Tous les récits contemporains de la journée du 10 août s'accordent pour évaluer la perte des Suisses à six ou sept cents hommes, celle des insurgés à cinq mille. Le premier chiffre est exact, le second ne l'est pas. Le chiffre de cinq mille morts a été cependant adopté sans examen par la plupart des historiens. Un écrivain consciencieux qui, par son ouvrage sur l'Armée et la garde nationale, a jeté un grand jour sur toutes les questions militaires du commencement de la révolution, M. le baron Poisson, a cru rentrer sans doute dans des limites raisonnables en abaissant le nombre traditionnel à 3.500 (t. Ier, p. 471). Après de longues et pénibles recherches, nous croyons être arrivé à une constatation presque mathématique des pertes éprouvées par les insurgés. Les documents sur lesquels notre conviction s'appuie sont tous officiels ; émanés de sources et d'autorités différentes, ils se contrôlent les uns les autres. Le premier, le plus important, est un état dressé en 1793, pour l'exécution de la loi du 25 octobre 1792, laquelle ouvrait un crédit de 400.000 livres à distribuer en secours une fois donnés aux blessés légèrement et en pensions aux veuves, orphelins et ascendants dont les maris, pères ou fils étaient morts dans la journée du 10 août, ainsi qu'aux individus qui avaient reçu des blessures graves dans le combat. Il résulte de cet état : 1° Que, par suite du décès de vingt-huit individus appartenant à seize sections différentes deux ascendants et vingt-six veuves avec ou sans enfants se trouvèrent avoir droit à des pensions ; — les sections qui avaient subi les plus fortes pertes étaient celles des Quinze-Vingts, qui comptait quatre morts, et celle du faubourg Montmartre, qui en comptait trois — ; 2° que les citoyens blessés grièvement, auxquels la loi accordait 365 fr. de pension viagère, furent au nombre de trente-quatre, appartenant à vingt et une sections différentes — les sections des Quinze-Vingts et des Lombards comptaient quatre blessés chacune, celle des Gravilliers, trois. Il est à observer que les sections auxquelles appartiennent les morts et les blessés, souvent ne sont pas les mêmes ce qui prouve évidemment que l'état est général pour tout Paris. Du reste, les chiffres qu'il donne sont corroborés par un document encore plus irrécusable : le compte des recettes et dépenses faites par la citoyen Baron, payeur du département de Paris, sur le fonds de 400.000 livres alloué par la loi du 25 octobre[1]. Le service des pensions pour quatre trimestres, c'est-à-dire pour une année entière, s'y trouve porté pour une somme totale de 18.022 livres 1 sol 6 deniers. Or, 34 blessés à 365 livres donnent : 15.410 liv. 26 veuves et 2 mères à 125 liv. donnent : 3.500 liv. Total : 18.910 liv. Ce qui excède d'assez peu le chiffre de 18.022 livres porté à l'état des recettes et dépenses cité plus haut. Les décès survenus parmi les pensionnaires, depuis le mois d'octobre 1792 jusqu'au 25 germinal an II (6 mai 1794), époque où finit le compte de Baron, expliquent suffisamment cette différence. Le chiffre des insurgés blessés grièvement est donc incontestable. Le chiffre des décès le serait également si on ne pouvait objecter qu'il a pu y avoir quelques individus qui, n'ayant ni femme, ni enfants, ni ascendants, n'ont pas donné droit à l'ouverture d'une pension. D'autres pièces officielles incomplètes, il est vrai, peuvent nous aider à déterminer le nombre des morts que représente cette dernière catégorie. Les quarante-huit sections de Paris furent invitées deux fois, au mois d'octobre 1792 et au mois de messidor an II (juin 1794), à faire connaître les noms des individus appartenant à leurs circonscriptions, qui auraient été tués le 10 août 1792. On voulait inscrire ces noms sur une colonne commémorative. Nous avons retrouvé la réponse faite par quatorze sections à la première demande, celle faite par sept autres sections à la seconde ; en tout vingt et une. Elles constatent le décès de dix individus, dont tes noms ne se retrouvent pas sur les états des pensions. Sept sections sur vingt et une déclarent qu'au 10 août elles ne comptèrent pas un seul mort[2]. Parmi les dernières réponses, celle de la section de Guillaume Tell ou du Mail nous a paru mériter d'être reproduite à raison de sa naïveté : SECTION DE GUILLAUME TELL. — COMITÉ CIVIL.Paris, le 5 messidor an II de la République. Citoyens, La caisse a été battue dans toute la section pour savoir s'il y avait des citoyens morts à la journée du 10 août. Personne ne s'est encore présenté jusqu'à ce jour. Salut et fraternité. JACQUET, président. On peut déterminer très-approximativement le nombre total des célibataires parisiens, n'ayant