HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

I. — LES JOURNAUX APRÈS LES JOURNÉES DE SEPTEMBRE.

 

 

Notre récit des journées de septembre et de leurs suites immédiates serait incomplet si nous négligions de jeter un coup d'œil sur l'attitude des journalistes parisiens à ce moment décisif. Tous les vrais amis de la liberté de la presse seraient profondément découragés, s'ils pouvaient penser un instant qu'elle doit être réputée solidaire de la tacheté et de l'impudence dont firent preuve les gazettes de cette époque. L'ignoble, l'absurde, l'horrible s'y rencontrent à chaque ligne, et dans le concours qui s'établit entre tous les vils flagorneurs de la populace on ne sait auquel donner la palme de l'infamie[1]. C'est à qui débitera les fables les plus grossières, excitera les plus ignobles instincts, déversera les plus incroyables calomnies sur les victimes immolées par les bourreaux de la Force, des Carmes ou de l'Abbaye. Entre les assassins, qui eux, peut-être, ne se rendaient pas compte de ce qu'ils faisaient, et leurs détestables apologistes, on se prend à préférer les bourreaux aux insulteurs de cadavres.

Il y a, en effet, quelque chose de plus odieux que le crime, c'est l'apologie du crime. Il y a quelqu'un qui mérite autant de haine et plus de mépris que Tibère, c'est son panégyriste. Aussitôt qu'un crime heureux a été accompli, il se trouve toujours à point nommé des gens qui se chargent de prouver que le crime était nécessaire, que tous les torts étaient du côté des victimes, et que les conspirateurs étaient ceux qui ont succombé sous les coups de la conspiration triomphante. La tactique commune à ces adorateurs de la force brutale, à ces adulateurs du fait accompli, tactique toujours employée aux heures les plus tristes de notre histoire et qui toujours obtient un succès complet, il faut bien le dire, auprès des masses ignorantes ou aveuglées, c'est de promettre la prochaine révélation de certaines circonstances, la production de certaines pièces qui doivent prouver la culpabilité manifeste de ceux dont les vainqueurs viennent d'étouffer la voix et de proscrire la vie. Quand tout est consommé, quand la violence a fait taire toutes les résistances, terrifié toutes les âmes, qu'elle est devenue souveraine maîtresse de l'honneur, de la liberté, de l'existence de chaque citoyen, qui oserait réclamer des écrivains qu'elle a pris à ses gages la preuve de ce qu'ils avaient si bruyamment annoncé ? Mais l'histoire est là ! Elle arrive à son heure et frappe d'un stigmate éternel tes proscripteurs, leurs sicaires et les misérables sycophantes qui ont prostitué leur plume jusqu'à exalter l'équité des uns et la mansuétude des autres.

Faisons donc justice des journalistes de 1792. Pour cela nous n'aurons qu'à étaler devant les yeux de nos lecteurs les tristes rapsodies dans lesquelles, sous des phrases sonores, sous des comparaisons boursouflées, sous des citations classiques, si fort à la mode dans ce temps-là, ils cherchaient à déguiser la pauvreté de l'argumentation et l'absence complète de toute preuve.

Le numéro IX du Bulletin du tribunal criminel contient cet article :

Aperçu des jugements populaires exercés sur les prisonniers.

Le retard occasionné dans nos numéros nous engage à prévenir nos abonnés qu'il est la suite nécessaire d'un événement imprévu, et que le bien de la chose publique a malheureusement rendu indispensable.

Depuis un grand nombre de siècles on avait vu les plus criminels affronter impunément le glaive de la loi et s'y soustraire. Dans ce sens, Anacharsis avait comparé les lois aux toiles d'araignée, qui ne sont funestes qu'aux petits insectes volatiles, mais qu'une grosse mouche, qu'un frelon déchire impunément. L'aimable Pétrone a dit depuis Quid faciunt leges ubi regnat aurum ? L'or de la liste civile corrompt tout et arrête l'exécution des lois. Le commentateur de Philostrate a dit aussi avec vérité que la sagesse et l'administration ordinaire de la justice se trouvent garrottées par l'appât et par la conviction du gain.

Les tribunaux modernes paraissent agir dans un tout autre esprit ; mais, arrêtés par le code criminel, dont la douceur des peines semblait ne pas devoir inspirer aux mauvais sujets une horreur ou une crainte suffisante pour le crime, ils ne pouvaient agir contre les lois décrétées, qu'ils se faisaient avec raison un devoir de suivre, à qui le peuple doit obéir provisoirement pour son bonheur jusqu'à ce qu'elles soient reformées, car l'anarchie, le mépris des lois sont le plus grand des malheurs.

