HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

TOME DEUXIÈME

 

LIVRE IV. — SUSPENSION DU MAIRE DE PARIS.

 

 

I

Nous venons d'assister à l'inauguration du nouveau règne ; la rue dicte ses lois à la royauté et a la représentation nationale. De l'édifice que les législateurs de 1791 croyaient avoir si habilement construit, que reste-t-il au 1er juillet 1792 ? La masse est encore debout, mais de sourds craquements révèlent les déchirements intérieurs de ses parties mal jointes ; on pressent qu'elle ne tardera pas à s'effondrer sur elle-même.

Tous les principes de subordination sont anéantis l'esprit de révolte est érigé en système. Ce ne sont plus les autorités inférieures qui reçoivent des ordres ; elles en donnent. Les simples particuliers, se posant en tribuns populaires, invoquent la Constitution lorsqu'ils croient pouvoir la faire tourner au profit de leurs passions, et la foulent aux pieds dès qu'ils ont intérêt à se débarrasser de ses entraves. Le respect de la légalité, que la Constituante avait déclaré être la base fondamentale de tout état libre, est complètement étouffé sous les efforts incessants des clubs et des journaux démagogiques. La loi, dont les tables ont été placées partout pour qu'elle soit sans cesse rappelée a la mémoire du peuple, n'est plus qu'une lettre morte que chacun discute, interprète, transgresse, insulte à son gré[1].

Dans le sein de l'Assemblée, les tribunes dirigent les débats et exercent une tyrannie de moins en moins contestée ; elles encouragent ou invectivent les orateurs, les poursuivent jusque sur leurs bancs de leurs acclamations enthousiastes ou de leurs huées sinistres.

Si le drame immense de la révolution peut être comparé aux tragédies grecques, dont les héros s'entr'égorgent, poussés par l'irrésistible Destin, les tribunes y jouent le rôle des chœurs de Sophocle et d'Euripide ; elles participent à l'action, elles mêlent leur voix à celle des acteurs principaux, elles distribuent le blâme ou l'éloge aux personnages placés sur le devant de la scène, elles accompagnent de leurs imprécations le départ des victimes, qu'attend le bourreau, ce représentant de la fatalité antique.

 

II

Qu'est-il besoin de raconter en détail les dernières tentatives faites par quelques hommes courageux pour arrêter dans son cours le flot révolutionnaire, de décrire une à une les scènes 'scandaleuses dont l'Assemblée législative était journellement le théâtre ? De ces tentatives, de ces scènes, contentons-nous de mentionner celles qui eurent une influence décisive sur la marche des événements voyons comment chaque effort des constitutionnels tourna contre eux, et comment chaque arme légale fut brisée entre leurs mains, à mesure qu'ils essayèrent de s'en servir.

Le lendemain du brusque départ du général La Fayette, le ministre de la guerre Lajard transmit à l'Assemblée une lettre du maréchal Luckner, qu'un courrier extraordinaire venait de lui apporter. Cette lettre, datée de Menin, 28 juin, contenait des protestations de dévouement absolu à la royauté constitutionnelle, et constatait un parfait accord avec un général qui avait acquis le droit de faire entendre sa voix toutes les fois qu'il s'agissait de liberté.

La date de la lettre de Luckner coïncidait avec celle de l'arrivée de La Fayette à Paris, mais les événements avaient marché plus vite que le courrier. On avait espéré un coup de théâtre, qui manqua totalement la droite dut demeurer silencieuse, et la gauche put renouveler ses dénonciations contre les généraux qui colportaient parmi leurs troupes des pétitions inconstitutionnelles.

A l'appui de ces dénonciations, qui jusqu'alors étaient restées dans le vague, Gensonné dépose sur le bureau du président une lettre écrite par un officier de l'armée du Nord, dans laquelle l'ex-constituant Charles Lameth est accusé d'avoir provoqué dans sa division une adresse improbative des derniers événements. En vain Mathieu Dumas s'écrie que l'on désorganise l'armée ; la dénonciation signée par Gensonné est renvoyée à la commission des Douze[2].

