Nous avons cru devoir donner, au moins par extrait, la lettre très-longue qui accompagne l'envoi au maire de ce procès-verbal. On ne saurait trop admirer le courage que J.-J. Leroux déploie, au moment même où l'on égorge dans les prisons, en stigmatisant les bourreaux et en demandant des juges pour lui-même. Monsieur le maire, La loi m'ordonne de dresser procès-verbal des événements qui ont eu lieu les 9 et 10 août dernier, et dans lesquels, en qualité d'officier municipal, j'ai été obligé d'agir... Ma minute, mise au net le 1er septembre, et les pièces qui y sont relatives sont déposées chez un notaire de Paris j'ai l'honneur de vous envoyer une copie certifiée que je vous prie de communiquer au conseil général de la commune. J'en adresse une seconde à la commission extraordinaire de l'Assemblée nationale, la troisième est remise à ma section (celle de la Grange-Batelière), et je garde la quatrième. Je me rendis au château des Tuileries dans la nuit du 5 au 6 août, y étant engagé au nom du roi, parce qu'au sujet de la translation des fédérés marseillais, le bruit s'était répandu qu'on devait attaquer le Château et enlever le roi et sa famille. J'y suis arrivé vers deux heures après minuit. Le roi était dans la salle du conseil. C'était la première fois que je conversais avec lui. L'alerte était fausse ; le plus grand calme régna dans la ville. Le roi se retira vers trois heures, et, à cinq heures, j'étais rentré chez moi. ... Le lundi 7, j'éloignai de Paris ma femme et mes enfants. Après leur départ, j'arrangerai mes affaires domestiques. Je voyais la mort au milieu du chemin dans lequel me poussait le devoir. Elle ne m'a pas fait reculer d'un pas, je vous t'assure ; cette idée ne me paraît horrible que quand j'y joins celle d'un meurtre inutile. Mais une mort comme celle de Simonneau, pour la défense de la loi, m'a toujours paru le dernier terme de gloire où puisse prétendre un citoyen obscur. Je suis entré dans ces détails, monsieur le maire, parce que j'ai l'intention de faire imprimer tout ce que j'ai l'honneur de vous adresser aujourd'hui, aussitôt que la France aura recouvré la liberté de la presse, aussitôt que l'inquisition des destructeurs des lois sera détruite elle-même. Je veux, moi aussi, instruire le peuple sur mon compte ; je veux être jugé lorsqu'il y aura d'autres tribunaux que celui de Robert et de ses compagnons[1], accusateurs, rapporteurs, juges et bourreaux tout ensemble. Je veux tout cela le plus promptement possible, parce que si quelque chose était capable de me déterminer à quitter ma malheureuse patrie, ce serait la honte de ne devoir ma sûreté qu'à une amnistie ; je veux justice et non pas grâce, générosité ou indulgence. Un ami m'annonce, le 4 septembre, qu'on est venu le jour même pour m'enlever de chez moi ; que l'on a pris mon voisin, mon collègue et mon ami, M. Cahier, qu'on l'a mis à l'Abbaye, et que, le lendemain de son arrestation, confondant criminels, condamnés, accusés, innocents, mais prévenus par ces messieurs on a, dis-je, égorgé tous les prisonniers que certains scélérats avaient désignés à la fureur du peuple. Pour cette fois, se trouvera-t-il quelqu'un d'assez niaisement atroce pour nous vanter la justice de ces hordes d'assassins ?... Il y a longtemps que je l'avais prédit à plusieurs de mes collègues, en leur montrant ces figures basanées... Voilà ceux qui nous massacreront, leur ai-je dit... J.-J. LEROUX. ————— 5 septembre 1792. Monsieur le président de l'Assemblée nationale, En qualité d'officier municipal et m'étant trouvé au château des Tuileries dans la nuit et la matinée du 10 août, j'ai du, pour obéir à la loi, dresser procès-verbal des faits dont j'ai été témoin. J'ai l'honneur de vous adresser une copie de ce procès-verbal que j'ai envoyé au conseil général .da la commune et une copie de ma lettre à M. le maire de Paris. Vous y verrez l'extrême désir que j'ai d'obtenir justice, soit du conseil général, soit d'un tribunal, après que t'Assemblée nationale aurait prononcé qu'il y a lieu à accusation. J'ai joint à mon procès-verbal, mais pour M. le maire seulement, des notes que j'aurais l'honneur de vous faire passer si elles devenaient nécessaires à l'instruction de la commission. Ce que je redouterais le plus, monsieur le président, ce serait de ne devoir ma tranquillité qu'à une amnistie. Le coupable seul doit la désirer, l'homme qui n'a rien à se reprocher veut un jugement. Je suis, etc. J.-J. LEROUX. ————— Procès-verbal des évènements