 

Après cette étrange tirade, on trouve les noms des vingt premières victimes immolées à la Conciergerie, sans détails. Le rédacteur annonce la suite au prochain numéro ; mais au numéro suivant, pas la moindre allusion aux massacres[2].

Le Courrier des Départements a moins de pudeur que le Bulletin du tribunal criminel. Il fait peu de phrases ; mais, en revanche, il entre dans de minutieux détails, tous plus étranges les uns que les autres :

Hier, sur les quatre heures, on remarque au palais des hommes suspects des signes qu'ils se donnent entre eux éveillent les inquiétudes. Le patriotisme vigilant ne tarde pas à se convaincre de leurs perfides intentions ; dénoncés, d'abord on les surveille, on les fouille ; on trouve sur eux les preuves matérielles de leur délit, ou plutôt d'une conjuration manifeste. Qui sont ces scélérats ? Un ancien officier de gendarmerie chassé de son corps, des prêtres réfractaires, un évêque. On les conduit au comité ; mais le peuple, furieux, qui sait que le crime et les vengeances l'environnent et que les prisons sont pleines de conjurés, en fait une justice terrible, mais nécessaire, mais nécessitée.

 

Dans tout cela pas un mot, pas un seul mot de vrai. Ce point de départ de l'assassinat des prisonniers est d'invention pure[3].

La semaine suivante, le Courrier, loin de rétablir les faits, confirme, aggrave les calomnies dont il s'est rendu coupable à l'égard des malheureux qui viennent d'être mis à mort :

La générale battue, le tocsin sonné de toutes parts, avaient produit un mouvement d'autant plus exalté qu'on avait la conviction que les Autrichiens avaient combiné un plan de terreur pour Paris. On avait en outre des preuves d'une conjuration nouvelle dans le détail de laquelle il nous est impossible d'entrer aujourd'hui...

 

Ce détail, le Courrier n'y entra jamais ! Il se contenta de faire allusion aux bruits répandus, mais non prouvés par le comité de surveillance, relativement à la sortie simultanée de scélérats depuis trois ans entassés dans les prisons, à leur entente avec l'étranger et les honnêtes gens de la capitale. Quant à la fameuse conspiration, ii en trouve l'aveu dans les insultes proférées par le charretier Julien, guillotiné, comme nous l'avons vu[4], sans avoir rien dit sur le complot imaginaire dont on le prétendait le révélateur.

La connaissance de ce nouvel attentat, reprend le Courrier des Départements, a produit le plus terrible mouvement dont les fastes de l'histoire puissent fournir l'exemple, et, pendant que plus de cent mille citoyens volaient aux armes pour se porter aux frontières, cent mille autres, ou plutôt tout Paris, se sont rendus aux prisons, encombrées de brigands, avec l'intention de tout sacrifier à la sûreté publique ; mais un sentiment de justice a bientôt mis des bornes à ce premier élan ; un jury se forme, on se fait apporter les registres et les écrous, on interroge les prisonniers ; tous les innocents, tous les malheureux arrêtés pour dettes, toutes les victimes d'un moment d'erreur ou d'imprudence sont portés chez eux en triomphe, et le crime seul expire. La Force, la Conciergerie, le Châtelet, Bicêtre, enfin toutes les demeures du crime n'ont plus que les murs ; tous les conspirateurs, tous les scélérats ont vécu, tous les innocents sont sauvés...[5]

 

L'article se termine par l'éloge du peuple, qui a respecté le ruban tricolore mis à l'entrée de la tour du Temple, et qui a senti, dans sa vengeance terrible, que le jugement de l'otage national, du grand criminel (Louis XVI) appartenait aux quatre-vingt-trois départements et à la Convention nationale.

Plus tard, après les massacres de Versailles, la même feuille[6] exprime le regret que les prisonniers d'Orléans n'aient pas plutôt péri sur l'échafaud. Mais, tenant à bien marquer qu'il est loin de se désoler de leur mort, il s'écrie : N'est-il pas cruel, pour les hommes qui sacrifient leur vie pour la cause de la-liberté, que ceux qui ont commis ou veulent commettre des attentats contre cette liberté respirent de nouveaux attentats ? Telle est la raison déterminante qui a provoqué la mort des prisonniers d'Orléans, du nombre desquels on avait distrait ceux qu'on pouvait présumer innocents. Si ces hommes eussent réussi, si le despotisme eût été vainqueur, Louis XVI, comme le sanguinaire Louis XVI, n'eût-il pas entassé ses victimes sur des chars funèbres sur lesquels on aurait lu : Laissez passer la justice du roi !