Le lendemain, à l'occasion d'une protestation de citoyens d'Amiens contre le fameux arrêté du département de la Somme, Saladin demande que les deux administrateurs, qui avaient été délégués auprès du roi, soient immédiatement renvoyés à leurs fonctions par le pouvoir exécutif, et que, s'ils tardent à obéir, ils soient déclarés indignes de la confiance de la nation.

La droite combat cette proposition en récriminant contre les excès des sociétés populaires. Les corps administratifs, prétend la gauche, ne sont pas autre chose que des clubs, lorsqu'ils s'écartent de leurs attributions et font des pétitions sur des objets qui ne les concernent pas. Par conséquent, ajoute-t-elle, leurs séances doivent être publiques comme celles des réunions de patriotes qui viennent d'être attaquées !

Il y a urgence de s'occuper des clubs, répond Juéry ; on prépare aux Jacobins une insurrection nouvelle seulement on y déclare qu'il ne faut plus d'insurrection partielle, mais bien une insurrection générale. — Vous calomniez les Jacobins ! s'écrie-t-on à gauche. — Que l'Assemblée s'occupe de ce qui la regarde et non des sociétés populaires, ajoute Thuriot.

Ce jour-là et à cette heure, l'Assemblée était très-peu nombreuse ; c'était un dimanche, et la séance ne devait être consacrée qu'a la réception des pétitionnaires. La gauche, espérant emporter de haute lutte une décision qui lui tient à cœur, insiste pour que le principe de la publicité des séances des corps administratifs soit immédiatement décrété.

Une question aussi grave, aussi controversable, méritait bien une discussion approfondie. Mais l'Assemblée, prise à l'improviste, décrète étourdiment que la publicité étant la sauvegarde des intérêts du peuple, les séances des corps administratifs seront désormais publiques. Puis, croyant se montrer impartiale elle décrète en même temps :

1° Que le ministre de l'intérieur viendra a la barre rendre compte de ce qu'il a fait pour l'exécution de la loi qui défend aux administrations locales d'entretenir des agents auprès du Corps législatif et du roi ;

2° Qu'il rendra également compte de l'exécution de la loi du 29 septembre 1791 sur les clubs et des infractions qui ont pu y être commises par les sociétés populaires.

 

III

A peine l'Assemblée a-t-elle pris ces dernières décisions que paraît à la barre la députation chargée de lui présenter la pétition dite des vingt mille ; elle est conduite par Dupont (de Nemours) et Guillaume[3], les deux ex-constituants qui ont eu le courage d'organiser, dans Paris et les départements, un pétitionnement général destiné à rallier tous les bons citoyens sous les drapeaux de la loi.

Cette pétition fameuse contient une énumération de toutes les fautes de la municipalité parisienne et du commandant général de la garde nationale durant la journée du 20 juin elle se termine ainsi :

Songez, messieurs, en combien de manières la loi et la Constitution ont été violées. Songez au spectacle que Paris, que le lieu de votre résidence et de celle du roi ont donné dans cette fatale journée aux quatre-vingt-trois départements et à l'Europe, et voyez à quoi vous obligent la qualité de représentants de la nation et le devoir de législateurs, à la fidélité desquels le dépôt de la Constitution a été confié[4].

 

Comme on savait depuis plusieurs jours dans Paris le jour et l'heure auxquels la pétition des vingt mille serait présentée, les Jacobins avaient pu préparer, pour lui servir de contre-partie et faire parvenir à la barre en même temps qu'elle, d'autres pétitions demandant le licenciement de l'état-major de la garde nationale parisienne[5].

