HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

IX. — LES QUATRE DÉSERTEURS ÉMIGRÉS MASSACRÉS À RETHEL.

 

 

La procédure commencée contre les principaux auteurs et complices du meurtre commis à Rethel, le 5 octobre 1792, sur la personne de quatre déserteurs réputés émigrés, forme un dossier très-volumineux que nous avons eu le bonheur de retrouver tout entier. Nous nous contenterons d'en donner les trois principales pièces : 1° la déclaration faite par-devant notaire par les officiers de la garde nationale qui arrêtèrent les quatre déserteurs, le 3 octobre ; 2° le procès-verbal dressé par la municipalité de Rethel, le 5 octobre, quelques heures après la perpétration du crime ; 3° l'attestation du président du tribunal de Rethel donnée à la décharge d'un seul des accusés, le sieur Joly, quartier-maître du bataillon Mauconseil.

 

I

Par-devant les notaires au ci-devant bailliage de Vitry en Vermandois, aux résidences de Rethel et Château-Porcien, département des Ardennes,

Sont comparus, Jean-Baptiste Tellier, domestique chez le sieur Marc-Antoine Bonnevie, maire de la municipalité de Vitte-sur-Retourne, y demeurant, et Jacques Pennès, commandant en second de la garde nationale, demeurant a Bignicourt ;

Lesquels ont déclaré et attesté, savoir ledit Tellier que, étant dans la rue à Ville, il a aperçu quatre chasseurs des armées étrangères, montés chacun sur un cheval et avec armes et bagages, qui lui ont demandé la maison du maire dudit Ville, en lui disant qu'ils étaient patriotes, et qu'ils venaient pour se rendre et s'engager dans les armées françaises ; et lesdits Pennès et Tellier ont attesté l'un et l'autre que lesdits chasseurs ont remis entre leurs mains leurs armes pour prouver la sincérité de leurs déclarations, et les ont engagés, ainsi que la garde nationale d'Annelles, de les accompagner jusqu'à Rethel, ou ils voulaient prendre rengagement de servir la France que les comparants les ont effectivement accompagnés en ladite ville de Rethel avec la garde nationale d'Annelles qu'arrivés au district de Rethel avec lesdits quatre chasseurs, ils ont remis à ces derniers, du consentement du Directoire, les armes qui leur avaient été confiées que lesdits quatre chasseurs leur ont dit qu'ils venaient de déserter du régiment des chasseurs impériaux russes, qui passaient à Bourg qu'ils se nommaient Bonneville, Dusellier, Jacques Cotier et Devaux[1] ; qu'ils étaient tous les quatre Français, qu'ils venaient se ranger sous l'étendard de la République française desquelles déclarations ledit Bonneville, aussi présent, a requis acte, que nous lui avons accordé. Fait et passé aujourd'hui 3 octobre 1792, an 1er de la République française[2].

 

II

Extrait du registre des délibérations du conseil permanent de la municipalité de Rethel, du 5 octobre 1792.

 

La municipalité, instruite que quatre soldats de la légion des impériaux russes, qui avaient été amenés au district de Rethel le 3 courant, comme déserteurs de l'armée ennemie, et dont trois s'étaient engagés !e même jour au service de la République, dans le 10e régiment de dragons, avaient été saisis dans la nuit par Palloy, commandant d'un bataillon, et par quelques volontaires de l'armée du générât Chazot, qui logeait ce jour à Rethel, conduits par eux, d'après les ordres et en présence de Palloy, à un de leurs corps de garde, où ils ont passé le reste de la nuit ;

Instruits que le général, ayant été averti de l'arrestation de ces quatre déserteurs, avait de suite fait battre la générale et donné des ordres à son aide de camp pour les faire conduire en prison et les soustraire à la fureur de ces volontaires ; mais que ses ordres n'avaient pu être exécutés que les volontaires les avaient transférés au domicile du général, à qui ils demandaient la tête de ces quatre hommes ; qu'il y avait un assez grand nombre de volontaires attroupés que le citoyen Chazot, parlant avec fermeté au nom. de la loi, n'était pas respecté, que même on entendait des menaces contre lui, dans le cas où il parviendrait à sauver ces quatre hommes de la fureur des volontaires ;