Laissez passer la justice du peuple ! Tel était l'avis de Gorsas, car c'était lui qui était le propriétaire et le rédacteur ordinaire du Courrier des Départements. Treize mois après les événements de septembre, Gorsas, accusé et convaincu de modérantisme, sera mis hors la loi comme traître à la patrie, condamné à mort sur la simple constatation de son identité, et au nom du peuple envoyé à l'échafaud. Les feuilles de Billaud-Varennes, de Collot-d'Herbois et de Robespierre lui feront une oraison funèbre à peu près semblable à celle dont nous venons de le voir se rendre coupable envers les prisonniers massacrés.

 

Le récit du citoyen Prudhomme est non moins faux, non moins ignoble que celui de Gorsas. Il est de plus accompagné d'une affreuse gravure destinée à faciliter pour le lecteur l'intelligence des faits. Le récit se trouve tout entier dans le numéro des Révolutions de Paris du 8 septembre. Il commence, tant il est évident qu'un même mot d'ordre dut être envoyé à chacune des feuilles parisiennes, il commence également par l'exposé de la fameuse conjuration des prisons. Pour Prudhomme, mieux encore que pour Gorsas, il est prouvé que, vers le milieu de la nuit du 2 au 3 septembre, à un signal convenu, les portes de tous les lieux de détention devaient s'ouvrir à la fois ; que les détenus, armés en sortant, devaient être rejoints par tous les prêtres chargés d'or, par tous les aristocrates cachés depuis les visites domiciliaires ; qu'ils devaient s'emparer des postes principaux, des canons, faire main basse sur les sentinelles, les patrouilles, enfin égorger les patriotes, et introduire dans Paris l'ennemi, qui était alors à soixante lieues de la capitale !

Pour unique preuve de cette conspiration, Prudhomme annonce que sur les prêtres massacrés on a trouvé : 1° des scapulaires représentant des cœurs percés de flèches avec ces mots :

CŒURS SACRÉS

PROTÉGEZ-NOUS !

et une formule de prière adressée à la sainte Vierge pour le roi. Cette prière est insérée tout au long dans les Révolutions, et l'on peut voir qu'elle n'a pas le moindre rapport avec les événements soit du 10 août, soit du 2 septembre. Armé d'une telle preuve, le journaliste déclare hautement que le peuple avait raison de se dire, le 2 septembre à deux heures, quand tonna le canon d'alarme : Avant d'aller aux ennemis du dehors, déjouons le complot terrible des scélérats qui, ce soir peut-être, incendieront Paris après l'avoir mis au pillage.

La cause des massacres étant, ainsi établie, le narrateur s'extasie sur la justice du peuple, sur l'équité des sans-culottes qui se sont institués juges dans les greffes des prisons. Son admiration est telle qu'il se laisse emporter jusqu'à dire Le peuple est humain, mais il n'a point de faiblesse ; partout où il sent le crime, il se jette dessus, sans égard pour l'âge, le sexe, la condition du coupable.

Ainsi, c'est le journal démagogique alors le plus en vogue qui représente le peuple de Paris comme une bête féroce se ruant sur sa proie. Le misérable folliculaire que Prudhomme avait alors à sa solde, car il était lui-même incapable de rédiger son journal, était, on le voit, aussi maladroit qu'impudent. Revenant a la thèse favorite des organisateurs des massacres, il s'écrie : Juges ! tout le sang versé du 2 au 3 septembre doit retomber sur vous. Ce sont vos criminelles lenteurs qui portèrent le peuple à des extrémités dont vous seuls devez être responsables. Le peuple, impatient, vous arrache des mains le glaive de la justice, trop longtemps oisif, et remplit vos fonctions. Discite justitiam moniti et non temuere plebem.

Après cette citation latine, dont les lettrés du ruisseau aimaient à éblouir la populace ignorante, le rédacteur des Révolutions de Paris se détecte à traîner dans la boue les victimes les plus illustres. Il insulte lâchement jusqu'aux femmes ! Mme de Tourzel a été épargnée parce qu'il a été reconnu qu'elle était enceinte ; il en est presque à regretter qu'elle n'ait pas néanmoins été mise à mort ! Il n'hésite même pas à donner son approbation aux indignités — nous citons textuellement — dont Mme de Lamballe a été punie.

