HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME QUATRIÈME

 

LIVRE XVIII. — LES SUBSISTANCES.

 

 

I

Le 5 novembre au soir, Robespierre se rend aux Jacobins, comme il s'y était rendu le 29 octobre, après la fameuse séance où il avait subi le réquisitoire de Louvet. Son entrée est saluée par d'immenses acclamations. La société décide avec enthousiasme que la défense de son héros sera imprimée à ses frais et répandue par ses soins, afin de prouver qu'en s'attachant à Robespierre, elle n'a fait que rendre hommage à la vertu incorruptible et à la sincérité des principes républicains.

L'ivresse du triomphe monte bientôt à la tête des coryphées du club ; ils se laissent aller aux aveux les plus compromettants.

Garnier (de Saintes) proclame les jacobins de Paris l'objet de la vénération universelle, et le club Saint-Honoré, le temple de la Liberté. Merlin (de Thionville) tonne contre le vertueux, l'éternellement vertueux Roland. Bentabole fait le procès à la Convention pour n'avoir pas mis assez de bonne grâce dans le vote de l'ordre du jour ; elle a marchandé, dit-il, avec la justice et le bon droit.

Manuel ne pouvait se consoler de n'avoir pu faire entendre à la Convention le discours qu'il avait composé pour la circonstance. Il veut, au moins, en faire part à ses confrères en démagogie et demande la permission de le leur lire. On lui accorde la parole. Il débute par un magnifique éloge de Robespierre, sorti vierge de la Constituante. Cet exorde est naturellement très-applaudi ; mais des murmures commencent à se faire entendre dès que l'orateur entame l'éloge de Pétion, lorsqu'il se permet d'accoler le nom du héros de la veille à celui du héros du jour et de les appeler les gémeaux de la liberté ; ils redoublent lorsque l'ex-procureur syndic de la Commune qualifie les journées de septembre de moments de désolation et proclame cette maxime : Quand on souffre des assassins, on est bien près d'être leur complice.

Composé pour un autre auditoire, le discours de Manuel ne se trouvait plus au diapason de l'assemblée. L'orateur eût été peut-être écouté avec indulgence le matin dans la salle du manège ; il est hué le soir dans la salle Saint-Honoré. Il ne peut achever la lecture de sa harangue et se voit obligé de quitter la tribune. Collot-d'Herbois s'y élance. Il est nécessaire, dit-il, de ne pas laisser sans réponse les grandes erreurs qui viennent d'être proférées... Il ne faut pas se dissimuler que la terrible affaire du 2 septembre est le grand article du Credo de notre liberté... Sans cette journée, la Révolution ne se serait jam.iis accomplie. Manuel y a coopéré ; qu'il ne vienne donc pas déguiser son opinion... Qu'il donne à l'humanité les regrets qu'elle exige, niais qu'il donne à un grand succès toute l'estime que ce grand succès mérite et qu'il dise que, sans le 2 septembre, il n'y aurait pas de liberté, il n'y aurait pas de Convention nationale.

La sortie de Collot est accueillie par de vives acclamations. En ce moment, le bouillant Merlin aperçoit au fond de la salle le cauteleux Barrère ; il le somme de s'expliquer sur le langage tenu par lui quelques heures auparavant à la Convention. L'interpellation eût été embarrassante pour un autre, mais le caméléon politique savait diaprer sa parole de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel révolutionnaire ; passer du bleu d'azur au rouge le plus foncé n'était qu'un jeu pour lui. Si l'Assemblée avait voulu, dit-il, écouter jusqu'au bout le discours qu'il avait préparé, il aurait exprimé sur le 2 septembre à peu près la même opinion que Collot-d'Herbois. Il aurait seulement mis des cyprès dans les couronnes, il se serait écrié comme il s'écrie devant ses frères et amis : Cette journée, dont il ne faudrait plus parler si on ne veut pas faire le procès à la Révolution, présente aux yeux de l'homme vulgaire un crime, car il y a eu violation des lois ; mais, aux yeux de l'homme d'État, elle présente deux grands effets : 1° de faire disparaître ces conspirateurs que le glaive de la loi ne pouvait pas atteindre ; 2° d'anéantir tous les projets désastreux enfantés par l'hydre du feuillantisme, du royalisme et de l'aristocratie, qui levait sa tête hideuse derrière les remparts de Verdun et de Longwy...

Fabre d'Églantine va plus loin encore ; il reproche à Robespierre de s'être laissé prendre au piège que lui avait tendu Louvet, et d'avoir essayé de distinguer le 2 septembre du 10 août... Il faut le déclarer hautement, répète-t-il avec insistance, ce sont les mêmes hommes qui ont pris les Tuileries, qui ont enfoncé les prisons de l'Abbaye, celles d'Orléans et celles de Versailles[1].

Ainsi, dans le délire de leur joie, les Jacobins déclaraient que le triomphe de Robespierre était la glorification des journées de septembre. Ils étaient dans le vrai, et c'était à la Convention à s'imputer de n'avoir pas compris les conséquences que l'on tirerait de son vote.

Pétion avait évité de se présenter au club le 5 novembre, mais, pas plus que Manuel, il n'était homme à perdre une harangue. Ne trouvant plus comme autrefois le procureur syndic de la Commune disposé à lui donner la réplique sur le ton d'enthousiasme exclusif auquel il s'était si facilement habitué, il résolut de faire lui-même son propre panégyrique et de se décerner les couronnes civiques que personne n'était plus tenté de lui offrir. Il publia en brochure et fit réimprimer au Moniteur le discours qu'il n'avait pas pu prononcer à la Convention. Dans ce morceau d'éloquence pédagogique, il traitait comme un véritable écolier celui que les électeurs lui avaient préféré pour le mettre à la tête de la députation parisienne, celui qu'un ami maladroit avait proposé de placer à côté de lui sur le même piédestal. Il amnistiait Robespierre du fait d'avoir aspiré à la dictature, mais il lui reprochait d'être trop ombrageux, trop bilieux, trop atrabilaire, trop amoureux des faveurs du peuple[2]. Pétion accompagna la publication de son discours d'une Lettre aux jacobins, dans laquelle il se proclamait purement et simplement le sauveur de leur société, le sauveur de Paris, le sauveur de Robespierre lui-même.

On s'amusa fort[3] de ce factum dans lequel l'ex-maire de Paris donnait d'autant plus facilement prise sur lui qu'il s'y montrait aussi avide de popularité, aussi personnel que celui qu'il admonestait. Aux Jacobins, on ne se contenta pas de rire de ce prétendu sauveur de tout et de tous ; on le prit au sérieux, on s'indigna de le voir s'attribuer l'honneur d'avoir fait à lui seul la Révolution du 10 août[4]. Pétion se crut alors obligé de revenir sur l'énumération de ses mérites ; il fit paraître un très-long Compte rendu à ses concitoyens, où il racontait tout ce qu'il avait fait durant son administration municipale, et se ménageait d'autant moins les éloges que, contre son habitude, il parlait à la troisième personne.

Les journaux se mêlèrent naturellement à la discussion. Ainsi qu'on peut le remarquer à toutes les phases de la Révolution, ce sont les entreprises avortées qui donnent lieu à la polémique la plus intéressante et la plus instructive. Lorsque le choc des partis amène une défaite et une victoire définitives, comme au 10 août, au 31 mai, au 9 thermidor, le vainqueur empêche le vaincu d'élever la voix, le garrotte et l'envoie à l'échafaud. Le silence se fait aussitôt sur sa tombe. Mais lorsque l'événement n'aboutit en apparence qu'à une trêve, les journaux se constituent juges du camp ; les révélations se produisent à l'envi, et .plus tard, de tous ces documents réunis et contrôlés l'un par l'autre, se dégagent aux yeux du lecteur attentif les causes véritables des événements.

Les feuilles girondines, le Patriote français, la Chronique, le Courrier des départements, s'étudient à enlever toute importance à l'ordre du jour voté par la Convention. La défense de Robespierre, dit le premier de ces journaux[5], a été fastidieuse et insignifiante ; le tribun a prouvé qu'il n'était pas de taille à usurper le pouvoir suprême. La Chronique déclare que Robespierre n'est qu'un prêtre et ne sera jamais que cela. Il se fait suivre par les femmes et écouter des pauvres d'esprit. Les robespierristes sont des cagots en patriotisme[6].

Parmi les journaux jacobins, les Révolutions de Paris se félicitent modérément du triomphe de Robespierre, l'homme des grands principes, mais qui s'y tient avec trop de roideur. Marat, caché dans sa cave, car il craint toujours que la Convention se montre plus facile à entraîner contre lui que contre son grave collègue, Marat, dans son Journal de la République[7], insulte avec une ignoble grossièreté ceux qui l'ont dénoncé du haut de la tribune.

Camille Desmoulins, dans ses Révolutions de France et de Brabant[8], se livre avec une intarissable verve à la critique du succès de son ami Robespierre qui a trop vaincu ; des attaques et des défenses ni pour ni contre, mais sur du solennel Pétion ; du galimatias double de Barère, en train de former le parti des flegmatiques. — Le pape Jean-Pierre Marat lui-même n'échappe pas aux traits de Camille et se voit mis en parallèle avec l'ancien patriarche Jean-Pierre Brissot.

Robespierre, dans ses Lettres à ses commettants[9], répond à ses adversaires par de grandes phrases boursouflées et remplies de fiel ; malgré les sarcasmes que son ancien condisciple Desmoulins sème autour de son char de triomphe afin de lui rappeler qu'il est homme, il mont. au Capitole pour rendre grâce aux dieux.

Par les attaques imprudentes des enfants perdus de la Gironde, la personnalité de Robespierre grandit démesurément dans Paris. L'ombre qu'elle projette couvre Marat, Panis et les autres septembriseurs. Dans les départements, au contraire, le parti de la Gironde semble se fortifier, non-seulement par l'adhésion des autorités constituées, mais encore par celle des sociétés populaires les plus importantes. Les jacobins de Marseille, Bordeaux, Saint-Étienne, Agen, Bayonne, Montauban, Riom, Châlons, le Mans, Nantes, Lorient, Lisieux, Perpignan, Angers, rompent avec le club de Paris ou menacent de rompre si Marat et Robespierre n'en sont pas expulsés[10]. Mais à quoi pouvaient aboutir ces imprécations lancées contre les divinités qui continuaient d'être adorées dans le temple de la rue Saint-Honoré ? Les partisans de Robespierre et de Marat possédaient le nom, le local, les archives, les traditions de la société ; ils expulsaient chaque jour de leurs rangs ceux qui ne donnaient pas une adhésion assez explicite au fameux Credo de Collot-d'Herbois. Leurs adversaires pouvaient-ils élever autel contre autel et ouvrir un club rival où des principes plus modérés auraient été professés ? Cette tentative avait fort mal réussi aux Feuillants. Eût-elle mieux réussi aux Girondins ? Cela est fort douteux ; car le propre de toute société soi-disant populaire est de marcher d'emportement en emportement, d'exagération en exagération ; elle ne peut surpasser ses adversaires que par une farouche émulation de violences, jusqu'à ce qu'elle succombe sous le poids de l'animadversion générale.

 

II

Les démagogues avaient levé le masque. Ils voulurent continuer au sein même de la Convention la campagne dont ils avaient donné le signal aux Jacobins. On doit se souvenir que, le fi novembre, après le premier discours à double entente de Barrère, il avait été décrété (lue le comité de sûreté générale ferait un rapport sur l'état de Paris et sur les moyens d'y maintenir l'ordre[11]. La Montagne n'était pas en majorité dans le comité, mais elle y était représentée par quelques membres actifs et audacieux, notamment par Bazire, qui n'avait pas cessa d'en faire partie depuis la Législative et qui y jouissait naturellement d'une certaine influence à raison des traditions qu'il possédait, des habitudes d'ordre et de travail méthodique qu'il avait acquises lorsqu'il était employé aux archives des États de Bourgogne.

Bazire avait en secret élaboré un travail fort étendu sur les journées de septembre racontées au point de vue montagnard. Le 4 novembre au soir, il en fit lecture au club des jacobins. Le lendemain, un décret solennel ayant amnistié Robespierre et implicitement, ses amis de la Commune, Bazire jugea que le moment était favorable pour présenter son travail à la Convention elle-même, comme le résultat des investigations du comité de sûreté générale. On avertit secrètement, le 6 au matin, les commissaires montagnards de se rendre de bonne heure dans le bureau ; mais on néglige à dessein de convoquer les autres. Bazire arrive et tire de sa poche la pièce dont il avait offert la primeur aux frères et amis de la rue Saint-Honoré et à laquelle il a eu soin d'adapter quelques phrases qui peuvent faire croire qu'elle vient d'être rédigée pour la circonstance ; il la soumet à l'approbation des membres affidés, et, un quart d'heure après, se présente audacieusement à la tribune nationale comme l'organe du comité de sûreté générale[12].

Le travail de Bazire était en contradiction manifeste avec tous les rapports qui avaient été faits précédemment sur l'état de Paris par le même comité. On y parlait des injustes préventions suggérées contre la capitale aux départements ; on y flétrissait le système de diffamation organisé par les calomniateurs du peuple, auteur du 10 août. Enfin on y donnait une explication apologétique des massacres de septembre considérés, nous nous servons des propres expressions du rapporteur, comme la queue de tous les plans de la cour. Bazire y poussait, en effet, l'impudence jusqu'à prétendre que c'étaient les royalistes échappés aux visites domiciliaires et incapables de quitter Paris à cause de la fermeture des barrières qui, sous le masque du patriotisme, avaient fomenté tous les germes de troubles et, dans l'espoir du pillage, suscité des désordres affreux.

