HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

V. — LES VIERGES DE VERDUN ET LEURS COMPAGNONS D'INFORTUNE.

 

 

La mort des vierges de Verdun est l'un des épisodes les plus célèbres de l'histoire de la Terreur. Les poètes l'ont chanté maintes fois, mais chez la plupart des historiens de la Révolution il n'a obtenu qu'une mention très-sommaire. Ce ne fut qu'en 1851 qu'une polémique sérieuse s'engagea à ce sujet entre le célèbre statuaire David (d'Angers) et le savant et spirituel rédacteur du Journal des Débats, M. Cuvillier-Fleury. Par une singulière aberration de l'esprit de parti, David (d'Angers) avait fait insérer, dans l'Almanach du Peuple une note ou le ridicule et la dérision étaient déversés à pleines mains sur ces malheureuses jeunes filles et sur ceux qui avaient donné des larmes à leur mémoire. On y prétendait, entre autres choses, que la plus jeune de ces intéressantes victimes avait au moins quarante ans. Les faits furent rétablis dans toute leur vérité et dans toute leur exactitude par M. Cuvillier-Fleury, à l'aide de documents authentiques, dont plusieurs lui avaient été communiqués par les parents mêmes de l'une des jeunes filles qui, comme nous le verrons plus loin, avait survécu au meurtre de toute sa famille[1].

L'honorable rédacteur du Journal des Débats a singulièrement simplifié notre tâche ; aussi, nous contenterons-nous de réunir dans un récit rapide ce que les conditions de la polémique l'ont obligé à scinder en plusieurs articles. Nous pourrons seulement corroborer ses assertions par la production de plusieurs pièces inédites que nous avons exhumées de la poussière des greffes, où gît depuis soixante-dix ans la volumineuse procédure qui se termina par le sanglant holocauste du 5 floréal an II.

Nous ne reviendrons ni sur la prise de Verdun (2 septembre 1792) ni sur la réoccupation de cette place (14 octobre suivant). Nous en avons parlé au livre XV, fin du § XIII, et livre XVI, fin du § V, de ce volume ; nous reprendrons donc notre récit au lendemain même de ce dernier événement.

Une commission fut formée par les soins des représentants du peuple pour — ce sont les termes de l'arrêté de nomination — rechercher les ennemis de la Révolution et de la République. Un grand nombre de personnes connues par leurs opinions royalistes furent jetées en prison, et tous les bons citoyens furent invités, par affiche et à son de trompe, à dénoncer les auteurs, fauteurs et complices des crimes commis contre t'État.

Le président de cette commission était Sommellier, ancien moine défroqué, alors vicaire de l'évêque constitutionnel ; devenu peu de temps après procureur syndic du district de Verdun il fut poursuivi pour malversation et obligé de prendre la fuite. Le secrétaire était un nommé Madin, homme de loi du plus bas étage, dont une lettre citée plus loin, nous révèlera le style et le caractère. Les autres membres étaient Neucourt, marchand chapelier ; Pointurier, professeur ; Alès, professeur de mathématiques ; Lecoq, avoué ; Thiéry, professeur Dauphin, Mettry fils, Morlet, Simon Pons, Buvignier jeune, dont nous ignorons les professions[2].

De nombreux témoins comparurent devant la commission beaucoup d'entre eux professaient des opinions qui ne pouvaient être suspectes, puisque le président les adjurait au nom de la République auquel on les savait attachés, de dire toute la vérité. L'interrogatoire des témoins, comme celui des personnes arrêtées, roula en grande partie 1° sur le compliment que l'on disait avoir été adressé au roi de Prusse à son entrée à Verdun, et dont le texte avait été inséré au Moniteur du 5 octobre précédent 2° sur le bal qui, prétendait-on, avait été donné aux officiers de l'armée envahissante 3° sur la députation composée de jeunes filles appartenant aux premières familles de Verdun et que l'on disait avoir été processionnellement au camp féliciter le roi Guillaume[3].

Pas un seul témoin ne put indiquer qui avait rédigé ou prononcé le compliment qu'une main officieuse avait envoyé au Moniteur. Personne ne put dire ni quand, ni où le bal prétendu avait été donné. Quant au fait relatif à la procession de jeunes filles vêtues de blanc et parées d'habits de fête, il avait été complètement dénaturé. L'enquête constata que beaucoup de personnes étaient allées au camp par groupes différents et à des jours divers, mais que le roi de Prusse n'avait reçu aucune députation officielle, qu'il n'avait parié qu'à une seule dame nommée madame Bonviller-Catoire. Celle-ci avoua que le monarque prussien lui avait demandé s'il y avait comédie à Verdun, et qu'elle avait répondu négativement à cela s'était bornée toute la conversation. Il fut reconnu par une dame Mongaut de la Lance, qu'un panier de dragées avait été acheté par elle, porté au camp avec l'intention de l'offrir au roi de Prusse ou a ses officiers, mais que cette intention n'avait pas même été mise à exécution. Enfin, les demoiselles Watrin, jeunes et intéressantes orphelines, reconnurent avoir remis une somme de quatre mille livres à un ancien ami de leur famille M. de Rodès, ex-président du parlement de Metz, qui était rentré avec les émigrés, et qui se trouvait dans le plus grand dénuement.

Toute l'instruction fut envoyée à Paris au comité de sûreté générale. et, le 7 janvier 1793, Cavaignac, organe de ce comité, lit un long rapport dans lequel il constatait lui-même l'impossibilité de la défense de Verdun place démantelée et à peine tenable, déclarait que les habitants de cette ville n'avaient pas démérité de la patrie, et concluait cependant 1° à la mise en accusation de Neyon, commandant de la place, et de plusieurs autres officiers y résidant ; des gendarmes nationaux qui avaient continué leur service pendant l'occupation des Prussiens, de l'ancien évêque Desnos et d'un certain nombre de prêtres, qui, sur sa demande et celle des autorités constituées avaient repris leurs fonctions ecclésiastiques ; 2° au renvoi devant le tribunal criminel de la Meuse des individus qui s'étaient portés en attroupement à l'Hôtel de la Commune pour presser la capitulation, et des femmes qui avaient été au camp haranguer le roi de Prusse et lui offrir des présents.