Du reste, pensait-il alors — car plus tard Prudhomme pensa autrement —, tout était permis contre les aristocrates : Oui, s'écrie-t-il, le peuple n'avait que trop de-motifs de se livrer à cette fureur. Et, à l'appui de son opinion, il cite deux faits, deux mensonges qui sont absurdes autant qu'odieux. Le bulletin de la guerre a appris au peuple que les houlans coupent les oreilles à chaque officier municipal qu'ils peuvent attraper et les lui clouent impitoyablement sur le sommet de la tête. — Dans plusieurs hôtels de Paris, ceux des aristocrates qui n'ont pas pu s'échapper depuis l'affaire du 10, tuent leur temps auprès d'une petite guillotine en acajou qu'on apporte sur la table au dessert ; on y fait passer successivement plusieurs poupées dont la tête, faite à la ressemblance de nos meilleurs magistrats, en tombant laisse sortir du corps, qui est un flacon, une liqueur rouge comme du sang. Tous les assistants, les femmes surtout, se hâtent de tremper leurs mouchoirs dans ce sang, qui se trouve être une eau ambrée très-agréable...[7]

Devant ces monstruosités on s'arrête muet d'étonnement on ne sait qu'admirer le plus de la fertilité d'invention dont le gazetier fait preuve, ou de l'incroyable audace avec laquelle il jette en pâture à ses lecteurs de pareilles absurdités. L'apologiste des égorgements raconte, en parlant de Bicêtre, que les exécuteurs de ce grand acte de justice épargnèrent les citoyens que la misère avaient relégués là, mais que tout le reste tomba sous les coups de sabre, de pique, de massue du peuple-hercule nettoyant les écuries du roi Augias. Plus loin il se plaint de ce que la tête de Mme de Lamballe n'ait pas été portée jusque sous les fenêtres de l'ogre et de sa famille. Cet avertissement salutaire eût peut-être produit d'heureux effets. Enfin, faisant allusion au Temple, il termine son œuvre infâme par cette suprême infamie : Il reste encore une prison à vider ; le peuple fut tenté un moment de couronner ses expéditions par celle-ci ; sous le règne de l'égalité, le crime doit-il rester impuni parce qu'il a porté une couronne ? Mais le peuple s'en est référé à la Convention.

 

Le Moniteur n'était pas encore ce qu'il est devenu depuis le commencement du siècle, le journal officiel. Mais entre les mains des puissants, toujours mutilé et toujours falsifié entre les grandes crises, il méritait déjà le nom que M. Michelet lui donne, le premier des menteurs[8]. Il ne parle ni le 3, ni le 4, ni le 5. Le 6 seulement, il donne des massacres la version mensongère que les meneurs du Comité de surveillance et de la Commune avaient intérêt à faire accepter :

Quelque déconcertés que dussent être les conjurés depuis la journée du 10 août et depuis la découverte précieuse des preuves du plus horrible complot contre la liberté publique, ils n'avaient pas pour cela abandonné tout espoir de succès. Des projets absolument isolés leur avaient paru sans doute trop insensés ; mais, en les calculant avec l'approche de l'armée ennemie, avec le système de terreur dont on l'a fait précéder, et surtout avec l'intention de faire évader ceux des leurs qu'une surveillance active avait mis hors d'état de nuire, ils entrevoyaient encore quelque possibilité de réussir et préparaient une tentative.

On avait eu connaissance, par des indices particuliers, des aveux publics, des dénonciations signées, que pendant la nuit les prisons seraient ouvertes, pour faire évader les conspirateurs que les autres détenus, dont le nombre était considérable et auxquels on devait donner des armes autant qu'il serait possible, se répandraient dans la ville, forceraient les corps de garde, désarmeraient les citoyens, et, réunis quelques autres brigands, s'introduiraient dans les maisons pour piller et incendier.

Le dimanche 2, tandis que les citoyens, électrisés par les proclamations de la Commune provisoire, se rassemblaient dans leurs sections pour s'enrôler et pour y délibérer sur les dangers déjà patrie, seize particuliers, armés de pistolets et de poignards, avaient été arrêtés — l'archevêque d'Arles et le vicaire de Saint-Féréol de Marseille étaient du nombre — ; on les conduisit de la cour du palais au comité des Quatre-Nations ; ils firent résistance et l'un d'eux tira un coup de pistolet qui blessa mortellement un citoyen alors ils furent victimes de leur propre fureur.

Les bruits de l'évasion projetée des prisonniers inspirent plus de craintes ; elles s'accroissent par des indices plus certains et prennent une telle consistance que plusieurs sections arrêtent d'envoyer autour des prisons de nombreuses patrouilles pour les surveiller. Mais l'indignation du peuple était à son comble, et il formait déjà la résolution la plus hardie et la plus terrible. Eh bien ! qu'ils meurent tous ! s'écrie un citoyen qui venait de s'enrôler. Le danger de la patrie nous appelle, u partons ; mais, en quittant nos familles, n'emportons pas la crainte que nos concitoyens, qui se privent pour nous de leurs armes, ne puissent défendre nos femmes et nos enfants contre de nouveaux complots que les scélérats meurent tous !