Quels faits le soi-disant rapporteur citait-il à l'appui de son dire ? — Au moment où l'on apprend que l'on se porte aux prisons, quelques domestiques d'une femme de la cour, madame de Lamballe I[13], prennent le costume de ceux que l'on désigne sous le nom de sans-culottes ; ils s'arment de piques et de tranchants, se rendent au lieu de l'attroupement, égorgent de leurs mains plusieurs prisonniers avec des démonstrations exagérées d'une fureur et d'une atrocité qui n'ont point d'exemple dans la nature, afin d'acquérir un grand crédit dans cette foule homicide et d'en profiter pour sauver la vie à leur maîtresse. Tant de crimes se trouvent cependant commis en pure perte. Leur projet échoue ; il se fait, dans les lieux où on était parvenu à cacher cette malheureuse femme, une incursion subite, inattendue, de meurtriers inconnus : elle tombe entre des mains cruelles et périt d'une manière que ma plume se refuse à décrire. Je suis certain que les amis et les domestiques de plusieurs autres détenus ont également fait jouer les ressorts d'une politique plus ou moins dangereuse qui rompaient toutes les mesures des hommes de bien, et qu'ainsi les aristocrates, frappés d'aveuglement en ce désordre extrême, se détruisaient réciproquement au milieu des misérables forcenés que leurs criminels projets avaient attirés à Paris. C'est ici le lieu d'observer que le massacre des prisonniers d'Orléans fut fait en grande partie par des hommes attachés au service de la reine, que l'on a reconnus à la tête de l'attroupement de Versailles. Cela donne à tout homme judicieux le secret de brigandages et d'événements malheureux faussement imputés aux Parisiens, qui les supportaient avec courage et qui sont enfin parvenus à y mettre un terme. — La France entière, ajoutait Bazire, doit applaudir au zèle toujours soutenu des Parisiens, vertueux défenseurs de la liberté, au lieu de les considérer comme responsables de ces désordres artificiels, dont on les accuse. Du reste, aujourd'hui, les Parisiens sont tranquilles et s'exercent à la patience... Tout nous promet des jours calmes et sereins. Que la Convention fasse connaître à la France entière la juste confiance qu'elle a dans le peuple de Paris ; c'est là tout le secret de la tranquillité publique.

En écoutant les élucubrations montagnardes qui lui étalent présentées au nom du comité de sûreté générale, en entendant lire les conclusions du rapporteur, absolu-nient contraires à toutes celles que le comité lui avait présentées précédemment, la Convention reste muette de stupéfaction. Les applaudissements des tribunes la réveillent de sa torpeur. Aux cris de l'extrême gauche demandant que le rapport de Bazire soit imprimé et envoyé aux départements, la droite et le centre répondent. par de violents murmures. L'un des membres du comité, Couppé (des Côtes-du-Nord), exprime la plus vive indignation de ce que le prétendu rapport n'ait point été communiqué et discuté dans une séance régulière. Si, ajoutent d'autres députés, c'est l'opinion de la majorité du comité qui vient d'être exprimée, il faut qu'on le renouvelle immédiatement.

Jean Bon Saint-André commence un long discours à l'appui du rapport de Bazire ; il débite une série de lieux communs sur l'honneur de la Convention, sur la gloire de la République, sur la bonté du peuple, sa loyauté, son respect de la loi et de la représentation nationale. Mais bientôt, se laissant emporter par sa fougue méridionale, il se livre aux plus acrimonieuses récriminations contre ceux mêmes auxquels il prêche la concorde et l'union patriotique. — Quel spectacle avez-vous donné jusqu'ici à vos commettants, s'écrie-t-il ? Voilà six semaines que cette Convention est assemblée ; qu'elle s'interroge ; qu'a-t-elle fait pour le salut public ?A l'ordre ! à l'ordre ! interrompt la droite ; les tribunes furieuses se déchaînent contre les interrupteurs ; le président Hérault-Séchelles est obligé de rappeler les citoyens au respect qu'ils doivent à la représentation nationale. On affecte, dit Saint-André, achevant le développement de son opinion, on affecte de nous parler sans cesse de périls imaginaires, on nous demande des lois de rigueur, des gardes de sûreté. Un représentant du peuple ne doit connaître d'autre danger que celui de ne pas faire son devoir. Le rapport de Bazire dissipera les erreurs répandues dans les départements sur l'esprit du peuple de Paris. Il détruira les germes de trouble, d'inquiétude, que la proposition d'une garde départementale a jetés dans tout le pays.

Je veux aussi, moi, réplique Buzot, voir renaître en nous la confiance et la paix ; mais je n'ai jamais pu croire qu'entre les vertus et le vice il puisse y avoir un accord ; qu'entre les hommes du 10 août et les assassins du 2 septembre, il puisse y avoir amitié. A ces mots, plusieurs montagnards se lèvent et s'écrient : Nous regardez-vous donc comme des hommes du 2 septembre ? Buzot dédaigne de leur répondre et réclame toute l'énergie du président pour lui maintenir la parole. Ce n'est point, répond-il, sur une aire mobile et imprégnée de sang que l'on peut fonder la République. Oui, je partage l'avis de Jean Bon Saint-André ; le législateur doit être inaccessible à toute crainte. Quant à moi, j'ai fait mes preuves ; je n'apporte pas à la tribune quelques misérables intérêts personnels ; je ne me suis pas plus enrichi par les massacres de septembre que par l'argent de la liste civile. — Les murmures de la Montagne redoublent, mais Buzot n'y répond qu'en attaquant ses adversaires par l'endroit le plus sensible :

Le préopinant vous a dit qu'il fallait à jamais éloigner les dénonciations de cette enceinte ; c'est donc pour les porter aux Jacobins, où l'accusé ne peut point paraître !... Dans tout État républicain, c'est un des droits les plus précieux de l'homme libre que de pouvoir dénoncer l'homme coupable... Dans les révolutions, les hommes et les choses se confondent... Il est impossible de dénoncer les intrigues sans dénoncer les intrigants. Il faut que des hommes courageux s'élèvent en dénonciateurs à cette tribune contre les factieux qui voudraient souiller encore notre révolution. Quel étrange rapport que celui qui vient de nous être lu ! Pas un fait ; rien que des phrases artistement arrangées les unes après les autres. Je m'oppose à l'impression de ce qu'on appelle un rapport du comité de surveillance. Cette impression ne servirait qu'à proclamer un mensonge, car il n'est pas vrai que la tranquillité règne ici. Si la majorité des Parisiens désire qu'elle renaisse, qu'ils se rallient à la seule représentation nationale, que la Convention s'environne de la force qui convient à une assemblée délibérante...

A ces mots, l'orateur est de nouveau vivement interrompu par les montagnards : Dites, s'écrient-ils, la force de l'opinion et non celle des baïonnettes !

De la force qui convient à une grande Assemblée, reprend Buzot, de cette force qui s'appuie sur l'opinion, lorsque cette opinion peut être consultée avec sagesse et maturité, lorsque la cité est paisible et rassurée. Eh bien ! que chacun consulte sa conscience, qu'il consulte ses souvenirs d'hier, ses souvenirs d'avant-hier, et qu'il me dise si Paris est bien tranquille, s'il répond de sa tranquillité future !

Lasource, qui succède à Buzot, qualifie avec plus d'énergie encore le travail de Bazire. Ce rapport, dit-il, est un tissu de mensonges et de contradictions ; il calomnie la majorité de la Convention et le peuple de Paris. On nous y représente comme voulant dénigrer les Parisiens dans l'esprit des départements, parce que nous ne cessons de nous élever contre les massacres du 2 septembre. Nous avons constamment soutenu, et moi tout le premier, que ces massacres n'étaient point l'ouvrage du peuple de Paris, mais celui de quelques scélérats soudoyés. Le rapporteur lui-même a été forcé d'en convenir. Les calomniateurs de Paris ne sont point ceux qui réprouvent les attentats dont il n'est point coupable, mais bien ceux qui veulent lui attribuer des horreurs qu'il n'a pas commises. Puis, se tournant vers la Montagne qui ne cesse de murmurer, il s'écrie : Oui, c'est vous, vous seuls qui dénigrez Paris en vous obstinant à confondre la révolution qu'il a faite avec les crimes que quelques scélérats ont commis dans ses murs. Je veux défendre Paris ; ceux qui s'en disent les amis ne cherchent qu'à le perdre ! Il est des hommes qui veulent exciter de nouveaux troubles, enfanter de nouveaux excès, fatiguer le peuple pour qu'il se jette dans leurs bras. Il est des hommes qui veulent persuader à la ville de Paris qu'elle doit avoir une influence prépondérante sur les autres départements, qui veulent l'élever au-dessus des autres sections de la république et lui faire exercer sur tout le reste de la France une espèce de magistrature et de despotisme. J'avertis Paris que c'est un piège qu'on lui tend, que les autres départements ne permettront jamais la violation de l'égalité de droit .entre les sections de l'empire ; je l'avertis que, s'il suit les conseils de ses perfides flagorneurs, s'il ose faire un pas vers la domination, il ne fera qu'exciter l'indignation de la République, soulever les départements et courir à sa perte. Vous flattez Paris ; je l'éclaire. Je suis républicain et vous ne l'êtes pas. Je ne m'abaisse pas plus devant une section du peuple que devant la cour d'un roi. Je ne courbe pas mon front en vil courtisan devant la fraction du souverain qui m'entoure ; mon souverain, c'est la nation tout entière ! Le rapport de Bazire n'est qu'une apologie d'attentats que Paris désavoue. Il ne peut qu'égarer l'opinion, loin de l'éclairer.

Les murmures de l'extrême gauche couvrent un instant la voix de l'orateur. Lasource reprend : J'avertis mes interrupteurs que je ne cesserai d'éclairer le peuple, qu'ils trompent pour l'asservir. Ils ne parviendront à régner qu'après avoir étouffé ma voix et teint de mon sang le sceptre dont ils veulent opprimer la nation. Je demande l'ordre du jour sur l'impression du rapport.

Plusieurs députés jacobins demandent à répondre aux deux orateurs de la Gironde, mais l'Assemblée ferme la discussion, refuse au rapport de Bazire les honneurs de l'impression et frappe ainsi d'un blâme implicite l'œuvre faussement attribuée au comité de sûreté générale. L'extrême gauche réclame contre cette décision ; elle voudrait que la question fût posée de nouveau par l'appel nominal. Mais Pétion, qui a remplacé Hérault-Séchelles au fauteuil, lève la séance, et les amis de Bazire sont obligés d'attendre une autre occasion pour prendre leur revanche et enlever subrepticement un décret à la Convention comme ils avaient surpris un rapport à l'un de ses comités.

 

III

La nouvelle tentative des montagnards porta sur la manière dont devait être entendu et exécuté un autre article du décret que Barrère avait fait voter, le 4, un article qui ordonnait au ministre de la guerre de rendre compte des mesures qu'il avait prises pour le casernement des fédérés.

Les nouveaux volontaires affluaient dans Paris, surtout depuis que la Convention avait ordonné l'impression et l'envoi aux quatre-vingt-trois départements de la pétition des Marseillais. Les jacobins des départements signalaient aux frères et amis de la rue Saint-Honoré le départ ou le passage de ces fédérés, qui paraissaient animés d'un tout autre esprit que ceux qui étaient venus à Paris faire la révolution du 10 août[14].

Les jacobins sentaient qu'il fallait se hâter d'empêcher à tout prix la concentration de ces volontaires que la Gironde destinait à former le noyau de la garde départementale, dont elle avait bien consenti à ajourner, mais non pas à abandonner le projet. Pendant qu'ils faisaient demander par la Commune l'envoi immédiat aux frontières des volontaires arrivés depuis peu, ils mettaient le plus grand soin à surexciter l'inquiétude parmi la population parisienne. Quelques voitures d'armes ayant été saisies rue de Charenton, on répandit le bruit que quarante mille hommes menaçaient le faubourg Saint-Antoine et, pour donner quelque créance à cette rumeur, Santerre se hâta de faire doubler les postes[15].

Les anciens fédérés venaient pour détruire la tyrannie, disait-on au club Saint-Honoré... on appelle les nouveaux pour détruire la liberté... il faut les faire partir tous[16]. Le Conseil général écrivait lettres sur lettres à Pache pour lui témoigner ses inquiétudes et le presser de faire partir ces fédérés suspects de modérantisme. La question ne pouvait manquer d'être bientôt portée de nouveau devant la Convention. Au commencement de la séance du 8 novembre, un montagnard assez obscur, Thureau, interrompt l'ordre du jour pour faire une proposition importante : De nombreux bataillons affluent à Paris, dit-il, leur nombre s'accroît tous les jours, tandis qu'ils devraient aller aux frontières ; on ne sait d'où ils viennent ni pourquoi... L'orateur ne peut continuer, il est rappelé au règlement qui interdit l'admission de toute motion d'ordre, passé midi[17]. L'Assemblée était manifestement hostile au renvoi des fédérés, car quelques instants auparavant, elle avait applaudi avec une vivacité très-caractéristique une adresse où des habitants de Lisieux dénonçaient les scélérats qui voulaient imprimer le sceau de la proscription sur la tête des Buzot, des Guadet, des Vergniaud et des plus ardents défenseurs des droits du peuple, et déclaraient qu'ils étaient prêts à accourir auprès de la Convention nationale, si elle était menacée par les agitateurs. Elle reçoit fort mal le ministre de la guerre, lorsqu'à la fin de la même séance, il vient lui annoncer qu'il a expédié des ordres pour l'envoi aux frontières des fédérés en garnison à Paris, mais que le général Berruyer, commandant militaire de la capitale, a refusé de les faire exécuter s'ils n'étaient ratifiés par l'Assemblée[18].

