I Le jour même où Dumouriez rejoignait, à Valenciennes, la partie de son armée qui venait de vaincre à Valmy, le conseil exécutif prenait un arrêté ainsi conçu : Le conseil, délibérant sur la situation de la République, relativement à la guerre qu'elle a entreprise contre les despotes coalisés ; Considérant qu'en vain le patriotisme des citoyens, la valeur des soldats et l'habileté des généraux auraient repoussé au delà des frontières les armées ennemies, si elles pouvaient encore, en s'établissant dans les pays circonvoisins, s'y renforcer avec sécurité et y préparer impunément les moyens de renouveler incessamment leur funeste invasion ; Considérant que toute résolution généreuse et nécessaire pour l'honneur comme pour la sûreté de la République, ne peut qu'être avouée pair la nation et par la Convention nationale : Arrête que les armées françaises ne quitteront point les armes et ne prendront point de quartier d'hiver jusqu'à ce que les ennemis de la République aient été repoussés au delà du Rhin[1]. Dumouriez était prêt à mettre à exécution cet arrêté qui traduisait si bien les sentiments dont la nation entière était animée. Il avait fait d'avance toutes ses dispositions : le corps d'armée placé immédiatement sous sa main comptait quarante mille hommes ; à sa droite, Valence devait marcher sur Namur avec seize mille combattants, tandis qu'à sa gauche le général La Bourdonnaye s'avancerait de Lille sur Tournay avec un corps d'armée d'une force à peu près égale. Au moment de mettre le pied sur le territoire des Pays-Bas autrichiens, Dumouriez lance deux proclamations, l'une adressée au peuple belge, l'autre à ses soldats. Nous entrons sur votre territoire, dit-il dans la première, pour vous aider à planter l'arbre de la liberté, sans nous mêler en rien de la constitution que vous voudrez adopter... Prenez une entière confiance dans la République française et dans les armées qu'elle envoie à votre secours ! Nous respecterons vos propriétés et vos lois... Joignez vos armes aux nôtres. Pourvu que vous établissiez la souveraineté du peuple et que vous renonciez à vivre sous des despotes quelconques, nous serons vos frères, vos amis, vos soutiens. Généraux, officiers, soldats, fiers républicains, s'écrie dans la seconde le défenseur de l'Argonne, vous tous, mes braves camarades, nous allons entrer dans la Belgique pour repousser les ennemis barbares et les perfides émigrés, et les en chasser. Entrons dans ces belles provinces comme des amis, des frères, des libérateurs ; montrons de la clémence envers les prisonniers de guerre et de la fraternité envers les habitants du pays[2]. Ces deux proclamations fort habiles sont accueillies très-favorablement par les Belges et par l'armée. Dans une instruction spéciale, Dumouriez interdit aux généraux sous ses ordres toute intervention en matière d'impôt et de gouvernement ; il leur recommande de veiller à ce que leurs troupes ne se déshonorent pas par des pillages et des désordres[3]. Enfin, pour bien prouver aux Belges qu'on ne veut pas transformer la domination autrichienne en domination française, les représentants du peuple qui se trouvent à l'armée du Nord annoncent hautement qu'ils considèrent leurs pouvoirs comme expirant à la frontière. Ils écrivent à la Convention : Nous avons pensé que nous ne devions pas suivre en Belgique l'armée victorieuse, pour ne pas donner, par notre présence, à l'expédition, le caractère d'une invasion politique et pour ne pas violer, même indirectement, le principe de la souveraineté des peuples. L'Assemblée nationale reçoit cette lettre avec le plus vif enthousiasme et s'associe aux sentiments qui l'ont dictée en déclarant par un décret formel que la mission de ses commissaires est terminée. La Convention ne devait pas longtemps persister dans cette attitude aussi sage que généreuse. Les commissaires, en quittant Dumouriez, lui avaient promis qu'il serait largement pourvu à tons les besoins de son armée ; mais ils avaient compté sans le ministre de la guerre, Pache. L'ancien commensal de Roland avait désorganisé tous les bureaux et toutes les branches des services intérieurs et extérieurs de son administration, en renvoyant les commis et agents qui avaient l'habitude des affaires militaires et en les remplaçant par des jacobins de ses amis. Ceux-ci songeaient moins à pourvoir aux besoins urgents des armées de la République qu'à s'enrichir aux dépens de la France et des pays envahis. Pache avait garanti à Dumouriez, lors de son passage à Paris, la fourniture immédiate de trente mille paires de souliers, de vingt-cinq mille couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout une somme de deux millions en numéraire destinée à assurer le prêt des soldats. Dumouriez attend, jusqu'à la fin du mois d'octobre, la réalisation de ces promesses ; il est obligé de se mettre en marche sans avoir reçu la moitié de ce qu'on devait lui envoyer. La première rencontre avec l'ennemi est signalée par un échec pour nos armes. Beurnonville commandait l'avant-garde, dans laquelle se trouvait le bataillon des exilés belges et liégeois. Ceux-ci, aussitôt qu'ils aperçoivent les uniformes autrichiens, se précipitent sur l'ennemi, lui enlèvent à la baïonnette le village de Thulin et le poursuivent sur la route de Mons. Dans leur ardeur, ils ne prennent pas la précaution de se faire soutenir par de l'artillerie et s'engagent à travers une plaine sans abri. Les Impériaux reconnaissent bientôt la faiblesse numérique de la troupe qui les pourchasse ; un de leurs régiments de hussards se retourne, entoure et sabre les imprudents ; quatre compagnies du bataillon belge sont obligées de mettre bas les armes. Cet échec au début d'une campagne peut, s'il n'est pas promptement réparé, porter le découragement dans les rangs français. Beurnonville, qui a été contraint de rétrograder, reçoit, avec quelques renforts, l'ordre d'enlever immédiatement aux Autrichiens les villages évacués. Le 4 novembre, grâce à un mouvement rapide du général Égalité — ainsi appelait-on alors le duc de Chartres, depuis le roi Louis-Philippe —, l'ennemi est obligé d'abandonner les villages de Montreuil et de Thulin et de reculer jusque par delà le bois de Sars, au moulin de Bossut, laissant environ cent cinquante morts et deux cents prisonniers, sans que cette revanche ait coûté aux Français plus de vingt tués ou blessés[4]. Le duc de Saxe-Teschen concentre ses forces sur les hauteurs qui se déploient en amphithéâtre au-devant de Mons. Il n'a que vingt-cinq à vingt-huit mille hommes à mettre en ligne contre les quarante mille que conduit Dumouriez ; mais la position qu'il occupe, déjà extrêmement forte par elle-même, vient d'être pourvue des moyens de défense les plus énergiques ; du faubourg de Berthaimont à Quaregnon, elle domine les collines sur lesquelles sont assis les deux villages de Cuesmes et de Jemmapes ; des pentes rapides, des bois, des abatis, quatorze redoutes, une artillerie formidable en rendent l'abord presque impossible ; des chasseurs tyroliens remplissent les bois qui s'étendent au-dessous des hauteurs et peuvent tirailler à l'abri ; une forte cavalerie, postée dans l'intervalle des carrés, se tient prête à fondre sur les Français, que doit en même temps foudroyer le feu des batteries établies en étages. Le 6 novembre, à la pointe du jour, le combat commence par une vive canonnade qui se prolonge jusqu'à dix heures. A l'extrémité des lignes autrichiennes, le village de Quaregnon est enlevé par le général Thouvenot, qui répare ainsi les retards de Beurnonville et la mollesse de Ferrand. Les Autrichiens se replient sur Jemmapes, poursuivis l'épée dans les reins par nos fantassins. A midi, Dumouriez donne le signal de l'attaque de front. L'infanterie, divisée en colonnes et soutenue par les hussards et les dragons, s'élance avec un indescriptible enthousiasme. Malgré le feu très-vif des tirailleurs tyroliens, elle arrive sous les batteries ennemies presque sans pertes et en bon ordre. Mais le centre s'est trop avancé par rapport à l'aile droite, dont les boulets, lancés de Cuesmes, ont arrêté la marche ; la brusque sortie de la cavalerie autrichienne postée dans la trouée, entre Jemmapes et Cuesmes, cause dans nos colonnes un ébranlement qui peut avoir de graves conséquences. Par bonheur, le fidèle domestique de Dumouriez, Baptiste Renard, s'aperçoit du danger, court vers le général Drouet dont la brigade plie, lui reproche ses hésitations ; et, de la voix, du geste, animant les soldats, les ramène en avant[5]. Le général Égalité entraîne quelques bataillons qui s'étaient arrêtés, les masse en une grosse colonne à laquelle il donne gaiement le nom de Bataillon de Jemmapes, rétablit le combat, et franchit presque d'un seul bond les trois étages de redoutes et de retranchements[6]. Néanmoins l'attaque de l'aile droite sur Cuesmes paraissait ne pas réussir. Beurnonville, après de vains efforts, était même sur le point de reculer, quand Dampierre, abandonnant le corps qu'il commande, se précipite avec quelques soldats dans la redoute qui fait obstacle à la marche de l'aile droite française. Dumouriez accourt et crie aux soldats qui hésitent à suivre l'intrépide Dampierre : Vous n'avez rien à craindre, votre père est à votre tête ! il entonne lui-même le chant de la Marseillaise, les soldats de Beurnonville le répètent en chœur ; les redoutes sont abordées et bientôt enlevées. L'aile gauche ayant déjà dépassé Jemmapes, le centre ayant gagné les hauteurs, l'ennemi se voit tourné ; il fuit de toutes parts dans le plus grand désordre ; environ quatre cents Autrichiens se noient en traversant la petite rivière de la Haisne. Bien qu'elle n'eût duré que deux heures, la bataille avait horriblement fatigué l'armée française, bivouaquant et se battant déjà depuis quatre jours ; ce jour-là elle n'avait pas encore mangé. Il fallait absolument lui donner du repos. Dumouriez se vit obligé de laisser quelque relâche aux Autrichiens, qui du reste évacuèrent Mons dans la nuit et continuèrent leur retraite sur Bruxelles sans être trop inquiétés. II La perte des Impériaux était de quatre mille hommes ; celle des Français de deux mille, dont onze cents mis hors de combat. Importante au point de vue militaire, la victoire l'était bien davantage sous le rapport politique. L'Europe s'effraya en apprenant les détails d'une action où des volontaires, dont beaucoup voyaient le feu pour la première fois, avaient bravé une formidable artillerie et escaladé des redoutes avec une audace inouïe. Après avoir repoussé les envahisseurs de son territoire, la France allait-elle envahir à son tour les états de ses adversaires, renverser toutes les vieilles dynasties, comme elle avait renversé celle de Louis XIV, convertir tous les peuples aux doctrines nouvelles ? Dumouriez annonça sa victoire à la Convention dans une lettre pleine d'enthousiasme. L'aide de camp qui l'apporta, Larue, présenta à la barre le héros de la journée, Baptiste Renard. On voulut entendre, de vive voix, le récit de ses exploits. Il a, dit Larue, rallié cinq escadrons, quatre bataillons et s'est jeté le premier, sabre en main, dans un retranchement qu'il a enlevé. — Que voulez-vous pour récompense ? lui a demandé Dumouriez. L'honneur de porter l'uniforme national. A ce mot, la salle retentit d'acclamations réitérées. Larue embrasse Baptiste, nouvelles acclamations ; plusieurs orateurs prennent successivement la parole et se disputent l'honneur de célébrer un aussi beau trait de bravoure ; le décret suivant est voté à l'unanimité : La Convention nationale décrète que le citoyen Baptiste Renard, qui a rallié un régiment de dragons et quatre bataillons de volontaires au combat de Mons, recevra le baiser fraternel du président de la Convention ; qu'il sera armé, équipé et monté aux frais de la République ; que le ministre de la guerre autorisera le général Dumouriez à lui donner une place dans son armée. Le décret lu et solennellement proclamé, le président, au nom de l'Assemblée entière, embrasse Baptiste et Larue. Jean Debry demande que le 6 novembre, jour où les Français ont gagné la première bataille rangée pour la délivrance des peuples, soit consacré par une fête nationale. Lasource s'oppose à la proposition de Jean Debry, parce que, selon lui, il ne faut pas fêter une seule armée, une seule journée : Attendez, s'écrie-t-il, attendez que le triomphe de la liberté soit complet et assuré, que tous les tyrans soient abattus, que tous les peuples voisins, libres par le courage des Français, votent des remercîments à la République. Vous célébrerez alors la paix de l'univers ! — Point de fêtes quand des hommes ont péri, ajoute Barère ; vous avez célébré la conquête de la Savoie, elle n'avait point coûté de larmes... Mais ici quatre mille hommes ont péri... Car les Autrichiens sont des hommes ; il n'y a que les rois qui ne sont pas de l'espèce humaine. Des Français ont péri aussi, et vous voulez des fêtes !... Je m'y oppose, je demande un simple monument funèbre. — Sans doute, il a péri des hommes, s'écrie Vergniaud, mais enfin c'est la liberté qui triomphe... Gardons-nous d'abstractions métaphysiques... La nature a donné aux hommes l'amour de la gloire et de la patrie, la passion de la liberté. Législateurs, il faut entretenir ces passions généreuses ; malheur aux politiques qui négligent d'alimenter ce feu sacré !... L'aliment le plus efficace pour le vivifier, ce sont les fêtes publiques. Rappelez-vous la fédération de 1790... Chantez donc, chantez une victoire qui est celle de l'humanité. Il a péri des hommes, mais c'est pour qu'il n'en périsse plus. Je le jure au nom de la fraternité universelle que vous allez établir, chacun de vos combats sera un pas de fait vers la paix, l'humanité et le bonheur des peuples. La proposition de Vergniaud est votée en ces termes : La Convention nationale décrète qu'il sera célébré une fête nationale pour honorer 'les succès des armées de la République ; renvoie au comité d'instruction publique pour l'exécution. Au lendemain de la victoire de Jemmapes, il n'y avait guère qu'un homme qui ne partageât pas l'allégresse universelle. L'Ami du peuple tenait à honneur de ne jamais penser comme les autres et d'injurier tout ce qu'on honorait. Il se mit à tonner contre l'engouement des Français, et à prétendre que Dumouriez avait mal triomphé. Le fameux général, écrivait-il, dans son Journal de la République, le 12 novembre, a menti sur le chiffre des morts. Si, parti. sans bagages et sans artillerie, il s'est attaqué à des hauteurs garnies de canons, il a risqué ce coup d'audace principalement afin de faire mitrailler les bataillons parisiens qu'il poursuit de sa haine. Que les Français, les conventionnels et les jacobins eux-mêmes admirassent Dumouriez et sa bataille, cela l'étonnait peu, car il connaissait l'étourderie du caractère national. Pour lui, il voyait que les Autrichiens s'en étaient trop tranquillement allés pour avoir été si complètement battus. Il ne tiendrait Dumouriez pour un bon général, que si toute la Belgique était conquise sans qu'un seul ennemi échappât. En attendant, il croyait servir la patrie en persistant à considérer Dumouriez comme un de ces intrigants et fripons publics tout prêts à machiner, que la défiance populaire doit toujours environner, ne leur permettant point de faire un pas sans trembler d'être démasqués et punis[7]. En réponse à la diatribe maratiste, les amis de Dumouriez vinrent, le 14 novembre, à la tribune de la Convention, lire une lettre que le général écrivait au ministre de la guerre, le 30 octobre, six jours avant la bataille de Jemmapes. Comme philosophe et comme bon républicain, y disait le défenseur de l'Argonne, je suis pénétré de la nécessité de conserver l'égalité entre les citoyens. Aussitôt cette guerre terminée, je veux être libre et sans emploi. Plus le rôle que j'aurai joué pendant la guerre aura été important, plus la nation et ses représentants doivent approuver cette abdication et devraient même en faire une loi si je ne la proposais moi-même. Cette pièce allait être purement et simplement renvoyée au comité militaire, quand Gensonné en demanda le renvoi au comité de constitution, pour qu'il pût examiner cette question : Ne fera-t-on pas de l'abdication des généraux un article constitutionnel ?