Relativement à ces dernières, le rapporteur s'exprimait ainsi ;

Jusqu'ici le sexe en général a hautement insulté à la liberté. La prise de Longwy fut célébrée dans un bal scandaleux. Les flammes qui embrasaient Lille éclairaient aussi des danses et des jeux. Ce sont les femmes surtout qui ont provoque l'émigration des Français ; ce sont elles qui, d'accord avec les prêtres, entretiennent l'esprit de fanatisme dans toute la République et appellent la contre-révolution.

Cependant, citoyens, c'est aux mères que la nature et nos usages ont confié le soin de l'enfance des citoyens cet âge où leur cœur doit se former pour toutes les vertus civiques. Si vous laissez impuni l'incivisme des mères, elles l'inspireront à leurs enfants, elles leur prêcheront d'exemple la haine de la liberté et l'amour de l'esclavage.

Il faut donc que la loi cesse de les épargner, et que des exemples.de sévérité les avertissent que l'œil du magistrat les surveille, et que le glaive de la loi est levé pour les frapper si elles se rendent coupables[4].

 

Le décret proposé par le comité de sûreté générale fut adopté avec quelques modifications par la Convention, le 9 février 1793, et transcrit sur les registres du tribunal criminel de la Meuse, séant à Saint-Mihiel, le 16 février suivant. Le tribunal ne se pressa nullement de faire le procès aux accusés de la première catégorie, et encore moins à ceux de la deuxième ; les femmes et les jeunes filles qui avaient été arrêtées en octobre 1792, par les ordres de la commission présidée par Sommellier, étaient détenues dans l'ancien couvent de Saint-Maur, à Verdun elles furent, à la suite du décret de février, transférées à Saint-Mihiel et placées dans le couvent des Annonciades de cette ville, mais elles y restèrent près d'un an sans que l'on s'occupât d'elles. Ce ne fut qu'au commencement de frimaire an n, que les pièces de l'instruction faite par les soins de la commission de Verdun, furent demandées par l'accusateur public.

Le secrétaire Madin les lui envoya, le 10 de ce mois (30 novembre 1793). La lettre d'envoi est un monument de cynisme capable à lui seul de caractériser toute une époque. Nous en extrayons ce qui a trait aux jeunes fines que le facétieux jacobin désigne sous le nom de guillemettes par allusion à la visite qu'elles avaient faite au camp de Frédéric Guillaume.

A l'égard de nos belles guillemettes qui ont été en robes détroussées faire leur cour au tyran prussien, et qui, pour procurer sans doute à ses intestins royaux un purgatif salutaire contre les atteintes poignantes de la dysenterie, ont eu la précaution charitable de porter une bonne dose de pilules sucrées, je me suis assuré que les plus notables de ces vénérables matrones ont été impitoyablement encagées par ordre du comité de surveillance, et qu'elles ont été transférées à Saint-Mihiel. De ce nombre sont les femmes et filles La Lance dite de Larue Mongaut, la femme Tabouillot et la femme Masson, quatre vieilles laides, qui, ne pouvant payer de leur personne, ont voulu payer de leur bourse. Ce sont elles qui paraissent avoir fait les frais des bonbons. Les trois filles Henry, la fille Tabouillot ont été de la fête, et composent avec les autres le groupe courtois qu'une vieille voiture et deux vieilles haquenées, appartenant à la femme La Lance de Montgaut, ont charroyé au camp prussien.

Je dois t'avertir que tu trouveras dans les pièces l'aveu fait par deux jeunes ci-devant demoiselles nommées Anne Watrin et Louise-Henriette Watrin qu'elles ont délié les cordons de leur petite bourse en faveur d'un robinocrate membre de l'émigraille, et que ces âmes complaisantes soupirent en ce moment dans la retraite pénitentielle de la maison de Saint-Mihiel.

 

Sur ces entrefaites, le représentant du peuple, Mallarmé, arrive dans la Meuse pour y établir le gouvernement révolutionnaire, c'est-à-dire, en d'autres termes, pour y mettre à l'ordre du jour le régime de la terreur. Un de ses premiers soins est de s'informer de l'exécution du décret du 9 février. Il invite le tribunal de Saint-Mihiel à s'occuper sans retard des individus désignés comme coupables du crime de lèse-nation pour avoir livré la place de Verdun en 1792.

Les juges du tribunal criminel écrivent à la Convention pour lui demander de dresser elle-même l'acte d'accusation concernant les individus compris dans le décret du 9 février. Mais, en réponse à cette demande, le président reçoit la lettre suivante du ministre de la justice, Gohier

Paris, le 1er nivôse, de l'an second de la République.

Égalité, fraternité, liberté, ou la Mort.

Je n'ai pas cru, citoyen, devoir soumettre a la Convention nationale l'arrêté pris par ton tribunal, le 29 brumaire, pour en solliciter l'acte d'accusation contre les prévenus de la reddition de Verdun, et la faculté de se transporter dans cette commune pour procéder à leur jugement. Le décret du 9 février dernier porte, il est vrai, art. L'information faite par les commissaires municipaux provisoires, et les pièces qui y sont jointes seront envoyées sans délai aux tribunaux compétents, pour le procès être fait et parfait aux accusés qui y sont dénoncés ; notamment à ceux qui se portèrent en attroupement à l'hôtel de la Commune, pour presser la capitulation, et aux femmes qui furent au camp de Bras, haranguer le roi de Prusse, et lui offrir des présents. A cette époque, citoyen, les tribunaux de l'arrondissement étaient sans doute les juges naturels de cette affaire ; mais, depuis la loi du 10 mars et surtout celle du 11, on ne peut dire qu'ils aient conservé leur juridiction à cet égard. La première, en établissant un tribunal criminel extraordinaire à Paris, dit, art. Ier, qu'il connaîtra de toute entreprise contre la sûreté intérieure et extérieure de l'État ; etc. La seconde décrète que tous les prévenus de délits dont la connaissance est attribuée au tribunal extraordinaire, et toutes les procédures qui ont été commencées à leur occasion, dans les différents tribunaux criminels de la République, et qui n'ont pas été jugés définitivement, seront renvoyés au tribunal criminel extraordinaire pour y être jugés. Ces textes ne laissent aucun doute sur la compétence exclusive du tribunal révolutionnaire, et ton tribunal sentira qu'il était impossible de présenter aux législateurs des propositions évidemment contraires, en même temps qu'il s'empressera de rétracter l'arrêté qui les contient. Tu voudras bien de ton côté mettre la plus grande activité dans l'arrestation des prévenus et dans leur translation à Paris ; j'ai déjà écrit, le-8 de ce mois, à la municipalité de Verdun de te désigner à cet effet tous ceux à qui on peut justement appliquer le décret du 9 février il est temps qu'il reçoive sa pleine et entière exécution il est temps que les traîtres de toute espèce soient solennellement punis ; l'exemple de leur châtiment sera d'autant plus utile, qu'il sera plus facilement et plus promptement connu de toute la République. Le tribunal révolutionnaire est déjà saisi des principales pièces relatives à cet infâme complot. Hâte-toi d'en faire l'envoi, ainsi que des personnes, sous bonne et sûre escorte de plus longs retards rendraient non-seulement suspects, mais encore coupables tous les fonctionnaires publics chargés de requérir et remplir les mesures nécessaires pour satisfaire au vœu du décret du 9 février dernier.