L'examen de tout ce qui concernait le casernement des fédérés avait été naturellement renvoyé au comité militaire. Il s'agissait d'obtenir de ce comité un rapport qui motivât leur départ si ardemment désiré par la Commune. On employa les mêmes moyens qui avaient réussi dans le sein du comité de sûreté générale, pour assurer la nomination de Bazire comme rapporteur ; seulement l'échec que celui-ci avait subi devant la Convention, engagea les meneurs de la démagogie à prendre mieux cette fois leurs précautions. Le choix du rapporteur avait pu leur nuire dans leur première campagne, parce que Bazire était trop connu comme fougueux montagnard pour n'être pas tant soit peu suspect à la majorité. Cette fois ils mettent en avant un membre moins compromis et généralement écouté à raison de sa spécialité, Letourneur (de la Manche). On saisit pour délibérer un moment où le comité est peu nombreux ; peut-être, pour plus de sûreté, tous les membres n'ont-ils pas été convoqués[19]. On représente à Letourneur que les armées du Rhin ont le plus grand besoin de renforts ; on lui persuade aisément que la meilleure manière de leur en fournir, c'est de faire partir les volontaires casernés à Paris. Letourneur, en sa qualité d'officier du génie, ne voit que la question militaire et s'inquiète fort peu de la question intérieure. Il accepte un décret tout rédigé, qu'il va porter à la tribune en l'accompagnant d'un rapport de quelques lignes : Vous nous avez renvoyé, y était-il dit, plusieurs dépêches très-importantes des généraux Custine et Biron... Ils ont besoin de renforts.... Puisqu'il existe à Paris des gardes nationales dont on ignore la destination, il convient, pour ne pas laisser leur zèle inactif, de les faire partir pour les frontières... Ces braves ne balanceront pas entre les délices de Capoue et la gloire qui les attend. D'ailleurs, la solde de ces volontaires, à Paris, est une charge d'autant plus onéreuse à la République, que le service qu'ils y font est à peu près nul... En conséquence, le rapporteur propose un décret en trois articles dont le premier met les gardes nationaux destinés à servir dans les camps de Paris et de Soissons à la disposition du ministre de la guerre, pour être employés dans les armées en présence de l'ennemi. Le second ordonne que, dans un délai de quinze jours, les gardes nationaux et fédérés des départements, casernés à Paris et aux alentours, mais non encore enrégimentés, seront organisés en bataillons. Aux termes du dernier article, ceux d'entre ces gardes nationaux ou fédérés qui se refuseraient à cette nouvelle organisation seraient privés de solde et cesseraient d'être casernés dans la capitale[20].

Les girondins n'avaient pas été prévenus de la présentation du rapport. Mais à peine Letourneur en a-t-il fini la lecture, que Buzot s'écrie : Je ne sais par quelle étrange fatalité une question mise à l'ordre du jour depuis deux mois serait emportée par un décret de circonstance, qui mérite au moins discussion. On veut ainsi vous arracher subrepticement la décision d'une question délicate, dans le moment même où l'on affecte de vous dire qu'il est dangereux de la résoudre. Les fédérés vous ont présenté une pétition qui a été renvoyée à l'examen d'un comité[21]. On a trouvé plus commode d'y répondre par un décret qui n'est que la reproduction de la lettre du ministre de la guerre et la traduction de la pétition des prétendus commissaires des sections parisiennes. Le décret proposé par le comité de la guerre fait deux catégories parmi les fédérés qui se trouvent à Paris. Il a raison. Il y a des bataillons armés qui étaient destinés aux camps de Paris, de Meaux et de Soissons ; ceux-là ont été formés pour marcher aux frontières, ils sont, en vertu des lois antérieures, à la disposition du ministre. Mais il est d'autres fédérés qui ont quitté leurs foyers pour se porter exclusivement à la défense de Paris. Je vous cite les volontaires de l'Eure qui sont venus à la voix des commissaires envoyés par la Législative, nos collègues Albitte et Lecointre. On leur a dit, lorsqu'ils partaient, qu'il ne s'agissait que d'un coup de main pour sauver Paris, que c'était l'affaire de six semaines. C'est dans cette persuasion que ces volontaires ont quitté momentanément leurs femmes, leurs enfants, leurs travaux ; vous ne pouvez les forcer de marcher inopinément aux frontières. Ce que je dis des fédérés de l'Eure, je le dis aussi des fédérés de Marseille ; ni les uns ni les autres ne se sont engagés, ils doivent être dans Paris aussi libres que les autres citoyens, on ne peut les contraindre à partir. Au lieu d'adopter ce décret perfide et mensonger, osez leur dire franchement : Nous vous renvoyons parce que les sections de Paris ne veulent pas de vous ! En recourant à un pareil subterfuge, le ministre de la guerre commet une lâcheté. Est-ce au moment où vous allez juger Louis XVI, que vous devez affaiblir la force armée qui se trouve dans Paris ? Vous parlez toujours du peuple ; mais de quel peuple parlez-vous donc ? Est-ce d'une section de la République à laquelle vous donnez complaisamment le titre de souverain ? Je l'ignore, mais il est un peuple répandu sur toute la surface de la France ; voilà mon peuple à moi, voilà mon souverain, je n'en reconnaîtrai jamais d'autre, je ne veux obéir qu'à celui-là. Écartons ce décret qui est une injure pour des hommes qui sont venus de deux cents lieues vous environner de leur confiance et de leurs bras, et abordons franchement la question depuis trop longtemps ajournée, celle de la force départementale.

Le discours de Buzot avait été souvent interrompu par les murmures de la Montagne et les applaudissements de la majorité ; son éloquente péroraison fait éclater un vif enthousiasme dans la plus grande partie de l'Assemblée.

 

IV

Lacroix disputait à Barrère l'honneur de diriger dans leur vote la masse des conventionnels timides ; il pratiquait en grand ce jeu de bascule qui abat et brise promptement toutes les convictions sincères et donne, pour un temps, la prépondérance aux esprits cauteleux et aux intrigants habiles. Il demande la parole en sa qualité de président du comité militaire, et cette fois il se tourne contre les girondins avec lesquels il avait marché dans plusieurs circonstances récentes ; il raconte les faits de la manière la plus ingénue en apparence. Le ministre de la guerre est venu nous trouver ; il nous a fait part de la nécessité d'envoyer douze à quinze mille hommes à l'armée de Custine pour l'empêcher d'être coupée. Nous ne voulions pas vous faire cette déclaration publiquement ; mais, puisque l'on nous accuse d'avoir cédé aux demandes des sections, il faut bien que nous la fassions. Pour parer aux dangers que court Custine, il nous a paru que le moyen le plus prompt et le plus sûr, c'était de former en bataillons les volontaires venus à Paris et de les lui envoyer ; ceux qui n'accepteront pas seront libres de se retirer dans leurs foyers, mais dès lots, ils cesseront d'être soldés. Voilà les motifs du projet de décret.

La question ainsi posée, la situation prise par les Girondins était assez difficile à défendre ; par le fait, on les constituait les défenseurs de volontaires qui avaient l'air de se soucier fort peu de marcher à l'ennemi et qui préféraient les délices de Capoue à la gloire d'affranchir les Belges et les Allemands.

Barbaroux demande à répondre à Lacroix. L'habileté, ou plutôt la perfidie avec laquelle la proposition du comité militaire a été introduite, le sentiment du danger que courent l'honneur de ses amis et le sien propre, redouble, s'il est possible, sa colère et son ardeur.

S'il est, s'écrie-t-il, une intrigue abominable, c'est celle dont on a rendu dupe le comité et dont on veut vous rendre dupes. On a circonvenu le ministre de la guerre, on lui a fait écrire une lettre adulatrice aux sections de Paris. Dans cette lettre, il promet le départ des bataillons. Pour tenir sa parole, il écrit à la Convention, il se présente au comité militaire, il vient vous dire que Custine est sur le point d'être coupé. Supposition maladroite ! prétexte qui ne trompera personne ! Où donc est l'armée de Kellermann, où donc est l'armée de Biron ? Comment veut-on nous faire croire que vos 15.000 hommes arriveraient assez tôt à Mayence ? Mais, d'autre part, il faut examiner la situation de Paris. Vous avez entendu il y a quatre jours l'incroyable rapport du comité de sûreté générale et vous avez passé à l'ordre du jour parce qu'il n'exposait pas la situation véritable de cette ville. Les lois y sont-elles exécutées ? Le trésor national y est-il en sûreté ? La vie des meilleurs citoyens y est-elle assurée ? Le ministre de la guerre y répond-il de la tranquillité publique ? Quant au ministre de l'intérieur, il vous a déclaré qu'il n'en répondait pas. Pour éviter tous ces dangers, je ne vois d'autre moyen que de retenir à Paris les véritables républicains qui sont venus défendre la liberté ; ils partageront les fatigues des citoyens de Paris, ils se protégeront fraternellement ; ils consolideront l'union et la fraternité de tous les Français. Ouvrons la discussion sur la garde départementale ; traitons-la de bonne foi, cette question, et je prouverai que l'intérêt de Paris y est attaché tout entier. Nous voulons l'unité de la République. Le meilleur moyen de l'assurer est l'organisation de cette force armée.

Cambon remplace Barbaroux à la tribune. Dans son discours, souvent applaudi par la Gironde, plus souvent encore interrompu par les murmures de la Montagne, il dépeint l'effroyable anarchie dont la capitale a été le théâtre depuis le 10 août jusqu'à la réunion de la Convention. Dites jusqu'à présent, crient plusieurs députés.

Il rappelle en combien d'occasions les agitateurs ont cherché à avilir la représentation nationale, comment ils ont provoqué au massacre des patriotes les plus purs de l'Assemblée en les faisant passer pour des complices de Brunswick. Alors, s'écrie-t-il, il n'y avait point à Paris de force publique. Voudrait-on recommencer ces tristes journées ? Voudrait-on les inaugurer par le renvoi des fédérés ? Quoi ! on leur dirait : partez, ou nous ne vous payerons plus ; vous êtes des départements, vous n'êtes pas de Paris ; vous n'êtes rien pour nous. Partez ! Dira-t-on encore : ce sont les députés des départements méridionaux qui parlent ainsi ; ils veulent le gouvernement fédératif. Je répondrai : Si les départements méridionaux voulaient le gouvernement fédératif, nous ne serions pas ici ; nous leurs députés. Ils l'auraient, s'ils le voulaient ; mais ils ne le veulent pas. Ils nous ont dit unanimement : Allez à la Convention signer le pacte social ; allez vous engager pour nous et nos enfants ; établissez la liberté, l'égalité et faites cesser l'anarchie. Nous voulons rester unis à nos frères, nous voulons le bien commun ; nous voulons l'ordre et le règne des lois ; allez signer ces obligations mutuelles. Voilà les sentiments de nos frères du Midi ; et l'on veut repousser des citoyens qui viennent avec de telles intentions ![22]

Garnier (de Saintes) défend le projet du comité : Custine est en danger, il faut le secourir. Paris peut-il fournir ce renfort ? Où le prendre, si ce n'est dans un endroit où des troupes sont en grand nombre et. tout habillées, équipées et prêtes à partir ? Quelle est cette futile distinction que l'on veut établir entre les fédérés et les volontaires nationaux ? Est-ce que les fédérés ne sont pas des volontaires nationaux ? Est-ce qu'ils ne sont pas tous soldats de la République ? Paris, dit-on, a besoin de forces. Paris, sans doute, a été dans l'anarchie ; mais est-ce que l'anarchie n'est pas la conséquence inévitable des révolutions ? Aujourd'hui Paris est tranquille et la garde nationale de cette ville suffit à sa garde et à celle de la Convention.

Barrère avait été vivement froissé d'entendre son rival en influence, Lacroix, parler en faveur du départ des fédérés. Naturellement il ne peut adopter le thème développé par le président du comité de la guerre ; d'ailleurs. tenant à se faire pardonner par la Gironde sa récente sortie contre la garde départementale, il change le terrain de la discussion ; il dirige ses attaques contre la Commune, c'est-à-dire contre le quartier général même où se forgent les pétitions demandant le départ des nouveaux fédérés. Comme les timides qui se décident à sonner la charge et à donner le signal du combat, comme les poltrons révoltés, suivant une expression vulgaire mais caractéristique, il va plus loin qu'aucun de ceux dont il se fait pour un jour l'allié ; il porte des coups plus violents que ne l'ont jamais fait les Girondins ; il se livre, vis-à-vis de la puissance qui trône à l'Hôtel de ville, à des révélations plus irritantes que toutes celles qui ont jamais pu être lancées contre elle.