La Fayette comptait, dans ce corps d'officiers, de nombreux : amis et adhérents qui avaient soutenu de toute leur influence la propagande constitutionnelle de Guillaume et de Dupont (de Nemours). Aussi, à peine l'Assemblée a-t-elle entendu la lecture des pétitions jacobines, que Thuriot s'élance à la tribune et déclare qu'il est en mesure de dévoiler le vaste complot dont l'état-major est l'agent le plus actif.

Lacroix, Mailhe, Aréna (de la Corse) demandent que l'on décrète sans désemparer l'urgence et, après l'urgence, l'adoption du principe du licenciement. D'autres membres de la gauche proposent que la mesure soit étendue aux états-majors des grandes villes ils étaient tous atteints du même vice originel, celui de compter dans leurs rangs un grand nombre d'officiers attachés à la Constitution. Après des débats orageux, au milieu du désordre d'une séance de nuit, l'Assemblée, épuisée de fatigue, décide, aux applaudissements des tribunes, que l'état-major de la garde nationale sera immédiatement dissous à Paris et dans toutes les villes de cinquante mille âmes et au-dessus[6].

 

IV

Le 2 juillet, le ministre de l'intérieur, Terrier-Monciel, se présente à l'Assemblée pour obéir au décret de la veille et rendre compte de l'exécution de la loi qui défend aux administrations départementales et municipales d'envoyer des délégués auprès du roi ou du Corps législatif.

Cette loi, dit-il, n'a jamais été appliquée ; dans ce moment, Paris contient plus de trois cents délégués venus des diverses parties du royaume pendant le ministère clé Roland et celui de ses prédécesseurs ; du reste le directoire du département de la Somme s'étant empressé de rappeler ses deux commissaires, il n'y avait plus lieu de sévir contre des administrateurs qui s'étaient si loyalement exécutés[7].

Il ne s'agit plus de cela, s'écrie Guyton-Morveau, appuyé par Lasource, Cambon, Saladin. L'arrêté inconstitutionnel a été réimprimé à l'Imprimerie royale qui est dans les attributions du ministre de l'intérieur. Cette nouvelle édition a été envoyée à profusion dans les quatre-vingt-deux départements par ordre du ministre. Le ministre est responsable de cette publication extraordinaire ; c'est une excitation a la haine des départements contre Paris.

Le ministre répond qu'il croyait que, la liberté de la presse existant en France, dès qu'un arrêté départemental n'était pas annulé comme inconstitutionnel par l'autorité hiérarchiquement supérieure, tout le monde était libre de le faire réimprimer.

Peut-être Terrier-Monciel avait-il quelque peu abusé de son pouvoir ministériel et commis une imprudence par excès de zèle. On le traite comme s'il se fût rendu coupable d'un crime de lèse-nation. L'Assemblée prend fait et cause pour ses dénonciateurs ; par un décret spécial, elle charge le président de faire subir un véritable interrogatoire à Terrier qui, sur son banc ministériel, semble placé sur la sellette. Bien plus, un membre observe qu'il est inconvenant que le prévenu reste assis pendant que le président lui adresse la parole au nom de la représentation nationale, et le représentant du pouvoir exécutif est obligé de se tenir debout.

LE PRÉSIDENT. — L'Assemblée nationale, par le décret qu'elle vient de rendre, me charge de vous demander si vous savez en vertu de quel ordre une seconde édition de l'arrêté du département de la Somme a été imprimé à l'Imprimerie royale.

LE MINISTRE DE L'JNTÉRIEUR. — Comme l'on y a imprimé plusieurs arrêtés, il peut se faire que celui du département de la Somme ait été du, nombre je ne me rappelle pas s'il a positivement été donné des ordres pour celui-là en particulier.

MAILHE. — Puisque monsieur le ministre ne veut pas nous dire la vérité, je demande que l'Imprimeur soit mandé à la barre sur-le-champ.

L'Assemble décrète que le directeur de l'Imprimerie royale sera appelé, et l'interrogatoire continue.