Cette résolution subite se propage avec une activité incroyable. Le peuple se porte de toutes parts aux prisons. La municipalité fait de vains efforts pour l'arrêter. Tout ce qui lui est possible, c'est de prendre des mesures de prudence pour que, du moins, l'innocent ne soit pas confondu avec le coupable.

Un grand nombre de prisonniers réclamés par des citoyens ont été rendus ; et si la justice du peuple a été terrible, il est constant qu'il faisait éclater la plus grande joie quand il n'avait point à punir. L'innocent était délivré, porté en triomphe au milieu des cris de Vive la nation ! On conduisait auprès d'un criminel expirant ceux qui n'étaient que légèrement coupables, et le spectacle de terreur dont ils étaient témoins précédait le moment de leur délivrance.

 

Cette apologie de la justice du peuple, ces explications dont tous les détails sont autant de mensonges grossiers, cette histoire de l'archevêque d'Arles, qui était aux Carmes depuis plusieurs jours et qui ne pouvait-être, par conséquent, au Comité des Quatre-Nations, ce coup de pistolet qui n'a jamais été tiré, ce citoyen blessé mortellement qui n'a jamais existé, ces louanges données à la mansuétude des assassins ; tout cela rend l'article du Moniteur cent fois plus odieux encore que ceux des Révolutions et du Courrier. Dans ce dernier, le mensonge se trahit de lui-même par le dévergondage du style et des idées. Dans le Moniteur, il se dissimule sous une forme grave, qui laisse assez voir qu'il fut profondément médité avant d'être publié.

 

Le Thermomètre du jour, rédigé par le girondin Dulaure, s'exprime ainsi :

4 septembre 1792. La proclamation du danger de la patrie a produit dans la capitale ce mélange d'actions sublimes et de scènes douloureuses, dont chaque révolution nous a présenté le spectacle. Nous avons annoncé comment, au bruit de la générale, les citoyens se sont précipités dans les sections, les plus faibles pour céder leurs armes, les plus forts pour s'en revêtir ou s'enrôler. Dans le même temps, le peuple exerçait une justice terrible sur les criminels de lèse-nation et sur cette foule de brigands dont l'entassement dans les prisons a déjà failli plusieurs fois opérer la ruine de la capitale. Au reste, c'est encore l'audace fanatique des dix-huit embaucheurs dont nous avons raconté hier l'impudence et le supplice, qui a entraîné un massacre général. On a trouvé dans leurs poches pour 216.000 fr. d'assignats et des billets de ralliement aussitôt la prison a été forcée et tous les hommes prévenus de conspiration qu'elle renfermait ont été égorgés. L'abbé Sicard n'a du son salut qu'à l'humanité d'un citoyen qui l'a fait connaître pour l'instituteur des Sourds-et-Muets. A ce nom, on s'est empressé de lui donner des gardes, pour le garantir de toute méprise. On s'est transporté ensuite au Châtelet et à la Conciergerie ; mais, pour ne pas confondre les criminels avec les prisonniers renfermés pour de légers délits, des commissaires ont été chargés de vérifier les causes de détention sur les registres d'écrou et d'interroger chaque prisonnier. Le résultat de cette espèce de procédure a été l'élargissement de tous les détenus pour dettes, mois de nourrice, querelles particulières ; et le massacre de tous les assassins, voleurs, escrocs, filous et coupables de lèse-nation. La même conduite a été tenue à la Force : Mmes Lamballe et Tourzel ont été immolées ; les prêtres réfractaires, détenus aux Carmes, à Saint-Firmin, ont subi le même sort. Enfin, on s'est transporté à Bicêtre où l'on a dû faire le même triage et les mêmes exécutions. On assure que les prisonniers ont fait résistance et qu'un combat s'est engagé entre eux et le peuple. En un mot, depuis dimanche à trois heures après midi jusqu'à la fin du lundi, le massacre de toutes les prisons n'a pas discontinué. Nous n'osons exprimer le nombre des tués de peur d'exagérer, mais ce nombre est grand.