Une partie de la municipalité, au milieu des embarras que lui occasionnait la distribution de la viande et du pain à l'armée, attendu qu'il n'y avait point de commissaire des guerres, et qu'elle n'avait pas été prévenue de l'arrivée de cette colonne, s'est transportée au lieu de l'attroupement, grossi alors de plusieurs hommes, femmes et enfants, tant de la ville que de la campagne, où elle réunit ses efforts à ceux du général pour le dissiper. Elle crut y parvenir en instruisant les volontaires présents des détails de la désertion de ces quatre hommes, qui s'étaient rendus à un commandant de garde nationale d'un village voisin de Rethel, qui, en les amenant en cette ville, avait attesté le fait aux membres du district, et enfin en invitant ces volontaires à se rendre aux derniers ordres du général, qui demandait que ces quatre hommes fussent conduits au conseil de guerre à Mézières. pour y être jugés suivant la loi. Pour toute réponse, on n'entendit que des cris de fureur : Notre jugement est au bout de notre sabre ! A l'instant, la garde est forcée par des volontaires ; ces quatre malheureux sont arrachés de la maison où ils étaient détenus, traînés sur la place de la maison commune et massacrés.

Le général faisait alors battre le rappel il partait lui-même, parce que )e maire venait de lui faire passer l'avis qu'il recevait à l'instant de la municipalité de Saulcè-aux-Bois, que l'ennemi se montrait à deux lieues de la ville sur le chemin qu'il avait à faire, et déjà le 38e régiment d'infanterie, qui était de sa brigade, avait pris les devants cet avis avait même été lu à haute voix, dans la rue, au milieu de l'attroupement des volontaires, par te généra) et par le citoyen chez lequel il était logé, mais sans succès, et ces forcenés ne voulurent joindre leur drapeau qu'après avoir assouvi leur fureur. Dont et de quoi nous avons dressé procès-verbal, ce 5 octobre 1792.

Signé au registre :

BRULË-BRULÉ, MIROY-DESTOURNELLES, LEROY le jeune, POTIER, CLAYEVIDIE, DECLÈVES, BIGOT, JUSTINART, DEMEAUX, procureur de la commune, et LANDRAGIN le jeune, maire[3].

 

III

Nous, Nicolas Noblet, président du tribunal du district de Rethel, certifions et attestons que les quatre malheureux déserteurs ont été mis à mort sur la place de la maison commune de cette ville. Un officier d'un des bataillons qui étaient arrivés la veille en ladite ville, et que j'ai appris depuis être le citoyen Joly, quartier-maître du bataillon de Mauconseil est venu me trouver vers les huit heures du matin, accompagné du citoyen Chantrart, premier grenadier dans l'une des compagnies de la garde nationale de lâ même ville, pour m'engager à me rendre sur-le-champ à la place de la maison commune, à l'effet de juger quatre innocents, que ma présence soustrairait peut-être au sort dont ils étaient menacés que ma réponse a été de lui détailler les raisons qui ne me permettaient pas.de déférer à sa demande, en lui exposant, entre autres choses, que tout ce que je pouvais faire était de requérir que les quatre particuliers dont il s'agissait fussent constitués prisonniers que ledit sieur Joly ayant insisté sur mon transport, j'étais prêt à sortir, lorsque environ quatre minutes après on est venu nous annoncer que ces quatre particuliers venaient d'être massacrés à coups de sabre et de baïonnette, que cette boucherie a été exercée en l'absence du citoyen Joly et avant qu'il soit retourné sur la place de la maison commune.

NOBLET.

Le 28 octobre 1792[4].