relatifs à la journée du 10 août, et dans lesquels je soussigné, J.-J. Leroux,
officier municipal et administrateur du département des domaines, finances et
impositions de la ville de Paris, ai été acteur ou témoin. (1er septembre
1792, IVe de la liberté.) Le jeudi 9 août 1792, IVe de la liberté, j'étais un des huit membres du conseil général de la commune qui devaient être en permanence depuis dix heures du soir jusqu'à six heures du matin. Je me rendis à six heures à la maison commune. Je ne parlerai point de la séance sans doute, que le procès de la municipalité sera public ; je rendrai seulement compte de ce qui m'est personnel. M. le maire était allé au château des Tuileries. M. Cousin présidait en son absence, les tribunes étaient pleines et fort tumultueuses. Il en partait des propos insultants pour le conseil. Je priai M. le président de ramener l'ordre et d'obtenir du silence. Je fus invectivé, menacé de la manière la plus formelle et la plus effrayante pour quiconque n'aurait pas eu fait d'avance le sacrifice de sa vie. Néanmoins, je ne pus résister à mon indignation et je dis à ceux qui occupaient les tribunes : Si vous êtes dans l'intention d'exécuter vos menaces, vous en force, descendez et sacrifiez vos magistrats ; ils sont à leur poste ; mais si vous êtes incapables d'un crime, sachez porter au conseil le respect que vous lui devez. — Le silence régna quelque temps. Vers onze heures et demie, M. le président chargea MM. André, Desmousseaux et moi d'aller à l'Assemblée nationale lui rendre compte de l'état présent de Paris et de rapporter des nouvelles de M. le maire et de nos collègues qui étaient avec lui. Admis à la barre, je portai la parole et j'instruisis l'Assemblée que le conseil général était réuni, qu'un grand rassemblement se faisait au faubourg Saint-Antoine, que les sections étaient assemblées, que le conseil général avait envoyé des commissaires auprès des sections et auprès des citoyens composant l'attroupement, pour les rappeler à la loi que plupart de ces commissaires avaient été retenus ; que dans le moment présent le tocsin sonnait et que dans tout Paris on battait la générale ou au moins des rappels très-précipités. ; qu'un citoyen était venu annoncer au conseil général qu'une section avait arrêté de ne plus reconnaître ni la municipalité ni le département, ni même l'Assemblée nationale, mais que nous ne pouvions point donner cette nouvelle comme certaine, parce que le conseil ne l'avait point reçue officiellement qu'un grand nombre de citoyens armés se proposaient de venir à l'Assemblée nationale demander la déchéance du roi, et se promettaient de ne point quitter les environs du lieu de ses séances que cette déchéance n'ait été prononcée ; que le maire était au château des Tuileries avec plusieurs officiers municipaux ; que, d'ailleurs, H n'y avait encore presque personne sur la place de la Maison commune lorsque nous l'avions traversée, et que, dans toutes les rues par lesquelles nous avions passé, tout était fort tranquille. Les honneurs de la séance nous furent accordés, mais comme nous nous retirions pour nous rendre à notre poste, je revins à la barre ajouter à mon récit qu'un membre de l'Assemblée nationale avait été arrêté à Charenton, conduit à la section des Quinze-Vingts, et qu'après beaucoup d'incidents il avait été rendu à la liberté. De la salle de l'Assemblée nous allâmes aux Tuileries, où je trouvai M. le maire assis près du pont Royal sur le bord de la terrasse qui règne le long du Château il était avec MM. Borie, Boucher René, Therrin, etc. Après l'avoir instruit