LE PRÉSIDENT. — Monsieur le ministre, avez-vous, oui ou non, envoyé l'arrêté dans les départements ?

LE MINISTRE DE L'JNTÉRIEUR. — Cette série de questions me paraît dirigée dans le but de me prendre par mes discours ; je demande à répondre par écrit.

LA GAUCHE. — A l'ordre ! le ministre insulte l'Assemblée.

LA DROITE. — Le ministre a raison.

GUADET. — Président, ne souffrez pas que la dignité de l'assemblée soit avilie.

LE PRÉSIDENT. — Je demande de nouveau au ministre de l'intérieur s'il a, oui ou non, ordonné l'envoi de l'arrêté.

LE MINISTRE. Monsieur, je ne puis répondre par oui ou par non sans avoir consulté ce qui s'est fait dans mes bureaux.

GENTY, au milieu des murmures de la Montagne. — Je demande que l'on termine cette scène indigne de l'Assemblée.

LAPORTE. — Eh bien qu'une commission aille, séance tenante, dans les bureaux de l'intérieur.

GUYTON-MORVEAU. — Si le ministre continue à se taire, son silence doit être pris pour un aveu.

DAVERHOULT. — Plusieurs décrets ont décidé que les ministres répondraient par écrit aux questions posées par l'Assemblée.

DIVERSES VOIX. — Que le ministre monte au bureau et signe oui ou non ; qu'on aille chercher un commissaire de police pour procéder à l'interrogatoire de monsieur le ministre !

En ce moment le tumulte est augmenté par l'entrée d'une personne étrangère qui s'approche de Terrier-Monciel et lui dit quelques mots à l'oreille.

Plusieurs membres de la gauche s'écrient : Qu'on arrête le valet de chambre qui est venu tirer son maître d'embarras !

L'arrestation est immédiatement effectuée par les soins du député Calon mais, aux acclamations de la droite, le président ordonne la mise en liberté de t'employé ministériel. La gauche accuse le président d'avoir violé le règlement ; le président échappe à une explication en recommençant pour la troisième fois l'interrogatoire du ministre de l'intérieur.

LE MINISTRE. — Quand j'ai demandé à l'Assemblée nationale la permission de lui répondre par écrit, mon intention n'a pas été d'éluder ni la question, ni la responsabilité, mais de lui donner une réponse claire, positive et avec connaissance de cause. Si l'Assemblée a de la méfiance, je lui demanderai de nommer des commissaires pour venir eux-mêmes dans mes bureaux ; je leur ferai voir ma correspondance, car, si j'ai donné des ordres, ils sont par écrit. Mon intention n'est point de cacher la vérité, mais de la montrer telle qu'elle est.

ISNARD. — Tout ceci n'est qu'un subterfuge coupable. C'est trop se jouer des décrets du Corps législatif. On demande des preuves de la mauvaise foi des ministres, eh bien ! en voilà une. C'est le silence de celui-ci. On demande où sont les traîtres, eh bien ! en voilà un. Et il désigne du geste Terrier-Monciel.

Cette sortie soulève de la part de la droite les plus vives réclamations. Le président n'y peut mettre fin qu'en rappelant Isnard à l'ordre. La gauche se venge en accablant de récriminations le président lui-même. Le ministre de l'intérieur se lève pour sortir. Des députés courent lui barrer le chemin, l'interpellant violemment sur ce qu'il n'a pas encore répondu aux questions qui lui ont été adressées. Mais le président, appuyé de la majorité de l'Assemblée, lasse d'un si long scandale, envoie un huissier pour lui ouvrir un passage[8].

 

V

On se rappelle que le roi avait refusé de sanctionner le décret rendu le 8 juin sur la proposition inconstitutionnelle de Servan, pour la création d'un camp sous Paris, mais qu'il avait cru devoir proposer lui-même la levée de quarante-deux nouveaux bataillons et leur réunion à Soissons.