En commençant, il déclare qu'il ne veut caresser ni irriter aucune passion, mais rétablir les faits et en tirer .les conséquences. Dimanche dernier, après la lecture de la pétition des fédérés, il a été ordonné au comité de sûreté générale de faire un rapport sur la situation de Paris et sur les moyens d'y garantir le respect des lois. Au lieu de ce rapport, le comité vous en a fait un sur les événements du 2 septembre qu'on ne lui demandait pas. Voici maintenant le comité militaire qui vous présente un rapport et un projet de décret qui ne lui avait pas été réclamé. On veut nous alarmer pour obtenir le départ de toutes les troupes qui se trouvent à Paris et on néglige de mettre en mouvement toutes celles qui sont disponibles dans les départements environnant la capitale. Il y en a notoirement à Soissons, Meaux, Crépy, Villers-Cotterêts, la Fère, Noyon, Fontainebleau, Versailles, qui n'attendent que 'le signal du départ. Voilà des faits ; j'en tire la conséquence qu'il n'y a pas un besoin si urgent de tirer de Paris les volontaires qui y sont, et qu'au moins on nous doit laisser le temps d'examiner la question avec la sagesse et la maturité qu'exige son importance. Un autre côté de la question, c'est la situation de la capitale. Ne sommes-nous pas dans des circonstances extraordinaires ? Le royalisme relève la tête, une foule d'aristocrates, de prêtres réfractaires, d'émigrés rentrés affluent dans Paris. Sait-on de quels éléments est composé le conseil général de la Commune ? Il faut bien que je revienne sur ce sujet, car c'est là la pierre d'achoppement. Oui, si la Convention nationale, immédiatement après avoir aboli la royauté, avait chassé ce conseil général, elle aurait bien mérité de la patrie. Né au bruit du canon et au son du tocsin, ce conseil aurait dû disparaître aussitôt que la révolution a été faite. Au contraire, on a montré de la faiblesse, on a eu des ménagements pour lui et bientôt on l'a vu chercher à avilir la représentation nationale ! On l'a vu braver audacieusement les ordres de l'Assemblée. Il ne faut pas que les mêmes intrigants puissent tenter de nouveau de réaliser un système de terreur qui leur a valu un premier succès. Il ne faut pas qu'ils puissent avoir l'espérance de l'entreprendre une seconde fois. Cela posé, est-il bon qu'il y ait une force publique imposante à Paris ? Oui, sans aucun doute. Faites-vous donc rendre compte de l'état de Paris. Toutes les autres questions ne peuvent être discutées, décidées, que lorsque vous serez  complètement éclairés sur ce point. Le projet de votre comité militaire est prématuré, le projet de la force départementale l'est également. Si cependant il fallait immédiatement délibérer sur la question qui vous est soumise dans ce moment, je dirais que vous pouvez faire partir les bataillons organisés, mais non pas les volontaires fédérés qui sont venus pour rester à Paris. De quel droit voudriez-vous forcer ces citoyens à s'organiser en bataillons et à marcher aux frontières, quand leurs départements ont déjà fourni leur contingent ? La Convention peut adopter le premier article, mais elle doit ajourner le reste jusqu'à ce qu'elle ait discuté le projet de décret sur la force armée départementale.

Le discours de Barrère soulève cette fois les colères montagnardes. L'extrême gauche demande si Barbaroux ou tout autre député a le droit de faire venir à Paris une force armée avant que la Convention en ait ordonné la formation. Jean Bon Saint-André, Legendre, Bourbotte, réclament avec insistance l'adoption immédiate du décret tout entier.

Pétion veut prêcher la concorde et la liberté des opinions. Il invite lui-même ses collègues à ensevelir dans l'oubli les souvenirs de septembre, mais il est à peine écouté. C'est au prix des plus grands efforts que le président peut obtenir un instant de silence pour mettre aux voix l'article premier du décret. Comme Rouyer le propose, il est écarté par un ordre du jour motivé sur ce qu'il existe un décret qui met à la réquisition du ministre de la guerre tous les bataillons de volontaires nationaux. Puis, malgré les cris de fureur poussés par la Montagne, la question préalable est adoptée sur tous les autres articles.

Quelques jours après, le 16 novembre, la Convention confirme cette décision par une autre plus formelle encore. Apprenant que le général Berruyer, général commandant la division de Paris, a envoyé des ordres de départ à des volontaires du Lot, elle décrète[23] : Que tous les volontaires venus au secours de Paris, resteront provisoirement dans l'état où ils sont.

Les Girondins conservaient encore la majorité. Ils venaient de mettre à néant le rapport de Bazire, d'écarter par la question préalable la proposition dont Letourneur avait consenti à être le complaisant organe ; que firent-ils pour mettre à profit cette double victoire ? Rien, absolument rien.

 

V

L'anarchie n'était pas la seule ennemie que la Convention eût à combattre à l'intérieur, il lui fallait encore lutter avec la faim : la récolte de 1792 n'avait pas été mauvaise, mais la peur du pillage, le peu de sûreté des routes, les visites domiciliaires avaient fait cacher les blés. Dès le commencement de septembre, la libre circulation des céréales fut l'occasion de troubles dans plusieurs localités de l'Est, surtout dans celles où devaient nécessairement s'approvisionner les armées qui défendaient pied à pied le territoire. La nécessité d'assurer les subsistances militaires avait fait prendre au conseil exécutif des mesures extraordinaires qui, continuées au-delà de l'époque où elles étaient indispensables, avaient jeté une grande perturbation dans les ventes et les achats de grains.

Les ministres et l'immense majorité des représentants du peuple étaient très- favorables à l'entière liberté du commerce. Ils y voyaient avec raison le seul remède au renchérissement des blés. Malgré les préjugés de la multitude, ils maintinrent leur opinion avec beaucoup de fermeté.

Cependant les émeutes qui avaient éclaté dans le commencement de l'automne se multipliaient de plus en plus. Le 30 octobre, Fabre (de l'Hérault), au nom des comités d'agriculture et de commerce, avertit la Convention que la circulation des blés éprouve les plus grandes entraves dans les départements de Seine-et-Oise, de l'Aisne et de la Somme ; aux termes du rapport, ces troubles ont été provoqués par les excitations des trop fameux commissaires du pouvoir exécutif. Fabre annonce également que les deux comités, au nom desquels il parle préparent un projet de loi destiné, s'il est possible, à concilier les intérêts de l'agriculteur avec ceux du consommateur, à surveiller le commerce sans le gêner, à entretenir une abondance constante dans une vaste république et à la faire circuler dans les parties les plus stériles[24].

L'Assemblée, en attendant qu'on lui apporte cette pierre philosophale, s'empresse d'envoyer des commissaires dans les départements où des agitations populaires lui ont été signalées. Déjà, comme nous l'avons vu[25], elle avait expédié à Lyon trois de ses membres, qui s'épuisaient en efforts impuissants pour apaiser les souffrances de 30.000 ouvriers sans ouvrage. A la séance du 3 novembre, des députés extraordinaires de cette ville se présentent, demandant des secours afin de prévenir de nouveaux malheurs. Au même instant, Fabre annonce le dépôt du rapport promis par les comités de l'agriculture et du commerce. La lecture immédiate en est réclamée. Après avoir décrit la situation de la France au point de vue des subsistances, situation anormale et pleine de périls, le rapporteur conclut en ces termes : La propriété est sans doute un droit sacré, mais la société peut en régler l'exercice... Chaque citoyen doit à l'intérêt général un léger sacrifice de sa propriété pour jouir tranquillement du reste. La tranquillité de la République dépend de l'abondance ou de la disette des subsistances... La liberté particulière doit céder à l'intérêt général : il faut donc que, dans un moment de disette, celui qui a du blé à vendre et qui refuserait de le vendre puisse y être obligé ; il faut qu'on puisse le requérir d'approvisionner les marchés dégarnis. La liberté complète de la circulation est un besoin dans une grande république ; sans la circulation, l'unité et l'indivisibilité ne seraient qu'une chimère, puisqu'un peuple de frères refuserait à ceux qui font partie de la même famille un excédant qui périrait dans ses mains.

Chabot profite de la circonstance pour attaquer très-vivement l'administration du ministre de l'intérieur et pour insinuer que, à l'exemple de ses prédécesseurs de l'ancienne monarchie, il pourrait bien opérer pour son compte et à son profit la hausse factice du prix du blé. Cambon, en quelques mots, prouve que ce ne sont pas les achats faits par le ministre à l'extérieur, mais bien ceux que certaines municipalités ont opérés autour d'elles avec l'argent fourni par le gouvernement, qui ont amené un renchérissement considérable dans les prix. Il propose que, en outre des 27 millions déjà accordés pour le même objet par l'Assemblée constituante et l'Assemblée législative, on mette 12 nouveaux millions à la disposition du ministre, mais que celui-ci soit tenu de les employer en achats de grains à l'étranger, afin que le soulagement d'une partie de la population ne tourne pas au détriment du reste, par suite de la hausse que produiraient naturellement les achats administratifs effectués sur les marchés de l'intérieur.

A la demande de Cambon et de plusieurs autres députés, la discussion du projet de loi présenté par Fabre est ajournée ; elle n'est reprise que le 16 novembre. Ce jour-là, le rapporteur fait une seconde lecture du travail qu'il avait présenté au nom des comités et y ajoute un projet de loi en vingt articles[26]. Deux députés assez obscurs, Ferrand (de l'Ain) et Beffroy (de l'Aisne) développent successivement les principes les plus opposés ; le premier se prononce pour la liberté illimitée du commerce des grains ; le deuxième pour la taxation et l'immixtion incessante de l'État dans les transactions particulières. Ferrand veut que la peine de mort soit portée contre tout individu qui serait convaincu d'avoir, par ses instigations ou autrement, cherché à détruire l'exercice de la liberté du commerce des grains ; que les corps administratifs, municipaux, juges de paix, chefs de la force armée, ainsi que les communes sur le territoire desquelles des délits auraient été commis pour entraver le commerce, soient déclarés responsables de toutes les pertes et de tous les dommages éprouvés par le défaut de réquisition et de secours[27]. Il propose d'ordonner aux départements, districts et communes qui auraient fait des achats de grains, de ne les vendre aux marchés publics ou dans les magasins qu'en concurrence avec le commerce ; d'instituer des primes d'encouragement pour les négociants qui se voueraient à l'approvisionnement du pays, et pour l'agriculteur qui améliorerait la production.

Beffroy, qui prétend être un homme pratique, parce qu'il a abandonné l'état militaire pour se faire agriculteur, attribue la disette à la liberté du commerce des grains établie par la Constituante. Il déclare qu'il s'agit non de faire entendre au peuple de belles paroles, mais de lui donner du pain. Il tonne contre les accapareurs et propose, pour rendre les accaparements désormais impossibles, de défendre, par une loi, la réunion de plusieurs corps de ferme en une seule exploitation, et d'obliger les cultivateurs à conserver chaque année, d'octobre en octobre, une portion de leur récolte, que la loi déterminerait, et dont la valeur leur serait payée, de trois en trois mois, au prix établi pour chaque saison. Enfin, il déclare que le gouvernement ne parviendra pas à maintenir un juste équilibre entre la consommation et les besoins, tant que la denrée de première nécessité sera considérée comme commerçable dans sa totalité et que le commerce s'en fera d'une manière privilégiée, clandestine ou frauduleuse.

Boyer-Fonfrède, que ses habitudes commerciales mettent à même d'avoir des données un peu moins erronées sur tout ce qui touche à là circulation des blés, n'a pas de peine à réfuter les absurdités débitées avec tant de candeur par le représentant de l'Aisne. Il invoque l'exemple de l'Angleterre, où le gouvernement ne fait jamais par lui-même aucun achat, parce qu'il a senti depuis longtemps que les grains ne pourraient être distribués par ses agents avec cette justesse, ce niveau que la libre circulation établit entre les besoins et les secours, et où il se borne, dans les moments de disette, à favoriser par une prime l'importation des céréales étrangères. Il propose d'employer le même moyen ; mais l'Assemblée ne se trouve pas encore suffisamment édifiée : elle ordonne l'impression de tous les discours et renvoie la discussion à un plus ample informé[28].

Chaque jour les opinions les plus contradictoires se produisent à la tribune ou à la barre de l'Assemblée et viennent augmenter la perplexité des députés et du public. Le 19, Roland, se dépouillant un moment de son titre de ministre pour parler en simple citoyen, adresse au président de la Convention un plaidoyer contre le projet des comités de l'agriculture et du commerce, et en faveur de la liberté la plus entière de la circulation des denrées[29]. Presque au même instant, une députation des électeurs du département de Seine-et-Oise présente un' mémoire dont les conclusions sont diamétralement contraires. Amplifiant les idées exprimées trois jours auparavant par Beffroy, on y pose les bases du système du maximum qui devait ruiner et affamer la France pendant près de deux années de désastreuse mémoire. On y demande que le même cultivateur ne puisse pas exploiter plus d'un certain nombre d'arpents ; que le même commerçant ne puisse employer qu'un nombre déterminé de portefaix ; que les municipalités forcent les propriétaires à apporter chaque semaine au marché une certaine quantité de grain proportionnée à la récolte et qui sera taxée par la municipalité de son domicile ; enfin, que des formalités minutieuses soient établies pour le transport des subsistances de département à département. La Convention vote sans discussion l'impression de la lettre de Roland ; mais une très-vive opposition s'élève lorsque l'on demande d'accorder le même honneur à la pétition des électeurs de Seine-et-Oise. Defermont et d'autres girondins déclarent qu'il y a le plus grand danger à propager des idées qui conduiraient bientôt au code de la famine. La Convention se range de cet avis, et cette fois encore fait justice d'un système qu'elle adoptera en grande partie plus tard et qui inaugurera le règne définitif de la Terreur, dont il aura été tout à la fois et la cause et l'effet.

 

VI

Pendant que la Convention délibérait sans rien décider, des désordres graves éclataient dans plusieurs départements voisins de la capitale. Le 26 novembre, une députation des autorités de Loir-et-Cher et d'Eure-et-Loir vient annoncer à la Convention que des rassemblements formidables se sont formés dans la forêt de Montmirail, sur les confins du département de la Sarthe ; que, dans leur course torrentielle, ils inondent les villages, les villes mêmes, renversant les résistances partielles, envahissant les marchés, taxant arbitrairement les blés.

L'émotion produite par ces nouvelles est immense. Chasles la porte à son comble en accusant les partisans de l'ancien régime d'être les promoteurs de l'insurrection. Les fermiers en relation avec les ci-devant nobles et les ci-devant prêtres, dit-il, ne battent leurs grains qu'à la dernière extrémité ; ces agitations marquent le dernier effort des ennemis de la République. D'autres députés répondent à Chasles que les troubles sont bien plutôt dus aux excitations des commissaires envoyés par la Commune de Paris ; Barrère, toujours prêt à formuler en articles de loi ce que veut la majorité, demande que le pouvoir exécutif soit tenu de rappeler sur-le-champ tous les commissaires envoyés dans les départements et que la Convention délègue neuf de ses membres pour aller dans le Loir-et-Cher, la Sarthe et l'Eure-et-Loir, rétablir la libre circulation des grains et faire connaître les causes et les auteurs des troubles qui ont eu lieu dans ces départements.