[8] Que signifiait cette affectation de désintéressement de la part de Dumouriez, qui n'avait certes pas l'intention de mettre son épée au clou, suivant l'expression employée par lui dans une autre partie de sa lettre ? Que voulait par cette proposition solennelle Gensonné, l'ami particulier et l'un des confidents intimes de ce général ? On ne saurait attribuer cette double déclaration de principes émanant de pareils hommes ni à l'ivresse d'un enthousiasme inconsidéré, ni aux défiances d'une démocratie ombrageuse. A quoi donc cette comédie devait-elle aboutir ? C'est ce qu'il est difficile de deviner à soixante-dix ans de distance, puisque aucune suite n'y fut donnée de part ni d'autre. III Dumouriez fit, le 7 novembre, son entrée triomphale dans la ville de Mons. Dès le lendemain, le comité des Belges et Liégeois retirés en France depuis deux ans, et rentrés à la suite de l'armée française, convoquait une assemblée populaire. Une administration provisoire était aussitôt élue, et dans sa première séance, elle adoptait la déclaration suivante : Au nom du peuple souverain : Nous déclarons à la face du ciel et de la terre que tous les liens qui nous attachaient à la maison d'Autriche-Lorraine sont brisés ; nous jurons de ne plus les renouer et de ne lui reconnaître en quoi que ce soit aucun droit à la souveraineté de la Belgique, car nous voulons rentrer dans nos droits primitifs, imprescriptibles et inaliénables... Le soir même se réunit une société populaire qui prend le titre de Société des Amis de la Liberté et de l'Égalité de Mons, et s'empresse de s'affilier à la toute-puissante société des jacobins de Paris. Dumouriez ne manque pas d'assister à la première séance ; une harangue officielle lui est naturellement adressée ; il y répond en protestant de son dévouement sans réserve à la cause sublime des peuples, et en déclarant qu'il accepte avec reconnaissance la couronne civique qui lui est offerte[9]. Après quatre jours de repos donné à ses soldats, Dumouriez quitte Mons le 11. Il campe le 12 à Enghien ; après un combat heureux à Anderlecht, il force les Autrichiens à se retirer par Louvain sur Tirlemont. Le 14, Bruxelles lui ouvre ses portes ; les magistrats viennent lui apporter les clefs de la ville. A leur harangue officielle Dumouriez réplique : Citoyens, plus de ces cérémonies ; gardez vos clefs vous-mêmes, et gardez-les bien. Ne vous laissez plus dominer par aucun étranger. Vous n'êtes pas faits pour l'être ; joignez vos citoyens aux nôtres pour chasser les Allemands. Nous sommes vos amis et vos frères. Pendant ce temps, les deux ailes de l'armée française s'avançaient suivant le plan convenu, mais avec une rapidité très-différente. A la droite, Valence, qui plus encore que Dumouriez, avait souffert du défaut de fournitures, n'avait pu se mettre en marche que dans les premiers jours de novembre. Le 8, il était encore à Givet ; le 10, il occupait Charleroi ; le 20, la ville de Namur. A la gauche, La Bourdonnaie avait une tâche plus facile. Toute la Flandre avait été évacuée par les troupes autrichiennes, à raison de leur mouvement de concentration vers la Meuse. Tournay, Nieuport, Ypres, Furnes, Ostende, Bruges, Gand, reçurent avec enthousiasme les avant-gardes françaises aussitôt qu'elles se présentèrent. Le lieutenant de Dumouriez se trouva en quelques jours et sans coup férir maître absolu de tout le plat pays. A la nouvelle de ces succès, le pouvoir exécutif, craignant que le général vainqueur ne s'endormit sur ses lauriers, signa le 16 novembre un nouvel arrêté, qui ne faisait que corroborer celui qu'il avait pris trois semaines auparavant : Le Conseil exécutif provisoire, délibérant sur l'état actuel de la guerre, notamment dans la Belgique ; considérant que nul relâche ne doit être laissé aux ennemis de la République, et que tous les moyens doivent être employés pour vaincre et détruire leurs armées avant qu'ils aient pu les renforcer et se mettre en état d'attaquer de nouveau soit la France, soit les contrées mêmes où les armées françaises ont porté la liberté ; Arrête qu'en conséquence de la délibération du 24 octobre dernier, il sera donné des ordres au général commandant en chef l'expédition de la Belgique de continuer à poursuivre les armées ennemies, même sur le territoire hollandais dans le cas où elles s'y seraient retirées. ROLAND, GARAT, PACHE, LEBRUN, CLAVIÈRE, MONGE, GROUVELLE, secrétaire. L'armée autrichienne était affaiblie par la désertion dans des proportions considérables[10]. Elle ne comptait plus que 15 à 18.000 hommes. Cependant elle se retirait en bon ordre sur la Meuse, et ne cédait le terrain que pied à pied. Le duc de Saxe-Teschen demanda à Dumouriez une suspension d'armes ; mais le général se hâta de répondre que ses instructions étaient contraires à l'acceptation de pareilles propositions, et qu'il ne pouvait que les envoyer à la Convention. Celle-ci passa dédaigneusement à l'ordre du jour sur les propositions de l'ancien gouverneur des Pays-Bas[11]. Dumouriez se mit donc de nouveau à poursuivre l'ennemi. Après deux engagements assez vifs, le premier à Tirlemont, le deuxième à Varoux, il entra dans Liège, et quelques jours après dans Aix-la-Chapelle (8 décembre). IV Pendant que les Autrichiens étaient rejetés au delà de la Meuse et presque acculés au Rhin inférieur, que devenait Custine, que nous avons laissé en marche sur Mayence[12] ? Cette ville contenait une garnison de neuf mille hommes fortement travaillés, soldats et généraux, par les propagandistes allemands, qui avaient depuis longtemps établi leur quartier général dans cette ville. Custine arrive le 19 octobre en vue de Mayence, avec 24.000 hommes ; mais il n'a rien de ce qui est nécessaire pour un siège sérieux. Néanmoins. il somme le gouverneur, baron de Gymmich, de rendre la place. Celui-ci convoque un conseil civil et militaire out le lieutenant-colonel du génie Eikenmayer, grand partisan des Français, opine pour la reddition. Elle est résolue, et le 21, Custine fait son entrée solennelle dans Mayence. Mais, au lieu de continuer à descendre la rive gauche du Rhin en marchant résolument sur Bingen, au lieu de s'emparer du cours de la Lahn et de la Moselle pour barrer le passage à l'armée austro-prussienne, Custine, par la plus incroyable des fautes, envoie, le même jour 21, son avant-garde, sous les ordres du général Newinger et du colonel Houchard, traverser le Rhin et faire une pointe sur Francfort. Après quelques pourparlers avec les magistrats de l'impériale république, les Français y entrent le 22, à trois heures après midi. Aussitôt le général, sous prétexte que la ville libre a donné des secours et servi de refuge aux émigrés français, se déclare autorisé à la traiter en ennemie. Il exige, à titre de réparation et sous la menace d'une exécution militaire, une contribution de deux millions de florins. Dès le 23, on lui verse un à-compte de 300.000 livres. Neuwinger fait afficher une proclamation pour tranquilliser le peuple et la bourgeoisie qui ne doit point s'inquiéter d'une contribution, pesant uniquement sur les aristocrates laïques et ecclésiastiques du territoire de la République. La régence de Francfort ayant tenté une démarche afin d'obtenir le désaveu de la conduite du général Neuwinger, Custine consent d'abord à réduire la contribution de deux millions à un million de florins. Mais bientôt, apprenant que les magistrats cherchent l'argent demandé au moyen d'une imposition générale, il accourt en personne, afin, dit-il, de punir l'aristocratie de la richesse. Il rétablit le chiffre primitif de la contribution forcée, saisit VI millions déposés dans deux maisons de banque appartenant aux Autrichiens et aux Prussiens ;, et lance une nouvelle proclamation : Francfortois ! je vous apprends que l'homme riche seul payera cette contribution, et que tout homme qui n'a pas une propriété de 30.000 florins en sera dispensé... Je suis venu en Allemagne pour offrir au peuple l'alliance de la République française, et faire connaître aux oppresseurs que les Français, devenus libres, n'ont qu'un désir, ne forment qu'un vœu, celui de protéger le faible et de faire sentir à l'homme injuste dans l'opulence, que les hommes, nés égaux en droit, ne doivent pas porter le joug de l'homme riche. Ces excitations, destinées à armer les Allemands les uns contre les autres, n'eurent qu'un très-médiocre succès. Custine harangua lui-même la populace du faubourg de Saxen-Hausen, et ne put obtenir d'elle la plantation d'un arbre de la liberté. Mayence, bien que très-fortement travaillée par les clubistes, ne se prononça pas pour l'adoption des institutions françaises. La principale communauté de cette ville, le corps des marchands, osa même, l'armée française étant présente, émettre le vœu de conserver l'union avec l'empire et le gouvernement électoral mitigé par une intervention plus influente des états. Custine, nous l'avons déjà fait remarquer, avait complètement mis de côté le plan que le ministre de la guerre lui avait tracé en séparant son armée de celle de Biron. Par suite de l'inexécution de ce plan, le roi de Prusse et le landgrave de Hesse avaient pu, une fois sortis du territoire français, regagner Coblentz sans être inquiétés. La faute était grave ; Custine, afin qu'elle ne lui fût point reprochée, se hâta d'en rejeter la responsabilité sur Kellermann ; qui n'avait pu agir seul, ayant trop peu de troupes à sa disposition. Le 30 octobre, il expédia, de son quartier général de Mayence, une longue lettre qui commençait ainsi : Citoyen président, Dans une république, la vertu, les talents doivent avoir seuls des droits à la confiance ; il est du devoir de tout citoyen de manifester la vérité, de faire connaître l'incapacité de l'homme chargé de fonctions publiques et plus encore, de la conduite des armées, et, si le hasard ou la valeur des troupes ont donné quelques succès à un général, ils ne doivent point servir de voile à son impéritie ou sa lâcheté. C'est dans ces principes que je dénonce Kellermann indigne du nom de général, plus indigne encore de diriger les forces de la République. Quand la dénonciation de Custine fut lue à la Convention, le h novembre, Jean Debry demanda que la correspondance entre les deux généraux ne fût point publiée, car cette publicité intempestive pourrait nuire singulièrement aux succès des opérations ultérieures. Cette proposition fut appuyée par Kersaint et Carra, et toutes les pièces de l'affaire furent renvoyées à l'examen des comités de sûreté générale et de la guerre réunis. Mais le pouvoir exécutif, qui croyait n'avoir rien à refuser au général de l'armée de Mayence, n'hésita pas à prononcer le jour même le rappel de Kellermann[13]. Celui-ci, au moment où cet ordre lui était expédié, mandait tût président de la Convention nationale que Custine venait de lui envoyer, par un courrier extraordinaire, copie de son factum, et ajoutait : Je me flatte, que la Convention jugera comme moi que cette dénonciation n'a pu être dictée que dans un accès de folie ou de vin. Après avoir raillé Custine sur ses prétendues connaissances militaires, il assurait que la campagne ne pouvait être utilement reprise qu'en janvier, lorsque les ennemis seraient dispersés dans leurs quartiers d'hiver, et que ses propres troupes seraient reposées et ravitaillées. On doit le reconnaître, Kellermann, ne disposant que de 15.000 hommes depuis que Valence l'avait quitté pour renforcer l'armée de Belgique, se serait exposé à une perte presque certaine s'il avait marché droit à l'ennemi. Car il ne s'agissait de rien moins que de poursuivre, par des chemins affreux, une armée trois ou quatre fois plus forte que la sienne, et cela au moment même où la dysenterie se déclarait parmi ses troupes, obligées de camper sans paille et sans abri, dénuées de tout et pouvant à peine se procurer la subsistance de chaque jour. Mais, à Paris, on en jugeait autrement. Custine jouissait de la faveur populaire, de l'estime toute particulière de la société des jacobins. Ses fanfaronnades quotidiennes étaient acceptées comme des articles de foi ; ses dépêches, dans lesquelles il annonçait qu'il avait levé telle somme d'imposition sur cette ville, mis à contribution tel petit prince ou telle riche abbaye, étaient saluées par des tonnerres d'applaudissements. Rien ne pouvait altérer la confiance entière qu'inspirait l'heureux vainqueur de Mayence, ni les imprudences qu'il commettait en envoyant ses troupes légères jusqu'à Giessen, à huit ou dix lieues plus loin que Francfort, sans avoir aucun moyen de les faire soutenir, ni la constatation du déplorable effet que ses exactions produisaient en Allemagne. Le 14 novembre, des magistrats de Francfort, délégués par cette ville, se présentèrent à la barre de la Convention nationale. Dans la pétition dont ils donnèrent lecture, ils exposaient que le général français avait été induit en erreur quand il avait reproché à leurs concitoyens d'avoir protégé les émigrés et autorisé la publication d'un journal français hostile à la révolution. Francfort était un état libre, une cité ouverte aux hommes de tous les pays et de tous les rangs. Des Français émigrés ou non y avaient donc pu vivre et séjourner. La liberté de la presse y existait avant d'avoir été proclamée en France ; personne n'avait pu ni ne pouvait donc y défendre la publication d'un journal quelconque, aristocratique ou démagogique. Les Francfortois s'étaient toujours maintenus dans la plus stricte neutralité vis à vis de la France, ils étaient en droit d'obtenir la restitution de la contribution qui leur avait été arrachée[14]. Custine ne vit même pas sa popularité ébranlée par la
prolongation de son séjour à Mayence et par son immobilité forcée devant
l'ennemi, dont il avait maladroitement laissé les forces se concentrer. Il
écrivait de son quartier général d'Usingen, le 10 novembre : Les lenteurs du général Kellermann inspirent à nos ennemis
le projet de me faire abandonner Francfort, et de me renfermer dans Mayence.