 

Deux jours après que la Convention, après avoir entendu les accusations de Marat contre Dumouriez et Chazot, eut fait justice des allégations de l'Ami du peuple en passant dédaigneusement à l'ordre du jour (voir le livre XVI, § IX de ce volume), la section Mauconseil vint (le 20 octobre) présenter à la barre de l'Assemblée une adresse dans laquelle elle demandait 1° qu'il fût sursis à toute procédure contre les soldats de son bataillon 2° que les accusés fussent conduits à Paris pour y être jugés, là et non ailleurs, sauf à prendre par la suite telles voies que de raison contre les généraux eux-mêmes, s'ils étaient convaincus d'avoir prévariqué dans des fonctions qui, motivées sur la confiance publique, ne les rendaient que plus coupables, s'ils en avaient indignement abusé.

Déjà cette section avait envoyé de sa propre autorité dans le département des Ardenne des commissaires pour faire une enquête sur les faits qui s'étaient passés à Rethel le 5 octobre. Ces commissaires se rendirent dans cette ville, dans les villages environnants et jusque dans les lieux de cantonnement du bataillon, qui se trouvait alors dispersé dans plusieurs villages situés entre Sedan et Charleville. Ils recueillirent tous les témoignages qu'ils purent ramasser par promesses et menaces, et vinrent apporter à leur section le résultat de leur enquête[5].

Les individus livrés par les bataillons eux-mêmes comme les principaux coupables du meurtre de Rethel (voir livre XVI, § IX de ce volume), avaient été conduits, les uns à Paris, les autres à Givet.

Deux de ces derniers obtinrent du général Miaczinski, qui commandait à Sedan, l'autorisation de venir à la barre de l'Assemblée plaider leur cause et celle de leurs camarades. Leur défense ne fut qu'une longue diatribe contre l'intolérable tyrannie du général Chazot, qui n'avait pas hésité à sacrifier le bataillon Mauconseil tout entier en holocauste à sa haine et à sa colère implacable.

L'Assemblée passa a l'ordre du jour sur cette pétition, comme six semaines auparavant elle l'avait fait pour t'adresse de la section Mauconseil elle-même[6].

Mais Marat et ses amis ne se rebutaient pas pour si peu ils avaient fait parvenir aux comités de la guerre et de sûreté générale réunis l'enquête à laquelle s'étaient livrés, sans contrôle et sans caractère légat, les commissaires de la section Mauconseil. Dans cette enquête on avait accumulé invraisemblance sur invraisemblance, mensonge sur mensonge, on y attribuait à la population de Rethel ce qui était l'œuvre des volontaires commandés et excités par Palloy[7].

Peut-être par les mêmes moyens que nous avons vu mettre  en usage pour escamoter le fameux rapport de Bazire sur les journées de septembre (livre XVIII, voir pages 347 et suiv.), les Montagnards parvinrent à faire préparer un. rapport dans le sens même des conclusions des commissaires de Mauconseil. Vardon, l'un des membres les plus obscurs du comité de sûreté générale, avait été chargé de le rédiger. A la séance du 18 décembre, il fait connaître à Marat, à qui cette affaire tenait naturellement fort à cœur, que son travail est prêt. L'Assemblée se livrait depuis quelques heures à une discussion fort importante et très-approfondie sur un projet de loi qui lui avait été présenté pour la complète réorganisation de l'instruction publique. Mais l'éducation du peuple était bien ce qui importait le moins à Marat, lorsqu'il entrevoyait le moyen de se venger d'un de ses ennemis et de satisfaire sa haine. Aussitôt qu'il apprend la bonne nouvelle, Marat se place au pied de la tribune et guette le moment favorable, afin d'obtenir un tour de faveur pour le rapport de Vardon. Sa face livide est illuminée d'une joie diabolique, ses gestes animés trahissent son impatience il interrompt à chaque phrase l'orateur, qui explique compendieusement les bienfaits de l'instruction primaire enfin il ne peut y tenir, et s'écrie : Quelque brillants que soient les discours que l'on nous débite sur l'éducation publique, ils doivent céder la place à des intérêts plus urgents. Je demande que l'Assemblée ordonne .l'impression de ce discours pour s'occuper d'objets plus importants, et qu'elle entende le rapport de l'affaire de Rethel ; il est urgent de rendre justice à des bataillons patriotes indignement vexés par des généraux.