Le peuple ne se porte point à de tels actes de vengeance sans de pressants motifs ; voici celui qui l'a guidé dans cette occasion. Depuis peu de jours les aristocrates osaient se remontrer et menaçaient d'un grand changement dans. l'état de choses. Le peuple paraissait avant-hier généralement convaincu qu'il existait un complot tendant à ouvrir les prisons au moment où Paris aurait envoyé l'élite de ses défenseurs loin de ses murs, et tendant à livrer la ville au pillage et les patriotes au fer des brigands. Il faut ajouter à ces causes le mécontentement, qui augmentait tous les jours, sur la lenteur des tribunaux, l'impulsion donnée par l'audace et le massacre des dix-huit embaucheurs conduits du camp de Soissons, et excitée par les bruits qui s'étaient répandus sur les sentiments contrerévolutionnaires que manifestaient les prisonniers de )a Force, et enfin le souvenir des tentatives faites par l'aristocratie pour ouvrir ces repaires dans tous les moments de la révolution, et notamment le 20 juin 1792.

Les amis de l'humanité pleurent sur de tels fléaux. Mais qui faut-il en accuser encore une fois, si ce n'est une cour scélérate qui n'a laissé subsister dans !e cœur de tous les citoyens que de l'indignation, que le sentiment de ses perfidies ?

 

Sans condamner ouvertement l'attentat dont les prisons sont le théâtre, au moment ou paraît son numéro du 3 septembre, le Patriote français, journal de Brissot et de Girey-Dupré, est cependant le seul qui ne parle qu'avec réserve des terribles événements :

2 septembre 1792. La municipalité de Paris, pénétrée des dangers de la patrie, et croyant devoir faire un grand effort pour électriser les esprits, a arrêté dans sa séance de ce matin, de faire sonner le tocsin, de rassembler le peuple au Champ-de-Mars, de former une armée de soixante mille hommes prête à aller à Châlons ou à tel autre endroit. L'intention de ce projet était bien louable, quoique l'événement ait prouvé qu'on eût du y mettre plus de mesure. Des groupes considérables se sont formés ; des hommes y ont répandu le bruit qu'en partant pour aller battre les ennemis extérieurs, il fallait se délivrer des ennemis de l'intérieur ; ils ont dit qu'il fallait tomber sur les prisons, et principalement sur l'Abbaye qui enfermait les conspirateurs. Cette idée s'est répandue, et à peine le tocsin a-t-il sonné qu'un certain nombre d'hommes s'est porté vers l'Abbaye et vers les Carmes, où étaient renfermés les prêtres réfractaires. Là ont été égorgées une foule de victimes. Nous ne pouvons entrer dans les détails ; il faut les donner exacts et jusqu'à présent les versions sont différentes. Ce qui paraît certain, c'est que beaucoup de sang a coulé. Au milieu de ce massacre, une belle action a frappé, celle qui a sauvé la vie à l'abbé Sicard, l'instituteur des Sourds-et-Muets. L'Assemblée nationale avait envoyé douze commissaires pour arrêter cette effusion de sang ; ils n'ont pu réussir. M. Montmorin a été tué entre les jambes de l'un d'eux.

 

Le 4, le Patriote rappelle purement et simplement les faits contenus dans le rapport lu par quatre commissaires de la Commune à l'Assemblée législative durant la nuit précédente ; il n'y ajoute qu'une phrase : Quelles réflexions pourraient en dire plus que les faits !

 

Le Courrier de l'Égalité[9] est plus explicite. Sans approuver les massacres, il les justifie à titre de représailles de ce qu'auraient pu faire les royalistes s'ils avaient été vainqueurs. Ces nouvelles sont affligeantes, mais ce n'est point la sensibilité qui i guide nos infâmes ennemis, c'est la rage de l'orgueil. On ne peut faire une révolution menacée, comme la nôtre l'est, sans être obligé d'étouffer en quelque sorte les sentiments de la pitié. Nos ennemis seraient bien plus barbares s'ils régnaient sur nous, etc.

Quelques autres feuilles, les Annales patriotiques, la Chronique de Paris, mentionnent à peine les massacres dans quelques phrases d'une glaciale indifférence.

Le thème que les journaux du jour et du lendemain n'avaient fait qu'indiquer fut adopté et développé, pendant toute la Terreur et longtemps encore après, par tous les coryphées du parti démagogique, puis parles écrivains politiques qui, comme eux, professent hautement la fameuse doctrine : Salus populi, suprema lex esto ! et, comme eux encore, la traduisent ainsi : La raison d'État dispense de l'observation de toutes les lois divines et humaines.