La majorité voudrait voter immédiatement les propositions de Barrère. La Montagne s'y oppose en réclamant la question préalable. Je ne suis pas étonné, s'écrie le girondin Lidon, qu'on veuille étouffer cette discussion ; mais moi qui arrive de mission, je puis vous attester que le trouble est en partie dû aux commissaires du pouvoir exécutif et de la Commune de Paris. J'ai en main les preuves écrites de toutes les malversations exercées par ces commissaires. Ils ont conseillé à des administrateurs de s'emparer du domaine national pour leur usage ; à des officiers municipaux, de prendre sur la caisse publique les sommes dont ils pourraient avoir besoin pour l'acquit de leurs dettes. Un d'eux, Momoro, a fait une proclamation dont le but était évidemment la loi agraire.

Aux voix ! aux voix ! le rappel des commissaires !

Je crois, dit Sergent, à la possibilité des faits qui vous sont dénoncés ; je les crois même vrais. Mais, en donnant des ordres aux ministres, vous les déchargez de la responsabilité qui pèse sur eux.

La première partie de la proposition de Barrère est adoptée. On demande par amendement que la Commune de Paris soit tenue de rendre compte de la conduite de ses commissaires dans les départements.

Il y a des commissaires qui ont sauvé la patrie, s'écrie Prieur (de la Marne).

Tant mieux ! lui répond-on ; on leur rendra justice.

Ils ont égaré l'opinion publique, ils ont prêché le meurtre, s'écrie-t-on à droite.

La Montagne réclame avec énergie l'ordre du jour sur l'amendement. Après deux épreuves douteuses qui amènent une longue agitation, l'amendement est repoussé et le décret proposé par Barrère adopté purement et simplement[30].

Le lendemain, le ministre de l'intérieur confirmait les nouvelles alarmantes que la Convention avait déjà reçues d'Orléans, de Blois, de Chartres, de Saint-Calais et de la Ferté-Bernard. Par suite de l'agitation qui règne dans une grande partie de la France, personne, ajoutait-il, n'ose plus se livrer au commerce ou au transport des grains, de peur de passer pour accapareur. Il n'y a de remède à un pareil état de choses que de déclarer que tous ceux qui porteront la moindre atteinte à la liberté du commerce et de la circulation, seront réputés perturbateurs du repos public et poursuivis comme tels, sous peine, pour les municipalités, de répondre des suites de leur négligence.

On le voit, dans sa lettre ministérielle ainsi que dans sa pétition civique, Roland concluait exactement comme Ferrand et demandait que le projet présenté par ce représentant fût converti en loi. Il profitait de l'occasion pour se plaindre très-vivement de la gestion du conseil général de la Commune en matière de subsistances. Ce conseil, écrivait-il, fait vendre des farines à un prix bien inférieur au prix d'achat ; par faiblesse et par amour de la popularité, il perd chaque jour 12.000 livres. Tous les approvisionnements des environs se font en ce moment dans la capitale, d'où l'on retire sans cesse des grains au lieu d'en apporter. Il est question, au sein du conseil général, de fixer le prix des bois à brûler ; l'annonce seule de cette fixation porte déjà l'effroi dans ce genre de commerce et fait disparaître les approvisionnements. Toutes ces opérations sont mauvaises, parce qu'elles flattent pour tromper, parce que, sous l'apparence d'un bien passager, elles préparent des maux affreux. Les fermiers, les laboureurs n'osent plus paraître sur les marchés, mettre en route ou en vente un sac de blé. Au sein de l'abondance, nous sommes prêts à périr de misère. Voilà les fruits de l'inquiétude, de l'agitation, des éternelles déclamations avec lesquelles on soulève les esprits, on répand la menace et l'effroi. Les fripons s'agitent, les sots s'épouvantent. Je suis assailli de plaintes, de reproches, d'arrêtés de la Commune, qui d'ailleurs ne répond jamais aux lettres officielles que je lui adresse, aux questions que je lui fais. Les sections reçoivent son impulsion, en propagent les effets. S'il n'est pas mis un terme à cette agitation des sections, à cette permanence qui n'est plus que celle des troubles et de la désorganisation ; si cette Commune, foyer de toutes les intrigues, continue de subsister, Paris et la Convention elle-même sont perdus !

L'intrépide Lanjuinais convertit en motion les der-fières considérations émises dans la lettre de Roland et demande : 1° que la Commune de Paris soit tenue de faire cesser la perte de 12.000 livres qu'elle fait sur les farines par elle revendues, cette perte devant en définitive être supportée ou par les consommateurs ou par le trésor de la République ; 2° que l'on supprime la permanence des sections ; 3° qu'il soit immédiatement procédé au renouvellement du comité de sûreté générale, dont les divisions intérieures peuvent devenir funestes à la tranquillité publique. Mais la Convention ne se sent pas le courage de suivre les conseils du député d'Ille-et-Vilaine ; elle se contente de renvoyer toutes les questions soulevées par le ministre de l'intérieur à ses comités d'agriculture et de sûreté générale[31].

 

VII

La discussion sur la liberté du commerce des grains, si souvent interrompue, si souvent reprise, était toujours à l'ordre du jour. Le 29 novembre, une députation composée de commissaires des sections de Paris et de membres du conseil de la Commune demande la permission de paraître à la barre. C'est, suivant la lettre adressée au président, pour un objet de la plus haute gravité, puisqu'il s'agit des subsistances. Rewbell consent à ce qu'on fasse lire par un des secrétaires de l'Assemblée cette pétition ; car elle peut servir de préliminaire à la discussion qui va s'ouvrir sur les mesures proposées par le ministre de l'intérieur, mais il s'oppose à ce que la députation soit admise. Il est dangereux, ajoute-t-il, de donner en pareille matière à une commune une espèce d'initiative, et il est bien extraordinaire qu'il ne puisse être rien discuté dans le sein de la Convention sans subir telle ou telle influence. Écoutons donc cette pétition qui cadre si bien avec l'insurrection de Blois ![32]

Les amis de la Commune ne croient pas devoir relever l'allusion pourtant si transparente de Rewbell, mais ils insistent afin que la députation tout entière soit introduite et que son orateur donne lui-même lecture de la pièce dont il est porteur. Leur double demande est accordée.

Représentants du peuple, dit le délégué du conseil général, la partie la plus nombreuse du peuple, celle qui a fait la Révolution, qui la maintiendra, qui sait aimer la liberté, qui mérite toute la sollicitude des législateurs, est livrée aux plus grandes inquiétudes, à la plus cruelle. misère. Une coalition des riches capitalistes veut s'em-.parer de toutes les ressources territoriales et industrielles ; non contente d'entretenir la cherté des subsistances, elle les dénature, en travaillant et en empoisonnant les boissons. Une nouvelle aristocratie veut s'élever sur les débris de l'ancienne par le fatal ascendant des richesses.... L'accaparement des subsistances était un des moyens contre-révolutionnaires du ci-devant roi. Louis le traître était aussi Louis l'accapareur ; des maisons de commerce, des caisses soi-disant patriotiques, des maisons de secours étaient d'intelligence avec le tyran pour opprimer le peuple, pour l'affamer et le reconduire au despotisme par la disette. La Révolution est faite, il n'en faut plus. L'Assemblée constituante décréta la suppression des entrées. Le peuple allait être soulagé ; mais elle décréta la liberté du commerce, et son bienfait devint nul. Le système d'une liberté indéfinie est une calamité publique pour les objets de première nécessité. Au nom du salut public, législateurs, vengez la cause de l'humanité, faites des lois sévères contre les accapareurs et rendez aux autorités constituées le droit de taxer les denrées de première nécessité.

Grégoire, qui préside, répond par des phrases banales à cette pétition qui légalise d'avance, pour ainsi dire, tous les mouvements populaires dont le prétexte est la taxation des grains et dont le résultat doit être le resserrement du commerce et la désertion des marchés. Puis, la Convention entame sérieusement la discussion sur les subsistances. Ce jour-là, elle entend quatre orateurs : Fayau (de la Vendée), Lequinio, Valazé, Saint-Just. Contrairement aux habitudes de l'Assemblée, ils sont tous écoutés avec la plus grande attention et peuvent développer leur thèse sans être interrompus par les clameurs de leurs adversaires.

Fayau est opposé à la liberté du commerce des grains. La proclamer, ce serait, selon lui, donner carte blanche aux accapareurs. Il ressasse tous les lieux communs que l'ignorance jacobine débite tous less jours dans les clubs et dans les sections. Il tonne contre les marchands de blé, il regarde comme sublime le projet d'établissement de greniers publics. Les hommes créés par le peuple pour défendre ses droits, dit-il, doivent l'être particulièrement pour pourvoir à ses besoins ; ce ne sont donc pas les négociants en grains, mais les administrateurs, les législateurs qui doivent être les pourvoyeurs des Français. En conséquence il demande : que chaque cultivateur soit tenu de déclarer sur l'honneur la quantité de grains dont il est propriétaire ; qu'un recensement de tous les blés existant en France soit opéré par les soins des municipalités, districts et départements ; que les autorités soient chargées d'acheter les grains qui, après enquête, seront reconnus nécessaires pour les besoins de leur circonscription, qu'aucun citoyen ne puisse acheter au delà de sa consommation et de celle de sa famille.

C'était le maximum de 1793 proposé dès 1792. C'était la théorie de l'État substitué à tout et à tous, utopie que le comité de salut public devait, à l'aide de la plus effroyable terreur. essayer d'établir en France, et dont l'expérience devait en quelques mois coûter tant de larmes et tant de sang à notre malheureuse patrie.

Lequinio, quoique assez rapproché de la Montagne par ses tendances politiques, fait preuve de courage et de bon sens en déclarant que la disette, qui désole plusieurs points de la France, est due en très-grande partie aux déclamations auxquelles on se livre contre les prétendus accapareurs, les fermiers et les marchands. La récolte de cette année a été généralement bonne, dit-il, nous y touchons encore ; quand elle serait insuffisante pour les besoins de l'année entière, il est évident que nous sommes en ce moment dans une abondance réelle. La disette n'est occasionnée que par le défaut de circulation. Pourquoi les blés ne circulent-ils pas ? C'est que le commerce est paralysé par les menaces de mort qu'on fait entendre contre ceux qui s'y livrent. Tant que le commerce ne sera pas actif, le peuple sera dans la misère ; et il ne peut être actif qu'à la condition d'être protégé, honoré. Les ambitieux, les ignorants et les perfides auront beau crier ; je le dis hautement, dût cette vérité paraître un paradoxe à beaucoup de gens, je regarde un homme qui se livre au commerce des blés comme un des bienfaiteurs de la patrie. C'est en vain que le cultivateur parviendrait à faire prospérer ses récoltes, si l'excédant de ses besoins ne pouvait être transporté dans les villes qui n'en produisent pas et dans les pays qui en manquent. Or, comment ce transport pourra-t-il avoir lieu tant que le public lui-même aura la maladresse de l'empêcher en entravant, en proscrivant le commerce ? Sous le règne du despotisme, le blé a été souvent plus cher qu'aujourd'hui ; la même disette n'existait pas, parce que le blé, quoique cher, circulait, parce que la libre circulation était maintenue par la force, parce que l'alarme publique n'était pas excitée partout comme elle l'est aujourd'hui.

Valazé parle à peu près dans le même sens, mais on voit cependant percer chez lui le désir de mêler sans cesse l'autorité publique à toutes ces questions et de lui attribuer le soin et par conséquent la responsabilité de l'approvisionnement de toutes les contrées où la disette peut se faire sentir.

Le discours de Saint-Just est de beaucoup le plus important ; le jeune orateur, s'élevant au-dessus de la question du moment, développe tout le système économique qu'il voudrait voir adopter dans la république idéale qu'il rêve, système qui est en contradiction formelle avec celui qu'il appliquera plus tard au sein du comité de salut public. Devenu membre influent du gouvernement, nous le verrons répudier les maximes qu'il préconisait au début de sa carrière. Contradiction assez remarquable dans celui qu'on nous représente toujours comme aussi inflexible dans ses principes qu'inébranlable dans ses convictions.

Ce discours a, du reste, été beaucoup trop vanté. On y trouve à profusion ce fatras pédantesque qui est le caractère distinctif de l'éloquence du jeune enthousiaste[33]. Il s'en dégage tantôt des pensées qui visent à la profondeur comme celles-ci : Un peuple qui n'est pas heureux, n'a pas de patrie... Si nous ne prévenons la ruine totale de nos finances, notre liberté aura passé comme un orage, et son triomphe comme lin coup de tonnerre ; tantôt des doctrines surannées sur l'impôt foncier versé en nature dans les greniers publics ; tantôt enfin des aveux dont il est bon de garder mémoire : Il y a dans Paris un vautour secret. Que font maintenant tant d'hommes qui vivaient des habitudes du riche ? La misère a fait la Révolution, la misère peut la détruire. Il s'agit de savoir si une multitude qui vivait il y a peu de temps des superfluités du luxe, des vices d'une autre classe, peut vivre de la simple corrélation de ses besoins particuliers... Ce qu'il y a d'étonnant dans notre révolution, c'est qu'on a fait une république avec des vices. Consolidez-la sur des vertus.