pas d'ascendants, qui ont succombé dans la journée du 10 août, en établissant une proportion entre le chiffre de dix morts donnés pour cette catégorie par vingt et une sections, et celui que donneraient les vingt-sept sections dont on n'a pas la réponse. Cette proportion serait de vingt-deux décès en tout, et, qu'on le remarque, ce calcul proportionnel est évidemment au désavantage de notre thèse, car parmi les vingt et une sections dont la réponse est connue, il s'en trouve plusieurs de celles qui étaient, le 10 août au matin, fortement engagées dans le mouvement insurrectionnel et devaient naturellement compter le plus grand nombre de morts. Nous citerons notamment les sections des Quinze-Vingts, des Postes, de l'Observatoire, de la Croix-Rouge, de la fontaine de Grenelle, de Montreuil et des Invalides. On peut donc affirmer que l'insurrection du 10 août ne coûta à la population parisienne tout entière que 34 individus blessés grièvement et 50 morts. Il reste à apprécier les pertes éprouvées par les fédérés Marseillais, Brestois et autres. Nous avons retrouvé deux états, l'un et l'autre datés du 16 octobre 1792 ; le premier, relatif au bataillon marseillais ; le second, aux volontaires et dragons composant la division du Finistère. Le premier, certifié par un sieur Girard, lieutenant, et par un sieur Leroux, commissaire des guerres de la 17e division militaire, comprend quatorze noms de blessés appartenant aux diverses compagnies du bataillon de Marseille, qui se trouvaient dans les hôpitaux de Paris le 20 septembre 1792. On peut considérer ces quatorze individus comme blessés grièvement. Si l'on prend la même proportion qu'entre les blessés et les morts parisiens, on arrivera à un chiffre de vingt-deux décès pour le bataillon. Le deuxième état constate le décès de deux dragons et les blessures graves de cinq fédérés bretons il est certifié véritable et conforme au contrôle de la division par un sieur Fontaine, lieutenant-quartier-maître. Les deux dragons tués étaient ceux dont parlent tous les récits du 10 août, comme ayant été massacrés par des insurgés qui les prirent pour des Suisses à cause de leurs habits rouges. Récapitulons les chiffres précédemment établis :
Si on veut faire la part des omissions possibles pour ce qui concerne les fédérés autres que les Marseillais et les Brestois — ils étaient en petit nombre d'après tous les récits —, on arrivera à une centaine de morts et à un peu plus de soixante blessés grièvement. Parmi ces cent soixante individus morts ou blessés grièvement, combien y en eut-il qui furent victimes soit de la première décharge, faite sous le vestibule et dans les cours avant le combat ; soit des luttes individuelles et corps à corps, pour ainsi dire, qui s'engagèrent dans les appartements entre des Suisses isolés et les premiers envahisseurs ? C'est ce qu'il est impossible de déterminer d'une manière positive. Nous avons consulté les militaires les plus capables de nous renseigner à cet égard tous se sont accordés pour nous dire que la première décharge, faite dans les circonstances que nous décrivons, dut produire au moins soixante victimes soixante autres insurgés au moins succombèrent lors du sac du Château[3]. Si donc du chiffre de cent soixante victimes qui, dans la journée du 10 août, tombèrent dans les rangs des insurgés, on déduit celui de cent vingt pour la première et la dernière phase de la lutte, que reste-t-il pour le combat proprement dit, qui dura plus d'une demi-heure, pour le prétendu assaut que l'on a tant de fois raconté et qui n'a pas eu lieu ? Quarante victimes au plus ; ce qui prouve, nous le croyons jusqu'à la dernière évidence, la vérité de ce que nous avons avancé : Le 10 août 1792, le château des Tuileries ne fut pas pris de vive force, mais abandonné par ordre de Louis XVI. |
[1] La dépense totale du compte Baron se monte à 55.840 liv. 135 s.. Ce compte embrasse du 10 août 1792 au 6 mai 1794. Il se trouva si peu de blessés, même légèrement, qu'ainsi, en près de deux ans, on ne put dépenser que le huitième de la somme primitivement allouée.
[2] Ces sections sont celtes de Montreuil, du Muséum (Louvre), du Mail, de la Bibliothèque, de l'ile Saint-Louis, du faubourg Saint-Denis et du Pont-Neuf.
[3] Le capitaine Pfyffer a porté le nombre des victimes des luttes individuelles quatre cents ; mais, il faut le remarquer, le capitaine Pfyffer ni aucun des Suisses qui l'ont aidé dans son récit ne se trouvaient au château au moment de l'envahissement ; ils étaient déjà prisonniers dans les bureaux de l'Assemblée nationale. En diminuant le chiffre donné dans le récit de Lucerne des quatre cinquièmes, on ne peut nous taxer de partialité.