Le ministre de la justice,

GOHIER.

 

Il n'y avait plus à hésiter ; les magistrats qui avaient si longtemps laissé dormir cette affaire déploient une très-grande activité pour racheter le péché d'indulgence que l'on pouvait leur reprocher. Mais, comme tous les témoignages recueillis contre la plupart des accusés sont fort peu précis et fort peu concluants, le tribunal de Saint-Mihiel ordonne un supplément d'instruction et envoie deux de ses membres à Verdun procéder à de nouveaux interrogatoires et constater l'identité de certains prévenus. Le représentant du peuple, Mallarmé, profite de cette occasion pour prendre des informations sur plusieurs malheureuses femmes qui, détenues dans la prison de cette ville, sollicitaient depuis longtemps leur mise en liberté. On lui envoie la pièce suivante, accompagnée de plusieurs procès-verbaux[5] :

Le conseil général de Verdun donne à l'agent national les renseignements suivants sur la conduite politique des pétitionnaires avant leur détention.

La fille Croutte est une ivrogne dont le vin est très-dangereux, et l'a portée avant sa détention à tenir des bavardages qui annonçaient la folie.

Les filles et femmes Gobert, Coveaux et Chenel sont des bavardes et faibles d'opinion.

 

Que va faire Mallarmé contre des criminelles si dangereuses ? Il prend l'arrêté suivant, qui serait burlesque s'il n'était terrible :

Le représentant, du peuple près les départements de la Meuse et de la Moselle pour le gouvernement révolutionnaire, vu la demande des citoyennes femmes Gobert, Coveaux, Chenel et Croute, tendant à obtenir leur liberté.

Considérant que des renseignement pris il résulte que 1° la fille Croutte est accusée de s'être servi de termes très-injurieux contre les défenseurs de la patrie, en les qualifiant de crapauds bleus, de scélérats, etc. ;

2° Les filles Chenel, Gobert et Coveaux, d'être anti-civiques, d'avoir montré des sentiments contraires à la Révolution et de les avoir inspirés aux enfants qu'elles élevaient[6] ;

Considérant que l'affermissement de la République française, le règne de la liberté et de l'égalité ne peuvent se consolider et reposer sur des bases fermes et durables qu'après avoir anéanti et livré au glaive de la justice nationale tous ceux qui, soit par leurs propos, soit par leurs actions, font tous leurs efforts pour retarder la marche de la révolution ;

Arrête que la fille Croutte sera traduite devant le tribunal révolutionnaire de Paris, pour être jugée conformément à la loi ;

Que la femme Gobert et les filles Coveaux et Chenel resteront en état d'arrestation jusqu'à ce qu'elles aient été jugées par les commissions populaires, etc.

 

Les démagogues, on le voit, étendaient leurs rigueurs sur les classes les plus infimes de la société ; le moindre propos, sorti non pas d'une bouche aristocratique, mais proféré par des filles des rues ou des femmes sans importance, était puni de mort, ou tout au moins d'une détention inimitée.

En vertu de cet arrêté, la procédure dirigée contre la fille Croutte fut réunie à celle que l'on avait instruite contre les femmes et les jeunes filles accusées d'avoir livré Verdun. Dans la seconde comme dans la première enquête, on n'avait pu réunir contre elles que des déclarations extrêmement vagues. Voici le plus précis de ces témoignages. Il émane du voiturier qui avait conduit le chariot que, dans la procédure, on avait décore du nom de char de triomphe.

 

COMITÉ DE SURVEILLANCE DE LA COMMUNE DE VERDUN.

Ce jourd'hui, 23 pluviôse an Il de la République française une et indivisible ou la mort, est comparu Nicolas Bourguignon, demeurant dans la commune de Verdun, âgé de quarante et un ans, a dit n'être ni parent ni allié des porteuses de bonbons a dit et déposé que, quelques jours après le bombardement de ladite commune, il lui a été ordonné de mettre les chevaux au char de triomphe, pour conduire au camp du tyran roi de Prusse les nommées femme Tabouillot et sa fille, la femme et la fille La Lance de Mongaut, les trois demoiselles Henry, Despondrian, la femme La Lance, qui a son mari émigré, et la Samson ayant accompagné derrière le char, à pied ; lesquels dénommés ont été au camp du roi de Prusse, à Bras, distance d'une lieue, avec deux chevaux attelés, et beaucoup d'autres qu'il ne connait pas. Dans ledit char de triomphe, il y avait un panier qui a été pris chez le nommé La Lance de Fromeville ; a dit aussi que le nommé Despondrian, qui a été invité de faire la même partie, a monté sur ledit char, et s'est laissé conduire jusqu'au front de bandière dudit camp, où les factionnaires du tyran ont fait arrêter ladite voiture ; il n'a été permis qu'aux femelles scélérates d'entrer et parcourir dans le camp, et non au scélérat du sexe masculin, pourquoi ledit Despondrian se serait trouvé forcé de rétrograder et de revenir avec ledit déposant.