Cette sortie est violemment applaudie par les tribunes, et t'Assemblée, subissant leur pression irrésistible, consent à entendre Vardon. Celui-ci débute ainsi

Je viens, au nom des comités militaire et de sûreté générale, payer un tribut à la vérité, et ramener l'opinion sur deux bataillons recommandables par leur vertu et leur patriotisme. Un meurtre a été commis à Rethel aussitôt le général Chazot l'attribue exclusivement à deux bataillons parisiens (Mauconseil et Républicain) il les dénonce par une lettre outrageante pour tous les volontaires, contre lesquels il ne dissimule pas sa haine et son mépris. Une punition flétrissante prive depuis deux mois la France de ses braves défenseurs ils sont punis comme s'ils étaient tous coupables, et soixante d'entre eux gémissent dans les cachots. Quelle réparation ne leur doit-on pas, s'ils sont innocents ?

Le sont-ils ? Oui, se hâte de répondre le rapporteur ; puis brodant sur le thème donné par l'enquête Mauconseil, passant sous silence tout ce qui était prouvé jusqu'à la dernière évidence par les pièces officielles qu'il a entre les mains, il déclare que les quatre déserteurs ont été immolés non pas à la fureur des deux bataillons accusés, mais du peuple entier, et il se hâte d'ajouter : S'il était permis de justifier un meurtre, je dirais que jamais il ne s'est trouvé un concours de circonstances plus propres à excuser la mort de quatre coupables que les organes de la loi semblaient épargner. S'il y a des coupables dans cet événement, ce ne sont pas seulement les deux bataillons de Paris, c'est le peuple, ce sont les soldats de tous les autres corps de troupes qui se trouvaient à Rethel ce ne sont pas même ces bataillons, car la plus grande partie du bataillon de Mauconseil était alors hors de la ville, où il attendait son artillerie...

Mais Vardon ne se contente pas d'excuser, presque de glorifier les assassins il a promis à Marat de servir sa haine jusqu'au bout, et il veut lui tenir parole. Il s'embarrasse fort peu de relâcher les liens de la discipline militaire, d'exciter les défiances et les rancunes des troupes contre les généraux qui, dans ce moment même, les conduisent à la victoire. Il continue en ces termes : Qu'on relise maintenant la lettre de Chazot on verra qu'elle est dictée par la mauvaise foi la plus insigne. Quant à Dumouriez, il a satisfait sa haine contre les volontaires n'a-t-il pas eu, en effet, l'indélicatesse de supprimer de la lettre de Chazot un dernier paragraphe qui n'aurait laissé aucun doute sur la partialité de ce rapport ?

Or, quelle était cette phrase que, de l'aveu du rapporteur lui-même, ni Dumouriez, ni le ministre n'avaient jugé utile de livrer à la publicité ? La voici :

Je pense aujourd'hui qu'il est d'autant moins possible d'entreprendre une guerre sérieuse avec des troupes telles que nos volontaires nationaux, qu'ils méprisent les lois qu'ils ne connaissent ni discipline, ni règle militaire ce sont des volontaires dans toute l'étendue du mot, ils n'inspirent que l'effroi. Si notre cavalerie légère venait, je les enverrais tout de suite au feu pour voir s'ils sont aussi braves que turbulents.

 

L'organe des maratistes n'avait pas compris ou peut-être n'avait pas voulu comprendre que, si cette phrase avait été omise à dessein par le ministre de la guerre, comme par le général en chef, dans la copie transmise à la Convention et destinée à être lue en séance publique, c'est qu'elle pouvait — surtout au moment où elle était écrite, 8 octobre —, révéler à l'ennemi la faiblesse de l'armée française, et qu'elle était de nature à décourager ou à irriter les soldats encore indisciplinés qui en formaient la majeure partie. Vardon termine son rapport en proposant à la sanction de l'Assemblée un projet de décret ainsi conçu :

La Convention nationale déclare que c'est à tort que les deux bataillons le Mauconseil et le Républicain ont été inculpés par le général Chazot.