Saint-Just déclare en terminant que le principal, le seul moyen de rétablir la confiance, c'est de diminuer la masse du papier-monnaie en circulation et d'éviter d'en émettre d'autre. Enfin, revenant au thème favori des jacobins, au delenda Carthago de la Montagne, il s'écrie : Citoyens, j'ose le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra ! Fascinée par le ton dogmatique de l'orateur, la Convention couvre d'applaudissements son discours et en décrète à l'unanimité l'impression et l'envoi aux départements[34].

La discussion sur les subsistances allait continuer les jours suivants, lorsque de déplorables nouvelles transmises d'Eure-et-Loir viennent réveiller au sein de l'Assemblée les passions un instant assoupies.

 

VIII

Arrivés à Chartres le 28 novembre, les commissaires nommés par la Convention pour apaiser les troubles d'Eure-et-Loir, Lecointe-Puyraveau. Maure et Biroteau, apprennent qu'un rassemblement considérable de paysans armés s'est formé à Courville et se dispose à prendre la route de Paris. Ils y courent sans escorte, espérant que leur éloquence suffira pour rappeler les égarés à la raison. Ils se trouvent en présence de six mille hommes armés de fusils, de piques, de croissants, de fourches, de faux, assemblés sur le champ de la fédération. Leurs premières paroles sont écoutées avec assez (le calme, mais bientôt on crie de toutes parts : Ce sont des charlatans, des endormeurs, des aristocrates, il faut les pendre !

Biroteau et Maure sont entraînés d'un côté, Lecointe-Puyraveau de l'autre. En vain agitent-ils leurs écharpes, en vain invoquent-ils le respect dû à leur caractère sacré de représentants du peuple. Ils sont frappés, leurs vêtements déchirés ; on les conduit de force sur la place de la halle, on les hisse sur des sacs de blé entassés et on leur enjoint de taxer les grains sous peine de mort. Ils s'y refusent, les hurlements redoublent ; les armes qui les menacent se rapprochent de leurs poitrines, ils sentent qu'ils vont périr s'ils ne cèdent ; ils signent tous les papiers qu'on leur présente.

Délivrés, grâce à celte capitulation de conscience, les malheureux députés accourent à Paris, et, dès l'ouverture de la séance du 30, montent l'un après l'autre à la tribune de la Convention pour raconter les mauvais traitements dont ils ont été les victimes. Stupéfaite du peu d'énergie qu'ils ont montré et : se rappelant le courage héroïque que le maire d'Étampes, Simonneau, avait déployé quelques mois auparavant dans des circonstances semblables, l'Assemblée entière murmure. Mais sa colère prend un autre cours lorsque les commissaires lui déclarent que, suivant eux, ces agitations qui, en apparence, ont pour but l'établissement de lois agraires, la fixation du prix des blés, la réduction du prix des baux, sont, au fond, excitées par le fanatisme religieux. — Voici, disent-ils, les propos que nous avons entendus : Nous irons mettre à la raison la chambre de Paris,c'est ainsi qu'ils nommaient la Convention —, nous voulons nos prêtres et nos églises. Des curés étaient au milieu de l'attroupement ; on faisait de fréquentes et vives allusions à la motion présentée récemment par Cambon pour abolir le salaire du clergé. Si la seule nouvelle de ce projet cause tant d'effervescence, jugez des troubles qu'occasionnerait un pareil décret s'il était rendu.

Dès qu'on soulevait la question religieuse, les partis se confondaient ; à droite comme à gauche, il se trouvait des députés prêts à attribuer tous les maux de la France aux agitations suscitées par le clergé insermenté et même assermenté. Pétion déplore l'égarement de ses concitoyens, il fait, suivant son habitude, un appel à la sensibilité de l'Assemblée, mais réserve toutes ses sévérités pour le fanatisme qui rallume ses torches. Danton se plaint de ce que, par perfidie et par ignorance, l'on ait commenté d'une manière si étrange la proposition de Cambon ; le fougueux démocrate prêche la tolérance et tonne contre ceux qui, trop imbus des doctrines de la philosophie moderne, seraient capables de bouleverser la France pour en obtenir l'application immédiate. Il partage leurs opinions, mais il ne saurait approuver leur impatience. Le peuple, dit-il, et surtout le peuple des campagnes n'est pas mûr pour cette application. Je ne connais d'autre Dieu que celui de l'univers, d'autre culte que celui de la justice et de la liberté ; mais l'homme maltraité par la fortune cherche des jouissances éventuelles ; quand il voit l'homme riche se livrer à tous goûts, caresser tous ses désirs, tandis que ses besoins à lui sont restreints au plus strict nécessaire, alors il croit, et cette certitude est consolante pour lui, il croit que, dans l'autre monde, ses jouissances à lui se multiplieront en proportion de ses privations dans celui-ci. Laissez-lui cette erreur... Attendez que vous ayez des officiers de morale qui puissent faire passer dans son âme, neuve encore, le sentiment de son erreur. Jusque-là il serait barbare, ce serait un crime de lèse-nation, de vouloir ôter au peuple ses idées, ses chimères !... L'homme des champs respecte l'homme consolateur auquel sa jeunesse, son adolescence, sa vieillesse, ont dû quelques instants de bonheur. Le malheureux a l'âme tendre et s'attache plus particulièrement à tout ce qui porte un caractère majestueux. Laissez-lui son erreur, mais éclairez-le ; que le peuple ne craigne pas de perdre ce qui seul l'attache à la terre quand il n'y tient pas par la fortune. Il serait utile que la Convention fit une adresse pour persuader au peuple qu'elle ne veut rien détruire, mais tout perfectionner ; que si elle poursuit le fanatisme, c'est parce qu'elle veut la liberté des opinions religieuses. Il serait utile aussi que la Convention accélérât le jugement du roi, car il faut enlever toute espérance aux royalistes comme aux fanatiques.

Il faut, disent plusieurs députés, envoyer de nouveaux commissaires au devant des rassemblements ; mais Robespierre s'y oppose, parce qu'il lui paraît inutile de compromettre des membres de la Convention dans les mouvements effervescents d'un peuple égaré. Il est, selon lui, des mesures plus générales et plus efficaces à prendre. Il ne suffit pas que l'Assemblée venge d'une manière qui l'honore la majesté nationale avilie dans la personne de ses commissaires, il faut en même temps qu'elle prouve qu'elle est guidée par l'amour de la liberté et du peuple lui-même, il faut qu'elle confonde tous les partisans du royalisme et de l'aristocratie.

Je demande, s'écrie-t-il, que demain le tyran des Français, le chef de tous les conspirateurs, soit condamné à la peine de ses forfaits ; qu'après-demain, en conciliant les droits de la propriété avec la vie des hommes, vous prononciez sur les subsistances. Alors tous les ennemis de la liberté tomberont à vos pieds, et vous aurez ramené au sein de cette Assemblé l'impartialité et la concorde[35].

La Montagne applaudit Robespierre ; elle applaudit également Lacroix lorsqu'il propose que le ministre de la guerre soit chargé sous sa responsabilité de diriger sur Chartres des forces suffisantes pour imposer aux séditieux.

Certains jacobins n'étaient probablement si grands partisans d'une expédition militaire contre les rassemblements que parce qu'ils y voyaient une occasion de se débarrasser des fédérés, que, quelques jours auparavant, la Convention, par un décret formel, avait ordonné de conserver à Paris[36].

Les girondins devinent la secrète pensée de leur adversaires. Aussi Lauze Duperret, le compatriote et l'ami de Barbaroux, demande-t-il que l'on retienne dans la capitale les troupes nécessaires pour garantir la Convention contre les provocateurs qui l'environnent et appellent tous les jours l'insurrection contre elle. On n'exécute, dit-il, dans le département d'Eure-et-Loir, que les principes qu'on prêche à Paris.

Duperret est interrompu à chaque phrase par les clameurs de la gauche et les applaudissements de la droite. L'agitation est à son comble ; Barrère, qui préside, parvient à mettre aux voix la proposition de Lacroix ; elle est adoptée, mais la discussion n'en continue pas moins. Buzot demande que la Convention prenne des mesures générales afin de couper court aux séditions qui se propagent ; il faut, suivant lui, que le conseil exécutif soit tenu de déclarer sur-le-champ s'il répond de la tranquillité publique ou s'il a besoin que la Convention lui fournisse les moyens de la maintenir.

La Montagne, qui voit revenir l'éternelle question de la garde départementale, empêche l'orateur de continuer. Puisque la tribune n'est pas libre, s'écrie Buzot, je me retire. Marat s'élance pour le remplacer. Son apparition est accueillie par des cris : A bas ! à bas ! partis des rangs de la droite.

Tant que vous aurez de pareils hommes parmi vous, dit Kersaint, ne soyez pas étonnés que le peuple vous manque de respect !Président, retirez la parole à Marat ! s'écrient une foule de députés. Barrère est obligé d'obéir aux injonctions qui lui sont faites. Il ordonne à l'ami du peuple d'évacuer la tribune et prie Buzot d'achever le développement de son opinion.

L'orateur girondin reprend la parole, aux applaudissements de la majorité de l'Assemblée, et, revenant sur la question des subsistances, il s'élève contre ce propos inconsidéré, tenu à une précédente séance par Fayau, qui avait prétendu que les représentants devaient être les pourvoyeurs du peuple, qu'ils devaient briser les portes pour lui fournir des subsistances. Comment, s'écrie-t-il, le peuple ne serait-il pas égaré par de faux principes, lorsqu'ils sont énoncés dans cette assemblée même ? De ces excitations, plutôt que du roi et de son jugement, proviennent les troubles. La vraie, la seule cause des séditions qui dévastent la République, c'est l'anarchie entretenue par les faux amis du peuple ; cette anarchie dévorera la République, si la Convention n'y sait pas mettre un terme par des lois respectées et sévèrement exécutées[37].

Dès que Buzot est descendu de la tribune, Marat prétend user de son droit de parler à son tour.

On nous répète sans cesse, s'écrie-t-il au milieu des plus violents murmures, que les autorités constituées ne sont pas respectées. Le respect se mérite, mais il ne se commande pas !... — La droite bondit. — Ce n'est pas en présentant des canons et des baïonnettes à des malheureux qui demandent du pain, que vous inspirerez la confiance et ferez renaître le calme. Ce moyen est celui des tyrans... — L'immense majorité de l'Assemblée proteste, Marat continue sur le même ton : Le sang a coulé dans le Loiret. Pourquoi ? parce qu'on a confié la disposition de la force publique aux accapareurs eux-mêmes...

Que Marat prouve ses assertions !

Marat a-t-il jamais rien prouvé ? La calomnie est son élément !

Sans doute, reprend l'orateur sans daigner répondre aux interrupteurs, il faut déployer toute la sévérité de la loi contre les agitateurs...

L'Assemblée, très-étonnée de cette concession de l'ami du peuple, applaudit tout entière.

... Mais je demande que la force armée, lorsque vous serez obligés de l'employer, soit mise sous la conduite d'un chef dont le patriotisme vous soit connu...

De Marat ? crie-t-on ironiquement.

Vous voulez que je vous indique qui ? D'un homme comme Santerre, que personne ne peut récuser.

Je fais observer, dit un membre, que Marat a dénoncé Santerre comme un traître.

Le girondin Ducos, fidèle aux habitudes d'indiscipline de son parti, s'élève à son tour contre les mesures rigoureuses préconisées par Buzot et blâmées par Marat. Il demande que le comité d'agriculture soit chargé de présenter le lendemain à l'Assemblée une instruction claire et précise sur les subsistances. Elle vaudra mieux que les baïonnettes et fera plus d'effet[38].

Les murmures et les applaudissements s'entrecroisent. Legendre s'écrie : Comment voulez-vous rétablir l'ordre dans la République, si vous n'avez pas la sagesse de le faire ici ? Lacroix appelle la sévérité de la Convention contre lés trois commissaires qui ont préféré la vie au strict accomplissement de leur devoir. On leur présentait la hache, dit Manuel, la hache ou la plume : ils devaient prendre la hache et se couper la main !

Biroteau, l'un des commissaires inculpés, réclame vivement la parole. Est-ce pour se défendre ? crie-t-on de différents côtés. — Non, dit Bazire, c'est pour appeler eux-mêmes, sur leurs têtes, toute la sévérité de l'Assemblée. Mais la majorité déclare la discussion close et adopte les trois décrets suivants qui lui ont été proposés dans le cours de la discussion.

I.

La Convention nationale charge spécialement le pouvoir exécutif de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire arrêter et punir les chefs l'attroupements indiqués par le rapport des commissaires de la Convention et de rendre compte sous huitaine de l'exécution du présent décret.

II.

La Convention nationale, sur le compte qui lui a été rendu par ses trois commissaires envoyés dans le département d'Eure-et-Loir, improuve la conduite de ces commissaires, qui ont eu la faiblesse de souscrire, plutôt que de mourir, l'acte qui leur a été présenté, portant taxe des grains, denrées et autres objets ; déclare cet acte nul et de nul effet.

III.

La Convention nationale décrète qu'il sera fait une adresse à tous les citoyens de la République, pour leur faire sentir la nécessité et les avantages de la libre circulation des subsistances, et que, dans ladite adresse, il sera expliqué que la CONVENTION N'A JAMAIS EU L'INTENTION DE LES PRIVER DES MINISTRES DU CULTE QUE LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ LEUR A DONNÉS.

 

IX

Les dernières lignes du troisième décret étaient une réponse à une question très-vivement débattue depuis quinze jours aux Jacobins, dans la presse et dans l'Assemblée : celle du salaire des prêtres. Cambon l'avait soulevée, le 16 novembre, en proposant, au nom du comité des finances, qu'on laissât à chaque secte religieuse le soin de payer les ministres de son culte, et que, supprimant une recette d'une quotité à peu près correspondante à la dépense dont le budget de l'État aurait ainsi été dégrevé, on abolit l'impôt mobilier et celui des patentes. Nous venons de voir combien la seule nouvelle de la présentation du projet de Cambon avait produit d'agitation dans le sein des populations rurales du pays chartrain, du Maine et du Perche. On se demandait déjà si la Convention allait manquer à l'engagement solennel, qu'avait pris la Constituante, de pourvoir à tous les frais du culte en échange des biens qui s'étaient accumulés depuis quatorze siècles entre les mains du clergé français, et qu'elle avait déclaré être à la disposition de la nation.