Quoique je croie peu à leur fanfaronnade et à leur jactance, j'ai pensé qu'il
était nécessaire pour la dignité de la nation française de marcher au devant
de ceux qui se vantaient de nous faire abandonner la Franconie[15]. Cela dit,
Custine réclamait avec instance des renforts ; mais, même avant cette
dernière demande, le ministre de la guerre avait donné l'ordre de faire filer
sur Mayence 12.000 hommes tirés des places fortes dont Biron avait la garde. C'était
affaiblir celui-ci outre mesure, et, par cela même s'approprier en l'aggravant
l'imprudence de Custine. Les ordres du ministre étaient précis, et Biron,
avec une abnégation chevaleresque, se fit gloire d'y obtempérer aussitôt. En envoyant ses meilleurs régiments à celui qui lui
obéissait encore quelques semaines auparavant, il lui écrivait, le 9 novembre
: Mon ami, toutes les troupes de l'armée que je
commande sont à votre disposition, tous les ordres que vous m'adresserez seront
promptement exécutés ; je vous jure que cette disposition du ministre ne me
donne personnellement aucune humeur, et que toutes les manières de contribuer
avec vous au succès des armes de la République ne cesseront jamais de m'être
agréables[16]. Cependant, à la
fin de sa lettre, Biron laissait percer le fond de sa pensée, et déclinait
avec raison toute solidarité dans les nouvelles témérités de son ancien
lieutenant. Vous sentez bien, mon cher ami,
disait-il, que je dois raisonnablement cesser d'être
responsable de la sûreté du haut Rhin et de ses places, puisqu'un autre peut
disposer des troupes qui y sont employées, je le mande au ministre et à la
Convention nationale. La lettre de Biron, lue le 14 novembre à la tribune, fut, malgré la restriction finale qu'elle contenait, couverte d'applaudissements. L'Assemblée en ordonna l'insertion au bulletin, l'envoi aux armées, aux départements, à tous les généraux[17], particulièrement à celui que Custine venait d'accuser avec tant de brutalité, et qui, par une singulière coïncidence, assistait à la séance de la Convention. Kellermann, en effet, mandé à Paris par le Conseil exécutif, attendait à la barre qu'il plût à l'Assemblée nationale de recevoir ce jour-là même ses explications et ses adieux : ses explications, parce qu'il ne pouvait rester sous le poids des accusations de Custine ; ses adieux, parce que le Conseil exécutif, n'osant le sacrifier complètement, venait de le nommer général en chef de l'armée du Midi. Représentants du peuple français, dit-il, le Conseil exécutif m'a mandé à Paris pour lui rendre compte de mes opérations. Vos commissaires, ainsi que les commissaires du pouvoir exécutif, m'ont suivi pas à pas dans l'expédition mémorable qui vient de se terminer par l'expulsion complète des ennemis hors du territoire sacré de la République. Ils ont vu si le général démentait le civisme, le courage et la patience des soldats ; s'il y eut un seul instant de perdu dans la poursuite des ennemis ; si enfin Kellermann, qui depuis trois ans commande les armées nationales et qui a combattu sans cesse l'aristocratie et le fayettisme, a manqué dans ces derniers temps aux principes et à la dignité d'un soldai né républicain dans l'âme. Un plan de campagne d'hiver, que j'ai proposé, a produit une erreur ; on a cru que je voulais suivre ce plan malgré le Conseil exécutif, parce que je n'avais pas empêché une partie des armées prussienne et hessoise de se porter à Trèves et à Coblentz. Mais comment devancer 30.000 hommes au moins qui avaient trois ou quatre marches d'avance sur moi, avec une armée fatiguée à l'excès, manquant de tout, et réduite de moitié par la séparation de celle du général Valence qui marchait en sens opposé vers Givet ? Cependant, malgré tous ces obstacles, et sans avoir reçu les ordres positifs du Conseil exécutif, j'obéissais à son plan de campagne et je marchais vers la Sarre. Pour accorder la justice avec les convenances, il m'a nommé au commandement de l'armée des Alpes ; j'ai accepté, et je pars. Il s'agit maintenant de venger la patrie au dehors par la destruction des tyrans étrangers... C'est vers l'Orient que vous dirigez mes pas ; c'est pour délivrer Rome antique du joug des prêtres, que vous commandez aux soldats français de franchir aujourd'hui les Alpes ; nous les franchirons... Citoyens, comptez sur un vieux soldat qui sait mieux faire que dire, et qui vous annoncera les victoires de vos armées par trois mots : Ils ont battu les ennemis. Le président répond : La Convention a vu avec douleur la division qui s'est manifestée entre deux généi.aux également précieux pour la République par les services qu'ils ont rendus. Ajournez les querelles particulières ; vous ajouterez à votre gloire et à la reconnaissance de la patrie. Vous allez commander l'armée des Alpes, c'est aller à de nouvelles victoires. Les Français n'oublient pas plus que les représentants du peuple les services à jamais glorieux que vous avez rendus dans les plaines qu'arrosent la Marne et la Moselle ; si quelque citoyen voulait rappeler que vous n'avez pas porté la liberté à Trèves et à Coblentz, la patrie tout entière lui rappellerait sans doute vos efforts heureux pour la réunion des armées et la célèbre journée du 20 septembre. V Que s'était-il donc passé vers les Alpes pour que le Conseil exécutif eût destitué le conquérant de la Savoie, Montesquiou, et l'eût remplacé par Kellermann ? Le 10 août et le 2 septembre avaient naturellement altéré les bons rapports qui, durant tant de siècles, avaient existé entre la Suisse et la France. Les cantons n'avaient pu voir sans indignation les anciennes capitulations mises à néant, et leurs propres enfants massacrés par la populace parisienne. Les ennemis de la République française ne manquèrent pas d'exploiter ces tristes événements. Excités surtout par le ministre anglais, les cantons de Berne et de Fribourg proposèrent à la Diète générale, réunie à Aarau, une prise d'armes dans le but de venger les gardes suisses égorgés par les Parisiens. Heureusement, les autres cantons résistèrent, et la Confédération s'en tint à une neutralité armée ; mais, comme l'occupation de la rive gauche du lac Léman menaçait directement les possessions du canton de Berne dans le pays de Vaud et la république de Genève alliée de la Suisse, on établit un camp de 20.000 hommes à Nyon, sur la rive droite du lac, sous les ordres du général Murait. Ce n'était, il est vrai, qu'un camp d'observation et de défense, au dire du corps helvétique qui voulait prendre ses précautions pour le cas où les belligérants tenteraient quelque entreprise contre la Suisse ou ses alliés. La ville de Calvin était évidemment celle qui avait le plus à craindre l'immixtion des Français dans ses affaires intérieures ; car on savait, à n'en pas douter, que le genevois Clavière, expulsé de son pays natal et devenu ministre des finances à Paris, nourrissait contre le parti aristocratique, qui l'avait persécuté, des projets de vengeance personnelle. Ce parti avait des relations très-intimes avec les magistrats des cantons de Berne et de Zurich ; il en obtint un secours de 1.600 hommes qui vinrent tenir garnison dans Genève. Bien qu'il n'y eût même dans ce dernier fait rien de contraire aux traités antérieurs, on le considéra à Paris comme un acte d'hostilité. Le résident français, M. de Châteauneuf quitta la petite république[18], et le général Montesquiou reçut l'ordre de faire marcher le plus tôt possible contre elle des forces suffisantes pour, disaient ses instructions, assurer le libre pouvoir aux amis de la liberté qui y sont en grand nombre[19]. Montesquiou fit avancer un petit corps d'armée à Carouge, sur l'extrême frontière de la Savoie, et un autre dans le pays de Gex. Genève était fortifiée, et l'on ne pouvait la prendre qu'au moyen d'un siège en règle. Or, l'hiver aidant, ce siège pouvait entraîner pour les opérations des armées françaises les plus graves conséquences. Une fois la neutralité de la Suisse méconnue, toute la frontière, depuis Bâle jusqu'au lac de Genève, restait à découvert ; l'armée de Biron sur le haut Rhin et celle de Montesquiou en Savoie pouvaient être compromises par les mouvements des Autrichiens au nord, et des Piémontais au midi[20]. La Convention, d'ailleurs, ne paraissait pas disposée à porter les choses à l'extrême. Le 9 octobre, elle avait adopté, sur le rapport de Mailhe, une adresse aux treize cantons helvétiques, dans le but de les empêcher d'écouter les conseils de l'Autriche. La République française expliquait amicalement à ses frères et alliés les prétendus complots de Louis XVI et les événements du 10 août. Ce jour-là, disait-elle, l'erreur de ceux qui avaient obéi par l'effet d'une discipline sévère, ne fut point confondue avec la perfidie des officiers qui avaient commandé le crime. Tous les soldats échappés au premier feu d'une défense nécessaire reçurent les éclatants témoignages des sentiments de bienveillance et de fraternité qui unissent la nation française à la nation helvétique. Nous avons secoué la tyrannie des Bourbons, comme vous secouâtes autrefois celle des Autrichiens, et c'est à vous que les Autrichiens proposent de devenir complices de la haine qu'ils portent à la liberté ! Les Français ne redoutent pas un ennemi de plus, ils sauront résister aux efforts de tous les despotes et à ceux de tout peuple qui aura la lâcheté de servir leurs féroces passions... Mais ne voyez-vous pas que nos ennemis sont les vôtres ?... Votre longue défiance sur la conduite politique de la maison d'Autriche vous abandonnerait-elle dans un temps où la grande lutte, qui vient de s'engager entre le despotisme et la liberté, va peut-être décider à jamais du sort des nations. A quel opprobre, à quel danger, ne vous exposeriez-vous pas, si, après avoir appris par votre exemple aux peuples modernes qu'ils sont imprescriptiblement souverains, vous épousiez contre la France libre la cause d'une race de tyrans qui s'est constamment montrée l'ennemie de toute souveraineté nationale Les méfiances de la Suisse n'ont pas de raison. Les armées de la France républicaine ne menacent que les émigrés et les aristocrates ; elles veulent aller attaquer la coalition jusque dans ses foyers, mais elles respecteront toujours le territoire des puissances neutres et alliées, elles respecteront toujours les propriétés individuelles sur le sol même que foulent les brigands couronnés, et ne se vengeront d'eux qu'en offrant la liberté aux peuples qu'ils tiennent sous l'oppression[21]. Montesquiou obtint du Conseil d'État de Genève que les troupes suisses sortiraient de la ville au plus tard le ler décembre, et que la libre communication entre les habitants de la Savoie et Genève serait rétablie sans délai. Mais cette solution ne pouvait contenter Clavière et ses amis. Ils proclamaient tout haut que Montesquiou avait abaissé la dignité de la République française, en consentant à ce que, dans le traité, il fût inséré une clause en vertu de laquelle les troupes .françaises seraient obligées de se retirer à dix lieues de Genève, lorsque le contingent suisse aurait évacué cette ville. Dès le 3 novembre, Clavière obtint de ses collègues un arrêté qui mettait en suspicion toute la conduite de Montesquiou dans cette affaire[22]. Puis il fit attaquer le général sur un autre terrain : celui des marchés passés au moment de l'entrée en Savoie. N'ayant à sa disposition que la moitié des moyens matériels qui étaient indispensables pour son expédition, Montesquiou avait autorisé l'ordonnateur en chef, Vincent, à traiter pour les approvisionnements de l'armée avec un juif nommé Jacob Benjamin. Cependant il avait eu soin de mettre sa responsabilité à couvert sous celle des trois commissaires Gasparin, Rouyer et Lacombe Saint-Michel, que la Législative lui avait envoyés après le 10 aoùt. Cambon n'en vint pas moins, le 8 novembre, dénoncer les marchés de l'armée du Midi comme frauduleux, et demander que Vincent et Jacob Benjamin fussent immédiatement traduits à la barre de l'Assemblée. Sur sa proposition, la Convention adopta un décret, qui, pour couper court à tous les abus que l'on pourrait vouloir couvrir de l'inviolabilité des commissaires de l'Assemblée, interdit dorénavant à ceux-ci d'autoriser aucune opération exécutive[23]. Cambon avait bien parlé de mettre Montesquiou en accusation, mais il n'avait pas formellement conclu en ce sens. Barbaroux, l'un des intimes des maisons Clavière et Roland, reprend cette proposition pour son propre compte. Il est appuyé par Louvet, Lacroix et Barère, et le jour même, l'Assemblée décrète que les comités de sûreté générale et de la guerre examineront la conduite du général Montesquiou, ainsi que la convention qu'il a conclue avec la république de Genève, pour du tout être fait un rapport dès le lendemain[24]. Le 9, au début de la séance, la Convention reçoit la communication d'un nouveau traité conclu entre Montesquiou et les délégués du grand Conseil de Genève, à la date du 2 novembre, dans lequel toutes les clauses qui avaient froissé la susceptibilité du pouvoir exécutif étaient effacées. Le général, en envoyant cette nouvelle pièce diplomatique, insistait de nouveau pour que le gouvernement français fit à la Suisse toutes les concessions compatibles avec sa dignité ; car il est évident, écrivait-il, que rien ne peut, mieux que notre mésintelligence avec l'Helvétie, servir les intérêts du Piémont, quand, au printemps, il essayera de prendre la revanche des défaites qu'il vient d'éprouver. Les raisons de Montesquiou ne devaient produire aucun effet ; il était condamné d'avance. Quelques instants après la lecture de ces pièces, le rapporteur des deux comités, Rovère, présente un rapport, ou plutôt une violente diatribe, où il énumère avec complaisance et exagération les griefs que les ultra-révolutionnaires pouvaient avoir contre le général en chef de l'armée du Midi. Cet homme, disait-il, a, comme Lafayette, quitté son armée pour venir à la barre de l'Assemblée législative faire des pétitions et exagérer les forces du roi de Sardaigne. Armé du droit de réquisition, il a réduit les amis de la liberté à l'inaction. Lorsqu'il n'avait aucun ennemi à combattre, il a refusé d'envoyer des renforts au camp de Châlons et à l'armée des Ardennes. Il aurait pu entrer en Savoie le 15 août, et il n'y est entré que le 23 septembre ; il a dilapidé les finances de l'État dans des marchés frauduleux ; enfin par deux conventions, celle du 22 octobre comme celle du 2 novembre, qui ne valent pas mieux l'une que l'autre, il livré les patriotes genevois au despotisme militaire et à l'aristocratie. A la suite de ce rapport, Rovère propose la mise en accusation de Montesquiou ; elle est immédiatement décrétée. Le jour même, pour en assurer l'exécution, le ministre de la guerre expédie à l'armée du Midi un agent sûr, Faivre (d'Arles). Celui-ci arrive au quartier général le 18, à sept heures du matin, et se rend de suite chez le plus ancien lieutenant général de l'armée, Dornac, lui exhibe ses pleins pouvoirs, et le somme de procéder à l'arrestation de celui qui était encore son chef une heure auparavant. Mais, malgré sa diligence, Faivre (d'Arles) était arrivé trop tard. Montesquiou avait sans doute reçu dans la nuit un avis secret ; dès l'aube il était monté à cheval et avait disparu. L'agent du pouvoir exécutif expédie des courriers dans toutes les directions. On apprend bientôt que Montesquiou a pris la route de Genève. Faivre s'y rend aussitôt, et requiert le résident français d'avoir à réclamer sans délai, au nom de la République, le général Montesquiou. Châteauneuf s'adresse aux syndics, qui, après quelques recherches, lui apprennent que le proscrit s'est embarqué sur le lac pour une destination inconnue. De retour au camp, Faivre (d'Arles) est obligé de se contenter de faire apposer les scellés sur les papiers du général, et de mettre en arrestation ses aides de camp, secrétaires et domestiques. Le jour même (21 novembre) où ces nouvelles étaient transmises à la Convention, Brissot, au nom du comité diplomatique, faisait approuver implicitement le résultat des dernières négociations diplomatiques de Montesquiou. Le décret proposé par l'ami de Clavière chargeait le pouvoir exécutif de requérir l'évacuation immédiate de Genève par les troupes suisses auxiliaires. Si cette évacuation était consommée avant le ter décembre, les troupes françaises devaient respecter la neutralité et l'indépendance du territoire genevois, et en sortir si elles l'avaient occupé[25]. VI La France proscrivait le général qui lui avait donné la Savoie, mais elle gardait sa conquête. Le jour où était arrivée à Paris la dépêche de
Montesquiou, qui annonçait que la Savoie était à la
France et de fait et de cœur, quelques voix avaient demandé que le
ci-devant duché fût immédiatement annexé à la République ; mais cette motion
avait rencontré une opposition très-vive. Durant les deux ou trois premiers
mois de son existence, toutes les fois qu'il fut question de la conduite à
tenir dans les pays occupés par les armées françaises, la Convention se
trouva ballottée entre deux courants contraires. La distinction entre
girondins et montagnards n'existait plus. Les deux camps comptaient des
partisans et des adversaires de l'expansion révolutionnaire et des conquêtes.