Cependant quelques municipalités n'avaient tenu aucun compte du veto royal. Elles avaient levé leur contingent et paraissaient disposées à le diriger sur la capitale. Le ministre de l'intérieur crut, le 30 juin, devoir adresser aux directoires de département une circulaire pour les inviter à enjoindre aux officiers de paix, à la gendarmerie nationale et à toute force publique, de surveiller et de dissiper au besoin tout rassemblement de gens armés marchant sans réquisition ni autorisation légale hors de leur territoire, quand même ils prendraient pour prétexte l'intention de se rendre à Paris[9].

Il n'était pas aisé d'attaquer la légalité de cette circulaire, car elle s'appuyait sur le droit qu'avait le roi de s'opposer à l'exécution anticipée d'un décret auquel il avait refusé sa sanction. Mais la difficulté pouvait être tournée on résolut de légaliser l'arrivée des fédérés à Paris, sans commettre un attentat trop direct contre les incontestables droits de la puissance exécutive. Le 2 juillet, le rapporteur du comité de la guerre, Beaupuy, vint proposer un projet de décret en dix-sept articles, qui approuvait la formation des quarante-deux bataillons ; le rapport fait, on en demanda l'impression et l'ajournement. On s'était ainsi mis en règle avec le pouvoir royal et l'on pouvait dès lors démasquer ses batteries. Quelques minutes après, au nom de la commission extraordinaire des Douze, Lacuée[10] lit un décret qui, suivant ses propres expressions, n'avait pas besoin de développement[11]. Il prescrivait les mesures à prendre par la municipalité parisienne, lors de la prochaine arrivée des gardes nationaux en marche vers la capitale.

Le décret avait été habilement rédigé ; le mot fédérés n'y est pas prononcé ; on n'y parle que des citoyens que l'amour de la Constitution et de la liberté a déterminés à se rendre à Paris. Ces citoyens seront utilisés, puisqu'ils se trouvent réunis, soit à accroitre la réserve destinée à couvrir la capitale, soit à augmenter l'effectif de t'armée active. Ainsi, on admet le principe de la réunion, mais on feint de rentrer dans les intentions royales, en annonçant les plus minutieuses précautions pour empêcher que la présence des fédérés ne serve de prétexte à des désordres.

Lors de leur passage à Paris, les citoyens gardes nationaux devront se faire inscrire à la municipalité qui leur délivrera des billets de logement militaire, valables jusqu'au 18 juillet.

Ceux d'entre eux qui arriveront avant la fête de la Fédération resteront pour y assister. Ceux qui arriveront après le 14 juillet ne pourront prolonger leur séjour au delà de trois jours ; ils se rendront successivement à Soissons ou tout devra être préparé pour les recevoir.

 

Aussitôt après la lecture de ce projet dont t'Assemblée décrète l'urgence, un membre de la gauche, Masuyer, a l'imprudence de rappeler la circulaire du ministre de l'intérieur et de demander qu'un article additionnel vienne t'abroger formellement, afin que les gardes nationaux actuellement en marche ne soient ni inquiétés ni insultés, mais qu'ils reçoivent partout les honneurs qui sont dus à des amis et à des frères.

Lacuée se hâte d'interrompre le malencontreux orateur en lut faisant observer que le moyen le plus sûr de prévenir l'effet de la lettre ministérielle est de voter purement et simplement le décret. Daverhoult réclame la parole pour le combattre[12], mais elle lui est refusée, et l'Assemblée, qui veut se débarrasser a tout prix d'une question qui, depuis un mois, l'agite et l'importune, se hâte d'adopter le décret et d'ordonner qu'il sera présenté immédiatement à la sanction royale, puis expédié par des courriers extraordinaires aux quatre-vingt-trois départements.