Décrète, en conséquence, que ces deux bataillons reprendront à l'armée leur rang et leur service que les volontaires détenus seront remis en liberté et réintégrés dans leurs grades respectifs ; que le ministre de la guerre rendra compte dans quinzaine de l'exécution de cet article ; enfin que le présent décret sera envoyé aux sections de Paris, aux quatre-vingt-quatre départements et aux armées.

 

Le rapporteur avait été plus d'une fois interrompu par les murmures de la droite et les applaudissements de la gauche. Au moment ou il descend de la tribune, plusieurs représentants s'y précipitent pour combattre ses conclusions. Rewbell obtient le premier la parole. On ne disconvient pas, dit-il, qu'une partie des deux bataillons a été l'instrument du meurtre, que la discipline a été indignement violée, qu'il y a eu désobéissance formelle aux ordres du général Chazot. Sachez-le bien si vous voulez avoir une armée, il est impossible d'adopter la mesure que l'on vous propose et d'envoyer aux troupes un pareil décret. Par la manière dont il est rédigé, il contient un blâme formel contre les généraux. Et pourquoi ce blâme ? Parce qu'ils ont voulu empêcher des bataillons patriotes de se souiller du sang de quatre étrangers, ou, si vous le voulez, de quatre ennemis vaincus. Suffira-t-il donc d'appeler un homme aristocrate, émigré, pour être autorisé à lui couper la tête ? A cet appel fait au bon sens, à l'humanité, à l'honneur français, les énergumènes des tribunes répondent par des cris : A bas l'orateur ! — Le président a beaucoup de peine à maintenir la parole au courageux député du Bas-Rhin. Cependant celui-ci parvient à résumer ainsi son opinion. Je conçois la proposition d'une amnistie, mais décerner des louanges à l'insurrection, frapper d'un blâme les généraux, c'est le comble de l'horreur. Une partie de l'Assemblée applaudit ; mais à l'extrémité de la salle et dans les tribunes, on pousse des clameurs effroyables. Legendre, Billaud-Varennes et Marat s'inscrivent comme défenseurs officieux des bataillons.

Le montagnard Albitte avait été deux mois auparavant le rapporteur du décret qui avait formellement approuvé les mesures rigoureuses prises par Dumouriez contre les deux bataillons. Ses confrères en démagogie lui avaient, plus d'une fois depuis cette époque, amèrement reproché le concours qu'il avait donné dans cette circonstance aux idées d'ordre et de justice. Il avait à obtenir le pardon de sa faute, à faire amende honorable de son hérésie. Il succède à Rewbell, et pour expliquer son changement d'opinion, il commence par quelques phrases embarrassées dans lesquelles il est difficile de comprendre autre chose que, si les volontaires ont peut-être péché par la forme, le générât a péché par le fond. Le vrai coupable, ajoute-t-il, c'est Chazot, qui a voulu faire passer des émigrés pour des étrangers. Qu'ont fait au contraire les volontaires, si ce n'est de devancer l'action de la justice, puisqu'il est presque certain que ces quatre prétendus déserteurs prussiens étaient des émigrés français qui eussent subi la mort, en vertu de la loi, si les administrateurs et les généraux eussent rempli leur devoir ?

Albitte avait été interrompu au milieu de son discours par des applaudissements frénétiques partis à la fois de toutes tes galeries. Ce n'était pas à lui que s'adressait cette ovation subite, mais bien à Marat, qui à ce moment, la tête haute, l'œil enflammé, la menace à la bouche, traversait la salle et venait se placer au pied de la tribune pour s'y élancer aussitôt qu'Albitte la quitterait. L'un des plus courageux d'entre les Girondins, Chambon, veut la lui disputer, et déclare que si on inculpe les corps administratifs de Rethel, il est au moins de toute justice de les entendre contradictoirement avec les défenseurs officieux des bataillons.

Marat, par une tendance commune a tous ceux qui crient contre les aristocrates, prenait assez facilement le ton qu'il reprochait à ses adversaires de vouloir prendre vis-à-vis de lui. Il interrompt brusquement Chambon en ces termes J'avais la parole avant vous, monsieur ; il vous sied bien de vouloir me l'ôter !