de notre mission auprès de l'Assemblée nationale, je liai conversation avec M. Borie. Nous montâmes ensemble dans les appartements ; nous allâmes à la salle du conseil. Nous y trouvâmes la reine, Madame fille du roi, et madame Elisabeth, deux dames, que je sus depuis être Mme de Lamballe et Mme de Tourzel les six ministres, dont je ne connaissais que mes trois anciens collègues, M. Mandat, commandant général de la garde nationale, M. de La Chesnaye, chef de légion, quelques autres officiers et environ une vingtaine de personnes sans uniformes. Le reste des appartements pouvait contenir cent cinquante à deux cents personnes, sans parler des gardes nationaux et des Suisses. On nous dit que M. Rœderer était à reposer dans une pièce à côté. Il pouvait être une heure ou une heure et demie après minuit. Après avoir répondu pendant quelque temps aux questions que nous firent la reine, Mme Elisabeth et quelques autres personnes, on nous annonça que M. le maire avait été mandé à l'Assemblée nationale, qu'il s'y était rendu vers deux heures et demie, nous apprîmes qu'il était retourné à la maison commune. Désirant savoir des nouvelles du conseil général et de l'état présent de la ville, j'engageai un des officiers présents à envoyer, au défaut d'ordonnance, quelques gardes nationaux afin d'établir une correspondance entre le conseil général et les officiers municipaux restée au Château. Nous signâmes deux espèces de passeports conçus à peu près en ces termes : Laissez passer le garde national chargé de cet ordre pour se rendre du château des Tuileries à la maison commune et de la maison commune aux Tuileries. Ensuite nous descendîmes au jardin. Des gardes nationaux se plaignirent que M. le maire les eût inculpés auprès de l'Assemblée nationale. Nous les apaisâmes. Je fis un tour dans les cours, et, sachant que M. le maire était retourné à pied, je renvoyai sa voiture et ses ordonnances en leur recommandant de ne point marcher ensemble, dans la crainte que le peuple, en voyant vide la voiture d'un magistrat qu'il chérissait, n'imaginât qu'il lui était arrivé quelque accident et ne se portât à quelque excès je remontai dans la salle du conseil. M. Mandat avait été demandé au conseil général ; M. Rœderer, qui était alors dans la salle du conseil, M. Borie et moi fûmes d'avis qu'il devait obéir aux ordres du conseil général. Il laissa le commandement à M. de La Chesnaye et il partit en nous promettant de nous envoyer des nouvelles. Je m'assoupis ensuite, le coude appuyé sur la table du conseil, et je fus réveillé par l'arrivée du roi. Il était environ cinq heures. M. Rœderer, ainsi qu'il nous l'avait promis, avait fait avertir les membres du directoire, qui vinrent au Château. J'appris que les ministres se proposaient d'aller à l'Assemblée nationale. Après leur retour, les membres du directoire, M. Borie, les ministres et moi nous étions dans une pièce à côté de la chambre à coucher du roi, lorsqu'on entendit faire un grand mouvement dans les cours et crier : aux armes ! De J'avis de plusieurs personnes présentes, je sortis pour m'informer du véritable sujet de ces cris. Je descendis dans la cour royale. Ayant percé la haie de garde nationale rangée le long du Château, je vis que c'était le roi passant devant les troupes qui garnissaient les cours. Entraîné par la foule qui l'environnait, je parcourus avec lui la grande cour ; il reçut en ma présence des témoignages d'intérêt[2]. Lorsqu'il quitta cette cour pour aller dans celle des princes, je retournai à la pièce où se tenait le directoire, auquel je rendis compte de ce dont j'avais été témoin. Des cours du Château le roi avait passé dans le jardin et se trouvait alors au bas de la terrasse du côté de la rivière. Les Tuileries contenaient plusieurs bataillons, parmi lesquels étaient un grand nombre de citoyens armés de piques. Les cris qui se faisaient entendre annonçaient que te roi n'était pas vu avec plaisir de ce côté[3]. Quelques-unes des personnes présentes craignirent qu'il ne fut insulté et engagèrent