Sans être prophète, on aurait pu facilement prédire que les Jacobins trouveraient mille prétextes pour retenir à Paris ceux au moins des fédérés qui paraîtraient disposés à seconder leurs projets d'insurrection. Cependant le roi sanctionna sans observation le funeste décret. Ni lui, ni ses conseillers ne virent, ne voulurent voir ce qu'était au fond cet acte législatif. N'était-il pas. en effet, la négation formelle de tout ce qui avait été dit et fait au nom du pouvoir royal depuis un mois ; l'adhésion implicite aux demandes qu'était venue apporter, le 20 juin, à main armée, la populace parisienne ; la consécration de l'audacieuse initiative qu'avaient prise certaines municipalités jacobines en dirigeant leurs fédérés vers Paris, au mépris de toutes les prescriptions légales ?

Ce que Pétion et la municipalité avaient fait le 20 juin, le roi et l'Assemblée venaient de le refaire le 2 juillet la légalisation des rassemblements avait rendu possible la violation du domicile royal la légalisation de la concentration des fédérés à Paris devait singulièrement faciliter l'invasion des Tuileries et le renversement de la royauté.

Les bataillons sont en marche, avait-on dit à l'Assemblée et au roi ; il est nécessaire de régulariser cette violation de la loi puisqu'on ne peut l'empêcher. Les deux pouvoirs cédèrent ainsi à la puissance du fait accompli, ce prisme magique que les habiles font miroiter aux yeux. de tous ceux qu'ils veulent tromper et éblouir.

 

VI

Les rapports exigés à plusieurs reprises des ministres avaient été renvoyés à la commission extraordinaire des Douze. Les nombreuses pétitions, adresses, dénonciations en sens divers, qui arrivaient chaque jour de Paris et des départements, lui étaient également remises. De cette masse de documents confus, contradictoires, elle devait composer un tableau de l'état de la France. Elle fit deux parts de son travail et nomma deux rapporteurs appartenant l'un à la droite, l'autre à la gauche. En agissant de la sorte, la commission croyait-elle pouvoir renouveler en pleine révolution les luttes des rhéteurs de la place publique d'Athènes et faire plaider tranquillement, devant le peuple français, le pour et le contre dans le grand procès qui s'agitait depuis plusieurs mois ?

Ce fut le 30 juin que Pastoret et Jean Debry présentèrent, au nom des Douze, le tableau général de la situation et la série des mesures à prendre en cas de danger de la patrie. Quoiqu'ils parlassent l'un et l'autre au nom de la même commission, les deux orateurs firent passer dans leurs rapports les idées et les aspirations des partis auxquels chacun d'eux appartenait.

Pastoret énumérait les maux dont la France était accablée, les uns naturellement issus d'une grande révolution, les autres indépendants de cette révolution ceux-ci provenant de la conduite des autorités constituées, ceux-là de la conduite des citoyens... Glissant rapidement sur les événements de juin, pour lesquels il avait pu faire admettre quelques paroles de blâme, il annonçait qu'il serait ultérieurement proposé diverses mesures propres à remédier au déplorable état des choses. — On comblerait les lacunes du code pénal. On réprimerait les excès des tribunes ; les représentants porteraient un costume distinctif. Quant à l'armée, elle pourrait être mise plus vite en état de résister à l'ennemi, si l'Assemblée y envoyait des commissaires[13] chargés, non de commander et de remplir des fonctions qui n'appartenaient qu'aux agents du pouvoir exécutif, mais de vérifier quel était l'état des approvisionnements, et de recueillir tous les renseignements nécessaires à la surveillance des actes administratifs et à la confection de bonnes lois militaires ; on examinerait encore avec soin si les généraux devaient conserver le droit de pétition.

En ce qui concernait les troubles religieux, le rapporteur promettait que très-prochainement une loi nouvelle serait préparée pour remplacer celle que le souverain refusait de sanctionner ; il annonçait aussi un décret dans le but, non d'anéantir les sociétés populaires autorisées par la Constitution, mais d'empêcher qu'elles ne pussent entraver directement ou indirectement l'action des autorités constituées.