Le président met fin à cette discussion en annonçant que la parole n'est ni à l'un ni à l'autre, mais bien à Thuriot, qui l'a demandée longtemps auparavant. Celui-ci reconnaît que la loi a été violée, mais que dans le désordre dont la ville de Rethel a été le théâtre il est difficile de discerner les vrais coupables L'on ne peut, ajoute-t-il, frapper sept cents pères de famille qui se trouvent dans les bataillons. Le général Chazot s'est peut-être trompé sur leur compte, mais il est de son côté parfaitement excusable d'avoir exagéré les expressions de sa douleur et de son indignation an moment ou le sang coulait sous ses yeux. Dès lors ce qu'il y a de mieux à faire, c'est d'adopter la proposition du comité en en effaçant tout préambule et tout blâme direct ou indirect adressé aux généraux, et en restreignant le décret à la mise en liberté des soixante détenus, à la réintégration des deux bataillons sans les rangs de l'armée. Marat veut appuyer la rédaction primitive de Vardon mais sa voix est étouffée par ceux qui demandent à voter sur la proposition de Thuriot. La rédaction amendée par celui-ci est lue et adoptée.

On avait fait miroiter aux yeux de l'Assemblée l'intérêt des deux bataillons qui était à peine en cause, puisque, depuis deux mois qu'ils avaient livré les individus compromis dans le meurtre de Rethel ils avaient été reçus dans les rangs de l'armée, se battaient tous les jours aux avant-postes, et avaient lavé leur honte d'un moment dans leur sang noblement répandu pour la cause de la liberté et de la patrie. Grâce à cette plaidoirie pour des clients que personne n'attaquait, on avait soustrait aux investigations de la justice Palloy, ses apôtres et les volontaires qui s'étaient laissé aller à leurs violentes excitations. Le chef du bataillon le Républicain et ses complices purent donc se promener dans Paris tête levée, et, par l'impunité qu'ils avaient obtenue, prouver à tous combien déjà, à cette époque, la protection de l'ami du peuple était précieuse.

Mais un vieux soldat avait été violemment insulte dans le rapport inspiré par Marat[8]. Son honneur lui défendait de se taire. Aussitôt que Chazot eut connaissance de ce rapport, il écrivit à la Convention la lettre suivante :

Sedan, le 23 décembre 1792, an 1er de la République.

Citoyens législateurs,

Je suis accusé, outragé devant vous ; mardi, 18 de ce mois, je le fus d'une manière aussi sanglante que solennelle. Le rapport de l'événement arrivé à Rethel, le 5 octobre dernier, attaque à la fois mes principes, ma franchise et ma réputation.

Dénoncé à la France entière dans la personne de ses représentants, il m'est actuellement impossible de me taire la place que je tiens de la confiance publique, ce que je dois d'égards à l'opinion générale, ne me permettent pas d'observer le silence de l'insensibilité ; le propre intérêt, le sentiment de mon innocence me défendent celui de la crainte.

Toutes ces considérations, citoyens législateurs, m'amènent impérieusement à vous presser avec instance de vouloir bien nommer, sans délai, des commissaires pour m'entendre quant à ce qui me concerne, examiner les pièces originales qui sont entre mes mains, d'après lesquelles j'ai rendu compte, et réviser enfin l'affaire qu'il m'importe tant de mettre au grand jour, puisque l'honneur m'est infiniment plus cher que la vie.

Dès le premier moment, je pensai militairement que les deux bataillons Mauconseil et Républicain s'étaient parfaitement lavés dans l'esprit de la nation, en livrant d'eux-mêmes au glaive de la loi chacun neuf de leurs membres qu'ils avaient reconnus coupables. Intimement persuadé de la justice de la Convention nationale, je m'attends d'avance à la mesure que je sollicite et puis, je dirai comme Scipion : Allons rendre grâces aux dieux qui ont protégé mon zèle et mes services.

CHAZOT, lieutenant général.