soit un des membres du directoire, soit un des officiers municipaux, à l'accompagner j'en fus particulièrement prié comme ayant déjà été dans ta cour lorsqu'on avait crié : aux armes ! J'y consentis ; je joignis le roi au pont tournant et je rentrai avec lui au Château. M. Borie et moi n'aurions voulu rien faire sans avoir reçu les ordres du conseil général, mais M. Mandat était allé à la mort, et les gardes nationaux auxquels nous avions donné des passeports ne revenaient point. Au lieu de cela, une personne qui se dit commissaire de la section des Tuileries me fit appeler. Ce commissaire me présenta un de ces passeports et me pria de le reconnaître ainsi que M. Borie. Je lui demandai comment cette pièce était entre ses mains. Il me répondit que sa mission ne portait pas de satisfaire à mes questions mais que, si nous voulions empêcher qu'on inquiétât celui qui était porteur de notre ordre, nous devions reconnaître nos signatures. me demanda à son tour si je connaissais le garde national qui avait été arrêté, je lui assurai que non. Je mis mon attestation au bas du passeport ; je la signai seul, parce qu'on ne put rejoindre M. Borie dans ce moment ; nous avions appris par voie indirecte que M. Mandat avait été arrêté, que le poste du Pont-Neuf était forcé, que l'attroupement, qui était considérable, prenait le chemin du Château, qu'il était composé en partie de gardes nationaux, qu'il avait un grand nombre de pièces de canon enfin, nous voyons d'une part la place du Carrousel remplie par cet attroupement, de l'autre )e jardin ouvert par la porte de l'orangerie ; dans les cours et dans tes appartements, peu de' gardes nationaux joints aux Suisses, et en tout cinq ou six pièces de canon. Nous pensâmes' bien que rien ne pourrait empêcher ie rassemblement de s'emparer du Château il nous semblait, sans être militaires, que vingt mille hommes et cinquante pièces de canon n'auraient pas suffi pour empêcher le sang de couler en déployant tout à coup une force capable d'en imposer. Ainsi, la raison, d'accord avec notre cœur, nous disait de ne point nous opposer à ce que le Château fut forcé ; mais la loi, plus impérieuse sur le magistrat, nous prescrivait un devoir rigoureux. Nous la consultâmes. Notre conduite y était tracée. Cependant nous ne voulûmes rien entreprendre sans en conférer avec le directoire du département, dont les membres se trouvaient au Château nous le priâmes de se rassembler. L'avis unanime fut qu'il fallait défendre d'attaquer, mais donner l'ordre aux troupes de garder leur poste et, si elles étaient attaquées, de repousser la force parla force. C'était aux officiers municipaux à donner cet ordre aux troupes. M. le procureur-général-syndic nous l'observa lui-même et nous descendîmes dans une espèce de corps de garde, donnant d'un côté sur la cour Royale ou celle de Marsan et de l'autre sous la galerie du côté de la terrasse. Tandis que le directoire se transporta à l'Assemblée nationale, nous relûmes encore une fois, M. Borie et moi, la loi relative à la force publique contre les attroupements, donnée à Paris le 3 août 1791. Nous notâmes tous les articles qui avaient rapport à la circonstance dans laquelle nous nous trouvions. Nous étions persuadés que des magistrats ne peuvent s'égarer lorsque l'amour de la loi est gravé dans leur cœur, lorsqu'ils ont le texte de la loi à la main et qu'ils exécutent strictement et littéralement ce que la loi leur ordonne. Notre devoir, pour )e moment où nous nous trouvions, et la manière de le remplir étaient tracés dans les articles XIII, XX, XXI et XXII ; pour la suite, dans les articles XXVI, XXVII et XXVIII ; car nous ne devions avoir aucun égard aux articles XXXII, XXXIII et XXXVI, puisque le directoire du département était présent, puisque nous n'agissions que sous ses yeux, que d'après son avis et qu'il eût toujours été en état de nous arrêter si nous eussions suivi une marche illégale. En conséquence de notre soumission à la loi, nous fîmes venir dans le corps de garde M. de La Chesnaye, chef de légion, auquel M. Mandat avait remis le commandement généra ! de la garde nationale, et nous lui donnâmes l'ordre conçu à peu près dans ces termes, d'après l'art. XXII : Nous, officiers municipaux, requérons, en vertu de la loi contre les attroupements, donnée à Paris le 3 août 1791, M. de La Chesnaye, chef de légion, commandant général de la garde nationale, de prêter secours de troupes de ligne ou de la gendarmerie nationale ou de la garde nationale, nécessaire pour repousser l'attroupement qui menace le Château, et de repousser la force par la force ; et avons signé J.