Il a reçu l'ordre de retourner au camp prussien pour y chercher lesdites dames il dit et déclare qu'il y en avait monté autant que ledit char pouvait en contenir, et que plusieurs autres l'ont suivi à pied ;

A lui demandé où il a déposé les mêmes personnes, a répondu qu'il les a déposées devant la maison de M. La Lance de Mongaut ;

A lui demandé si quelques-unes de ces personnes ne lui avaient pas donné pour boire ; a répondu qu'une seule, nommée La Lance, épouse d'un émigré, lui a donné, un billet de confiance de la somme de vingt sous, et que les autres n'étaient pas trop généreuses. Voilà tout ce qu'il a dit savoir, y a persisté, et a déclaré ne savoir signer de ce interpellé et a fait sa marque[7].

 

La procédure ainsi instruite, et le contingent des victimes destinées au tribunal révolutionnaire ainsi complété, le 29 du mois de ventôse an II (19 mars 1794), trente-cinq accusés, dont sept jeunes filles et plusieurs vieillards de soixante-dix et soixante-quinze ans, furent entassés dans des charrettes et quittèrent Verdun sous l'escorte d'un fort détachement de gendarmerie. Mais laissons parler la jeune Barbe Henry dans les mémoires touchants dont M. Cuvillier-Fleury a eu le bonheur de révéler l'existence

Le voyage dura quatorze jours et se fit assez gaiement. Nous savions le sort qui nous était réservé, et cependant nous n'en étions pas plus troublées. Nous étions paisiblement résignées à tout ce que le Seigneur permettrait.

Les gendarmes, pendant la route, se conduisirent envers toutes les prisonnières avec autant d'égards et d'humanité que la crainte de se compromettre et de nous compromettre nous-mêmes le permettait. Quelquefois, lorsqu'ils étaient assurés qu'aucun danger ne nous menaçait, ils nous laissaient sortir pour nous délasser de la fatigue que nous occasionnaient les cahots des chariots sur lesquels nous étions montées. Comme tous les jours on en changeait, nous ne trouvions jamais de paille pour nous asseoir. Quelques-unes étaient assises sur les petits paquets qui renfermaient le peu de linge que nous avions emporté ; mais les autres étaient obligées de rester droites et seulement appuyées sur les côtés des chariots. Cependant nos conducteurs faisaient ce qu'ils pouvaient pour nous ; mais tout le monde sait qu'en Champagne, il est difficile de se procurer du fourrage, surtout au printemps.

 

A Sainte-Menehould, des officiers d'un régiment de carabiniers, parti la veille de Verdun, voulurent délivrer les prisonniers il y eut une escarmouche, à la suite de laquelle quelques militaires furent pris, mais relâchés ensuite par les gendarmes, sur la prière des prisonniers.

A leur arrivée à Paris, les trente-cinq accusés furent conduits directement à la Conciergerie. On enferma les trois sœurs Henry, madame de La Lance et deux autres dames dans un cachot où il n'y avait que trois bois de lit fixés dans le mur avec une couverture et une paillasse pour chaque lit. Le lendemain, elles purent à leurs frais se procurer un matelas. Elles passaient leur temps en prières, et, quand elles étaient conduites dans le préau, elles y trouvaient de nombreuses compagnes d'infortune dont les unes venaient de perdre un père, les autres un mari, des enfants, d'autres une famille entière.

Riouffe, dans les Mémoires d'un Détenu, parle de l'effet que produisit l'apparition de ces belles jeunes filles dans le sombre préau de la Conciergerie ; mais beauté, jeunesse, enjouement, tout devait être abattu sous la terrible faux du tribunal révolutionnaire.

Suivant l'usage tous les accusés comparurent d'abord devant un juge du tribunal. Leur interrogatoire ne fut pas long. Les juges étaient trop pressés pour se perdre dans des questions qui auraient pu les conduire plus loin qu'iis ne l'auraient voulu il fallait remplir une formalité, on la remplissait en cinq minutes, et tout était dit.

Voici l'interrogatoire de la jeune Barbe Henry tous les autres sont presque identiques. Les reproduire ne serait qu'une fastidieuse répétition ; que l'on se souvienne que la jeune fille interrogée n'avait que quinze ans et demi au moment du prétendu crime qui l'amenait devant le sanglant tribunal.

— N'avez-vous pas, par vos intrigues forcé les autorités constituées de la garnison à rendre une place de guerre aux ennemis de la France ?

— Non.

— Depuis la prise de la ville, ne vous êtes-vous pas transportée au campement, pour féliciter les ennemis de leurs succès et leur offrir des dragées ?

— J'ai été au camp par pure curiosité. J'ignore si on y a porté des dragées mais je n'en ai vu aucune.

— Avez-vous fait choix d'un conseil ?

— Non.

 

Et le juge interrogateur donne à Barbe Henry pour conseil Chauveau-Lagarde, l'un des défenseurs de la reine. Les trente-cinq accusés qui comparurent le 5 floréal an II (26 avril 1794) devant le tribunal révolutionnaire peuvent se diviser en six catégories.

1° Sept jeunes filles[8], qui donnèrent ainsi qu'il suit au président Dumas, leurs nom, prénoms et âge — naturellement leur âge lors de leur comparution devant le tribunal, non celui qu'elles avaient au moment de la prise de Verdun.

Suzanne Henry

âgée de

26 ans.

Gabrielle Henry

25 ans.

Barbe Henry

17 ans.

Anne Wattrin

25 ans.

Henriette Wattrin

23 ans.

Hélène Wattrin

22 ans.

Claire Tabouillot

17 ans.

Six d'entre elles étaient orphelines de père et de mère : la septième, Claire Tabouillot, avait perdu son père ; sa mère était assise près d'elle sur le banc des accusés.

Les trois sœurs du nom de Henry étaient filles de l'ancien président du bailliage de Verdun ; Mlle Tabouillot, du procureur du roi près le même bailliage, et les trois demoiselles Wattrin, d'un ancien officier ;

2° A côté d'elles comparurent :

La tante des jeunes demoiselles Henry, la dame La Lance de Mongaut, née Henry, âgée de soixante-neuf ans ;

La mère de la jeune Tabouillot, âgée de quarante-six ans ;

Françoise Herbillon, âgée de cinquante-quatre ans, veuve du sieur Masson, procureur en la maîtrise des eaux et forêts de Verdun ;

Élisabeth Dauphin, âgée de cinquante-six ans, veuve du sieur Brigand, capitaine des grenadiers de France ;

Angélique Lagirousière, âgée de quarante-huit ans, fille du sieur Lagirousière, ancien prévôt de campagne[9] ;

Thérèse Pierson, femme Bestel, âgée de quarante et un ans, cordonnière ;

Marguerite Croutte, âgée de quarante-huit ans, qualifiée d'horlogère dans l'acte d'accusation. — Dans les pièces citées plus haut, on peut facilement voir quel était le véritable état de cette malheureuse.

