser ce discours.
[23] Remy, dit le Moniteur. Il n'y avait pas de député de ce nom à la Convention. Le Journal des Débats et Décrets ne le nomme pas.
[24] Moniteur, n° 341. Journal des Débats et Décrets, p. 83, n° 78.
[25] Il était ainsi conçu : La Convention décrète, au nom de la République, la peine de mort contre quiconque proposerait ou tenterait de rétablir en France, soit la royauté, soit tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple.
C'est en se basant sur ce texte de loi que le tribunal révolutionnaire envoya plus tard à l'échafaud des centaines de victimes.
[26] Moniteur, n° 344. — Journal des Débats et Décrets, n° 88.
[27] Journal du Club des Jacobins, n° 344 et 345.
[28] Les historiens qui nous ont précédé ne nous semblent pas avoir fait d'une manière assez nette l'historique des Commissions extraordinaires qui s'occupèrent successivement de préparer les éléments de l'accusation dirigée contre Louis XVI. Ces Commissions furent au nombre de trois :
1° La Commission des Vingt-quatre, nommée le 1er octobre (voir t. IV, livre XV, § X), qui fut chargée d'examiner les papiers recueillis par le Comité de surveillance de la commune de Paris, et notamment, en ce qui concernait Louis XVI, les papiers trouvés chez Laporte et Septeuil, Fun, intendant, l'autre, trésorier de la liste civile ; Valazé fut le rapporteur de cette première Commission ;
2° La Commission des Douze, nommée le 21 novembre (voir § IV de ce livre) pour examiner les papiers trouvés dans l'armoire de fer. Rhül fut l'organe habituel de cette Commission ;
3° La Commission des Vingt-et-un, créée le 6 décembre, et formée en très-grande partie des éléments des deux premières ; elle fut composée des douze conventionnels dont nous avons donné les noms, p. 195, et des neuf membres qui leur furent adjoints par délégation des trois Comités, à savoir : Duprat, Cochon, Cavaignac, Robert Lindet, Garan-Coulon, Barbaroux, Valazé, Poullain-Grandpré et Doublet. Robert Lindet et Barbaroux déposèrent leurs rapports au nom de cette Commission les 10 et 11 décembre.
[29] Voici le texte même du décret proposé par Guadet :
La Convention, sur la motion d'un membre, décrète que les assemblées primaires de chaque département de la République se réuniront dans le délai de huitaine pour procéder, par un scrutin épuratoire, ou à la confirmation ou au rappel des députés de leur département. Il sera procédé par le corps électoral au remplacement de ceux des membres qui pourraient être rappelés par la majorité des assemblées primaires du département.
[30] T. III, livre IX, § III.
[31] Voir dans les Souvenirs de quarante ans le récit que Mlle de Tourzel fait de sa comparution dans la salle des délibérations de la Commune. Voir aussi, t. III, note XV, la notice que nous avons consacrée à Mme de Lamballe et aux autres dames de la reine.
[32] Nous avons raconté, t. III, livre XII, § IV, les scènes horribles qui se passèrent les 2 et 3 septembre aux abords du Temple et dans l'intérieur de la prison ; nous n'avons pas le courage d'y revenir.
[33] Les deux tours, quoique adossées l'une à l'autre, n'avaient entre elles aucune communication.
[34] Voir les Mémoires de Cléry, p. 48.
[35] Nous avons vérifié, sur les pièces mêmes de la procédure instruite par le tribunal du 17 août, la complète exactitude des faits racontés par Cléry dans ses mémoires. Le jeune garde national s'appelait Alexandre-François Breton, âgé de 26 ans, négociant, rue de Bièvre. L'officier municipal qui l'avait dénoncé s'appelait J.-B. Fournet, ancien charron.
[36] Cette tour, flanquée de tourelles, avait quatre étages. Au rez-de-chaussée était la salle où se tenaient les officiers municipaux, et que, à cause de cela, on appelait la chambre du Conseil. Le premier étage servait de corps de garde ; le second et le troisième étaient affectés au logement de la famille royale.
Avant les nouveaux aménagements ordonnés par la Commune, chaque étage ne comprenait qu'une seule et vaste salle traversée par un gros pilier qui, partant du pied de la tour, en supportait la toiture. Les salles affectées à la chambre du Conseil et au corps de garde avaient été laissées dans leur état primitif ; mais le second et le troisième étagea avaient été divisés chacun en quatre pièces au moyen de cloisons en planches.