-J. LEROUX, PHILIBERT BORIE. Conformément à l'art. XXI, nous nous sommes transportés, avec M. de La Chesnaye, dans la cour de Marsan, ensuite dans la cour Royale, pour faire la lecture de cet ordre à la troupe assemblée, dont chaque peloton était composé de gardes nationaux et de Suisses. Notre intention était d'aller successivement dans la cour des Princes, sous le vestibule, enfin sur les terrasses du jardin, où se trouvaient des troupes. Pendant que je commençais la proclamation dans la cour Royale, on vint nous avertir que les citoyens rassemblés dans le Carrousel demandaient à faire une pétition. M. Borie s'y transporta et je continuai la lecture. J'étais à la fin de la portion du demi-cercle rangé du côté de la cour de Marsan, lorsque le directoire et M. le procureur-général-syndic revinrent de l'Assemblée nationale. Ils furent témoins de deux de mes lectures. Je venais d'en faire une aux canonniers qui occupaient le milieu de la cour et que nous avions eu de la peine à réunir, lorsque, pour réponse et malgré les observations de M. Rœderer, ils déchargèrent leurs canons en notre présence. M. Borie, qui était de retour, nous confirma le dessein ou étaient les citoyens remplissant le Carrousel de faire une pétition. Nous cessâmes la proclamation, la grande porte fut entr'ouverte sept ou huit citoyens entrèrent sans armes et dirent qu'ils voulaient demander à l'Assemblée nationale de prononcer la déchéance du roi. M. Rœderer leur représenta qu'ils devaient aller à t'Assemblée nationale et que le Château n'était pas le chemin qu'ils devaient prendre. M. Borie sortit une seconde fois sur la place du Carrousel pour parler au peuple assemblé. Pendant ce temps, j'allai à une petite fenêtre grillée qui se trouvait dans le corps de garde à gauche en entrant dans la cour Royale plusieurs fédérés et citoyens armés de piques ou autres armes demandaient qu'on leur ouvrît les portes qu'on leur remît entre les mains Je roi et sa famille, protestant d'ailleurs qu'ils n'avaient point de mauvaises intentions. Je voulus leur parler au nom de la loi, je ne fis que les irriter ; ils en vinrent à des propos insultants, à des menaces, à des gestes même qui me firent apercevoir que de faibles barreaux espacés ne me garantiraient pas de leurs atteintes[4]. Je rentrai dans la cour. Je dis au directoire que je ne voyais d'autre parti pour sauver le roi et la famille royale que de les conduire à l'Assemblée nationale, que c'était en même temps le seul moyen d'éviter l'effusion du sang. Cet avis fut généralement goûté. J'ajoutai que pendant qu'il allait s'en occuper, j'en ferais la proposition aux ministres. Je remis à M. Borie, rentré pour la seconde fois, l'ordre que nous avions signé et je lui répétai ce que j'avais proposé aux administrateurs du département. Tout le détachement qui garnissait le côté de la cour des Princes était en désordre. Plusieurs citoyens criaient qu'ils n'étaient pas en assez grand nombre pour résister. J'en convins avec eux ; je. me permis de dire tout haut que ce serait une folie que de vouloir s'opposer un rassemblement aussi considérable et aussi bien armé, et que ce serait un bien grand malheur que' de le tenter. Je me plaignis de la malheureuse obligation on ma soumission à la loi m'avait forcé en proclamant un ordre dont je prévoyais tout le danger. Un citoyen me dit : Monsieur le municipal, vous convenez du danger, mais vous ne vous en embarrassez guère vous ne serez pas avec