3° La troisième catégorie comprenait quatre accusés qui étaient nominativement désignés, dans le décret du 9 février 1793, comme s'étant rendus coupables du crime de lèse-nation. C'étaient :

De Neyon, âgé de cinquante-sept ans, lieutenant-colonel du 2e bataillon de la Meuse qui, sur l'ordre du conseil défensif et à la demande des autorités constituées, avait signé la capitulation

Grimoard, âgé de soixante-dix ans, ancien colonel d'un n régiment provincial de l'artillerie de Metz, qui avait paru dans les rues de Verdun avec la cocarde blanche ;

Lamelle, âgé de quarante-sept ans, avoué ;

Barthe, âgé de soixante ans, juge de paix.

Ces deux derniers, avant 1789, avaient été receveurs, l'un des tailles, l'autre de l'octroi de Verdun, et avaient été adjoints à la municipalité conservée en fonctions par arrêté du gouverneur prussien.

4° La quatrième catégorie réunissait cinq ecclésiastiques également désignés, dans le décret du 9 février, comme criminels de haute trahison pour avoir repris leurs fonctions curiales, quoique prêtres insermentés :

Lacordière, âgé de cinquante-neuf ans, doyen du chapitre de la cathédrale ;

Colloz, âgé de soixante-douze ans, ancien bénédictin, prieur de Saint-Héry ;

Guillaume Lefèvre, ancien bénédictin, âgé de soixante-deux ans ;

Herbillon, âgé de soixante-seize ans, curé de Saint-Médard ;

Gossuin, âgé de soixante-neuf ans chanoine de la Madeleine.

5° La cinquième catégorie se composait d'un capitaine de gendarmerie et de cinq gendarmes, compris par une désignation générale dans le décret du 9 février, comme ayant continué leur service pendant l'occupation de Verdun par les Prussiens. Ces militaires avaient vu la municipalité, les tribunaux, l'administration du district rester à leur poste ; ils étaient restés au leur, avaient fait de la répression pour le compte du vainqueur, comme ils en avaient fait auparavant pour le compte des autorités républicaines. Depuis, ils avaient servi pendant dix-huit mois à l'armée de la Moselle, et en avaient rapporté des certificats de courage et de civisme émanés de leurs supérieurs militaires bien plus, ils pouvaient présenter une absolution en règle à eux délivrée par les jacobins de Verdun[10]. L'un d'eux, Thuilleur, invoquait même le verdict d'un jury d'accusation qui l'avait déclaré innocent du fait qu'on lui imputait. Tout cela fut inutile ; les soldats, victimes de l'obéissance passive, furent englobés avec leur chef dans une accusation que, dans leur naïveté, ils ne pouvaient encore comprendre, même devant le redoutable tribunal.

A l'appel de leurs noms, ils déclarèrent se nommer :

Pellegrin, âgé de cinquante-deux ans, capitaine de gendarmerie ;

Thuilleur, âgé de soixante et un ans, brigadier ;

Joulin, âgé de trente et un ans, gendarme ;

Milly, âgé de trente et un an, gendarme ;

Bedelon Lecterc, âgé de cinquante-deux ans gendarme ;

Girard Desprez, âgé de cinquante ans, gendarme.

6° La sixième catégorie renfermait six individus non désignés dans le décret du 9 février 1793, à savoir Perrin âgé de cinquante ans, droguiste, considéré comme le chef de l'attroupement qui s'était formé devant la maison commune pour demander la reddition de la ville ;

Daubermesnil, âgé de soixante-quinze ans, major de la place de Verdun, qui avait continué son service pendant l'occupation ;

Croyer, âgé de cinquante-quatre ans, ouvrier d'artillerie, qui était accusé d'avoir montré des sympathies très-vives en faveur des Prussiens ;

Enfin François Fortin, âgé de quarante-trois ans, marchand ;

Chotain, âgé de trente et un ans, perruquier ;

Petit, âgé de cinquante ans, vigneron.

Ces trois derniers individus avaient été ajoutés à la fatale liste, en compagnie de la fille Croutte, par le représentant du peuple Mallarmé. Le délit qui leur était reproché était, comme celui de cette malheureuse prostituée, d'avoir montré des sentiments et tenu des propos anticiviques.

Le Bulletin du tribunal révolutionnaire, ce journal rédige par les bourreaux ou du moins sous leur inspiration, ne fournit aucun détail sur les faits qui se passèrent à l'audience du 5 floréal. On n'y trouve que le réquisitoire de Fouquier-Tinville.

Le public de ces effroyables assises était blasé sur les tragédies qui tous les jours se jouaient sous ses yeux ; des vieillards, des femmes, des princesses, des reines avaient passé successivement à la barre du tribunal pour être insultés et condamnés par les Hermann, les Dumas, les Fouquier-Tinville. Mais un essaim de jeunes filles belles, naïves, serrant dans leurs bras leurs mères, leurs parents, entrelaçant leurs mains de peur que la mort ne vînt les séparer, avouant ingénument ce qui pouvait être à leur charge, s'efforçant de prendre pour elles ce qui pouvait inculper leurs sœurs ou leurs compagnes ; voilà ce qui ne s'était pas encore vu, voilà ce qui émut jusqu'au fond du cœur, ce qui remua jusqu'au fond des entrailles les plus féroces des spectateurs

Seul, le procureur de la guillotine ne put être touché par tant de grâce, de dévouement et de générosité. Sur l'explication donnée que le prétendu char de triomphe n'était autre chose qu'une grande charrette destinée à la rentrée des foins et au transport des fumiers, Fouquier-Tinville s'écria : Eh bien en appréciant à leur juste valeur les femmes rampantes montées dans leur voiture à fumier, je dis que jamais cette charrette n'en voitura autant que lorsque ces femmes allèrent visiter le tyran.