Le rapport de Pastoret était une véritable homélie qui ne concluait à rien et laissait tout dans un vague désespérant, un programme compendieusement élaboré des matières dont la commission extraordinaire et l'Assemblée, sous son inspiration, auraient successivement à s'occuper a leur loisir. Mais ce loisir, quand viendrait-il ? les événements qui se pressaient laisseraient-ils aux législateurs optimistes le temps d'élucider, de débattre et de résoudre toutes les questions qui venaient d'être si complaisamment énumérées ?

Quoique l'orateur eût cherché à tenir la balance égaie entre tous les partis, en atténuant leurs fautes réciproques, quoiqu'il n'eût mis, dans son tableau de la situation du royaume, que des couleurs ternes et des teintes à demi effacées, la gauche voulait refuser à son rapport l'honneur très-banal de l'envoi aux quatre-vingt-trois départements. Il fallut une discussion et un vote pour l'obtenir.

 

VII

Bien autrement net et accentué était le rapport de Jean Debry, qui avait été chargé spécialement de poser la question capitale du moment, celle du danger de la patrie.

Le député montagnard soumit à l'Assemblée neuf articles très-positifs, très-énergiques, que nous verrons bientôt convertir en loi.

Sur la proposition de Vergniaud, la discussion sur les .deux rapports fut renvoyée au 2 juillet ; mais à raison de divers incidents, elle ne put être reprise que le 3. L'Assemblée avait reçu, la veille, des dépêches officielles et des lettres privées qui lui annonçaient la retraite de l'armée du Nord. Luckner se repliait sur Lille et Valenciennes, parce que, disait-il dans son rapport, il n'avait pas trouvé en Belgique la sympathie populaire qu'on lui avait promise, et qu'il ne pouvait plus tenir devant un ennemi trop nombreux. Les nécessités de la guerre avaient obligé l'armée française, en se retirant, à incendier les faubourgs de Courtrai. On était sous le poids des émotions produites par ces fâcheuses nouvelles et par les accusations de trahison que lançaient déjà les Jacobins contre, plusieurs généraux de l'armée du Nord, lorsque, la séance à peine ouverte, l'on vit Vergniaud gravir lentement les marches de la tribune.

Ah ! si dans ce moment il lui avait été donné de percer les voiles qui enveloppaient un avenir, hélas ! bien prochain s'il avait pu se douter que les insurgés du 10 août et le bourreau du 21 janvier viendraient tirer les conséquences logiques des prémisses qu'il allait poser ; s'il avait pu s'entendre lui-même prononcer successivement au nom des Assemblées législative et conventionnelle la déchéance, l'emprisonnement et la mort de Louis XVI ! Ah si un pouvoir magique eût tout d'un coup déroulé sous ses yeux les sanglantes catastrophes dont ses amis et lui-même étaient destinés à devenir les témoins, les acteurs et les victimes, certes il eût reculé Mais l'homme est condamné à marcher en aveugle à travers le dédale de la vie et à ne voir le précipice creusé sous ses pieds qu'au moment même où il y tombe.

Vergniaud, dans ce discours fameux, véritable réquisitoire de la république contre la royauté, s'élève, pour l'art et le pathétique, à la hauteur des plus beaux modèles que nous ait transmis l'antiquité, il égale en éloquence les orateurs' qui prononcèrent jadis les Philippiques et les Catilinaires ; mais du tonnerre de sa parole il ne frappait ni un astucieux politique ni un audacieux conspirateur, il frappait un roi honnête homme, faible et indécis, qui avait horreur du sang et qui, au dernier moment, plutôt que de le répandre, se livra lui-même a ses ennemis.