nous, vous allez vous retirer en sûreté. Non, Messieurs, non, mes frères, répondis-je, si l'on en vient aux dernières extrémités, et que pour le soutien de la loi vous vous formiez en colonnes, je marcherai a la tête d'une de ces colonnes. Si vous restez en demi-cercle, je me placerai au centre. Mon poste sera partout où le péril sera plus certain ; mais, je vous le répète, il me paraît insensé de penser à se défendre. Je ne vous demande que de tenir seulement quelque temps. J'espère que nous déterminerons le roi à se retirer à l'Assemblée nationale. Aussitôt qu'il y sera, la résistance deviendra inutile, autant que dans tous les cas elle serait dangereuse et meurtrière. En effet, je retournai dans les appartements. Je cherchai les ministres. Ils étaient dans la chambre du roi. J'y entrai, après avoir dit à quelques officiers généraux, que je trouvai dans ta salle du conseil, de rassembler sur la terrasse et dans le vestibule de quoi composer une escorte sure pour le roi, qui probablement allait se rendre à l'Assemblée nationale. Le roi était assis entre l'alcôve, où était placé son lit, et une commode qui avoisinait la porte d'entrée. Autour de lui étaient la reine, le prince royal, Madame, fille du roi, madame Élisabeth, madame de Lamballe, madame de Tourzel et les ministres. Plusieurs autres personnes entrèrent en même temps que moi. Je fis au roi le récit de ce que j'avais fait, observé et entendu, et je terminai par lui conseiller de se retirer avec sa famille au sein de l'Assemblée nationale. Je lui assurai que c'était le seul parti qu'il eût à prendre et qu'il n'avait pas même le temps de délibérer ; que peut-être avant une demi-heure le Château serait attaqué à coups de canon que cette attaque nécessiterait !a résistance, que les assistants n'en seraient que plus animés et que dans te désordre qui en serait nécessairement la suite, personne ne pourrait répondre des jours du roi et de la famille royale, qui à la vérité n'étaient point menacés particulièrement, mais qu'un accident imprévu pouvait mettre en danger ; enfin, que si j'en étais cru, il fallait partir sur-le-champ. — Vous le croyez, me dit le roi ? — Oui, sire, et Votre Majesté n'a pas d'autre parti à prendre ; lui dire le contraire serait la trahir. — A l'Assemblée nationale, me dit la reine, pensez-vous, Monsieur, qu'ii n'y ait point d'inconvénient ? — Non, Madame, c'est la seule chose que dans ce moment le peuple respecte. Pour moi, ajoutai-je, je suis père : l'unique faveur que je vous demande, c'est de me confier la conduite du prince royal. Elle me le promit. Ensuite elle saisit la main du roi qu'elle approcha de ses yeux et qu'elle mouilla de larmes auxquelles le roi répondit. Le prince royal, Madame, sa sœur, pleurèrent, et je crois qu'il n'y eut pas un seul des spectateurs qui ne fut obligé de s'essuyer les yeux. Je venais de proposer au roi de prendre l'avis de ses ministres, lorsque les administrateurs du département entrèrent. M. Rœderer pressa le roi dans les mêmes termes que moi. Il y mit plus d'onction. Le roi se détermina[5]. M. Rœderer voulut aussi, comme moi, se charger du prince royal : je le porterai sur mon sein, dit-il. Je rappelai à la reine la promesse qu'elle venait de me faire, mais, à l'instant où je prenais la main du prince, une personne que je n'avais point remarquée et qui, je le présume, était l'instituteur, s'en empara. Nous nous mîmes en marche. Il était environ huit heures et demie. En sortant, j'offris le bras à la reine, en lui observant que je ne connaissais pas les usages de la cour, mais que, revêtu de mon écharpe, il serait peut-être avantageux pour elle que je fusse son écuyer. La reine accepta ma main seulement pour traverser la salle du conseil ensuite elle la quitta pour prendre soin de ses enfants, qu'elle n'abandonna pas jusqu'à l'Assemblée. En traversant les appartements, l'escalier et le vestibule, je disais aux troupes : Le roi quitte le Château, il sera en sûreté à l'Assemblée nationale. Toute résistance ici serait inutile. C'était bien