Mais cette accusation, si peu fournie de preuves pour les autres jeunes filles, tombait d'elle-même pour les trois demoiselles Wattrin ; car l'une d'elles n'avait pas paru au camp, et ses deux sœurs y étaient allées un autre jour que les demoiselles Henry et Tabouillot ; leurs compagnes de route n'avaient pas été inquiétées. Restait seulement pour elles l'accusation d'avoir donné quelque argent à un ami dans la détresse. Cet ami était, il est vrai, émigré ; il était rentré un instant sur le sol de la patrie, ces jeunes filles pouvaient ignorer qu'il fût sous le coup de la loi de proscription édictée par l'Assemblée législative. On n'avait contre les accusées que leur aveu même ; elles reculèrent devant l'idée de faire un mensonge. Interrogées à l'audience, elles se firent gloire de réitérer la déclaration qu'elles avaient faite spontanément dix-huit mois auparavant. Mais chacune d'elles, jalouse d'assumer sur sa tête une responsabilité sans partage, déclara avoir seule et à l'insu de ses sœurs, prélevé sur sa modeste fortune un secours offert à un ami malheureux.

Dumas et Fouquier-Tinville cherchèrent vainement à lutter contre l'espèce de conspiration tacite que ces sept jeunes unes avait formée, sans s'être entendues, pour déconcerter la rage de leurs bourreaux. Ils voulurent arracher à Barbe Henry l'aveu qu'elle avait été entraînée dans cette fatale visite par ses sœurs et par sa tante. Mais, pour toute réponse, elle alla tomber dans les bras de ses sœurs bien-aimées. On l'a dit, il n'y a pas de plus beau spectacle sur la terre que celui du juste luttant contre l'adversité mais ce spectacle n'est-il pas mille fois plus magnifique, lorsque le juste est une jeune fille à peine sortie de l'adolescence, entourée de gendarmes et de bourreaux, torturée moralement par les magistrats, au mépris de toutes les lois divines et humaines.

Ces magistrats iniques eurent l'audace de faire écrire, le lendemain, dans le Bulletin du tribunal révolutionnaire, cette phrase qui les condamne eux-mêmes :

Malheureusement pour i, le triomphe de l'innocence, ces jeunes personnes, soit par une opiniâtreté mal entendue, soit par attachement pour leurs mères et leurs coaccusées, n'ont point secondé les vues humaines du tribunal, qui s'efforçait de les soustraire au glaive de la loi.

Après le réquisitoire de Fouquier-Tinville, une seule question fut posée aux jurés. Elle était ainsi conçue :

Est-il constant qu'il ait été pratiqué des manœuvres et des intelligences tendant à livrer aux ennemis la place de Verdun à favoriser le progrès de leurs armes sur le territoire français, à détruire la liberté et la représentation nationale et à rétablir le despotisme ?

Suivaient les noms des trente-cinq accusés, accompagnés chacun de cette mention

Un tel est-il complice de ces manœuvres ?

Seulement après les noms de Claire Tabouillot (n° 23), et celui de Barbe Henry (n° 29), le tribunal avait daigné ajouter à la suite de la question banale, cette seconde question

L'a-t-elle fait avec discernement ?

Nous avons tenu entre les mains la minute même des questions soumises au jury. Les trente-cinq questions remplissent une seule feuille de papier, au dos de laquelle sont écrits ces mots terribles :

La déclaration du jury est affirmative sur les questions de l'autre part transcrites.

DUCROS, commis-greffier, DUMAS, président.

 

Le tribunal, habitué à ces feux de file — c'était l'expression consacrée —, prononça trente-trois condamnations à mort ; mais, attendu l'âge peu avancé de Claire Tabouillot et de Barbe Henry au moment du crime, auquel elles étaient néanmoins déclarées convaincues d'avoir participé avec discernement, il ordonna qu'elles subiraient un supplice cent fois pire que la mort l'exposition pendant six heures sur un échafaud, avec un écriteau infamant attaché sur leurs têtes ensuite vingt années de réclusion

A peine le jugement est-il rendu que des applaudissements éclatent dans une partie de l'auditoire ; par un mouvement soudain, les demoiselles Wattrin y répondent en applaudissant elles-mêmes à une condamnation qui les réunit toutes trois dans la mort. N'ayant rien qui les rattachât à la terre, elles n'aspiraient qu'à aller dans le cid rejoindre leurs parents et y obtenir une couronne immortelle. Leur exemple gagne les autres jeunes filles, et toutes, dans un frénétique enthousiasme, applaudissent a l'iniquité de leurs juges et se jettent en pleurant de joie dans les bras les unes des autres.

Un intervalle de deux à trois heures s'écoulait d'ordinaire entre le moment ou la condamnation était prononcée et celui où le bourreau venait chercher les condamnés. Ces quelques heures, les victimes du tribunal révolutionnaire les mettaient à profit pour se préparer à paraître devant Dieu.

Mais, d'habitude, elles étaient obligées de s'y préparer seules car, à cette époque, les monstres qui régnaient sur la France refusaient aux malheureux qu'ils envoyaient par charretées à la mort la consolation qui, dans tous les temps, a été accordée au plus vil des criminels, au plus détestable des assassins : celle de s'entretenir avec un ministre de son culte, choisi ou accepté par lui. Les jeunes filles de Verdun furent en cela au moins plus heureuses que la plupart des autres condamnés. Cinq vénérables ecclésiastiques, leurs amis et leurs compatriotes, avaient été, comme nous l'avons vu, englobés dans la même accusation et dans le même arrêt de mort. Renfermés avec elles dans la salle basse où l'on attendait la visite du bourreau, ils purent leur donner les dernières consolations de ta religion. Les deux jeunes filles, que venait d'épargner la singulière clémence du tribunal, s'y trouvaient aussi ; ayant obtenu de l'humanité des geôliers l'autorisation de rester avec leurs sœurs et leurs amies. Tout à coup le bourreau entre avec ses aides, et l'un d'eux, ne sachant pas bien son compte, s'apprête à couper les cheveux de la jeune Barbe Henry. Celle-ci se laisse faire, espérant que cette erreur la réunira à ses chères compagnes. Mais sa sœur aînée s'élance vers la victime, qui s'immolait elle-même, et t'arrache des mains du bourreau au moment ou la première mèche de ses cheveux venait de tomber sous le fatal ciseau. Barbe Henry est sauvée. Une heure après, les trente-trois condamnés étaient conduits à la place de la Révolution. Le jour venait de tomber, la lueur blafarde de quelques torches éclaira le dernier sacrifice.