 

La Convention attendit deux mois pour prendre une décision sur la pétition du brave général, et au bout de deux mois, le 20 février 1793, allant de plus en plus à la dérive vers les idées démagogiques, elle passa à l'ordre du jour. Bientôt (9 avril) une autre réponse fut faite à Chazot. Quelle fut-elle ? Un ordre d'arrestation changé au bout de deux mois en une suspension illimitée.

Chazot ne put être réintégré dans les cadres de l'armée que neuf mois après la fin du régime de la Terreur (germinal an III, avril 1795). Mais sa carrière était brisée, son avenir perdu. Il fut mis peu de temps après à la retraite.

Grâce à la haine de Marat, dont les effets survécurent à la vie de ce misérable, le vieux soldat qui avait arrosé de son sang les plaines du Hanovre en 1760 et les défilés de l'Argonne en 1792 ne put partager avec ses anciens compagnons d'armes le bonheur de défendre le soi sacré de la patrie pendant la période, si glorieuse pour les armées françaises, de 1793 à 1795.

 

 

 



[1] Ces quatre malheureux étaient tous très-jeunes d'après leurs actes d'engagement, Dusellier était âge de vingt et un ans ; Jacques Cotier, de vingt-six ans ; Devaux, de dix-neuf ans Bonneville était un peu plus âge, il avait servi quelque temps dans le 6e chasseurs, en qualité d'élève chirurgien.

[2] Cette pièce est donnée par le Journal des Débats et Décrets, n° 29, p. 540 et 541, séance du 18 octobre. Elle est simplement analysée, dans le compte rendu de la même séance, par le Moniteur, n° 293.

[3] Ce procès-verbal est donné par Marat lui-même, dans le n° XXV du Journal de la République.

[4] Cette pièce n'a jamais été imprimée.

[5] La plupart de ces témoignages étaient évidemment entachés de fraude ; l'on y prétendait notamment que les quatre déserteurs avaient refusé de s'engager dans l'armée française. Pendant ce temps, la municipalité de Rethel transmettait à la Convention les engagements en forme contractés par ces malheureux deux jours avant d'avoir été saisis et égorgés par les apôtres de Palloy.

[6] Voir le Journal des Débats et Décrets, n" 31, p. 579.

[7] Cette assertion avait été démentie d'avance par les autorités de Rethel, qui, tout en reconnaissant que le meurtre avait été commis par l'infime minorité des deux bataillons, avait elle-même demandé que l'on informât contre les citoyens de cette ville et des environs qu'on pourrait soupçonner d'avoir été mêlés à cette scène de meurtre voici le texte même de cette lettre adressée au président de la Convention :

Citoyen président,

Nous vous envoyons le procès-verbal du 5 octobre du massacre commis à Rethel, de quatre déserteurs des armées ennemies. D'après des renseignements ultérieurs que nous avons pris, il parait que le plus grand nombre des bataillons Républicain et Mauconseil n'ont point eu de part active a cette malheureuse affaire. Les uns étaient restés chez leurs hôtes, d'autres s'étaient éloignés du lieu de la scène. Cependant, la générale avait été battue. Il est douloureux pour nous que la tête du général Chazot et celle de plusieurs citoyens de notre ville aient été menacées. On nous annonce que les volontaires accusent les habitants de Rethel ; nous désirons découvrir s'il y a des coupables, afin que, s'ils ont partagé le crime, ils partagent la peine.

Les maire et officiers municipaux de Rethel :

A. DESTOURNELLES, HABON, BOUCHER, BAILLARD, DECLÈVES.

P. S. Se trouvent ci-jointes les expéditions des engagements de trois des déserteurs et de la déclaration faite par-devant notaire du commandant de garde nationale auquel se sont rendus les quatre déserteurs.

[8] Chazot comptait à cette époque quarante ans de service militaire. II s'était engagé simple soldat dans le corps des volontaires de Flandre en 1753 et avait fait les campagnes de la guerre de sept ans ; il était colonel en. 1788, avait été fait maréchal de camp le 26 mai 1790, et lieutenant général le 7 septembre 1792.