Chose remarquable ! La proposition du comité des finances souleva, à Paris et même aux Jacobins, une très-vive opposition. Les montagnards les plus fougueux la jugeaient cruelle, injuste, impolitique.

Dans la presse ultra-révolutionnaire, l'abolition du salaire des prêtres ne rencontra qu'un seul défenseur, Prudhomme[39] ; encore le journaliste présente-t-il ses arguments avec une étonnante modération. Il considère le serment civique, la constitution civile du clergé comme des fautes violant les principes de l'égalité religieuse et de la liberté de conscience. Si le projet de Cambon était adopté, cette liberté, cette égalité seraient rétablies, écrit-il, personne ne serait plus imposé pour des opinions qu'il ne partage pas ; le culte lui-même, étant dégagé de tout serment et de toute obligation politiques, y gagnerait d'être ramené à la simplicité du christianisme primitif.

Robespierre, dans sa huitième Lettre à ses commettants, est d'un avis tout opposé ; métaphysique à part, il condamne l'opération proposée parce qu'elle est mauvaise en révolution, dangereuse en politique, pas même bonne en finances. Son très-long article mérite une attention toute particulière, il indique très-nettement les tendances religieuses des disciples de Rousseau, et d'avance explique la lutte à mort qui doit éclater plus tard entre les déistes, fondateurs du culte de l'Être suprême, et les athées, inventeurs du culte de la déesse Raison.

Robespierre s'incline devant celui qui créa tous les hommes pour l'égalité et le bonheur, celui qui protège les opprimés et extermine les tyrans. Il n'aime pas plus qu'un autre le pouvoir des prêtres, mais il estime que la raison seule peut rompre cette chaîne attachée aux esprits. Le législateur peut aider la raison ; mais il ne doit pas la devancer trop vite. Si vous bornez vos regards à l'horizon qui vous environne, peut-être croirez-vous pouvoir tout faire ; mais si vous embrassez la nation tout entière, si vous pénétrez surtout sous le toit du laboureur ou de l'artisan, vous reconnaîtrez sans doute qu'il est des bornes à votre puissance morale.

Sous le rapport des préjugés religieux, notre situation me paraît très-heureuse et l'opinion publique très-avancée. L'empire de la superstition est presque détruit. Déjà, c'est moins le prêtre qui est tin objet de vénération, que l'idée de la religion et l'objet même du culte... Il ne reste plus guère dans l'esprit que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées morales et la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le Fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. Mais, en attendant que l'évangile de la raison et de la liberté soit devenu l'évangile du inonde, le peuple lie au moins en partie le système de ses idées morales au culte qu'il a professé jusqu'ici. Attaquer directement le culte, c'est attenter à la moralité du peuple. Jusqu'à ce que les bases sacrées de cette moralité aient pu être remplacées par les lois, par les mœurs et par les lumières publiques, consolez-vous en songeant que ce que la superstition avait de plus dangereux a disparu ; que la religion, dont les ministres sont stipendiés encore par la patrie, nous présente au moins une morale analogue à nos principes politiques. Si la déclaration des droits de l'humanité était déchirée par la tyrannie, nous la retrouverions encore dans ce code religieux que le despotisme sacerdotal présentait à notre adoration. Et s'il faut qu'aux frais de la société entière les citoyens se rassemblent encore dans des temples communs devant l'imposante idée d'un Être suprême, là du moins le riche et le pauvre, le puissant et le faible, sont réellement égaux et confondus devant elle.

Nullement philosophique, le projet du comité des finances lui paraît être, de plus, impolitique. Au moment le plus difficile de la crise révolutionnaire, quand la République est proclamée plutôt qu'établie, est-ce bien le moment de mettre de nouvelles armes entre les mains de la malveillance et du fanatisme ? Il ne s'agit pas, prétendent les auteurs et approbateurs de la motion Cambon, d'abolir le culte, mais de ne plus le payer. Ne plus payer le culte ou le laisser périr, c'est à peu près la même chose... Le principe que les ministres ne doivent être payés que par ceux qui veulent les employer, ne peut s'appliquer exactement qu'à une société où la majorité des citoyens ne le regarde pas comme une institution utile. Mais, en France, rien ne serait plus dangereux que ce sophisme ; car, cessant d'être les prêtres du public, les prêtres des particuliers auraient une bien plus forte, une bien plus intime action sur les fidèles. Mille associations religieuses naîtraient, à l'ombre desquelles les partisans du royalisme se réuniraient sous l'étendard du culte dont ils feraient les frais. A la vue des prêtres dépouillés et réduits à l'indigence, le fanatisme se réveillerait ; chaque village serait le théâtre de discordes entre ceux qui voudraient se passer de culte et ceux qui ne le pourraient pas. Financièrement, le projet est détestable ; tout le poids du culte retomberait sur le peuple. qui est le plus attaché à la religion, parce que la morale du Fils de Marie prononce des anathèmes contre la tyrannie et l'impitoyable opulence. Ce serait, du reste, un manquement à la foi publique engagée par la Constituante.

Le mot final de l'article de Robespierre est celui-ci : Nulle puissance n'a le droit de supprimer le culte établi jusqu'à ce que le peuple en soit lui-même détrompé.

 

X

Le décret du 30 novembre fit tomber cette polémique religieuse ; mais elle se ranima bientôt sous une autre forme : celle du mariage des prêtres. Des exemples de ces étranges unions s'étaient produits même avant la chute de la monarchie. Quelques-uns des ecclésiastiques qui les avaient contractées, avaient abandonné leurs fonctions ; quelques autres avaient cumulé les agréments du mariage et les avantages pécuniaires du sacerdoce ; mais la question n'avait pas été soulevée officiellement.

Cependant il arrivait parfois que les populations étaient médiocrement flattées de voir leur nouveau pasteur se marier. Dans plusieurs localités, des troubles éclatèrent. La Convention crut devoir y couper court en décrétant, le 17 novembre, que tout prêtre qui se marierait et qui serait inquiété à ce sujet par les habitants de la commune de sa résidence, pourrait se retirer dans tel lieu qu'il jugerait convenable, et que son traitement lui serait payé aux frais de la commune qui l'aurait persécuté.

Quelques évêques constitutionnels déploraient eux-mêmes ces scandales et auraient voulu y mettre un terme. L'évêque de Versailles ayant refusé l'institution canonique à un vicaire qui venait d'être élu curé et en même temps avait pris femme, le fait est aussitôt dénoncé à la Convention ; celle-ci passe à l'ordre du jour, mais reconnaît au vicaire le droit de poursuivre l'évêque devant les tribunaux pour que justice lui soit rendue. En même temps le prélat est sommé par les jacobins de Versailles de comparaître à la barre de leur club. Devant cette double menace, l'autorité ecclésiastique cède et le vicaire est institué[40].

A chaque séance, la Convention recevait des lettres dans lesquelles des prêtres assermentés lui faisaient part de leur mariage[41]. Les jours consacrés à la réception des pétitionnaires, elle avait la visite des plus audacieux d'entre ces apostats qui venaient lui présenter leurs nouvelles épouses. L'ex-procureur syndic de la Commune de Paris, Manuel, s'était constitué leur introducteur. Ce fut lui qui, dès le début de la campagne en faveur des unions de cette espèce, avait dit : Quand un prêtre se marie, il avance les mœurs publiques ; il donne une preuve éclatante de civisme1[42]. Ce fut lui encore dont la voix se fit entendre pour célébrer le mariage de Thomas Lindet, le premier évêque constitutionnel qui donna ce scandale[43]. Dans la séance du VI novembre, il demanda que l'Assemblée, dont le devoir était de former l'esprit public, voulût bien accorder une mention honorable à ce trait de civisme ; mais Prieur (de la Marne) fit voter l'ordre du jour sur cette proposition, parce qu'on ne devait pas de reconnaissance à qui ne faisait que son devoir de citoyen[44].

Ainsi s'accomplissaient les sinistres prédictions de ceux qui avaient entrevu les déplorables conséquences des changements apportés dans l'organisation de l'Église de France par les témérités de notre première Assemblée nationale. Les quelques prêtres qui de bonne foi avaient coopéré à la constitution civile, rougissaient de leur œuvre, et s'apercevaient, mais trop tard, que, loin de travailler au rétablissement des mœurs dans le clergé, ils avaient donné carrière au dévergondage le plus éhonté. La plupart des prêtres-jureurs avaient commencé par la faiblesse, ils devaient finir par l'infamie. C'est qu'ils voyaient arriver à grands pas pour eux-mêmes l'heure de la persécution, dont, à leur instigation, avaient été frappés les ecclésiastiques insermentés. Ils croyaient ne pouvoir s'en préserver qu'en cherchant un refuge dans des affiliations avec les sociétés jacobines, dans des abjurations honteuses, dans des mariages sacrilèges.

Pendant ce temps, les mesures les plus acerbes étaient prises, conformément aux décrets de la Législative, contre les membres de l'ancien clergé. Ceux qui avaient échappé aux massacres de Paris, de Reims, de Meaux, de .Lyon, et qui ne s'étaient pas expatriés, étaient entassés dans les prisons ou envoyés sur des pontons dans les différents ports de mer[45].

Enfin les sectateurs des doctrines matérialistes préparaient les esprits à accepter leurs funestes principes ; en attendant, ils présidaient à la violation des sépultures, sous prétexte de s'emparer du plomb des cercueils pour le service des armées, jetaient au vent les cendres des morts, dépouillaient au profit de la République, prétendaient-ils, mais bien souvent au leur, les églises des richesses que la piété des fidèles y avait accumulées depuis quatorze siècles, enveloppaient dans une même haine et les prêtres qui avaient prêté le serment constitutionnel et ceux qui l'avaient refusé, annonçaient hautement que le règne de ces charlatans de toute catégorie était fini, que celui de la raison allait commencer ; et, pour fêter dignement le retour des Français du XVIIIe siècle aux idées païennes, ils préconisaient en style bucolique le culte de la nature et la morale du plaisir.

Comment pourrions-nous mieux couronner le récit de ces bacchanales, qu'en remettant en lumière le discours prononcé par le fameux Chaumette, au moment où, en sa qualité de président de la Commune, il faisait connaître à de jeunes époux les bienfaits de la nouvelle législation sur le divorce ?

Le mariage n'est plus un joug ni une chaîne ; il n'est plus que ce qu'il doit être, l'accomplissement des grands desseins de la nature, l'acquit d'une dette agréable que tout citoyen doit à la patrie. Le divorce est le dieu tutélaire de l'hymen ; il lui était réservé de remplacer, par des charmes inconnus jusqu'alors. la fatigue et le dégoût inséparables d'un lien indissoluble. La facilité de la rupture rassure les Aines timides. Libres de se séparer, les époux n'en sont que plus unis[46].

 

FIN DU TOME QUATRIÈME

 

 

 



[1] Le Moniteur n'avait jamais jusque-là rendu compte de ce qui se passait au club des jacobins. Il n'avait fait d'exception à ce mutisme calculé que pour dire quelques mots de l'ovation qu'y avait reçue le général Dumouriez trois semaines auparavant. Mais le triomphe des montagnards étant désormais assuré à ses yeux, il passe dans leur camp avec armes et bagages et reproduit presque textuellement, pour la séance du 5 novembre, le Journal des débats de la Société, n° 296 et 297. Plus tard, le rédacteur en chef du Moniteur, Grandville, se vanta à Robespierre de la révoltante partialité qu'il montra dans cette circonstance. (Voir sa lettre, tome Ier, p. VII.)

[2] Moniteur, n° 315.

[3] Voir le n° 475, p. 351 et 353 des Révolutions de Paris.

[4] Voir le discours prononcé par Chabot, le 7 novembre, aux Jacobins, Journal des débats de la société, n° 297.

[5] Patriote français, n° M.CCXXXIV.

[6] Cet article de la Chronique est reproduit dans le Patriote, n° M.CXCII, avec des commentaires. La même idée se retrouve dans le Courrier des Départements, n° VIII et XII et, en général, dans tous les journaux des Girondins qui, comme Brissot, Condorcet, Gorsas, étaient voltairiens. Robespierre et ses adhérents étaient au contraire disciples très-fervents de Rousseau.

[7] N° XL, XLII, XLIV, XLV.

[8] Camille Desmoulins venait de faire reparaître ce journal en collaboration avec Merlin (de Thionville). Voir surtout les n° X et XII.

[9] Voir le n° 6 des Lettres de Robespierre à ses commettants.

[10] Histoire parlementaire, tome XX, p. 441.

[11] Voir livre XVII, p. 327.

[12] Nous croyons qu'aucun historien de la Révolution n'a fait remarquer les circonstances tout à fait exceptionnelles dans lesquelles se produisit le rapport lu par Bazire, le 6 novembre, à la Convention et dont plusieurs écrivains, notamment M. Louis Blanc, se sont largement servis pour déguiser le véritable caractère des journées de septembre. Le n° 295 du Journal des débats et de la correspondance de la Société des Jacobins donne le discours que Bazire prononça dans la Société, le 4 au soir ; il commence ainsi : Le comite de surveillance a été chargé de faire un rapport sur la situation de Paris ; je m'en suis occupé ; je vais donner à la Société lecture de mon travail.