Que la Savoie reste libre de se donner un
gouvernement particulier si bon lui semble, s'étaient écriés Bancal,
Camille Desmoulins et Louvet. — Nous devons garder
la Savoie, avait répliqué Lacroix ; la France
se charge de faire l'éducation des peuples à la liberté. Et Danton
avait ajouté : Je déclare que nous avons le droit de
dire aux peuples : Vous n'aurez plus de rois ! Les Français ne peuvent pas souffrir que les peuples qui
aspirent à la liberté se donnent un gouvernement contraire à leurs intérêts,
et qu'en se créant des rois, ils nous fournissent sans cesse de nouveaux
tyrans à combattre. La Convention
nationale doit être un comité d'insurrection générale contre tous les rois de
l'univers. Malgré les applaudissements enthousiastes des tribunes, l'Assemblée ne s'était pas laissé entrainer à décréter l'insertion de cet article ultra-révolutionnaire dans le nouveau code du droit des gens[26]. Elle avait prudemment renvoyé la motion au comité diplomatique. Ce comité ne se hâta pas de convertir en décret la proposition de Lacroix et de Danton. Aussi les commissaires à l'armée des Alpes, Dubois-Crancé, Gasparin, Lacombe-Saint-Michel se contentèrent-ils d'inviter, par leur proclamation du 6 octobre, les habitants de la Savoie à se réunir dans leurs assemblées primaires. Bien plus, comme il s'était répandu dans le pays des émissaires plus ou moins autorisés à y tout bouleverser, le Conseil exécutif provisoire crut devoir prendre l'arrêté suivant : 8 octobre 1792. Sur l'avis donné au Conseil, que des Français se disant commissaires d'une commune[27], et agissant au nom
de la nation, avaient paru en Savoie, et s'ingéraient en ladite qualité
dans les affaires de la nation a savoisienne, le Conseil exécutif provisoire
arrête que le général Montesquiou sera requis de veiller avec le plus grand
soin à ce qu'aucun individu n'en impose au peuple savoisien, en s'attribuant
une mission politique quelconque, autre que celle qui émanerait soit de la Convention
nationale, soit du pouvoir exécutif. Qu'en outre il sera tenu : 1° De faire parvenir le présent avis à tous les magistrats et fonctionnaires publics de toutes les parties a de la Savoie ; 2° S'il se présente dans l'armée française quelque individu se prétendant délégué par d'autres pouvoirs que ceux ci-dessus indiqués, de le faire saisir provisoirement et d'en informer aussitôt le Conseil ; le tout sans préjudice du droit et du pouvoir attribués au général de réprimer par les lois de la police militaire tous les délits contraires à 1„a discipline et à l'intention de la République française, de maintenir la sûreté des personnes et la conservation des propriétés, ainsi que l'indépendance et les droits politiques du peuple savoisien. CLAVIÈRE, MONGE, LEBRUN, GROUVELLE. A cette époque, on croyait faire l'éducation du peuple au moyen de fêtes civiques. Il ne se passait guère de mois que l'on n'en célébrât une nouvelle. On avait proposé de fêter par une cérémonie de ce genre la conquête de la Savoie. Mais les publicistes qui prétendaient que le nom de conquête devait être désormais rayé du vocabulaire français, s'élevèrent fort contre cette idée. Ils prétendirent que, les peuples jouissant d'une imprescriptible souveraineté et devant toujours être libres de choisir le gouvernement qui leur convenait, il n'était pas possible de célébrer par une fête la conquête de la Savoie, mais bien la délivrance du peuple savoisien. Cette nouvelle manière de poser la question reçut l'assentiment général, et la fête fut fixée au 14 octobre[28]. Cependant le mouvement en faveur de l'annexion se dessinait de plus en plus. Les habitants de Chambéry avaient planté l'arbre de la liberté, le jour même de l'entrée de Montesquiou, et s'étaient empressés de constituer une société des Amis de la liberté et de l'égalité, qui s'était aussitôt affiliée au club des Jacobins. Le 20 octobre, la Convention reçut de cette société une adresse où il était dit : Législateurs du monde, comme vous, nous exécrons la mémoire des rois, et comme vous, nous avons prêté le terrible serment de ne jamais reconnaître leur autorité... Roi de Jérusalem et de Chypre, ne nous regarde plus comme tes sujets, car nous avons juré de vivre libres, et nous sommes prêts à mourir plutôt que de retomber dans l'esclavage... La Savoie libre va manifester sa suprême volonté pour la réunion à votre empire... Son désir, comme le vôtre, sera de se jeter dans le sein de la République française, et de ne plus faire avec elle qu'un peuple de frères. Quant à nous, nous le jurons. Montesquiou et Anselme ayant demandé des instructions relativement à l'occupation de Nice et de la Savoie, le comité diplomatique déposa enfin le rapport qui, depuis près d'un mois, lui était demandé. Lasource concluait ainsi en son nom[29] : Défendre aux généraux de prendre possession d'aucun territoire, au nom de la nation française, qui ne veut posséder que ce qu'elle a ; leur ordonner de proclamer, en entrant dans un pays, que la nation française le déclare affranchi du joug de ses tyrans, et libre de se donner, sous le protectorat des armées de la République, telle organisation provisoire, telle forme de gouvernement qu'il lui plaira d'adopter. La Convention ordonna l'impression du rapport, et ajourna l'adoption du décret proposé[30]. VII Le 29 octobre, les Savoisiens résidant à Paris donnèrent aux Champs-Élysées un banquet pour fêter la libération de leur pays par les conquérants philanthropes. Cinq conventionnels y assistaient : Hérault-Séchelles, Thuriot, Anacharsis Clootz, Mercier et Lequinio (du Morbihan). Français et Savoisiens se portèrent mutuellement les toasts les plus ardents. On mit solennellement en liberté toute une volière de petits oiseaux ; puis on but, sans doute sur la proposition de l'orateur du genre humain, à la santé de tous les hommes qui ne se divisent plus qu'en deux classes, les libres, les esclaves, et sont tous frères ! Enfin, musique en tête et le drapeau de la liberté universelle déployé, on se porta au club des Jacobins, où l'on reçut le plus sympathique accueil[31]. Quelques jours plus tard, ces mêmes Savoisiens venaient lire à la Convention une pétition demandant l'union de leur patrie à la France[32]. L'Assemblée, malgré ces manifestations, évidemment organisées par ceux qui pensaient comme Danton et Lacroix, prononça simplement le renvoi au comité de législation. Sur ces entrefaites, arrivaient à Paris deux délégués porteurs d'une adresse des corps administratifs de Nice. — Délivrés, disaient-ils, d'un tyran que nous abhorrons, nous vous jurons, Français, qu'élevés par vos soins à toute la dignité de l'homme, nous saurons soutenir les droits imprescriptibles de la nature, et nous ensevelir sous les cendres et les ruines de notre pays, plutôt que de cesser d'être libres... Nous avons juré de vivre libres ou de mourir. Nous attendons de vous la vie ou la mort. Hâtez-vous de prononcer notre agrégation à la République française ; si notre prière d'être Français n'est pas accueillie, nous ne transigerons jamais avec nos persécuteurs, nous embraserons plutôt toutes nos possessions dans cette terre de proscription, pour aller vivre dans la terre de la liberté que vous habitez... Hérault-Séchelles présidait la séance (6 novembre), il répond : Quel que soit le mode de gouvernement qui doive assurer votre bonheur ;soit qu'une heureuse alliance nous ménage avec vous le lien de la fraternité, soit plutôt qu'une adoption glorieuse pour nous, je dirai presque naturelle, vous incorpore à la République française, dans tous les événements possibles, hommes libres, nous ne ferons qu'une famille armée contre les mêmes ennemis ; et le Var, de l'une à l'autre rive, n'arrosera plus que la terre de la liberté. Quelques députés de la gauche dantoniste se plaignent du vague de la réponse du président. Lequinio est d'avis que la demande des Niçois soit immédiatement mise en délibération. — Non, réplique Barère, ce serait violer le principe de la souveraineté du peuple, et il propose le décret suivant que la Convention, toujours heureuse d'ajourner cette question délicate, s'empresse d'adopter : La Convention nationale déclare qu'elle ne peut délibérer sur la demande en réunion, présentée par les députés des administrations provisoires du ci-devant comté de Nice, qu'après avoir connu le vœu exprès du peuple, émis librement dans les assemblées primaires. En même temps que le comté de Nice et le duché de Savoie, nombre de petites provinces allemandes des bords du Rhin demandaient l'annexion. Rühl ayant lu, le 15 novembre, une adresse rédigée en ce sens et émanée de huit communautés de Nassau-Saarbrück, Grégoire dit : Le comité diplomatique s'occupe à résoudre ce problème : Jusqu'à quel point un État peut-il s'étendre sans compromettre sa liberté ? Nul ne se sentit capable de déclarer la question résolue[33]. Un autre petit pays allemand, le bailliage de Bergzabern, dans le duché de Deux-Ponts, s'était déclaré libre, et avait usé de sa souveraineté en votant sa réunion à la France. La Convention hésita encore à prendre une décision ; mais elle décréta que, dans le courant de la semaine, elle s'occuperait du projet sur la conduite à tracer aux généraux hors des frontières, et examinerait la question de savoir si la République s'engagerait à prendre la défense de tous les peuples devenus libres[34]. Cependant l'heure était venue de se prononcer. La Convention nationale des Savoisiens s'était réunie à Chambéry le 21 octobre, et s'était déclarée directement élue par le peuple souverain pour le représenter ; le 22 octobre, elle avait délié le pays de la fidélité promise au roi de Sardaigne ; quelques jours après, elle avait nommé une députation pour aller soumettre à la Convention de Paris le vœu d'une réunion immédiate à la France, émis par la majorité des Communes. Le 21 novembre, cette députation est introduite dans la salle du manège ; son orateur, Doppet, donne lecture du procès-verbal de la seconde réunion des députés de la Savoie, contenant le relevé des votes des communes. Il en résulte que : Des 74 communes de la province de Carouge, 53 ont voté pour la réunion à la France, 21 ont donné des pouvoirs illimités à leurs mandataires ; une seule n'a pas fait connaître son vœu ; Les 79 communes du Faucigny, les 113 du Genevois, les 65 de la Maurienne, enfin les 65 du Chablais se sont prononcées unanimement en faveur de la réunion ; Sur les 204 communes de la Savoie proprement dite, toutes ont formulé le même vœu ; une seule s'est prononcée pour une république particulière ; Dans une dernière province, la Tarentaise, sur 62 communes, 13 seulement ont voté pour leur incorporation à la France. Grégoire répond à Doppet par des phrases très-sonores, mais peu décisives. Néanmoins, au nom de la République française. il donne le baiser fraternel aux quatre députés savoisiens. La Convention debout crie : Vivent les nations ! Mais aucun vote n'est émis. La discussion est renvoyée au lundi suivant[35]. Le lundi elle est encore remise au mardi, bien qu'on lise une lettre de la société des amis de la liberté et de l'égalité d'Annecy, pressant l'incorporation de l'Allobrogie à la République française[36]. Enfin, le 27 novembre, Grégoire cède le fauteuil à Hérault-Séchelles, et vient à la tribune lire le rapport définitif des comités diplomatique et de constitution réunis[37]. Avant d'aborder la question de fait, le rapporteur pose la question de droit : — Des nations diverses ont-elles le droit de se réunir en un seul corps politique ? Oui, puisqu'elles sont souveraines et qu'en se réunissant, elles n'aliènent point leur souveraineté ; elles consentent seulement à augmenter le nombre des individus qui l'exercent d'une manière collective. Sans doute, il serait beau de voir tous les peuples rassemblés en un même corps politique. Cependant, quoique les principes de la nature et de la déclaration des droits soient de tous les lieux, comme de tous les temps, leur application est subordonnée à une foule de circonstances locales qui nécessitent des modifications. La république universelle est en politique ce que la pierre philosophale est en physique... Le peuple de Savoie est souverain comme celui de France, car la souveraineté n'admet ni plus ni moins... Genève et Saint-Marin la possèdent dans un degré aussi é minent que la France ou la Russie, et lorsqu'une nation peu nombreuse s'unit à une grande nation, elle traite d'égale à égale, sinon elle est esclave. Les principes ainsi établis, l'évêque constitutionnel de Blois rappelle que l'Assemblée nationale des Allobroges a légalement constaté que la réunion à la France est le vœu de la presque totalité du peuple savoisien. Mais l'intérêt politique permet-il à la France de s'agrandir ? Six cent mille hommes sous les armes, forts de leur courage et de leurs principes, prouvent que sa population suffit pour faire face à la coalition des despotes ; et quelle sera l'immensité de sa puissance lorsque, rendue à la paix, elle verra se développer dans son sein toute la fécondité de l'agriculture, toute l'activité du commerce ? Quant à l'étendue territoriale, que lui servirait de franchir le lac de Genève, le mont Cenis. ou le pic du Midi ? Serait-elle plus heureuse en joignant à ses domaines le pays de Vaud, la Catalogne ou la Lombardie ?... Dans une grandeur exagérée, elle trouverait le principe de sa décadence, et un accroissement funeste préparerait sa chute. La France est un tout, elle se suffit à elle-même, puisque partout la nature lui a donné des barrières qui la dispensent de s'agrandir, en sorte que nos intérêts sont conformes avec nos principes. Quand nos armées victorieuses pénètrent dans un pays, contentes d'avoir brisé les fers des peuple opprimés, elles leur laissent la faculté pleine et entière de délibérer sur le choix de leur gouvernement ; ils trouveront toujours en nous appui et fraternité, à moins qu'ils ne veuillent remplacer leurs tyrans par des tyrans. Si mon voisin nourrit des serpents, j'ai droit de les étouffer, de peur d'en être victime. Les Français ne savent pas -capituler avec les principes ; nous l'avons juré ; point de conquêtes et point de rois ! Mais si des peuples, occupant un territoire enclavé dans le nôtre ou renfermé dans les bornes posées à la République française par les mains de la nature, désirent l'affiliation politique, devons-nous les recevoir ? Oui, sans doute. En renonçant au brigandage des conquêtes, nous n'avons pas déclaré que nous repousserions de notre sein des hommes rapprochés de nous par l'affinité des principes et des intérêts, et qui, par un choix libre, désireraient s'identifier avec nous. Tels sont les Savoisiens... tous les rapports physiques, moraux et politiques sollicitent leur réunion. Vainement on a voulu lier la Savoie au Piémont ; sans cesse les Alpes repoussent celle-ci dans les domaines de la France, et l'ordre de la nature serait contrarié si leur gouvernement n'était pas identique. Grégoire développe ensuite les avantages militaires, financiers et commerciaux que la France et la Savoie tireront de leur réunion, laquelle est de droit naturel et de droit politique. Jusqu'à ce que notre République ait pris une assiette imperturbable, et dans l'hypothèse de la non-réunion, elle serait obligée de tendre un cordon de troupes sur une ligne de plus de soixante lieues ; l'incorporation de la Savoie raccourcit notre ligne de défense ; la France n'aura plus à garder que trois défilés : le mont Cenis, Bonneval, le petit Saint-Bernard. Trois cents soldats, avec quelques pièces de canon y suffisent. Quant au grand Saint-Bernard, le Valais et les glaciers de Chamouni nous garantissent des entreprises du roi de Sardaigne. En cas d'attaque des Valaisans, cinq cents hommes et les hauteurs du Chablais nous assurent contre tous les efforts des despotes de l'Italie. Les biens du clergé, des émigrés, de l'ex-duc devenant nationaux et pouvant former un capital de 20 millions ; les frais de douane diminués ; de riches mines d'antimoine, de cuivre, de fer, exploitées ; nombre de produits de l'agriculture entrant dans la circulation ; de grandes voies de communication, telles que le cours entier de l'Isère et du Rhône, le lac de Genève mis à sa portée : voilà ce que la France gagnera matériellement à son union avec la Savoie. La Savoie y gagnera encore plus. Tenue dans un état d'infériorité par le Piémont, elle sera industriellement et commercialement relevée par la France. Grâce aux lois françaises, elle jouira de la vie politique et sociale dans sa plénitude, et verra s'ouvrir le plus brillant avenir. Mais cette incorporation, pourrait-on objecter, n'a-t-elle pas des dangers diplomatiques ? A quoi réplique Grégoire : Elle n'ajoute rien à la haine des oppresseurs contre la Révolution française ; elle ajoute aux moyens de puissance par lesquels nous romprons leur ligue. D'ailleurs, le sort en est jeté ; nous sommes lancés dans la carrière ? Tous les gouvernements sont nos ennemis ; tous les peuples sont nos amis ; nous serons détruits ou ils seront libres... Ils le seront ; et la hache de la liberté, après avoir brisé les trônes, s'abaissera sur la tête de quiconque voudrait en rassembler les débris. Ces dernières paroles sont accueillies par de formidables cris d'enthousiasme. L'impression et l'envoi du rapport aux armées et aux départements sont votés à l'instant même. Un seul député, Penières, se lève pour combattre les conclusions du rapport des comités, parce que cette extension du territoire et de la population pourrait, selon lui, diminuer la force de la France. De nombreux orateurs s'inscrivent dans le but de réfuter cette opinion, mais l'Assemblée juge inutile de les entendre ; à l'unanimité moins une voix, la Convention déclare accepter, au nom du peuple français, la réunion de la ci-devant Savoie à la République française. D'immenses applaudissements retentissent dans les tribunes et dans la salle même. Cependant, Buzot, dès que le silence est rétabli, monte à la tribune, et demande que le décret qui vient d'être voté soit soumis à la ratification du peuple français. Danton appuie vivement cette proposition, et d'un très-grand nombre de bancs on crie : Point de conquêtes ! Merlin réclame la question préalable. Buzot présente un ordre du jour, que Danton appuie[38], et qui, amendé par Barère, finit par être adopté en ces termes : Sur la proposition d'insérer dans le décret de réunion de la Savoie à la France, les mots : Au nom du peuple français, la Convention nationale passe à l'ordre du jour motivé sur la déclaration solennelle qu'elle a faite, qu'il n'y aura de constitution que celle qui aura été acceptée par le peuple français[39]. La Convention décrète