Le second comprenait une antichambre, la chambre à coucher du roi, où avait été placé un lit pour le Dauphin, celle de Cléry et la salle à manger. Des quatre tourelles qui flanquaient le donjon, l'une renfermait l'escalier qui montait jusqu'aux créneaux ; une autre ajoutait à la chambre du roi une petite pièce dont il avait fait son oratoire et un cabinet de lecture. Les deux dernières servaient à des usages domestiques (garde-robe, bûcher).
Le troisième étage reproduisait à peu près la même distribution que le second ; la reine logeait avec sa fille au-dessus du roi, Mme Élisabeth au-dessus de Cléry ; la dernière pièce qui répondait à la salle à manger de l'étage inférieur, était habitée par Tison et sa femme, spécialement chargés du service des princesses.
Le quatrième étage n'était pas occupé.
Chacune des chambres de la tour était éclairée par une fenêtre dont l'embrasure avait neuf pieds de profondeur, et qui était munie en dehors de gros barreaux de fer. L'escalier était coupé par cinq ou six guichets, dont les portes basses, étroites et garnies de gros verrous, tournaient lourdement sur d'énormes gonds. La porte d'entrée de la tour avait été munie d'une serrure apportée des prisons du Chatelet.
[37] Voir t. II, livre VIII, § VI.
[38] Nous donnons à la fin de ce volume le procès-verbal de la remise de la famille royale faite par l'ancienne municipalité à la nouvelle.
[39] Nous renvoyons, pour tous les autres détails de la captivité de Louis XVI, à l'ouvrage si éminemment intéressant de M. de Beauchesne, Louis XVII, sa vie, son agonie, sa mort. Que pourrions-nous ajouter à ce récit si véridique et si navrant ?
[40] Le rapport de Robert Lindet n'occupe pas moins de la moitié du n° 343 du Moniteur ; nous y renvoyons nos lecteurs.
[41] Voir t. II, livre VII, § IX in fine.
[42] Le Moniteur ne s'explique pas sur le genre de siège qui fut offert à Louis XVI. Le Journal des Débats et Décrets, p. 204, n° 84, dit formellement qu'une chaise fut apportée à la barre.
[43] Le 9 décembre, Manuel avait dénoncé la prétention élevée par Marat de prendre officiellement le titre d'ami du peuple, et avait fait rendre un décret qui ordonnait de faire disparaître ce surnom des pièces imprimées par ordre de l'Assemblée. (Moniteur, n° 346.) La vengeance ne se fit pas attendre ; quinze jours après, Manuel était rayé de la liste des Jacobins. (Journal du Club, n° 328.)
[44] Journal des Débats et Décrets, p. 218, n° 285.
[45] Le Conseil exécutif avait décidé qu'il resterait en permanence pendant tout le temps que Louis XVI serait absent du Temple. Voici le texte même du procès-verbal de la séance du Conseil qui précise les heures auxquelles ont eu lieu l'arrivée du roi à la Convention et sa réintégration au Temple.
Conseil exécutif provisoire : 11 décembre 1792.
Tous les ministres présents.
Le Conseil s'est réuni au lieu
de ses séances à l'heure déterminée par la délibération précédente.
Il a été arrêté que, pour
tenir le Conseil informé dans tous les instants de l'état des choses, des
cavaliers d'ordonnance seraient dépêchés tour à tour pour observer le moment du
départ de Louis Capet, ainsi que sa route, et en rendre compte successivement
au Conseil exécutif.
A trois heures précises, le
Conseil, instruit que Louis Capet est arrivé sans accident aucun à la
Convention nationale, et désirant être tenu informé de l'état des choses, a
fait écrire au général Santerre pour l'engager à lui dépêcher une personne de
confiance qui pût lui rendre un compte exact, afin qu'il puisse, s'il y a lieu,
prendre les mesures nécessaires. Le général a envoyé successivement deux
exprès, qui ont exposé au Conseil, le premier, les détails de la séance, le
second, le départ de Louis Capet pour retourner au Temple. A 6 heures ¾, un
nouvel exprès du général a informé le Conseil exécutif que Louis était
réintégré au Temple.
PACHE, CLAVIÈRE, LEBRUN, ROLAND, MONGE, GARAT.