Ce discours était donc bien l'œuvre individuelle de Bazire. Les dates le prouvent d'une manière irréfragable. Le 4 novembre, à 6 heures du soir ; la Convention décrète qu'il lui sera fait un rapport sur l'état de Paris. Comment ce rapport aurait-il pu être rédigé et approuvé par le comité de surveillance, le même jour à 9 heures du soir ? C'était simplement impossible. Il y a quelques variantes entre le travail lu le 4 novembre aux Jacobins, et inséré dans le Journal de la Société lequel parut le 6 au matin, et le rapport lu à la Convention dans la séance du 6 et qui se trouve au Moniteur, n° 313, et dans le Journal des Débats et Décrets, n° 48. Le fond est le même, des passages tout entiers sont identiques. Bien plus, dans la pièce donnée par le Moniteur, on trouve la preuve évidente qu'elle avait été écrite pour être présentée sous la forme d'une opinion individuelle. Bazire s'y sert à plusieurs reprises des locutions suivantes : Je suis certain, je ne crains pas d'affirmer. Le prétendu organe du comité de surveillance n'avait pas eu le temps de revoir à fond son travail et d'effacer ces mots, qui ne trahissent que trop bien de quelle manière subreptice ce tissu d'absurdités et de mensonges était devenu un document officiel.

[13] Le nom de Mme de Lamballe se trouve dans le discours de Bazire lu le 4 aux Jacobins ; il ne se trouve ni dans le compte rendu du Moniteur, ni dans celui du Journal des Débats et Décrets.

[14] Voir, dans le Journal des débats des Jacobins, n° 255, la lettre des jacobins d'Auxerre qui écrivent à leurs frères et amis, qu'il passe journellement dans cette ville un grand nombre de gardes nationales, qui disent aller à Paris pour contenir le parti de Marat et de Robespierre. — Voir, dans le n° 175 des Révolutions de Paris, la lettre du club national de Bordeaux qui dénonce les enrôlements publiquement faits dans cette ville pour fournir une garde destinée à être dirigée sur Paris lorsqu'il en sera besoin.

[15] Moniteur, n° 310, 311, 312 et 313 ; ce dernier n° contient la note suivante : On répand qu'il y a dans Paris et aux environs 40.000 hommes armés ; en voici l'état au vrai. Suit l'état, qui indique un effectif de 15.495 hommes.

[16] Voir les discours de Monestier et de Billaud-Varennes, Journal des débats des Jacobins, n° 295.

[17] Voir Moniteur, n° 316.

[18] Journal des Débats et Décrets, n° 50, p. 118 et 124.

[19] Si on veut se faire une idée des moyens que les meneurs jacobins employaient pour se faire, dans un comité, une majorité de rencontre destinée à enlever telle ou telle affaire, il faut lire la très-curieuse discussion qui eut lieu le 7 décembre, à l'occasion d'une dénonciation faite par Chabot contre les manœuvres qu'il attribuait à Roland et à sa femme, et dont un sieur Viard, misérable intrigant sans consistance, aurait été l'agent en Angleterre. (Moniteur, n° 345.) On ne peut s'imaginer les mensonges, les supercheries, les réticences que Chabot, Tallien, Ruamps accumulèrent en une heure, avant d'avouer qu'ils avaient convoqué seulement la moitié des membres du comité de sûreté générale, pour combiner plus commodément les machinations qu'ils complotaient contre le ministre girondin.

[20] Moniteur, n° 347. Journal des Débats et Décrets, n° 52.

[21] Par une singulière complication qui montre combien il y avait peu de suite et de méthode dans les mesures que les girondins, maîtres alors de la situation, faisaient adopter à.la majorité, la pétition des fédérés, qui était l'arme de guerre dont Buzot et ses amis avaient voulu se servir pour reprendre en temps et lieu la question de la garde départementale, avait été renvoyée non au comité de la guerre, mais au comité de l'instruction publique. Comment ce comité, en apparence si étranger à une pareille question, avait-il pu en être saisi ? C'est que, dans cette adresse, les pétitionnaires avaient proposé une fédération de tous les citoyens-soldats actuellement à Paris avec la garde nationale de cette ville dont ils demandaient à partager les travaux. Or, une fédération était une fête, et les fêtes étaient de la compétence du comité d'instruction publique. Voilà par quelle série de raisonnements cette pétition si importante s'était fourvoyée dans ce comité, qui naturellement ne s'était pas pressé de faire un rapport et s'était laissé devancer par le comité de la guerre auquel la lettre du ministre avait été renvoyée.

[22] Cette partie du discours de Cambon est évidemment une réponse à l'un des passages du factum de Bazire lu, le 4, aux Jacobins et qui avait été supprimé dans l'édition revue et corrigée que le soi-disant rapporteur avait donnée le 6 à la Convention. Voici ce passage :

Les intrigants voient que la révolution s'est faite à Paris, qu'elle est principalement l'ouvrage de leurs adversaires ; ils ont besoin de terrasser des hommes connus ; ils ont à se venger de Paris qui a su les apprécier, ils veulent s'éloigner pour affermir leur domination et réaliser leurs idées de fortune. Ainsi, cette révolution est devenue une mine féconde de calomnies contre les hommes de génie qui en ont tracé le plan et contre le peuple qui a eu l'énergie de l'opérer..... Vos perfides tacticiens, très-exercés au grand art de mener des assemblées nombreuses, excitent, intéressent les amours-propres et font .dore la discussion à leur gré. Les questions se succèdent avec une rapidité telle qu'on n'a pas le temps de les considérer ; ce qui aggrave encore le malheur de notre situation politique, c'est que plusieurs députés méridionaux, dont le vœu pour le gouvernement fédératif est mal déguisé, appuient le système de diffamation contre Paris pour inspirer de se séparer de cette grande commune.

[23] Journal des Débats et Décrets, p. 262.

[24] Voir au Moniteur, n° 306, le rapport de Fabre.

[25] Voir livre précédent, § IX.

[26] Voir le Moniteur, n° 309.

[27] La proposition de Ferrand pour déclarer les communes responsables des délits qui se commettraient à main armée sur leur territoire, n'était que le développement du principe posé par l'Assemblée constituante dans les lois des 23 février, 2 juin et 6 octobre 4790, et par l'Assemblée législative dans la loi des 27 juillet et 3 août 1792. C'est en vertu de ce même principe que fut plus tard formulée la fameuse loi du 10 vendémiaire an IV.

[28] Moniteur, n° 322 et 323. Journal des Débats et Décrets, n° 58.

[29] La lettre de Roland est au Moniteur, n° 325.

[30] Journal des Débats et Décrets, p. 413, n° 68.

[31] Voir le compte rendu de cette séance du 28 novembre, au Moniteur et au Journal des Débats et Décrets.

[32] Moniteur, n° 325.

[33] Le discours de Saint-Just se trouve in extenso au Moniteur, n° 336, et dans l'Histoire parlementaire, tome XX.

[34] Quelques jours après, la discussion des subsistances fut reprise ; ce fut à cette occasion que Robespierre prononça le discours fameux où l'on trouve en germe les doctrines socialistes modernes. On y reconnaît à chaque ligne l'utopiste, le rêveur, l'homme qui ne s'enquiert ni des temps, ni des lieux, ni des mœurs, pas plus des nécessités de la pratique que des impossibilités matérielles. Dans tout pays, où la nature fournit avec prodigalité aux besoins des hommes, y disait-il, la disette ne peut être imputée qu'aux vices de l'administration ou des lois elles-mêmes... Il est impossible de considérer les denrées les plus nécessaires à la vie comme une marchandise ordinaire... Le premier des droits est celui de vivre ; la première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d'exister. Tout ce qui est nécessaire pour conserver la subsistance des hommes est une propriété commune à la société entière. Il n'y a que l'excédant qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l'industrie des commerçants.

Bien loin de chercher à éclairer les masses populaires, Robespierre s'appropriait tous leurs préjugés et professait cette incroyable théorie que, fussent-ils fondés ou non, le législateur devait aveuglement y obéir. Les alarmes des citoyens, s'écriait-il, doivent être respectées ; les mesures même qu'on propose ne fussent-elles pas aussi nécessaires que nous le pensons, il suffit qu'ils le désirent, il suffit qu'elles prouvent à leurs yeux votre attachement à leurs intérêts pour vous déterminer à les adopter.

Le discours de Robespierre fut prononcé le 2 décembre 1792 et remplit plusieurs colonnes du n° 339 du Moniteur.

[35] Journal des Débats et Décrets, p. 191, n° 72. Moniteur, n° 337.

[36] Voir plus haut, au début du § V de ce livre.

[37] Toute cette partie de la séance du 30 novembre est omise au Moniteur. Nous suivons le compte rendu du Journal des Débats et Décrets, n° 73, page 404 et suivantes.

[38] Marat se souvint du secours inattendu que Ducos lui avait prêté dans cette circonstance et lui témoigna sa reconnaissance en faisant effacer son nom de la liste de proscription dressée sous sa dictée, le 2 juin 4793 ; cela n'empêcha pas Ducos de périr, quelques mois après, sur l'échafaud révolutionnaire avec les amis et collègues de la Gironde.

[39] Révolutions de Paris, n° 173.

[40] Voir le n° 180 des Révolutions de Paris.

[41] Nous ne mentionnerons particulièrement qu'une seule de ces lettres. Le 25 novembre, Joseph Lebon, ci-devant curé de Neuville-la-Liberté et alors maire d'Arras, annonçait qu'il venait d'épouser sa cousine et envoyait le discours qu'il avait adressé à cette occasion aux officiers municipaux de Saint-Pol :

Magistrats du peuple, je viens donner un exemple attendu depuis longtemps par le nombre infiniment petit de prêtres vertueux qui ont consenti autrefois à se confondre parmi les charlatans, pour éclairer et affranchir l'humanité ; je viens terrasser le préjugé féroce qui condamnait une classe d'hommes à vivre dans le crime, et ne leur laissait que le choix des forfaits. Puisse ma démarche solennelle leur ôter toute excuse ! Puissent-ils se déterminer enfin à respecter à la fois la nature et la société : la nature, en suivant les lois de son auteur, en n'étouffant pas dans leur germe des êtres qu'il appelle à la lumière ; la société, en ne se servant plus de leur ministère pour abuser de la femme et de la fille d'autrui.

C'est ce jour-là que, pour la première fois, le nom de Lebon fut prononcé au sein de la Convention. Il n'en faisait pas encore partie. Il n'y entra qu'en juillet 1793 en qualité de premier suppléant de la députation du Pas-de-Calais, par suite de la démission d'un député fort obscur, nommé Magniez. Mais il répara bientôt le temps perdu et se signala par d'effroyables forfaits, dont naguère un amour filial mal conseillé a cherché vainement à atténuer la gravité. Une publication récente, intitulée : Histoire de Joseph Lebon et des tribunaux révolutionnaires d'Arras et de Cambrai, a fait justice de cet essai de réhabilitation qui avait révolté les consciences honnêtes. Elle est due à la plume habile d'un jeune avocat d'Arras, M. Paris, qui vient de donner une monographie très-intéressante des jugements prononcés par le tribunal extraordinaire institué par Joseph Lebon dans les départements du Nord et du Pas-de-Calais.

[42] Moniteur, n°.304.

[43] Thomas Lindet avait fait partie de l'Assemblée constituante ; il y était entré curé de Bernay, il en était sorti évêque d'Évreux.

[44] Voir le Moniteur, n° 330. Le même journal, n° 332, annonce que le mariage de Thomas Lindet a été consacré, suivant le rite catholique, par un vicaire de la paroisse Sainte-Marguerite, déjà lui-même père de famille. Ce vicaire était le fameux Claude Bernard, dont nous avons esquissé la biographie t. Ier, p. 43 de l'Introduction.

[45] Parmi les innombrables documents que nous pourrions publier pour donner une idée de la fureur sauvage qui animait les ultra-révolutionnaires contre les prêtres insermentés, nous choisissons le suivant à raison de l'étrangeté de la proposition et de l'espèce de notoriété attachée au nom du signataire. C'est une lettre adressée au président de l'Assemblée.

Monsieur le président,

On est fort embarrassé, à ce qu'il me semble, de décider sur les prêtres réfractaires, dont la conscience et la théologie ridicules occasionnent tant de troubles et de massacres dans l'empire et dans les lieux mêmes où ces lions, revêtus de la peau de mouton, brigandent l'argent, le vin et les femmes des esprits faibles, dont ils captent la confiance et la protection. Voici ce que je propose à leur égard : nous avons chez les deys d'Alger et de l'unis nombre d'esclaves chrétiens, la plupart bons marins, bons militaires et surtout bons français, qui seraient extasiés d'apprendre, à leur retour dans leur patrie, les merveilles qui s'y sont opérées.

Offrons donc à nos voisins, les deys d'Alger et de Tunis, de faire un échange de trois pour un, c'est-à-dire de trois prêtres réfractaires pour un bon patriote. S'ils perdent au marché en raison de la mauvaise marchandise que nous déporterons chez eux, combien ne gagnerons-nous pas en raison du civisme dont nos frères esclaves devenus libres seront animés ?

J'ai l'honneur d'être, etc.

CURTIUS, capitaine du bataillon de Nazareth.

Le signataire de cette lettre était le célèbre Curtius, qui, quelques années avant la Révolution, avait fait courir tout Paris à son exhibition de figures de cire. Il aspirait à mériter une gloire immortelle par cette proposition d'échange et de rachat, étrange parodie de la généreuse mission que s'étaient donnée les pères de la Merci.

Autrefois c'était avec l'or de la chrétienté, maintenant c'était avec des victimes humaines, que des philanthropes d'une nouvelle espèce prétendaient racheter les captifs des forbans de la Méditerranée.

[46] Moniteur, n° 297.