encore dans la même séance : 1° Que la Savoie formera provisoirement un 84e département sous le nom de département du Mont-Blanc ; 2° Que les Assemblées primaires électorales se formeront incessamment pour nommer les députés à la Convention ; 3° Que la Savoie en enverra provisoirement dix ; 4° Que quatre commissaires seront envoyés dans le département du Mont-Blanc, pour procéder à son organisation provisoire. Un des députés de l'assemblée des communes de Savoie présents à la séance demande que ces commissaires soient leur concitoyen Simond et les trois représentants envoyés précédemment à l'armée des Alpes ; Dubois-Crancé, Lacombe-Saint-Michel et Gasparin. Mais on décide que les nouveaux commissaires seront nommés au scrutin. Le 29, Simond, Grégoire, Hérault-Séchelles et Jagot sont élus. Un dernier décret, rendu sur la proposition de Simond et de Cambon, supprime les douanes françaises aux confins du département du Mont-Blanc et les recule aux frontières de Suisse et de Piémont. Enfin, deux des délégués savoisiens, Doppet et Rolle remercient chaleureusement la Convention nationale d'avoir comblé les vœux de leurs concitoyens. Le président Hérault-Séchelles leur répond par une harangue que termine cette phrase quelque peu emphatique : Dans cette chute de tous les rois ensevelis sous leurs trônes, le seul trône qui restera sera celui de la Liberté assise sur le Mont-Blanc, d'où cette souveraine du monde, faisant l'appel des nations à renaître, étendra ses mains triomphantes sur tout l'univers[40]. VIII Comme nous l'avons vu plus haut, la Belgique avait été conquise en moins d'un mois. Dumouriez avait rejeté les Impériaux bien au delà de la Meuse et n'avait pas à craindre qu'ils songeassent à lui reprendre sa conquête pendant l'hiver. Ses embarras devaient venir, non des ennemis qu'il avait devant lui, mais des fausses mesures que le pouvoir exécutif et la Convention allaient prendre à l'envi l'un de l'autre. Dumouriez, en entrant en Belgique, manquait de numéraire et d'approvisionnements[41]. Les arsenaux des places du Nord étaient vides[42]. Le défenseur de l'Argonne avait néanmoins entamé résolument la campagne, comptant sur l'habileté du commissaire ordonnateur Malus, qui, malgré des difficultés du même genre, était parvenu à assurer les services de son armée en Champagne. Par malheur, Malus était suspect d'aristocratie, ainsi que la régie des vivres de l'armée, institution de l'ancien régime. Pache, à mesure qu'il recevait les marchés passés par Malus, les cassait impitoyablement ; les services s'arrêtaient, et l'armée, au milieu de la riche Belgique, se trouvait dans le plus affreux dénuement. Elle manquait d'effets de campement, et surtout de souliers et de capotes, si nécessaires cependant dans la saison rigoureuse où l'on se trouvait. Les soldats supportaient leur misère avec une admirable résignation, mais les plans de campagne du général en chef s'en trouvaient compromis. Plusieurs occasions importantes de tourner l'ennemi ou de lui faire subir des pertes considérables avaient été perdues par suite de la désorganisation du service des charrois et des vivres. Lors de l'entrée des Français à Bruxelles, la caisse de l'armée ne renfermait plus que 10.000 livres. Il fallut, pour payer le prêt aux soldats, emprunter 80.000 florins à la caisse publique de cette capitale et prendre 300.000 livres chez un banquier contre une lettre de change sur le trésor national. Clavière, d'accord avec le ministre de la guerre et avec Cambon, rapporteur habituel du comité des finances, avait établi à Paris un comité central des achats, qui devait pourvoir au service de toutes les armées en même temps ; mais par ses lenteurs, ce comité entravait tout. Dumouriez, qui voulait à tout prix poursuivre vigoureusement les Autrichiens, ne pouvait attendre que le comité de Paris eût établi ses bureaux et organisé le service régulier des fournitures. Il prit sur lui de désobéir aux ordres du Conseil exécutif et de la Convention. Il donna par écrit aux commissaires ordonnateurs Malus, qui était auprès de lui, et Petitjean, attaché à La Bourdonnaye, ainsi qu'à tous les chefs d'administration, l'ordre de passer des marchés d'urgence pour assurer le service pendant deux mois[43]. En même temps il écrivit à Pache pour se plaindre amèrement des retards apportés dans l'approvisionnement de son armée ; il demandait : 1° A passer seul, par l'entremise du commissaire ordonnateur en chef Malus, les marchés nécessaires pour approvisionner les troupes concourant à l'expédition de Belgique ; 2° A passer seul les traités nécessaires pour assurer le service du numéraire indispensable à la solde et aux dépenses de l'armée[44]. Le 22 novembre, Pache transmettait à la Convention la lettre de Dumouriez, mais déclarait en même temps qu'il ne pouvait personnellement souscrire à l'excessive prétention du général, qui voulait manier avec trop de facilité les fonds destinés à son armée. Cambon appuie les plaintes de Pache et dénonce comme des fripons Malus et Petitjean, mais surtout un certain d'Espagnac, qui, d'abbé de cour, s'était fait financier et fournisseur, et avait apporté dans son nouveau métier la rouerie et l'absence de scrupules qu'il devait à ses anciennes habitudes de libertinage[45]. Il demande et obtient que ces trois confidents de Dumouriez soient immédiatement arrêtés et traduits à la barre de la Convention. A cette nouvelle, le général se hâte de faire savoir à Pache ce qu'il pense de sa conduite. Il l'avertit que désormais il enverra à. la Convention un duplicata des lettres qu'il adressera au ministre de la guerre, et le somme de transmettre à l'Assemblée la copie de la correspondance qu'ils ont échangée précédemment. En même temps il écrit à la Convention : Ce n'est pas contre d'Espagnac qu'il faut instruire un procès, mais contre moi ; si c'est un crime que d'avoir passé des marchés, fait des emprunts nécessaires à la subsistance de l'armée, c'est moi qui suis coupable. Je n'avais que dix mille livres lors de mon arrivée à Bruxelles ; d'Espagnac et Masson, son associé, m'ont fait les avances dont j'avais besoin, et on les fait mettre en état d'arrestation ! Bien plus, la trésorerie nationale renvoie protestée la lettre de change de trois cent mille livres, souscrite par mes ordres au banquier belge ; toute avance en espèces à l'armée est désormais impossible. L'Assemblée se contente de renvoyer la lettre de Dumouriez aux comités de la guerre et des finances, en les invitant à faire leur rapport sans délai. Cependant l'ordre d'arrêter Malus et d'Espagnac avait été mis à exécution ; ils avaient été amenés à Paris par Westermann lui-même, qui s'était chargé de défendre auprès de la Convention les mesures prises par son chef, et d'être l'organe des plaintes amères de l'armée[46]. La Convention était fort embarrassée de décider entre Pache et Dumouriez, entre son comité des finances et les fournisseurs de l'armée. Sur les propositions de Cambon lui-même, elle se décide à nommer des commissaires pour aller vérifier sur les lieux le fait dénoncé par le général Dumouriez, lequel se trouve en contradiction avec la réponse fournie par le ministre de la guerre et par les commissaires de la trésorerie nationale. Deux de ces commissaires devaient partir le soir même, 30 novembre, avant neuf heures ; les autres, le lendemain, après que Malus et d'Espagnac auraient été entendus. Ces commissaires étaient Danton, Lacroix, Camus et Gossuin[47]. IX Dumouriez n'avait pas seulement à faire face aux difficultés qui sans cesse renaissaient entre lui, le ministère de la guerre, le comité des achats et l'intraitable Cambon, mais aussi à celles que lui suscitaient ses propres lieutenants. Un surtout, La Bourdonnaye, lui causait les plus grands embarras. Dumouriez l'avait comblé de faveurs, l'avait fait rappeler d'un commandement de l'intérieur à celui de son aile gauche, lui avait confié la facile mission de s'emparer des Flandres, déjà aux trois quarts abandonnées par les Autrichiens. Mais les lauriers de Custine empêchaient La Bourdonnaye de dormir. Il voulait, lui aussi, trancher du général en chef, et aspirait à se débarrasser de la tutelle de Dumouriez, comme le conquérant de Worms et de Spire s'était débarrassé de celle de Biron. Il levait sur toutes les villes de son commandement d'énormes contributions, et il était activement aidé dans ses opérations financières par un nommé Sta, naguère procureur syndic du district de Lille, et que, de son autorité privée, il avait institué commissaire ordonnateur de son corps d'armée. A peine entré dans Tournay (10 novembre), La Bourdonnaye décréta un emprunt forcé d'un million de livres à fournir, en trois jours, par les habitants de cette ville et de la province, qui possédaient plus de 15.000 florins de biens-fonds. Le chapitre de la cathédrale, sous la menace d'une exécution militaire, 'versa 200.000 livres ; la part de la ville même avait été fixée à 750.000 livres ; Sta en exigea la moitié dans les vingt-quatre heures. Mais les magistrats nouveaux, qui venaient d'être élus sous l'influence française et qui ne pouvaient être suspects de regretter l'ancien régime, furent les premiers à refuser de prêter les mains à la levée d'une pareille contribution, et à dénoncer à Dumouriez les attentats dont leurs concitoyens étaient les victimes. Ostende dut payer 80.000 livres. Gand et Bruges se virent menacés d'exécutions militaires pour avoir refusé, l'une de livrer 200.000 sacs de blé, l'autre de payer un emprunt forcé considérable. Ypres reçut une réquisition semblable, et Sta déclara aux magistrats de cette ville que s'ils n'y obtempéraient pas sans retard, ils seraient considérés comme inofficieux et ennemis de la France. Mais là se trouvait un énergique patriote, Malou-Riga, qui avait été persécuté sous la domination autrichienne et était particulièrement connu de Dumouriez et de plusieurs membres de la Convention. Il conseilla à ses concitoyens de résister et d'envoyer au général en chef la lettre dans laquelle Sta menaçait de marcher sur Ypres avec 500 chevaux et 200 pièces de canon, pour enlever les magistrats rebelles et les transférer à la citadelle de Lille. Dumouriez répondit de suite à Malou : J'envoie au ministre Lebrun votre lettre et l'impudente dépêche du prétendu commissaire-ordonnateur Sta. Dites à vos magistrats qu'ils s'en tiennent à ma proclamation et qu'ils ne craignent ni les menaces féroces de ce commissaire, ni la colère du général La Bourdonnaye.... Nous n'avons pas conquis la Belgique, nous ne levons pas de contributions. Quand nous avons besoin de numéraire, nous empruntons de l'argent à votre clergé, et. par là nous rendons service à votre patrie, en mettant en circulation des trésors enfouis dont nous compterons avec vous. Voilà la seule exaction de deniers que je me permette et ce n'est qu'à titre de prêt. Ainsi cette manière de contribution établie par La Bourdonnaye et Sta va cesser[48]. En même temps, Dumouriez sommait le ministre de la guerre d'avoir à opter entre La Bourdonnaye et lui. Ce général, lui écrivait-il, agit en conquérant. Ses agents menacent les villes d'exécution militaire, comme les Prussiens faisaient en Champagne... Je ne serai ni l'Attila ni le fléau de la Belgique[49]. On craignait encore de déplaire au vainqueur de Jemmapes. La Bourdonnaye fut rappelé et Miranda nommé à sa place. Sta reçut du ministre l'invitation, au moins pour la forme, de se montrer plus circonspect à l'avenir. Lorsque Dumouriez avait fini avec une difficulté, il lui en renaissait deux ou trois autres plus graves et plus compliquées. Une de celles qui le préoccupaient le plus, avec juste raison, était la question des assignats que Cambon et les autres financiers de la Convention voulaient l'obliger à faire recevoir et circuler au pair dans toute la Belgique. Cela était impossible, à moins que de recourir aux plus extrêmes violences. La Belgique avait été inondée de faux assignats, répandus par les soins des émigrés. Comment distinguer les faux d'avec les vrais, et d'ailleurs, ceux-ci perdant déjà en France sur le numéraire, comment les relever à leur valeur nominale en Belgique ? Les Français avaient été admirablement accueillis par un peuple qui, depuis plusieurs années, nourrissait un profond mécontentement contre la cour de Vienne, se plaignait de ses exactions et l'accusait de vouloir renverser l'ancienne constitution des Pays-Bas. Mais la sympathie que les Belges avaient témoignée à leurs libérateurs pouvait être singulièrement refroidie, si on les froissait outre mesure dans leurs intérêts pécuniaires ou dans leurs convictions religieuses. N'était-il pas de la plus simple prudence d'éviter tout ce qui était de nature à susciter quelque agitation intérieure, lorsque l'ennemi, encore en possession du cours du Rhin, pouvait, d'un moment à un autre, être en mesure de reprendre l'offensive, et lorsque les habitants procédaient à l'élection générale des magistrats destinés à remplacer ceux qui avaient gouverné le pays sous la domination autrichienne ? Résolu à ménager la Belgique et à lui rendre l'occupation étrangère aussi peu onéreuse que possible, Dumouriez désobéit donc aux ordres formels du pouvoir exécutif touchant la circulation des assignats, et déclara que, puisque l'armée recevait la solde en numéraire, elle devait payer en numéraire tout ce qu'elle achetait. Le général diplomate s'était toujours appliqué à rester en bons termes avec la toute-puissante société des Jacobins. Étant allé lui faire sa cour lors de son passage à Paris, il espérait qu'elle laisserait dans sa main les fils qui devaient faire mouvoir les sociétés à organiser dans toutes les villes de la Belgique. Il s'était fait un devoir d'assister, deux jours après la bataille de Jemmapes, à l'installation du premier club jacobin ouvert à Mons. Dès son arrivée à Bruxelles, il avait prêté les mains à l'organisation d'une société des amis de la Liberté et de l'Égalité. Tournay, Bruges, Louvain, Anvers, Namur, Liège, Dinant, Ypres et quelques autres villes moins importantes s'étaient empressées de suivre l'exemple de Mons et de Bruxelles. Mais, à mesure que, grâce aux frères et amis qui suivaient prudemment l'arrière-garde de l'armée française, le réseau jacobin s'était étendu de proche en proche, les clubs avaient échappé à l'influence de Dumouriez. D'un autre côté, l'immense majorité de la population belge était restée attachée à ses anciennes croyances ; elle s'effrayait des doctrines désorganisatrices dont on tenait école ouverte dans ces assemblées improvisées que hantaient presque exclusivement les énergumènes les plus exaltés et les réfugiés les plus avides de vengeance. La lutte entre les idées nouvelles et les vieilles coutumes s'engagea dans chaque ville, et des deux côtés on se jeta dans les extrêmes. Les clubistes, dans leurs idées de rénovation sociale, allèrent au moins aussi loin que les ultra-révolutionnaires parisiens. Leurs adversaires, ne s'arrêtant pas aux idées de réforme modérée que Dumouriez aurait voulu faire triompher dans ce pays, récemment échappé au joug autrichien, proclamaient tout haut leur sympathie pour une constitution qui datait de deux ou trois siècles et que naguère encore l'on trouvait insuffisante et surannée. Ce fut au milieu de ces tiraillements intérieurs que s'ouvrirent, dans toutes les villes de Belgique, les élections qui, aux termes de la proclamation du 8 novembre, devaient donner aux cités flamandes et brabançonnes des administrateurs chargés de recueillir les impôts, de les gérer avec sagesse, et enfin de s'occuper de la prompte formation d'une armée nationale. Nulle disposition de détail n'ayant été indiquée d'avance, les diverses localités procédèrent chacune à leur guise. On accorda le droit de suffrage à un nombre plus ou moins restreint d'électeurs ; on revêtit les administrateurs provisoires de pouvoirs plus ou moins étendus. A Mons, le comité révolutionnaire, rentré à la suite de l'armée française, convoqua une assemblée populaire dans l'église Saint-Wandru, et lui fit élire trente administrateurs. Ceux-ci, en s'installant à l'Hôtel de ville, déclarèrent brisés pour jamais les liens qui unissaient leur pays à la maison d'Autriche-Lorraine, et proclamèrent que le peuple belge rentrait dans la plénitude de ses droits. Ensuite, ils invitèrent les communes de la province à nommer des délégués qui, le 22 novembre, formèrent l'assemblée générale des représentants du peuple souverain du Hainaut. Mais, contre leur attente, cette assemblée se trouva composée de modérés, qui ne tardèrent pas à entrer en lutte avec la municipalité démagogique du chef-lieu de la province[50]. A Tournay, il se constitua deux administrations provisoires différentes : l'une pour la ville et la banlieue, l'autre pour le plat pays. L'opinion conservatrice resta dominante dans l'une et l'autre. La démocratie l'emporta à Ypres et à Gand, sans que cependant les représentants provisoires de la West-Flandre et de la Flandre proprement dite, fussent à la hauteur des jacobins annexionnistes. Louvain et Anvers manifestèrent le plus vif désir de conserver leurs anciennes coutumes. A Namur, ce furent également les conservateurs qui l'emportèrent dans l'assemblée des représentants provisoires de la province. Mais Charleroi, qui changea son nom en celui de Charles-sur-Sambre, refusa d'entrer en relation avec cette assemblée entachée de modérantisme, et forma une administration séparée, animée des sentiments les plus démocratiques. Trois partis divisaient ainsi la Belgique : les partisans déclarés des anciens États, c'est-à-dire de l'ancienne constitution aristocratique et catholique de chaque province ; les démocrates qui voulaient une république belge sur le modèle de la République française mais indépendante ; enfin les annexionnistes qui demandaient la réunion pure et simple de la Belgique à la France. La lutte entre ces trois partis menaçait d'être très-vive dans la Capitale du Brabant. Dumouriez prit, pour assurer le maintien de l'ordre, un moyen qui était loin de garantir en même temps la sincérité des élections. Quatre jours après son arrivée, le 18 novembre, il convoqua les Bruxellois, dans l'église Sainte-Gudule, pour élire leurs nouveaux magistrats. Afin d'être plus sûr de la manière dont les votes seraient émis, il ne laissa qu'un intervalle de quelques heures entre la convocation et l'élection. Comme surcroît de précautions, il fit occuper l'intérieur de l'église par un certain nombre de soldats. Les électeurs, pour pénétrer dans le lieu assigné à leurs délibérations, étaient obligés de traverser deux épaisses haies de militaires, et de passer entre les pièces d'une batterie