Le lendemain, un huissier faisait monter Claire Tabouillot et Barbe Henry en habits de deuil sur un échafaud dressé exprès. Le bourreau les fit asseoir sur lai sellette d'infamie, et posa au-dessus de leurs têtes un écriteau annonçant que les deux innocentes créatures avaient livré la ville de Verdun à l'ennemi, en lui fournissant des vivres et des munitions de guerre de toute espèce. Les passants haussaient les épaules de pitié, et la foule, plus humaine que les juges, n'insulta pas une seule fois les victimes pendant les six heures que dura leur effroyable supplice[11].

Qui osera dire que la République dut se sentir plus forte lorsqu'elle eut fait tomber la tête des cinq jeunes filles de Verdun, cette de la misérable ivrognesse qu'on leur accola, celle de leurs parents et de leurs amis ; lorsqu'elle eut exposé sur un échafaud infamant deux enfants que leur âge n'avait point permis de faire passer sous le niveau sanglant de la guillotine ? qui osera dire que la liberté fut sauvée par cet épouvantable holocauste et par tant d'autres qui le précédèrent et le suivirent ? Les généreux fils de la France qui, dans ce moment, aux plaines de Wattignies et de Fleurus, conquéraient la victoire et chassaient les ennemis du sol de la patrie, avaient-ifs besoin d'avoir pour auxiliaires les Dumas, les Fouquier-Tinville et leurs pourvoyeurs du comité de sûreté générale ? C'est ce que certains historiens ont fait entendre, s'ils n'ont pas eu le courage de le dire ouvertement ; c'est ce que niera la conscience publique c'est ce que nieront tous ceux qui réunissent dans un même amour la liberté, la justice et l'humanité.

 

 

 



[1] Les pages éloquentes par lesquelles M. Cuvillier-Fleury a vengé la mémoire des jeunes filles de Verdun se trouvent dans le deuxième volume de ses Portraits politiques et révolutionnaires.

[2] L'arrêté énonce les noms de deux autres individus, Collignon et Sauveaux, mais ils ne se retrouvent dans aucun des procès-verbaux officiels que nous avons eus entre les mains ; en revanche nous avons trouvé, dans ces procès-verbaux, les noms des sieurs Lessen et Deveinturier qui probablement remplacèrent Collignon et Sauveaux absents ou non acceptants.

[3] Fait remarquable : les habitants de Longwy, plus heureux que ceux de Verdun, ne furent l'objet d'aucune poursuite à raison de l'envoi ou de la présentation d'une adresse au roi de Prusse. Et pourtant, l'existence de l'adresse verdunoise était prouvée uniquement par son insertion au Moniteur, sans date, sans signatures, sans détails d'aucune sorte ; celle de Longwy avait, au contraire, tous les caractères de l'authenticité, puisqu'elle se trouvait comprise parmi les pièces officielles expédiées à la Convention aussitôt après la retraite de l'ennemi. (Nous donnons ce document note VII de ce volume.)

Comme nous l'avons dit, page 129 du tome III, en recevant la nouvelle de la prise de Longwy, la Législative avait décrété que toutes les maisons de la ville rendue ou livrée seraient, aussitôt qu'elle serait rentrée au pouvoir de la nation, détruites et rasées, à l'exception des monuments publics ; que tous les habitants, réputés infâmes et traitres, seraient à jamais indignes d'exercer les droits des citoyens français, etc. La Convention oublia complètement de faire exécuter ce décret ; les maisons restèrent debout, les habitants recouvrèrent facilement leurs droits civiques, pas un seul ne fut traduit devant une cour martiale, pas un seul ne fut exécuté.

Verdun n'avait pas été l'objet d'un semblable anathème, aucune loi spéciale n'avait été fulminée contre ses habitants. Néanmoins, comme nous te racontons dans les pages qui suivent, la Convention se montra à l'égard des Verdunois, réputés complices des envahisseurs, aussi implacable qu'elle fut indulgente à l'égard des citoyens de Longwy. Une telle partialité étonne d'autant plus qu'elle ne s'explique pas. En vain en avons-nous recherché les motifs ; sans doute, il n'y en avait pas. La vengeance a ses hasards.

[4] Dans ce rapport Cavaignac avait signalé madame Bonviller comme étant la personne sur qui devait principalement incomber la responsabilité de la visite au camp prussien. Le président de la commission d'enquête, Sommellier, s'empressa de démentir cette partie du rapport de Cavaignac dans deux lettres adressées l'une à Cavaignac, l'autre à Mme Bonviller elle-même.

Au citoyen Cavaignac rapporteur du comité de sûreté générale et de surveillance.

Verdun, le 10 janvier 1793, l'an second de la République.

Citoyen,

Une erreur s'est glissée dans le rapport fait à la Convention nationale sur la ville de Verdun ; il y est dit que la citoyenne Bonviller a harangué le roi de Prusse au camp de Bras, à la tête des femmes qui ont été' lui offrir des dragées.

Dans le moment où il a été fait information sur tous les faits relatifs a la reddition de la place et au séjour des ennemis sur le territoire de la république, j'étais président de la Commission municipale et, en cette qualité, j'ai fait prêter presque toutes les interrogations aux citoyens inculpés et prévenus dans le cours de ce travail, je n'y ai rien trouvé capable d'autoriser l'assertion du fait reproché à la citoyenne Bonviller qui, à la vérité, a été au camp de Bras, mais dans une tout antre société que celle des donneuses de bonbons. L'hommage que je dois à la vérité m'engage vous prier, citoyen, de vouloir bien éclairer la Convention sur cette erreur qui met l'innocent à la place du coupable et de rétablir l'exactitude des faits au moment où la discussion s'ouvrira sur votre rapport.

Le procureur-syndic du district de Verdun,

SOMMELLIER.

 

Je vous envoie, madame, copie de la lettre que j'ai écrite hier au membre du comité de surveillance, rapporteur de l'affaire de la ville de Verdun. Vous verrez que j'ai prévu tes suites du désagrément que pouvait vous occasionner une inculpation que vous n'avez pas méritée ; j'ai en cela rempli les devoirs de mon état et satisfait mon cœur.