excès de précaution de ma part, puisque M. de La Chesnaye, possesseur du seul ordre que j'eusse signé, était avec nous et qu'il commandait l'escorte du roi. Au bout du parterre et près d'entrer dans l'allée des Tilleuls qui longe la terrasse des Feuillants, M. Rœderer observa que la garde du roi ne pouvait l'accompagner jusque sur le terrain que l'Assemblée nationale avait déclaré faire partie de son enceinte. Le roi sentit la justesse de cette observation, et, de l'avis du directoire, M. Borie et moi nous allâmes à t'Assemblée pour la prier de donner des ordres en conséquence. Nous rencontrâmes près de la terrasse une députation qui allait au-devant du roi et à laquelle nous apprîmes qu'il se rendait à l'Assemblée. Introduits à la barre, M. Borie porta la parole ; sa pétition fut changée en motion et l'Assemblée rendit sur-le-champ un décret, dont on nous délivra l'expédition sur-le-champ et que j'ai laissée entre les mains de M. Borie, mais dont voici la teneur : Du 10 août, séance du matin, l'an IV de la liberté. Sur la motion d'un membre, l'Assemblée nationale décrète que les inspecteurs de la salle demeurent autorisés à redoubler de soin et à prendre toutes les mesures nécessaires pour exercer la police dans les limites intérieures et extérieures de la salle, et attendu que les corps administratifs et municipaux sont chargés de la police hors des limites de la salle, l'Assemblée passe à l'ordre du jour. Signé VERGNIAUD, président, TRONCHON et BLANCUARD, secrétaires. Nous retournâmes au-devant du roi qui avait été joint par la députation ; nous rentrâmes avec lui et nous allâmes avec les membres du département nous placer à la barre. M. le procureur-général-syndic fit a l'Assemblée le récit de ce qui s'était passé au Château, ou il convint avoir passé une partie de la nuit. Il parla de l'ordre donné aux troupes de garder leur poste. Il en parla comme ayant lui-même requis cet ordre, et il eut l'attention de ne citer les officiers municipaux, qu'il nomma et qu'il montra présents à la séance, que comme l'ayant accompagné et secondé dans les fonctions de sa magistrature. Je fus, pour ma part, très-sensible au courage et à la délicatesse de M. Rœderer. Car c'était du vrai courage que de risquer d'attirer sur lui seul t'animadversion du peuple exalté, en affirmant qu'il avait fait seul ce que la loi prescrivait aux magistrats ; et c'était de la délicatesse de ne point rejeter sur les officiers municipaux l'odieux d'un ordre qu'ils n'avaient donné que d'après l'avis des membres du département. Les honneurs de la séance nous furent accordés. Nous nous plaçâmes, M. Borie et moi, à côté des membres du directoire dans l'angle de la salle à gauche de la tribune. Nous étions dans la salle pendant que le carnage environnait le Château. Des Suisses s'étaient réfugiés dans les salles qui avoisinent celle des séances. L'Assemblée décréta qu'ils seraient reconduits à leurs casernes par les deux officiers municipaux présents. M. Borie et moi nous prîmes l'expédition du décret, et, malgré le danger que comportait une telle commission, nous nous mîmes en devoir de la remplir. Pendant que les Suisses se rassemblaient, nous allâmes à la porte des Feuillants pour haranguer le peuple et lever toute opposition à la sortie des Suisses. La foule considérable qui environnait la porte était très-animée et menaçait de se porter aux plus grandes violences contre les soldats. Nous assurâmes les citoyens que l'on avait dit à l'Assemblée nationale que ceux que nous étions chargés de reconduire, au lieu de faire feu sur le peuple, avaient tiré leurs fusils en l'air et avaient rendu les armes. Nous fîmes la lecture du décret, et nous demandâmes obéissance à la loi. Les citoyens qui nous entouraient, touchés de nos raisons, nous promirent de ne point user de voies de fait envers les Suisses, mais exigèrent qu'ils fussent désarmés. Nous leur protestâmes qu'ils n'avaient plus d'armes et plusieurs personnes l'attestèrent avec nous, et en donnèrent pour preuve les propres fusils de ces