d'artillerie. L'église n'étant pas assez grande pour contenir les électeurs et ceux qui étaient censés protéger l'indépendance de leurs votes, le trop-plein refluait sur la place, et se trouvait mêlé aux troupes qui la garnissaient. Il était difficile d'obtenir d'une assemblée si étrangement parquée une délibération régulière. Aussi ne l'essaya-t-on pas. La séance fut ouverte par un commissaire français, qui annonça aux électeurs que l'ancienne constitution brabançonne avait fait son temps, et qu'il fallait inaugurer, par la nomination de nouveaux magistrats, l'ère libératrice qui s'ouvrait devant le peuple bruxellois régénéré. Plusieurs voix s'élevèrent pour demander que l'élection fût ajournée de vingt-quatre heures afin que l'on pût s'entendre sur les choix à faire, qu'elle eût lieu par paroisses, et non dans une assemblée centrale telle que celle qui venait d'être convoquée si inopinément. Mais quelques coups de plat de sabre distribués à propos mirent tout de suite à la raison les récalcitrants. A peine l'avocat Balza, qui dirigeait cette étrange délibération, se donna-t-il la peine de lire les noms des quatre-vingts représentants provisoires, dont la liste avait été préparée par le comité révolutionnaire. Ils furent déclarés élus par acclamation. Dumouriez en personne les installa le lendemain à l'Hôtel de ville. Dans son discours, adressé plutôt aux Belges en général qu'aux représentants particuliers de la ville de Bruxelles, il leur recommandait d'abandonner leur ancienne division en provinces à peine rattachées entre elles par un faible lien fédéral, de s'unir avec les Liégeois. qui eux aussi avaient jusqu'alors constitué une nation distincte, et de former tous ensemble un seul et même peuple libre. Il était juste que le président de l'assemblée électorale devint le président de l'assemblée élue. Ce fut donc Balza qui reçut l'accolade fraternelle de Dumouriez, et, s'avançant avec lui sur le balcon de l'Hôtel de ville, proclama la déchéance de la maison d'Autriche. L'existence des anciens États de Brabant était incompatible avec les pouvoirs dont la nouvelle assemblée était revêtue ; aussi le premier acte des quatre-vingts nouveaux administrateurs fut-il de déclarer que ces états étaient cassés, et que tous les actes qu'ils pourraient promulguer dorénavant devaient être considérés comme nuls et non avenus. Dans la principauté de Liège, où la réaction, qui avait suivi la révolution avortée de 1789-1790, avait été très-violente, les partisans de la réunion à la France remportèrent sans obstacle. L'ancien évêque Hœnsbrœch et ses partisans s'étaient soustraits par la fuite aux vengeances qu'ils redoutaient. La société patriotique qui s'était formée dès 1785, et qui, en 1791, avait été dissoute par les Autrichiens, au moment où ils avaient rétabli l'ancien régime épiscopal, reprit ses séances le 30 novembre, en présence de Dumouriez. La municipalité renversée dix-huit mois auparavant, fut réintégrée provisoirement dans ses fonctions ; l'ancien maire, Fabry, fut reconduit en triomphe à l'Hôtel de ville. Mais cet homme, autrefois si populaire, cessa bientôt de l'être, parce qu'il voulut mettre un temps d'arrêt au développement des idées ultra-révolutionnaires. Les réformes que ses amis et lui demandaient sept années auparavant, étaient de beaucoup dépassées par les idées importées en droite ligne du club de la rue Saint-Honoré. X A peine plusieurs des nouvelles administrations belges et liégeoises sont-elles constituées, qu'elles envoient à Paris des délégués porter à la Convention le témoignage de leur reconnaissance et l'expression de leurs vœux. Le 11 décembre, le président de l'assemblée de Bruxelles, Balza, auquel s'étaient réunis les délégués de Tournay et de Mons, vient dans la salle du manège, demander aux représentants du peuple français de déclarer formellement : que la nation française prend l'engagement envers les Belges et Liégeois, de ne conclure aucun traité, de n'écouter des propositions de la part d'aucune puissance, à moins que l'indépendance absolue de la Belgique et du pays de Liège ne soit formellement reconnue et établie. A ce prix, l'orateur promet que quarante mille de ses concitoyens vont prendre les armes et se ranger sous les drapeaux de la liberté. Le président Barère répond à la longue harangue des députés belges par un discours presque aussi long, où il les loue d'avoir brisé leurs institutions féodales, et leur conseille d'abjurer leurs préjugés théocratiques. N'avez-vous pas, s'écrie-t-il en s'abandonnant à un lyrisme où perçaient quelque peu les préoccupations du financier révolutionnaire, n'avez-vous pas une population nombreuse qu'ont si cruellement opprimée les successeurs de Philippe II ? n'avez-vous pas les trésors immenses que la religion tenait depuis des siècles en dépôt pour la liberté ? Des armes et des assignats, voilà ce qu'il faut à un peuple esclave pour briser ses fers. La France n'a rien conquis pour elle en Belgique que vos cœurs, elle n'a vaincu que les Autrichiens. Notre diplôme d'alliance et de défense réciproque est écrit des mains de la nature. Nos principes et notre haine contre les tyrans, voilà nos ministres plénipotentiaires. C'est à vous de choisir le gouvernement libre qui vous paraîtra le plus convenable[51]. Ces promesses étaient magnifiques. Voici comment elles furent réalisées. Les quatre commissaires de la Convention nommés dans la séance du 30 novembre, avaient rejoint Dumouriez à Liège. Quelques jours leur avaient suffi pour apprécier le dénuement extrême de l'armée, mais aussi pour se rendre compte de l'état des esprits dans les provinces environnantes, et des difficultés que l'extrême animation des partis suscitait sous les pas du général en chef. La politique de Danton était toujours la même, en Belgique comme à Paris. C'était celle de tous les démagogues, qui, au nom de la raison et de la liberté, n'invoquent que la force brutale, qui, pour vaincre les résistances, dédaignent d'employer d'autres moyens que la terreur, et ne tiennent compte, tant ils ont hâte de faire triompher leurs idées, ni des hommes, ni des temps, ni des mœurs, ni des lieux. Il blâma fort Dumouriez d'avoir voulu ménager les préjugés du peuple belge, et lui déclara que, si l'on voulait consolider la révolution, on devait user de moyens ultra-révolutionnaires ; qu'en un mot, il fallait mettre la Belgique au pas, c'est-à-dire lui appliquer en un mois un régime auquel la France était arrivée après quatre années de troubles et de luttes. Nous verrons plus tard quel fut le résultat de cette politique ; nous n'avons à constater aujourd'hui que son point de départ. Danton n'eut pas de peine à ranger à son avis ses trois collègues ; il leur persuada facilement qu'il fallait le plus tôt possible mettre la main à l'œuvre, et, pour couvrir leur responsabilité, obtenir de la Convention un décret solennel, sanctionnant d'avance les mesures qu'ils se disposaient à prendre. Comme ces mesures devaient être avant tout financières, on fit choix, pour aller les exposer, du puritain Camus[52]. Le 11 décembre au soir, cet ancien avocat du clergé arrivait à Paris. Il se mettait en communication avec les comités de la guerre, des affaires étrangères et des finances, et le 15, Cambon, organe de ces trois comités, exposait à la Convention les mesures adoptées sous l'inspiration du commissaire venu de Belgique. Tout cela se fit si vite, que Cambon n'eut pas le temps de mettre en écrit son rapport, ainsi qu'il le déclara lui-même[53]. Au premier abord, le travail de Cambon ne paraissait pas spécial à la Belgique ; il était intitulé : De la conduite à tenir par les généraux français dans les pays occupés par les armées de la République. Il débutait ainsi : Quel est l'objet de la guerre entreprise ? L'anéantissement de tous les privilèges. Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! Voilà les principes que vous avez posés en la déclarant. Tout ce qui est privilégié, tout ce qui est tyran doit donc être traité en ennemi dans les pays où nous entrons. Custine ne peut être attaqué pour avoir, quoique sans ordres spéciaux, supprimé, dès fon entrée en Allemagne, les droits féodaux, les dîmes, les privilèges et établi des contributions sur les nobles, prêtres et riches, en indemnité des secours qu'ils avaient accordés aux émigrés. Il n'avait pas d'instructions, mais il a bien fait de ne pas laisser péricliter les intérêts de la République. Dumouriez, en entrant en Belgique, a annoncé de grands principes philosophiques ; mais il s'est borné à faire des adresses au peuple. Il a jusqu'ici tout respecté : nobles, privilèges, corvées, féodalité, etc. Le peuple asservi à l'aristocratie sacerdotale et mobilière, n'a pas eu la force, seul, de rompre ses fers, et nous n'avons rien fait pour l'aider à s'en dégager... Sans doute, il faut respecter l'indépendance et la souveraineté d'un peuple, mais non les usurpateurs... il faut donc que nous nous déclarions pouvoir révolutionnaire. C'est à nous de sonner le tocsin, c'est à nous d'abattre tout ce qui est contraire aux droits du peuple. Ces prémisses ainsi franchement posées, Cambon déclare que les trois comités, dont il est l'organe, pensent qu'il importe de détruire toutes les autorités qui existent en Belgique. Vous avez vu les représentants de œ peuple venir à votre barre ; timides et faibles, ils n'ont pas osé vous avouer leurs principes. Ils étaient tremblants. Ils vous ont dit : Nous abandonnerez-vous ? nous livrerez-vous à la merci de nos tyrans ? Non, citoyens, vous ne les abandonnerez pas, vous étoufferez le germe de leurs divisions et des malheurs qui les menacent ; mais vous ne pouvez donner la liberté à un pays, vous ne pouvez y rester en sûreté si les anciens magistrats conservent leurs pouvoirs. Il faut absolument que les sans-culottes participent à l'administration ; il faut tout détruire pour tout recréer ; il faut réunir le peuple eu assemblées primaires et leur faire nommer des administrateurs et des juges provisoires. Il est indispensable d'exclure de ces fonctions tous les ennemis de la République qui tenteraient de s'y introduire. Nous proposons donc que personne ne puisse être admis à voter ni être élu, s'il ne prête serment à la liberté et à l'égalité, et s'il ne renonce par écrit à tous les privilèges et prérogatives dont il pourrait être pourvu... En entrant dans un pays quel doit être notre premier soin ? C'est de prendre, pour gage des frais de la guerre, les biens de nos ennemis, c'est-à-dire de mettre sous la sauvegarde de la nation, les biens appartenant au fisc, aux princes, à leurs fauteurs, à leurs adhérents, à leurs satellites volontaires, aux communautés laïques et régulières, à tous les complices de la tyrannie. Toutes ces précautions prises, est-il possible, se demande le rapporteur, d'abandonner un peuple, peu accoutumé à la liberté, absolument à lui-même ? Non, répond-il, il est indispensable de l'aider de nos conseils, de fraterniser avec lui. Le moyen de fraternité proposé par les trois comités était purement et simplement l'envoi de commissaires du pouvoir exécutif, chargés d'assurer la défense du pays- et l'approvisionnement des armées, envoi combiné avec celui des commissaires de la Convention qui, eux étant inviolables, ne pouvaient prendre aucune mesure d'exécution, mais devaient se contenter d'exercer sur toutes choses une haute surveillance. Un autre moyen de fraternité non moins efficace, suivant Cambon, était de mettre à la disposition des peuples nouvellement affranchis, les trésors de la France, c'est-à-dire ses biens nationaux réalisés en assignats. Conséquemment, dit en propres termes le rapporteur, en entrant dans un pays, en supprimant ses contributions, en lui offrant une partie de nos trésors pour l'aider à reconquérir sa liberté, nous lui donnons notre monnaie révolutionnaire. Cette monnaie deviendra la sienne ; nous n'aurons pas besoin alors d'acheter à grands frais du numéraire pour trouver dans le pays même des habillements et des vivres. Un même intérêt réunira les deux peuples pour combattre la tyrannie... Cambon n'oublie pas de présenter cet autre argument, que l'hypothèque fournie par les biens séquestrés chez les peuples affranchis augmentera d'autant la garantie des assignats français, et que l'écoulement de ces assignats au dehors diminuera la masse de ceux circulant en France. S'il est besoin, ajoute-t-il, de contributions extraordinaires, les commissaires de la Convention, d'accord avec les administrateurs, en établiront sur les riches. Tous les peuples qui voudront conserver des classes privilégiées seront traités en ennemis ; les autres seront garantis par la promesse que la France ne traitera jamais avec leurs tyrans ; dès qu'ils auront organisé une forme de gouvernement libre et populaire, les pouvoirs des commissaires et de l'administration provisoire cesseront. A la fin de la guerre, vous aurez des comptes à régler, vous compterez avec les représentants de chaque peuple et des dépenses que vous aurez faites et des approvisionnements qu'on vous aura fournis. Si l'on vous doit, vous prendrez des arrangements comme vous en avez pris avec les États-Unis d'Amérique ; vous vous prêterez à tout ce qui pourra soutenir la liberté de vos voisins. Si, au contraire, vous êtes redevables, vous payerez comptant, car la République française n'a pas besoin de crédit. Tous les articles proposés par les trois comités conformément à ces principes, furent adoptés sans discussion, sauf un seul, le troisième : celui qui déclarait privé des droits d'élire et d'être élu quiconque n'aurait pas juré préalablement fidélité à la liberté et à l'égalité, et renoncé à tous privilèges. Buzot demanda qu'on étendit cette exclusion à tous ceux qui avaient occupé une fonction quelconque dans les anciennes administrations, à tous les nobles et à tous les privilégiés. Fonfrède alla plus loin et voulait qu'on frappât de la même suspicion les banquiers, les hommes à argent, tous ennemis de la liberté. Chose étrange ! ce furent les montagnards Merlin et Camille Desmoulins qui prirent la défense des nobles belges, lesquels, dirent-ils, ont fait la révolution. Bazire parla dans le même sens ; la motion de Buzot n'était, selon lui, ni politique, ni conforme aux principes, et devait avoir pour inévitable effet d'aigrir les esprits et de priver le peuple de beaucoup d'hommes qui, quoique employés dans l'ancienne administration, pouvaient être patriotes. L'article présenté par les deux girondins ayant obtenu la majorité, Desmoulins s'écriait le soir même au club des Jacobins : La Convention a aujourd'hui eu la séance la plus orageuse qui ait existé depuis la révolution. La perfidie des Duport, des Barnave et des Dandré était sottise toute pure auprès de la tactique des Brissotins... Ils ont rendu, par leur décret, les prêtres, les nobles et les privilégiés de la Belgique, ennemis nécessaires de la liberté ; il y a là de quoi bouleverser l'Europe[54]. Le décret du 15 décembre peut se résumer ainsi : La Convention nationale, fidèle au principe de la souveraineté du peuple qui ne lui permet pas de reconnaître aucune institution qui y porte atteinte, décrète : 1° Dans les pays occupés par les armées françaises, les généraux de la République devront proclamer sur-le-champ l'abolition des impôts existants, de la (lime, des droits féodaux, de la servitude, de la noblesse et généralement de tous les privilèges ; déclarer au peuple qu'ils lui apportent paix, secours, fraternité, liberté et égalité. 2° Ils proclameront en même temps la souveraineté du peuple, supprimeront les autorités existantes et feront créer des administrations provisoires par le peuple convoqué en assemblées primaires. 3° Tous les agents et officiers de l'ancien gouvernement, ainsi que les individus ci-devant réputés nobles ou membres de quelque corporation ci-devant privilégiée, seront, mais pour les premières élections seulement, inadmissibles aux places d'administration ou de pouvoirs judiciaires provisoires[55]. 4° Les généraux mettront de suite, sous la sauvegarde et protection de la République française, tous les biens meubles et immeubles appartenant au fisc, au prince, à ses fauteurs, adhérents et satellites volontaires, aux établissements publics, aux communautés laïques et religieuses. 5° La surveillance et la régie de ces biens appartiendront aux administrations primaires élues, lesquelles devront aussi faire exécuter les lois en vigueur relativement aux procès civils et criminels, pourvoir à la police et à la sûreté publique ; elles pourront enfin lever des contributions, pourvu qu'elles ne soient pas supportées par la partie indigente et laborieuse du peuple. 6° L'administration provisoire organisée, la Convention enverra des commissaires pris dans son sein pour fraterniser avec elle. 7° De son côté, le conseil exécutif nommera des commissaires pour se concerter avec lesdites administrations sur la défense du territoire et l'entretien des armées de la République. 