C'est cette doctrine de la raison d'État, si commode pour amnistier les plus grands crimes, qui a faussé te jugement d'un grand nombre de contemporains ; c'est elle qui inspirait à l'empereur Napoléon, sur son rocher de Sainte-Hélène, cette étrange appréciation que t'en retrouve dans le Mémorial de Sainte-Hélène :

Après dîner quelqu'un ayant mentionné la date du jour (3 septembre 1816), l'Empereur a dit à ce sujet des paroles bien remarquables. En voici quelques-unes.

C'est l'anniversaire d'exécutions bien épouvantables, bien hideuses, une réaction en petit de la Saint-Barthélemy, une tache pour nous, moindre sans doute parce qu'elle a fait moins de victimes et qu'elle n'a pas porté la sanction du gouvernement, qui essaya même de punir le crime. JI a été commis par la Commune de Paris, puissance spontanée, rivale de la Législative, supérieure même.

Au surplus, disait l'Empereur, ce fut bien plutôt l'acte du fanatisme que celui de la pure scélératesse. On a vu les massacreurs de septembre massacrer un des leurs pour avoir volé durant les exécutions.

Ce terrible événement, continuait l'Empereur, était dans la force des choses et dans l'esprit des hommes. Point de bouleversement politique sans fureur populaire, point de danger pour le peuple déchaîné sans désordre et sans victimes. Les Prussiens entraient ; avant de courir à eux, on a voulu faire main basse sur tous leurs auxiliaires dans Paris peut-être cet événement influa-t-il dans le temps sur le salut de la France. Qui doute que, dans les derniers temps, lorsque les étrangers approchaient, si on eût renouvelé de telles horreurs sur leurs amis, ils eussent jamais dominé la France ? Mais nous ne le pouvions, nous étions devenus légitimes, la durée de l'autorité, nos victoires, nos traités, le rétablissement de nos mœurs avaient fait de nous un gouvernement régulier ; nous ne pouvions nous charger des mêmes fureurs ni du même odieux que la multitude ; pour moi je ne pouvais ni ne voulais être un roi de la jacquerie ?

 

A supposer que Las Cases ait été le fidèle interprète de la pensée et de la parole de l'Empereur, il nous sera permis de ne point accepter le jugement napoléonien. Ce jugement se ressent trop des impressions que le jeune officier d'artillerie reçut en 1793 de son intimité avec certains montagnards et qu'il a consignées dans la fameuse brochure du souper de Beaucaire. En 1814 et 1815, l'idée de recourir au moyen dont il était loin de faire un crime à ses anciens patrons lui traversa peut-être l'esprit. Heureusement pour sa gloire, il ne s'y arrêta pas.

Consolons-nous en citant les paroles d'illustres écrivains qui ont toutes nos sympathies parce qu'ils ont toujours été les amis de la liberté :

On a prétendu que la terreur qu'on éprouvait à Paris et dans toute la France avait décidé les Français à se réfugier dans les camps. Singulier moyen que la peur pour recruter une armée ! Une telle supposition est une offense faite à la nation. C'est malgré le crime et non par son affreux secours, que les Français ont repoussé les étrangers qui voulaient leur imposer la loi. (Mme de Staël, Considérations sur la Révolution, 3e partie, ch. X.)

Il s'est formé une petite secte de théoristes de terreur qui n'a d'autre but que la justification des excès révolutionnaires espèces d'architectes en ossements et en têtes de morts comme ceux qu'on trouve à Rome dans les catacombes. Tantôt les égorgements sont des conceptions pleines de génie, tantôt des drames terribles dont la grandeur couvre l'ignominie. C'est une étrange méprise que de glorifier les attentats pour faire aimer la Révolution. Ce ne sont point les énormités révolutionnaires qui ont produit la liberté. Ce temps d'anarchie n'a enfanté que le despotisme militaire. Ce despotisme durerait encore si celui qui avait rendu la gloire sa complice avait su mettre quelque modération dans les jouissances de la victoire. Le régime constitutionnel est sorti des entrailles de l'année 1789. Nous sommes revenus après de longs égarements au point de départ ; mais combien de voyageurs sont restés sur la route. (Châteaubriand, Études historiques, Ier vol., p. 77.)

On a dit que Danton sauva la patrie et la Révolution par les meurtres de septembre et que nos victoires sont leur excuse ; un peuple qu'on aurait besoin d'enivrer de sang pour le pousser à défendre sa patrie serait un peuple de scélérats et non de héros. L'héroïsme est le contraire de l'assassinat. Quant à la Révolution, son prestige était dans sa justice et dans sa moralité, ce massacre allait la souiller aux yeux de l'Europe. L'Europe pousserait, il est vrai, un cri d'horreur, mais l'horreur n'est pas du respect. On ne sert pas les causes que l'on déshonore. (M. de Lamartine, Histoire des Girondins, t. III, fin du livre XXIV.)