Je suis, madame, avec fraternité,

Le procureur-syndic du district de Verdun,

SOMMELLIER.

[5] Toutes les pièces de la procédure qui sont émanées du tribunal criminel sont signées par le fameux Sauce, l'ancien procureur-syndic de la commune de Varennes, chez lequel Louis XVI et sa famille avaient reçu une si funeste hospitalité. La place de greffier du tribunal à Saint-Mihiel lui avait été donnée en récompense de sa conduite au 21 juin 1791.

[6] C'étaient des gardiennes d'enfants de trois huit ans. Voir le procès-verbal de l'agent national de Briey, envoyé par Mallarmé près le conseil général de Verdun.

[7] Trois faits très-importants sont constatés par cette pièce même, où le cynisme du temps éclate a chaque ligne et où l'on voit percer aussi le dépit qu'inspira au sieur Bourguignon le peu de générosité des porteuses de bonbons, comme il les appelle : 1° La visite incriminée eut lieu plusieurs jours après le bombardement, ce qui démontre que ce ne fut pas une démonstration faite au moment de la prise de possession des Prussiens ; 2° Cette visite n'était qu'une partie de campagne, comme le témoin le dit lui-même et il fallut toute l'imagination de ceux qui interrogeaient le sieur Bourguignon, pour transformer en un char de triomphe un chariot attelé de deux chevaux, monté par sept femmes et un homme 3° La venue de ces dames était si peu attendue et fit si peu d'effet que le factionnaire du tyran prussien les arrêta a t'entrée du camp et les fit sans plus de cérémonie descendre dans la boue sans que personne s'occupât d'elles.

Le réalisme du fait en lui-même est loin de répondre a la description que certains historiens nous ont faite de ces jeunes filles parées de robes de fête et allant processionnellement jeter des fleurs sous les pas du roi de Prusse à son entrée dans la ville ; mais il prouve d'autant mieux la parfaite innocence de la visite.

[8] Riouffe, dans ses Mémoires, parle de quatorze jeunes filles ; il confond le nombre des jeunes filles avec le nombre total des femmes comprises dans cette affaire.

[9] Plusieurs écrivains ont émis des doutes sur l'âge exact de Mlle de la Girousiére ; le Moniteur et le Bulletin du tribunal révolutionnaire disent dix-huit ans, la liste des guillotinés indique quarante-huit ans. Vérification faite sur les pièces de la procédure, c'est ce dernier chiffre qui est exact.

[10] L'acte d'absolution dont se prévalaient ces malheureux gendarmes était ainsi conçu :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FATERNITÉ OU LA MORT.

La société populaire, jacobine et révolutionnaire de Verdun au représentant du peuple Mallarmé.

Citoyen représentant,

Les gendarmes de Verdun, en exercice lors de la reddition de Verdun, nous ont adressé une pétition dans laquelle ils invitent la société à réclamer leur prompt jugement.

Ils demandent d'être traduits plutôt au tribunal de Saint-Mihiel qu'au tribunal révolutionnaire de Paris. Après bien des discussions, toutes en leur faveur, la société s'est levée par un mouvement spontané, et, au milieu des acclamations dont le peuple a fait retentir les voûtes du temple de la Maison, elle a arrêté que tu serais invité à accorder à ces citoyens l'objet de leur demande.

Parmi tes raisons qui concourent toutes & prouver leur innocence, nous pourrions te dire que, n'étant point compris dans la capitulation de la place, ils ont été forcés de rester leur poste et par conséquent exposés à toute la fureur du despote prussien.

Ainsi tu vois, Représentant, par le témoignage flatteur que le peuple verdunois rend aux accusés, qu'ils n'ont été que malheureux, oui, malheureux, d'avoir été contraints de plier sous l'infâme joug, et ce sons peine de mort.

L'opinion publique se répète partout pour attester leur innocence. D'après cet exposé nous t'invitons, au nom de l'équité qui dirige toutes tes démarches, autoriser le tribunal de Saint-Mihiel à connaître de l'affaire des gendarmes nationaux.

Salut et fraternité.

Tes concitoyens,

BAILLE, président ; DIEUDONNÉ, secrétaire ;

GUILLOT, archiviste.

[11] Un regard de ce récit basé sur des pièces authentiques et irréfutables, nous devons citer textuellement ce passage d'une histoire de la Révolution française faite spécialement à l'usage des classes populaires :

Trente-trois habitants de Verdun qui livrèrent cette place au roi de Prusse furent punis de mort. Quelques femmes furent du nombre ; deux .jeunes filles de dix-sept ans ne furent condamnées qu'à la détention a cause de la faiblesse de leur âge, peu après on les remit en liberté ; d'autres furent acquittées. Ainsi disparaît la fable des vierges de Verdun, qui servit si longtemps de thème aux déclamations des poètes et des chroniqueurs royalistes. (Villiaumé, Histoire de Révolution française, t. III, p. 232, édit. de 1804.)

La dernière phrase que nous imprimons en italiques ne se trouve pas dans les éditions précédentes. L'auteur, non content de prétendre qu'il y eut des acquittements dans cette affaire, lorsqu'il n'y en a pas en un seul, non content d'englober dans une accusation de trahison beaucoup d'individus qui, même indirectement, n'avaient en rien contribué a la reddition de Verdun, oublie de dire que, si les deux jeunes filles qui échappèrent à ta mort furent mises peu de temps après en liberté, elles ne durent leur délivrance qu'a la fin du régime atroce de la Terreur. Bien plus, il aggrave il plaisir les étranges assertions que contiennent ses cinq premières éditions, et en arrive à traiter de fable la mort des vierges de Verdun, à se moquer de ceux qui ont pu en faire le thème de leurs déclamations poétiques. Tout cela s'imprime treize ans après que M. Cuvillier-Fleury a réfuté si victorieusement les doutes qu'un des coreligionnaires politiques de M. Villiaumé avait émis sur la réalité de cette triste hécatombe ; il est des hommes qui, par esprit de parti, nieraient la lumière du soleil. On ne peut faire justice de ces aveugles volontaires qu'en tes citant au tribunal de la publicité.