8° Les administrations provisoires et les commissaires nationaux cesseront d'exercer leurs pouvoirs dès que les habitants des pays délivrés auront organisé une forme de gouvernement libre et populaire. Au décret était jointe une proclamation que les généraux devaient adresser aux populations de chaque pays où ils pénétreraient. Il y était dit : Frères et amis, nous avons conquis la liberté et nous la maintiendrons... Nous vous offrons de vous faire jouir de ce bien inestimable qui vous a toujours appartenu, et que vos oppresseurs n'ont pu vous ravir sans crime. Nous sommes venus pour chasser vos tyrans, ils ont fui ; montrez-vous hommes libres, et nous vous garantirons de leur vengeance, de leurs projets et de leur retour. Dès ce moment, la République française proclame la suppression de tous vos magistrats civils et militaires, de toutes les autorités qui vous ont gouvernés ; elle proclame l'abolition de tous les impôts que vous supportez, sous quelque forme qu'ils existent, des droits d'entrée et de sortie, de la dîme, des droits de pêche et de chasse exclusifs, des corvées, de la noblesse et généralement de toute espèce de contributions et de servitude dont vous avez été chargés par vos oppresseurs. La République française abolit aussi parmi vous toute corporation nobiliaire ou sacerdotale et autre... Vous êtes tous citoyens, tous égaux en droits... Formez-vous sur-le-champ en assemblées de communes ; hâtez-vous d'établir vos administrations provisoires. Les agents de la République française se concerteront avec elles pour assurer votre bonheur et la fraternité qui doit exister désormais entre nous. Ce décret était un acheminement vers l'annexion de la Belgique à la France. La manière dont il fut exécuté le démontra surabondamment. On y disait aux Belges : Vous êtes souverains ; mais on entendait bien les guider dans l'exercice de leur souveraineté. Pour les y aider, on leur envoya une nuée d'agents du pouvoir exécutif qui, sous prétexte de les affranchir, avaient mission de les traiter en peuple conquis. Ces agents furent naturellement choisis parmi les plus purs jacobins, et en très-grande partie parmi les fameux commissaires du pouvoir exécutif et de la commune de Paris, dont nous avons signalé les sinistres exploits[56]. Naguère on leur avait donné la France à bouleverser ; on leur donnait maintenant la Belgique à remuer de fond en comble. Il faut leur rendre justice, ils ne manquèrent ni à l'une ni à l'autre de ces deux missions[57]. XI Mais il est temps de nous transporter du nord dans le midi et sur les bords de la Méditerranée. L'ancien lieutenant de Montesquiou, Anselme, était toujours à Nice, cherchant à étendre ses conquêtes et à agrandir sa position. Il rêvait l'occupation de toutes les villes du littoral ; il demandait à n'être plus subordonné au commandant en chef de l'armée des Alpes et faisait solliciter pour lui, par les Niçois, le grade de maréchal de France[58]. La première expédition combinée entre la marine et Anselme fut dirigée contre le petit port d'Oneille. L'escadre du contre-amiral Truguet s'y présenta le 23 octobre. Le capitaine de pavillon de l'amiral, M. du Chaila, fut envoyé dans un canot avec une proclamation invitant les habitants à se réunir à la France : Mais à peine le canot eut-il touché le rivage, qu'une décharge à bout portant tua trois officiers, Isnard et Pélissier, enseignes, Henri d'Aubermesnil, aide de camp de l'amiral, blessa 5 soldats et le capitaine parlementaire lui-même : Truguet bombarda immédiatement la ville, et, le lendemain, fit débarquer ses troupes et ses équipages. L'ennemi s'enfuit. Oneille paya par l'incendie et le pillage la perfidie dont la garnison s'était rendue coupable ; mais le commandant des troupes débarquées s'étant convaincu de l'impossibilité de se maintenir dans la place, rentra à Villefranche trois jours après. Cette expédition n'était qu'une préparation à des entreprises plus importantes et plus lointaines. Dès le commencement d'octobre, quelques réfugiés de l'He de Sardaigne ayant assuré au ministre de la marine que cette fie était disposée à se soulever, le Conseil exécutif avait donné eu contre-amiral Truguet et au général Anselme l'ordre d'en tenter la conquête. Toutes les forces disponibles de la Corse avaient été mises à leur disposition. Arena, ancien député de cette dernière île à l'Assemblée législative, non réélu à la Convention, avait été chargé d'accompagner l'expédition comme commissaire du pouvoir exécutif. Mais à peine était-il arrivé à Nice, qu'il concerta avec Anselme de bien plus vastes projets. Il ne s'agissait de rien moins que de conquérir l'Italie tout entière. On devait commencer par Rome, remonter vers le Milanais, et prendre ainsi à revers les Piémontais et les Autrichiens[59]. Ce plan, quelque peu gigantesque, fut fort goûté à Paris. Seulement il fallait un prétexte pour envahir les États-Romains et chercher à se venger sur la cour pontificale des embarras inextricables que les ultra-révolutionnaires s'étaient eux-mêmes attirés en bouleversant l'organisation de la religion catholique, en égorgeant ses ministres, en surexcitant toutes les passions religieuses des populations de l'ouest et du midi. Ce prétexte, le peintre David le fournit, en venant annoncer à la Convention que deux élèves de l'École de Rome avaient été brutalement jetés dans les prisons du gouvernement pontifical et livrés à l'Inquisition. Deux jours après, le Conseil exécutif écrivait à Pie VI et faisait imprimer dans le Moniteur[60] la lettre suivante, dont le style contraste quelque peu avec les formules auxquelles la chancellerie romaine est généralement accoutumée : Le Conseil exécutif provisoire de la République française, au prince évêque de Rome[61]. Des Français libres, des enfants des arts, dont le séjour à Rome y soutient et développe des goûts et des talents dont elle s'honore, subissent par votre ordre une injuste persécution. Enlevés à leurs travaux d'une manière arbitraire, enfermés dans une prison rigoureuse, indiqués au public et traités comme des coupables, sans qu'aucun tribunal ait annoncé leur crime, ou plutôt lorsqu'on ne peut leur en reprocher d'autres que d'avoir laissé connaître leur respect pour les droits de l'humanité, leur amour pour une patrie qui les reconnaît, ils sont désignés comme des victimes que doivent bientôt immoler le despotisme et la superstition réunis. Sans doute, s'il était permis d'acheter jamais, aux dépens de l'innocence, le succès d'une bonne cause, il faudrait laisser commettre cet excès. Le règne ébranlé de l'Inquisition finit du jour où elle ose exercer encore sa furie, et le successeur de saint Pierre ne sera plus un prince du jour où il l'aura souffert. La raison a fait partout entendre sa voix puissante. Elle a ranimé dans le cœur de l'homme opprimé la conscience de ses devoirs avec le sentiment de sa force. Elle a brisé le sceptre de la tyrannie, le talisman de la royauté. La liberté est devenue le point d'un ralliement universel, et les souverains chancelants sur leurs trônes n'ont plus qu'à la favoriser pour éviter une chute violente. Mais il ne suffit pas à la République française de prévoir le terme et l'anéantissement de la tyrannie dans l'Europe ; elle doit en arrêter l'action sur tous ceux qui lui appartiennent. Déjà son ministre des affaires étrangères a demandé l'élargissement des Français détenus à Rome. Aujourd'hui, son Conseil exécutif les réclame au nom de la justice qu'ils n'ont point offensée, au nom des arts que vous avez intérêt d'accueillir et de protéger, au nom de la raison qui s'indigne de cette persécution étrange, au nom d'une nation libre, grande et généreuse, qui dédaigne les conquêtes, il est vrai, mais qui veut faire respecter ses droits, qui est prête à se venger de quiconque ose les méconnaître, et qui n'a pas su les conquérir sur ses prêtres et sur ses rois, pour les laisser outrager par qui que ce soit sur la terre. Pontife de l'église romaine, prince encore d'un État prêt à vous échapper, vous ne pouvez plus conserver et l'État et l'Église que par la profession désintéressée de ces principes évangéliques qui respirent la plus pure démocratie, la plus tendre humanité, l'égalité la plus parfaite, et dont les successeurs du Christ n'avaient su se couvrir que pour accroître une domination qui tombe aujourd'hui de vétusté. Les siècles de l'ignorance sont passés ; les hommes ne peuvent plus être soumis que par la conviction, conduits que par la vérité, attachés que par leur propre bonheur. L'art de la politique et le secret du gouvernement sont réduits à la reconnaissance de leurs droits et au soin de leur en faciliter l'exercice, pour le plus grand bien de tous, avec le moins de dommage possible pour chacun. Telles sont aujourd'hui les maximes de la République française ; trop juste pour avoir rien à taire, même en diplomatie, trop puissante pour avoir recours aux menaces, mais trop fière pour dissimuler un outrage, elle est prête à le punir, si les réclamations paisibles demeuraient sans effet. Fait au Conseil exécutif le 23 novembre 1792, l'an Ier de la République française. ROLAND, MONGE, CLAVIÈRE, LEBRUN, PACHE, GARAT. Par le Conseil, GROUVELLE, secrétaire[62]. Pendant quelque temps, on ne parla que de la délivrance de Rome et de la conquête de l'Italie. Kellermann, qui venait, comme nous l'avons dit plus haut, d'être nommé au commandement en chef de l'armée des Alpes, écrivait à la Convention[63], au moment de son arrivée à son nouveau quartier général : Je vais reporter sous vos auspices, aux anciens Romains, la liberté exclue depuis si longtemps de ce pays. Mais bientôt on reconnut l'impossibilité de l'exécution immédiate du plan qui consistait à prendre les États romains pour base des opérations militaires en Italie. La République française, quoique maîtresse de la mer, n'avait pas assez de troupes disponibles, sur les bords du Var et du Rhône, pour opérer, au centre de la Péninsule, un débarquement, avec chance de s'y maintenir et de s'y étendre ; on revint donc à l'idée de rayonner autour de Toulon, et d'opérer sur le littoral et les Îles de la Méditerranée. L'expédition contre la Sardaigne n'étant pas encore prête, une partie de la flotte, sous le commandement de Latouche-Tréville, alla mouiller devant Naples. La propre sœur de Marie-Antoinette, Caroline, y régnait sous le nom de son époux Ferdinand. Son ministre était déjà le fameux Acton, mais elle n'avait pas encore Nelson et la flotte anglaise pour se défendre. Elle se soumit donc aux exigences de l'ultimatum, dont l'amiral français était porteur. Le roi de Naples reconnut la République française, promit de recevoir un nouvel ambassadeur, de rester neutre, de rappeler et de punir son agent à Constantinople qui, de concert avec les représentants des autres puissances, avait engagé la Porte à ne pas recevoir l'ambassade de la République française, de désavouer la conduite de son ministre à Paris, d'en envoyer un autre pour renouveler le désaveu et préparer un nouveau traité de commerce. Fait remarquable, tandis que les Prussiens et les Autrichiens combattaient pour rétablir Louis XVI sur son trône, les deux États, où régnaient des princes de la maison de Bourbon, reconnaissaient la République et déclaraient vouloir vivre en bonne intelligence avec elle. Le roi de Naples venait de promettre tout ce qu'on avait exigé de lui. Au même moment, le roi d'Espagne protestait à l'ambassadeur de France[64] du désir qu'il avait de conserver de bonnes relations avec la République et donnait l'ordre de ramener, dans l'intérieur du royaume, les 20.000 hommes qu'il avait fait avancer un instant jusqu'au pied des Pyrénées. La Convention, se fiant peu à ces démonstrations d'amitié, pressait la mise en état et l'approvisionnement des places qui bordent la frontière, de Bayonne à Perpignan. Les trois commissaires, qu'elle avait envoyés sur les lieux, jugeaient l'armée non-seulement assez nombreuse pour garantir le territoire français de toute surprise, mais capable d'entrer en Catalogne et de porter nos armes triomphantes jusqu'à Madrid[65]. Ainsi, moins de six mois après la publication du manifeste insensé du due de Brunswick, nos armées victorieuses occupaient la Belgique et Aix-la-Chapelle, le Palatinat et Mayence, la Savoie et le comté de Nice. La frontière du Rhin et celle des Pyrénées étaient garanties par les armées de Biron et de Servan[66]. Les puissances signataires de la coalition de Pillnitz apprenaient, à leurs dépens, qu'il est une loi aussi certaine dans le monde moral que dans le monde physique ; c'est que la force d'expansion est toujours proportionnelle à la force de résistance, au moyen de laquelle on a cherché à la comprimer. Spectacle sublime et dont le souvenir doit enorgueillir nos derniers descendants. Au moment même où tout sentiment moral parait éteint chez les individus, lorsque le désordre, la désorganisation, l'affaissement semblent arrivés au dernier degré, la nation française, prise en masse, reste à la hauteur des dangers accumulés autour d'elle ; elle a confiance dans sa force et dans sa vitalité ; elle fait un appel suprême à ses enfants : la patrie est en danger ! Ces mots magiques font vibrer tous les cœurs, exaltent tous les courages, enfantent tous les dévouements. En moins de six semaines, le sol national est complètement lavé de la souillure de l'invasion ; Longwy, Verdun, qui étaient tombés dans les mains de l'ennemi, sont repris avec plus de facilité encore qu'ils n'avaient été occupés ; Lille et Thionville voient fuir les armées qui les assiégeaient. Les paniques de Baisieux, de Quiévrain, de Courtray, du camp de Grandpré sont oubliées ; les vieux guerriers de Fréderic-le-Grand et de Marie-Thérèse n'inspirent plus que du dédain à nos jeunes soldats, depuis qu'aux cris de vive la nation et au chant de la Marseillaise, ils ont enlevé des batteries, résisté en carré à la cavalerie, et attendu les colonnes ennemies, la baïonnette au bout du fusil. LA FRANCE EST SAUVÉE. |
[1] Cinq jours auparavant, la Convention avait voté l'adresse suivante aux volontaires des bataillons de 1791 dont le temps de service était expiré :
Citoyens soldats, la loi vous permet de vous retirer ; le cri de la patrie vous le défend. Quand Porsenna était aux portes de Rome, Brutus quitta-t-il son poste ?... L'ennemi a-t-il repassé le Rhin ? Longwy est-il repris ? Le sang français dont les barbares ont arrosé la terre de la liberté est-il vengé ? leurs ravages et leurs barbaries sont-ils punis ? ont-ils reconnu la majesté de la République et la souveraineté du peuple ? Soldats, voilà le terme de vos travaux ; c'est en dire assez aux braves défenseurs de la patrie. La Convention nationale se borne à vous recommander l'honneur français, l'intérêt de l'État et le soin de votre propre gloire.
[2] Ces proclamations de Dumouriez furent lues à la Convention le 1er novembre, ainsi que l'arrêté du Conseil exécutif provisoire du 24 octobre. Le Moniteur se contente de les analyser ; nous les avons retrouvées in extenso dans le Journal des Débats et Décrets, n° 43, p. 6 et 7.
[3] Voir cette instruction au Moniteur, n° 314.
[4] Billet de Dumouriez au lieutenant général Moreton, 4 novembre, dans le Journal des Débats el Décrets, n° 48, p. 92.
[5] Mémoires de Dumouriez, III, p. 171.
[6] Mémoires de Dumouriez, III, p. 172 ; Servan, Tableau historique, II, p. 233.
[7] Journal de la République, n° 43, du 12 novembre.
[8] Journal des Débats et Décrets, n° 56, p. 234.
[9] Voir le Moniteur, n° 322.
[10] Les désertions dans les rangs de l'armée autrichienne furent très-nombreuses dès le commencement de la campagne. Le 8 novembre, les commissaires de la Convention écrivaient, de Lille, qu'il conviendrait d'organiser une légion des soldats-citoyens qui venaient défendre la liberté. Dumouriez, dans ses Mémoires, dit que le 14, jour de son entrée à Bruxelles, les rues étaient bordées d'une double haie de déserteurs autrichiens au nombre de plus de quatre mille. Quelques-uns de ces déserteurs se rendirent à Paris, car le Moniteur (n° 326) nous apprend qu'ils allèrent au sein du Conseil général, prêter serment à la République.
[11] Séance du 20 novembre, Moniteur, n° 322.
[12] Voir t. IV, livre XVII, § III.
[13] Voici le texte même de l'arrêté du Conseil exécutif, séance du 4 novembre 1792.
Le Conseil exécutif
considérant le peu de disposition qu'a montré le général Kellermann pour
marcher avec les troupes qu'il commande suivant les ordres qu'il en a reçus,
ainsi que l'opposition qui se trouve entre lui et le général Custine, arrête
que le général Kellermann sera invité à venir à Paris s'expliquer sur tout ce
qui s'est passé.
ROLAND, MONGE, LEBRUN, CLAVIÈRE, PACHE, GARAT, GROUVELLE, secrétaire.
[14] Cette pétition est donnée au Moniteur, n° 321.
[15] Lettre lue à la séance du 16. Moniteur, n° 323.
[16] La lettre de Biron se trouve au Moniteur, n° 320.
[17] Voir la séance du 14 novembre au Moniteur, n° 321.
[18] Voir au Moniteur, séance du 10 octobre, les notes du résident Châteauneuf.
[19] La délibération du Conseil exécutif, transmise à la Convention par une lettre du ministre des affaires étrangères est donnée au Moniteur, n° 285.
[20] Nous avons retrouvé deux lettres- du général Montesquiou qui indiquent parfaitement la situation d'esprit dans laquelle il se trouvait pendant les négociations avec Genève, et qui font comprendre facilement comment il s'attira le courroux de Clavière en ne secondant pas les vues de celui-ci sur sa ville natale. Elles sont adressées à Servan, ministre de la guerre.
Carouge,
le 6 octobre 1792.
J'ai reçu cette nuit la lettre
du 2 que vous m'avez écrite par un courrier extraordinaire. Vous vous expliquez
plus clairement sur Genève, car vous m'y dites qu'il faut y entrer de gré ou de
force. Voulez-vous dire par là que, si le gouvernement cède et si les Suisses
sont renvoyés, vous voulez que nous nous emparions de Genève ? Je vous demande
cette explication qui ne peut être trop précise, pendant que je fais mes préparatifs.
Ce n'est pas vingt mille fusils qui sont à Genève ; on m'a assuré que c'était
douze mille, et si nous renvoyons les Suisses, nous aurons ces fusils sans
faire un siège, sans bombarder, sans nous conduire à la Louis XIV. Passez-moi
ces réflexions ; je prends à vous un intérêt sensible, je crains que la sagesse
et la gloire de votre ministère ne soit entachées par une entreprise injuste et
dans laquelle une lettre de M. Clavière m'a prouvé que le conseil n'était pas
unanime. Donnez-moi, je vous prie, une instruction qui prévoie lès différents
cas, et qui m'ôte les incertitudes, si fâcheuses quand il faut agir.
Carouge,
le 18 octobre.
J'ai reçu, mon cher général, la lettre que vous m'avez écrite le 7 en qualité de camarade. Je regretterai longtemps que vous ne soyez plus ministre, car il est bien satisfaisant de traiter toutes ses affaires avec un homme que l'on estime sincèrement, que l'on entend et de qui on est entendu. Il faut du temps pour se mettre au courant avec un nouveau ministre, quelque bon qu'il soit. C'est surtout dans la position critique où je me trouve que je voudrais bien être entendu et jugé avec confiance ; nous allons peut-être gâter ici toute la fortune de cette campagne. Le premier coup de canon tiré sur Genève sera le signal d'armement de toute la Suisse. En supposant que l'on voulût absolument prendre cette ville, il ne fallait pas menacer, il ne fallait pas faire sortir notre résident avant que j'eusse eu le temps de me préparer. Si j'attaque, ce ne peut être qu'avec des bombes, et si les Genevois veulent se défendre sur les ruines de leurs maisons, il est bien sûr qu'avec quinze à dix-huit mille hommes je ne prendrai pas une place très-bonne, dont l'enceinte est traversée par deux grandes rivières, dont un débordement subit, fort ordinaire dans cette saison, coupe les communications. Clavière a eu là une mauvaise idée, d'autant que la possession de Genève nous est inutile, à présent que nous avons la Savoie. Il devait nous suffire d'en faire sortir les Suisses, et, avec des politesses au lieu de menaces, le tout appuyé de troupes, canons, etc., la chose serait faite déjà. Si vous avez encore voix au chapitre, comme je n'en doute pas, je vous exhorte à les ramener à cet avis. Une mauvaise neutralité avec les Suisses vaut mieux qu'une guerre ouverte.
[21] Voir le texte de cette adresse au Moniteur, n° 284.