 

Donnons enfin notre assentiment entier au jugement que M. Michelet porte sur les journées de septembre. Nous avons eu le regret de combattre quelquefois les appréciations de cet illustre historien, mais nous sommes heureux de le compter pour auxiliaire lorsqu'en réfutant les écrivains qui ont prétendu que les exécrables journées avaient préparé le triomphe de nos armées et doublé la valeur de nos soldats, il leur jette à la face ces admirables paroles : Non, il n'est pas vrai que le crime soit un cordial puissant pour faire un héros d'un lâche. Le meurtre une fois commis, l'assassin s'inspire à lui-même le dégoût qu'on a pour un cadavre. (Histoire de la Révolution, t. IV, p. 198.)

 

 

 



[1] M. Michelet flétri aussi énergiquement que nous la lâcheté des journalistes de cette époque :

L'effrayante stupeur qui régna le 2 septembre est visible dans les journaux qui furent rédigés dans la journée et parurent le lendemain, le surlendemain et les jours suivants c'est là qu'il faut étudier ce phénomène physiologique, affreux, humiliant, la peur. Ces journalistes plus tard sont morts héroïquement ; pas un n'a montré de faiblesse. Eh bien ! faut-il l'avouer ? effet vraiment étonnant de cette fantasmagorie nocturne, de ce rêve épouvantable, de ce ruisseau de sang qu'on se représentait coulant à la lueur des torches de l'Abbaye... le 3, ils furent comme glacés ; ils n'osèrent pas même se taire ; ils bégayèrent dans leurs journaux, équivoquèrent, louèrent presque la terrible justice du peuple. (Histoire de la Révolution, t. IV, p. 173.)

[2] Le Bulletin du tribunal criminel du 17 août, était rédigé par Clément, qui fonda plus tard le Bulletin du tribunal révolutionnaire. Dans l'une et l'autre de ces publications il déversa l'injure et le mensonge sur les victimes de Dumas comme sur celles de Maillard.

[3] Courrier des départements, 3e Législature, t. II, septembre n° 3, p. 41. L'article est intitulé Thermomètre de Paris.

[4] T. III, livre XI, § III.

[5] Courrier des départements, article intitulé Aperçu des événements des 2 et 3 septembre. 2e Législature, t. II, septembre, n° 4.

[6] Courrier des départements, t. II, n° 12.

[7] Les innombrables visites domiciliaires opérées par les soins de la Commune, pendant deux années entières, n'ont pu faire découvrir une seule de ces guillotines dont Prudhomme donne une description aussi intéressante que détaillée. S'il en avait jamais existé, on en eût certainement découvert au moins une, et la trouvaille n'eût pas manqué d'être annoncée par tous les organes de la publicité démagogique, et d'être exposée publiquement pour l'édification des Parisiens.

Les Révolutions de Paris sont citées en mainte occasion avec éloge par plusieurs de nos adversaires ; comment un écrivain qui se respecte peut-il aller puiser ses renseignements dans cet immonde réceptacle de mensonge et d'infamie ?

Prudhomme se chargea de se réfuter lui-même ; comme beaucoup de ses pareils, il changea de langage à mesure que tournait la roue de la fortune. Après avoir été, dans ses feuilles de 1793, le promoteur ardent des idées démagogiques, l'adulateur forcené de toutes les folies et de toutes les fureurs qu'enfanta le règne de la Terreur, il fit faire, au moment de la réaction, par d'autres scribes, — peut-être par les mêmes, — le procès à ce régime qu'il avait préparé, soutenu, préconisé : il publia l'Histoire générale et impartiale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la révolution.

On ne sait qu'assez vaguement quels étaient les folliculaires employés par Prudhomme, car cet entrepreneur de calomnie était très-jaloux de conserver son nom seul en tête de son journal. Depuis la mort de Loustalot, arrivée en 1790, il parait que les principaux écrivains a sa solde furent, pendant la période révolutionnaire, Fabre d'Églantine et Chaumette qui périrent sur l'échafaud, Santhonax qui fut commissaire de la Convention aux Iles-sous-le-Vent et fut en grande partie cause du désastre de nos colonies, et enfin Sylvain Maréchal qui fit de nombreuses publications contre les rois, les papes et tout ce qu'il était alors de mode de traîner dans la boue.

[8] Histoire de la Révolution, t. IV, p. 127.

[9] Numéro du 4 septembre, p. 135 de la collection. Il était rédigé par Lemaire, le rival d'Hébert, l'auteur des Lettres b..... patriotiques du père Duchêne.