GROUVELLE, secrétaire.
[46] Nous l'avons vu, t. IV, livre XVII, § IX, signaler, en cette qualité, à la Convention les arrestations arbitraires ordonnées par le Conseil général de la commune.
[47] La lettre de M. de Malesherbes, cet éternel monument de loyauté et de courage, se trouve au Moniteur, n° 350.
[48] Le Moniteur donne cet arrêté dans son numéro 350, mais avec quelques variantes ou omissions. Nous avons rétabli le texte officiel après l'avoir collationné sur la pièce déposée sur le bureau du président de la Convention.
Lors de la transcription de cet arrêté sur les registres de la Commune, le secrétaire a omis, certainement à dessein, les deux membres de phrases, imprimés en italique, dont la lecture avait excité les plus violents murmures dans le sein de la Convention (Moniteur, n° 351). Il fallait une singulière audace pour faire disparaître d'un texte officiel une phrase insérée par deux fois au Moniteur, mais la Commune ne reculait devant aucune espèce de mensonge.
Nous avons retrouvé la lettre écrite par les délégués de la Commune au président de la Convention. Ils ont l'air de regarder comme une simple mesure de précaution l'exorbitant arrêté dont ils sont porteurs. Leur lettre est ainsi conçue :
Monsieur
le Président,
Une députation de la Commune
de Paris demande à être introduite à la barre de la Convention pour lui
communiquer un arrêté pris dans la séance d'hier soir par le Conseil général
provisoire, relativement à des mesures de précaution qu'il a semblé nécessaire
de prendre envers les conseils que Louis Capet a la faculté de prendre.
Si les travaux de l'Assemblée
ne permettent pas notre introduction, nous vous ferons passer expédition de
l'arrêté pour le communiquer à la Convention, afin qu'elle reconnaisse que
toutes ces mesures sont dictées par le patriotisme le plus pur, et toujours
soumises à sa décision ultérieure.
Les citoyens députés ;
CHENEAUX, Membre du Conseil
général provisoire.
DEPAVANNE, Officier municipal.
[49] Les dictateurs de l'Hôtel de Ville furent obligés de se soumettre, mais ils déclarèrent que désormais leur rôle se bornait à empêcher l'évasion du prisonnier. Un arrêté formel autorisa la remise à Cléry des rasoirs, ciseaux, qui avaient été enlevés au prisonnier. Les geôliers donnaient ainsi à entendre qu'ils déclinaient toute responsabilité, si Louis XVI venait à attenter à ses jours ; mais ils savaient bien que le petit-fils de saint Louis ne recourrait jamais au suicide pour se soustraire à la rage de ses ennemis.
Le Moniteur de cette époque, n° 359, contient un document éminemment curieux, parce qu'il est le plus éclatant témoignage de la résignation et de la fermeté de Louis XVI au milieu des angoisses de sa captivité. C'est le récit d'un dialogue qui eut lieu, le jeudi 90 décembre, entre le défenseur de Louis XVI et un membre de la Commune. Il nous a été transmis par l'interlocuteur de Malesherbes, qui n'était autre que Dorat-Cubières, autrefois poète de cour, aujourd'hui adulateur officiel de la démagogie. Voyant entrer au Temple le vénérable vieillard qui avait à la main plusieurs des feuilles du jour, Cubières s'étonne de l'étrange communication que le défenseur du roi s'apprête à faire à son client.
Malesherbes, lui dit-il, vous êtes l'ami du roi ; comment pouvez-vous lui porter des journaux, où il verra toute l'indignation du peuple exprimée contre lui ?
Malesherbes. — Louis n'est pas un homme comme un autre ; ii a l'âme forte, il a de l'énergie qui le met au-dessus de tout.
Cubières. — Vous êtes un honnête homme ; mais si vous ne l'étiez pas, vous pourriez lui porter des armes, du poison, lui conseiller...
Malesherbes. — Si le roi était de la religion des philosophes, s'il était un Caton... il pourrait se détruire. Mais le roi est pieux, il est catholique ; il sait que la religion lui défend d'attenter à sa vie ; il ne se tuera pas.
[50] Journal des Débats et Décrets, n° 87, p. 245. Moniteur, n° 350.
[51] Voir t. III, livre XIII, § II.
[52] Louis XVI préféra laisser ses enfants aux soins de leur mère, et se priva volontairement de leurs embrassements.