[22] Voici le texte même dé l'arrêté pris le 3 novembre 1792 par Clavière et ses collègues :
Le Conseil exécutif
provisoire, informé du grand nombre de plaintes qui s'élèvent contre le général
Montesquiou, commandant de l'armée des Alpes, arrête qu'il suspend toute
résolution à l'égard de ce général jusqu'à ce que le ministre des affaires
étrangères ait reçu des lettres du citoyen Genest, qu'il a envoyé auprès du
général Montesquiou pour diriger la négociation commencée avec les Genevois, et
qui est chargé de s'informer de l'état des choses. Arrête en outre que le
ministre des affaires étrangères mettra incessamment sous les yeux de la
Convention le traité fait entre le général Montesquiou et la république de
Genève, ainsi que les résolutions du Conseil sur ce traité, et qu'en attendant
le présent arrêté sera envoyé au président de la Convention.
ROLAND, MONGE, LEBRUN, PACHE, GARAT, CLAVIÈRE ; GOUVELLE, secrétaire.
[23] Journal des Débats et Décrets, p. 122.
[24] Moniteur, n° 314.
[25] Montesquiou, loin d'avoir emporté la caisse de l'armée, comme ses ennemis eurent l'impudence de l'en accuser aussitôt après sa fuite, fut obligé d'emprunter quelques louis à des Genevois pour se procurer la barque qui le déposa à Coppet, sur le territoire suisse. Le fait est constaté dans le rapport de Châteauneuf (Moniteur, n° 318). Obligé de se cacher, le malheureux général se réfugia à Bremgarten, près de Zurich, où il resta plusieurs années. Lorsque le duc de Chartres (Louis-Philippe) fut proscrit à son tour en avril 1793, ce fut Montesquiou qui lui procura un emploi et un asile au collège de Reichenau dans les Grisons. Le 24 fructidor an III (7 septembre 1795), d'après le rapport de Pontécoulant (Moniteur, n° 354), l'innocence du conquérant de la Savoie, sur tous les chefs de l'accusation qui lui avait été intentée, fut solennellement reconnue. Rentré en France, le général Montesquiou y est mort en 1803.
Quant à l'ordonnateur Vincent, le prétendu complice de ses dilapidations, il comparut devant le tribunal criminel de Lyon et fut acquitté par le jury à l'unanimité (20 janvier 1793).
[26] Moniteur et Journal des Débats et Décrets, séance du 28 septembre.
[27] Les commissaires qui sont si clairement désignés dans cette pièce étaient Huguenin et Michaux, qui, ayant reçu une mission du pouvoir exécutif pour les départements du sud-est (voir note II, à la fin du volume), avaient, de leur autorité privée, étendu leurs pouvoirs à la province nouvellement conquise par la France. Huguenin, l'ancien commis aux barrières, et Michaux, le comédien, étaient venus s'installer à Chambéry au nom de la commune de Paris ; nous les y voyons fonder la société des amis de l'Égalité et de la Liberté, autrement dite des Jacobins (Moniteur du 27 septembre), mais Montesquiou se débarrassa d'eux le plus vite possible.
[28] Le récit de la fête du 14 octobre se trouve au Moniteur, n° 294. Ce fut à l'occasion de cette fête que l'on décida que le piédestal placé au centre de la place ci-devant Louis XV, et qui portait jadis la statue de ce monarque, recevrait celle de la Liberté.
Ce fut aussi à cette même occasion que toutes les sections de Paris furent invitées (Moniteur, n° 283) à indiquer les noms des morts du 10 août ; la proclamation de ces noms devait être faite solennellement au milieu de la cérémonie. C'est ce qui donna lieu à la première liste des victimes de cette journée dont nous avons pu retrouver quelques éléments (voir tome II, note XV).
Mais la fête ne fut pas du goût de toutes les sections. Plusieurs s'abstinrent d'y paraître. Voici à ce sujet une délibération curieuse de la section du Luxembourg qui n'était pas cependant suspecte de modérantisme :
Séance du 7 octobre 1792, an Ier de la République.
L'assemblée générale
permanente de la section du Luxembourg, avertie que le conseil général avait
arrêté qu'une fête civique devait avoir lieu à cause de la prise de Chambéry ;
Considérant qu'il n'y avait
rien de plus impolitique que cette fête s'exécutât dans un moment où la
République est exposée aux plus grands dangers, où, à la vérité, les ennemis de
la liberté et de l'égalité sont repoussés de notre territoire, mais qu'ils
souillent encore d'un pied audacieux cette terre sacrée de la liberté ;
Considérant en outre que cette
fête absorberait une somme qui serait bien mieux employée à payer les frais de
la fédération qui ne le sont pas encore, ou à subvenir aux besoins de nos
frères d'armes qui sont sur les frontières,
A arrêté qu'il serait envoyé
une députation à la maison commune pour lui exprimer son vœu en la prévenant
qu'aucun citoyen de la section n'assistera à une fête aussi contraire à ses
principes ; que le présent arrêté serait communiqué au commandant général et
aux quarante-sept autres sections pour les engager à y adhérer.
BOIZOT, président ; GEOFFROY, secrétaire.
Cette section du Luxembourg avait, à ce qu'il parait, peu de goût pour les fêtes, car un mois plus tard, nous retrouvons sur ses registres une délibération "conçue dans le même esprit. Il est enjoint aux commissaires de la section, y est-il dit, de ne pas adhérer aux fêtes que pourraient proposer les commissaires réunis, jusqu'à ce que les six généraux qui sont sur la frontière viennent avec nous danser, attendu que l'on propose toujours des fêtes et que l'on ne donne point d'argent pour payer les violons.
[29] Débats, n° 34, p. 573. — Moniteur, n° 296.
[30] Voir, au Moniteur et au Journal des Débats et Décrets, le compte rendu de la séance du 24 octobre.
[31] Récit de Lequinio, Moniteur, n° 307.
[32] Séance du 11 novembre, Moniteur, n° 318.
[33] Séance du 15 novembre, Journal des Débats et Décrets, n° 246.
[34] Moniteur et Journal des Débats et Décrets, séance du 18 novembre.
[35] Moniteur, n° 328, et Journal des Débats et Décrets, compte rendu de la séance du 21 novembre.
[36] Moniteur, n° 332, compte rendu de la séance du 26 novembre.
[37] Moniteur, n° 333.
[38] Nous avons suivi, en les combinant, les deux comptes rendus du Journal des Débats et Décrets et du Moniteur.
[39] La minute est signée B. Barère. Ni le Moniteur, ni les Débats, ne donnent textuellement le décret.
[40] La réunion de la Savoie entraînait celle du comté de Nice. Cependant cette dernière annexion ne fut décrétée que deux mois plus tard.
[41] Voir la lettre de Westermann (Moniteur, n° 336), séance du 30 novembre.
[42] Voir les lettres des commissaires de la Convention en date des 12 et 13 novembre, lues à la Convention le 15 (Moniteur, n° 324).
[43] Mémoires de Dumouriez, livre IV, chapitre IX.
[44] Voir les pièces lues à la séance du 22 novembre (Moniteur, n° 329).
[45] D'Espagnac, comme tous les gens de son espèce, affichait les sentiments patriotiques les plus exaltés. Dès le lendemain de l'entrée des Français à Bruxelles, il se faisait élire président de la société des amis de la Liberté et de l'Égalité. Cinq jours après (20 novembre), il était délégué par les nouveaux magistrats de Bruxelles et do Mons, pour aller porter à la Convention l'expression des sentiments de fraternité et de reconnaissance des Belges libres. En se mettant ainsi sous l'égide des jacobins, d'Espagnac espérait que le patriotisme bruyant du fournisseur ferait fermer les yeux sur ce que ses comptes pouvaient laisser à désirer.
[46] Voir au Moniteur, n° 334, l'annonce de l'arrivée de Westermann à Paris, et au n° 337, la lettre qu'il écrivit à la Convention.
[47] D'après le Moniteur, un cinquième commissaire, Dubois-Crancé avait été également nommé dans la séance du 30 novembre ; mais il parait qu'il fut empêché, ou qu'il n'accepta pas. La Commission resta composée des quatre conventionnels dont nous venons de donner les noms et qui furent chargés, avec quelques autres représentants adjoints plus tard à cette mission, de toutes les affaires de Belgique depuis le 1er décembre 1792 jusqu'au 3 avril 1793.
[48] M. Borgnet, professeur à l'université de Liège, a publié, sous le titre d'Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle, un ouvrage extrêmement intéressant, où sont racontés avec les plus grands détails, tous les faits relatifs à l'occupation de la Belgique par les Français, pendant l'hiver de 1792 à 1793. Nous y renvoyons nos lecteurs.
[49] Correspondance de Dumouriez avec Pache, ministre de la guerre, publiée à Paris au commencement de 1793, pages 77 et 456.
[50] Voici la formule du serment qui fut prêté, le 24 novembre, par chacun des membres de l'assemblée des communes du Hainaut Munie à Mons :
Moi, N***, élevé dans la religion catholique, apostolique et romaine, je jure fidélité et attachement au peuple souverain qui m'a constitué, de maintenir la liberté, l'égalité des droits, de vivre libre ou de mourir, et de maintenir la religion de nos pères qui est la religion catholique, apostolique et romaine.
[51] Moniteur, n° 341.
[52] Nous avons retrouvé la lettre qui avait été remise à Camus par ses trois collègues. La voici :
Citoyens,
nos collègues,
Les circonstances les plus
critiques nous ont déterminés à prendre l'arrêté que vous remettra le citoyen
Camus, qui se rend à Paris avec le général Thouvenot. Notre collègue est en
état de vous donner, et aux comités, les éclaircissements les plus positifs sur
tout ce qui concerne l'armée de Belgique, et de répondre à toutes les
objections. Hâtez-vous, citoyens représentants, de l'entendre, et de rendre,
d'après son exposé, tous les décrets que vous jugerez nécessaires et quo votre
sagesse vous suggérera pour le salut de la République. Nous vous prions
d'ordonner au citoyen Camus de venir ici reprendre ses fonctions le plus tôt
possible. Sa présence y est indispensable. Nous allons, pendant son absence,
continuer le cours des opérations dont vous nous avez chargés. Le citoyen Camus
vous exposera jusqu'à quel point est monté le dénuement de l'armée. Nous allons
porter aux soldats des espérances que votre justice convertira bientôt sans
doute en des réalités.
Les députés de la Convention,
commissaires à l'armée de Belgique.
LACROIX, DANTON, GOSSUIN.
[53] Le décret du 15 décembre se trouve au Moniteur, n° 352 ; l'exposé de Cambon, au n° 353.
[54] Journal des Débats et de la Correspondance des Jacobins, n° 324.
[55] Quelques jours après (24 décembre), sur une nouvelle insistance des montagnards Couthon et Jean-Bon Saint-André, l'article primitivement proposé par les comités fut rétabli ; il prit dans le décret définitif la place qu'y avait occupée un instant l'amendement de Buzot.
[56] Voir tome IV, livre XIV, § III ; note II.
[57] De tous ces commissaires, le premier arrivé en Belgique et le plus célèbre était Ronsin, jadis pale dramatique fort obscur. Il avait trempé dans les massacres de Meaux, en septembre, puis il avait été envoyé comme espion des jacobins à la suite de l'armée de Dumouriez, au moment de son entrée en Belgique ; nommé ordonnateur en chef à la place de Malus, il se mit en querelle ouverte avec le général, fut rappelé, et bientôt après mis à la tête de l'armée révolutionnaire. Il périt sur l'échafaud avec Hébert et Momoro le 24 mars 1794.
Parmi les autres commissaires on comptait :
Haros-Romain, Darnaudry, Chépy, Paris, tous quatre membres de la commune insurrectionnelle du 40 août ; Chépy notamment avait été l'un des municipaux qui avaient présidé aux massacres de la Force ;
Mouchet, l'officier municipal du 20 juin ;
Bonnement, commissaire du pouvoir exécutif dans Rhône-et-Loire ; Dufour, qui avait été arrêté avec Momoro à Lisieux pour avoir prêché les doctrines de la loi agraire ;
Vaugeois, le vicaire épiscopal de l'évêque de Blois, le conspirateur du Soleil d'or ;
Mandrillon, ancien agent secret de Lebrun, qui fut guillotiné quelques mois après pour avoir entretenu des intelligences à Courtrai après la reprise de cette ville par les armées coalisées.
[58] L'adresse des corps administratifs du ci-devant comté de Nice fut lue à la Convention dans la séance du 28 octobre. A l'occasion de la dernière demande contenue dans cette adresse, une discussion assez vive s'engagea au sein de la Convention. Gensonné demanda l'ordre du jour et l'abolition du grade de maréchal de France. La République, observa-t-il, ne doit avoir de généraux que pendant la guerre et par commission, et non point de généreux en titre pendant la paix. — Il faut, après la guerre, qu'ils retournent à leur charrue, ajouta Cambon. L'adresse des Niçois fut renvoyée au comité diplomatique, et la motion de Gensonné à la commission de constitution. Ce double renvoi n'amena naturellement aucun résultat.
[59] Ce plan est développé dans une lettre confidentielle que nous avons retrouvée, elle est adressée par Arena à son ancien collègue Brissot, qui dirigeait alors le comité diplomatique de la Convention comme il avait dirigé celui de la Législative :
Arena, commissaire du gouvernement, au citoyen Brissot,
député à la Convention nationale.
Nice, 24 octobre 1792.
L'expédition de la Sardaigne,
citoyen, ne peut avoir lieu dans ce moment.
Anselme pense que la
République doit envoyer une armée à Rome pour disperser la cour qui nous fait
une guerre bien plus dangereuse que celle des Prussiens et des Autrichiens.
Délivrer les Romains, passer dans
le Milanais, dans la Lombardie, revenir dans le Piémont pour assiéger les
places fortes du roi de Sardaigne, voilà le plan qu'Anselme a conçu, et que je
viens d'envoyer au citoyen Lebrun.
Anselme jouit de l'estime
publique, il se donne toutes les peines pour faire aimer la Révolution, et le
conseil exécutif devrait prêter les mains à son projet.
Voyez le ministre de la marine
afin qu'il donne les ordres au contre-amiral Truguet de soutenir les opérations
d'Anselme dans la Méditerranée.
Anselme est lieutenant
général, et Truguet n'est que maréchal de camp. Ainsi c'est au premier à
diriger. Il faut toujours de l'unité dans le commandement des expéditions
militaires, car sans cela l'un pourrait vouloir la chose d'une manière, tandis
que l'autre se plairait à la voir dans un autre sens.
Ce n'est que d'après deux
conversations que j'ai eues avec Anselme que je vous écris tout cela.
Voyez Lebrun, faites-vous
communiquer le plan, et tâchez de décider le conseil à y consentir. Jamais la
France n'aura une plus belle occasion pour se débarrasser de la cour de Rome,
pour y installer un évêque, et pour donner le mouvement à une insurrection
générale. Nous sommes maîtres de la Méditerranée ; notre armée sera la plus
forte pendant l'hiver, elle vivra aux dépens des tyrans, et nous procurera
mille autres avantages que vous discernerez facilement.
Adieu, mon ancien collègue,
mêlez-vous de cela, car le projet a son mérite.
ARENA.
Le signataire de cette lettre, Barthélemy Arena, devint plus tard membre du conseil des Cinq-Cents ; ce fut lui qui fut accusé d'avoir voulu poignarder le général Bonaparte, lorsque celui-ci vint le 18 brumaire, dans l'orangerie de Saint-Cloud, haranguer cette assemblée. Ce n'est pas Barthélemy Arena, mais son frère Joseph, qui fut impliqué, avec Ceracchi, dans une conspiration contre la vie du premier consul, condamné à mort et exécuté le 30 janvier 1801.
[60] Voir le Moniteur, n° 332.
[61] Cette lettre (paraîtrait-il) ne sortait pas des bureaux des affaires étrangères, car la minute n'y existe pas. Il est à croire que, l'école de Rome dépendant du ministère de l'intérieur, ce fut Roland, ou plutôt encore madame Roland qui se chargea de rédiger la missive au prince évêque. On comprend dès lors comment, en violation de tous les usages diplomatiques, ce document fut imprimé avant même qu'il eût été remis entre les mains du destinataire.
[62] Le 25 octobre 1792, un mois avant d'avoir trouvé contre le Saint-Siège le prétexte de l'emprisonnement des deux élèves de l'école de Rome, le pouvoir exécutif envoyait au contre-amiral Truguet, commandant les forces navales de la République dans la Méditerranée, des instructions dont nous donnons ici un extrait textuel : Le Conseil exécutif rappelle au contre-amiral Truguet les différents griefs que la République française a contre le pape de Rome et la part que cette monstrueuse puissance a prise à la coalition des tyrans contre notre liberté, sans énumérer les sourdes intrigues et les brefs imbéciles avec lesquels il a voulu allumer dans notre sein la guerre civile et de religion. Le Conseil charge le contre-amiral Truguet de châtier en passant le pape et son Sacré-Collège et de les ramener aux sentiments de respect qu'ils doivent à la République française.
[63] Voir la lettre de Kellermann à la Convention, Moniteur, n° 336, séance du 29 novembre.
[64] Voir la lettre de Bourgoing, ministre plénipotentiaire en Espagne, lue à la séance du 22 octobre ; Moniteur, n° 298.
[65] Voir la lettre de P. Aubry, Maximilien Isnard et Espinassy, commissaires sur la frontière des Pyrénées orientales, lue le 16 novembre à la Convention ; Moniteur, n° 323.
[66] Servan venait d'être nommé au commandement en chef de l'armée des Pyrénées.