Suisses qui leur avaient été livrés. Alors nous reçûmes la parole qu'il ne serait fait aucun mal aux soldats, mis sous la sauvegarde de la loi, et qu'on allait au contraire leur composer une escorte des citoyens armés qui se trouvaient dans la cour et au-devant de la porte. Nous étions près de rentrer par le cloître des Feuillants, lorsqu'un garde national me prit par le collet, il m'appliqua sur le côté la baïonnette de son fusil qu'il tenait par le milieu du canon et me dit : F..... ! vous êtes un des officiers municipaux qui ont passé la nuit au Château ? — Oui, lui répondis-je froidement, mais je vais vous apprendre comment cela s'est fait. Le conseil général de la commune m'avait chargé avec trois de mes collègues de rendre compte à l'Assemblée nationale de l'état de la ville et de m'informer des nouvelles de M. le maire qui était au Château. Je me suis acquitté de la commission qui m'était donnée, et M. le maire, mandé à la barre, s'y étant rendu avec les officiers municipaux qui l'accompagnaient, nous restâmes seuls, monsieur et moi, pour veiller au Château. Le garde national me quitta, d'autres citoyens avaient entouré M. Borie, déjà l'on menaçait de nous livrer au peuple excité contre nous. Nous étions l'un et l'autre couchés en joue presque à bout portant, lorsqu'un citoyen nous dit : Tenez, f..... il en est temps, f..... le camp et bien vite, car.... — Nous rentrâmes dans la salle de t'Assemblée. Étant à la barre, M. Borie fut reconnu, insulté et menacé par un pétitionnaire qui tenait un drapeau sur lequel était écrit liberté, égalité. Nous traversâmes la salle et nous remîmes à M. le président le décret que nous n'avions pu mettre à exécution. Nous ôtâmes nos écharpes, nous nous plaçâmes à la gauche de M. le président en face de la barre, ou nous restâmes jusqu'au soir. Vers neuf heures, nous, sortîmes par la cour des Capucines. J.-J. LEROUX. |
[1] Robert, chef de brigands, pièce que l'on jouait alors au théâtre du Marais.
[2] Voici à peu près en quels termes : Vive le roi ! Vive Louis XVI ! Vive le roi de la Constitution ! c'est lui qui est notre roi ; nous n'en voulons pas d'autre et nous le voulons ! A bas les factieux ! A bas les Jacobins ! Nous le défendrons jusqu'à la mort ; qu'il se mette à notre tête ! Vive la nation, la loi, la constitution et le roi, tout cela ne fait qu'un ! Ces cris et d'autres semblables furent répétés dans toute la cour par chaque peloton de troupes. J'observerai même qu'ils ne partaient que des gardes nationaux. Les Suisses ne dirent pas un mot ; les canonniers, rien non plus. (Note de J.-J. Leroux.)
[3] Peu de cris de : vive le roi ! beaucoup de : vive la nation ! vivent les sans-culottes ! à bas le roi ! à bas le veto ! à bas le gros cochon ! etc. Mais je puis attester que toutes ces injures ne furent répétées depuis le pont tournant jusqu'au parterre que par une douzaine d'hommes, parmi lesquels étaient cinq ou six canonniers qui suivaient le roi, absolument comme les mouches poursuivent l'animal qu'elles se sont acharnées à tourmenter. (Note de J.-J. Leroux.)
[4] Les longues piques s'avançaient à travers les barreaux et bientôt elles eussent atteint l'écharpe et celui qui la portait. (Note de J.-J. Leroux.)
[5] M. Rœderer était autorisé à penser que seul il avait déterminé le roi à se retirer à l'Assemblée nationale, puisqu'il n'avait pas été témoin de ce que j'avais fait avant qu'il fût entré. Je me plais à rendre, vis-à-vis de vous, M. le maire, hommage à M. Rœderer ; il s'est, dans la matinée du 10, montré digne de sa place. Je vous confierai même que j'ai une sorte d'orgueil quand je vois combien sa conduite a été semblable à la mienne et à celle de M. Borie ; j'ai de même une grande consolation quand je réfléchis qu'il n'a point été à l'abri du soupçon et de la calomnie de la part de ces gens qui ne pardonnent point à un magistrat d'avoir fait son devoir, même au moment du brisement de la loi. Peut-être, pour prix de son courage, est-il, comme moi, proscrit et obligé de se cacher ! (Note de J.-J. Leroux.)