Le député girondin entre rapidement en matière :

Nos armées reculent éclairant leur retraite de l'incendie de Courtrai. Tout mouvement de nos troupes paraît suspendu au moment même où les Autrichiens menacent d'envahir la frontière du Nord et où les Prussiens accourent sur le Rhin. A l'intérieur, l'effervescence grandit sans cesse, précipitant la nation vers une crise terrible. Que doit faire l'Assemblée ? Que lui commande la nécessité ? Que lui permet la Constitution ? C'est ce que se propose d'examiner le représentant du peuple, impassible devant les baïonnettes comme devant les calomnies.

Vergniaud sort brusquement des phrases vagues ; il laisse le torrent de son éloquence bondir jusque sur le trône et submerger la royauté.

C'est au nom du roi que les princes français ont tenté de soulever contre la nation toutes les cours de l'Europe, c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pillnitz, et formée l'alliance monstrueuse entre les cours de Vienne et de Berlin ; c'est pour défendre le roi, qu'on on a vu accourir en Allemagne, sous les drapeaux de la rébellion, les anciennes compagnies des gardes du corps ; c'est pour venir au secours du roi que les émigrés sollicitent et obtiennent de l'emploi dans les armées autrichiennes, et s'apprêtent à déchirer le sein de leur patrie ; c'est pour joindre ces preux chevaliers de prérogative royale que d'autres preux, pleins d'honneur et de délicatesse, abandonnent leur poste en présence de l'ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, travaillent à corrompre les soldats, et placent ainsi leur gloire dans la lâcheté, le parjure, la subornation, le vol et les assassinats ! C'est contre la nation, ou l'Assemblée nationale seule, et pour le maintien de la splendeur du trône, que le roi de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, et que le roi de Prusse marche vers nos frontières : c'est au nom du roi que la liberté est attaquée, et que, si l'on parvenait à la renverser, on démembrerait bientôt l'empire pour indemniser de leurs frais les puissances coalisées. Enfin, tous les maux qu'on s'efforce d'accumuler sur nos têtes, tous ceux que nous avons à redouter, c'est le nom seul du roi qui en est le prétexte ou la cause.

 

La situation ainsi définie, Vergniaud ne procède plus par affirmations catégoriques, mais par insinuations et par hypothèses :

Si à cent mille Autrichiens, à cent mille Prussiens, n'étaient opposés que des détachements de dix, de vingt mille hommes ; si les préparatifs nécessaires pour repousser une invasion prochaine étaient faits avec trop de lenteur si les précautions prises pour arrêter l'ennemi au cœur du pays n'étaient point acceptées si l'un des généraux commandant la défense était suspect et l'autre contraint à ne pas vaincre ; si enfin il arrivait qu'ainsi la France nageât dans le sang, que l'étranger y dominât, que la Constitution fût ébranlée, que la contre-révolution fût là et que le roi vous dît pour sa justification :

Il est vrai que les ennemis qui déchirent la France prétendent n'agir que pour relever ma puissance qu'ils supposent anéantie, venger ma dignité qu'ils supposent flétrie, me rendre mes droits royaux qu'ils supposent perdus. Mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice. J'ai obéi à la Constitution qui m'ordonne, par un acte formel, de m'opposer à leurs entreprises, puisque j'ai mis mes armées en campagne ; il est vrai que ces armées sont trop faibles, mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner ; il est vrai que je les ai rassemblées trop tard, mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir, mais la Constitution ne m'oblige pas à former des camps de réserve ; il est vrai que lorsque les généraux s'avançaient en vainqueurs sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de s'arrêter, mais la Constitution ne me prescrit pas de remporter des victoires, elle me défend même les conquêtes i est vrai que mes ministres ont continuellement trompé l'Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements... mais la Constitution ne fait dépendre leur nomination que de ma volonté et nulle part elle n'ordonne que j'accorde ma confiance aux patriotes et que je chasse les contre-révolutionnaires il est vrai que l'Assemblée nationale a rendu des décrets utiles et que j'ai refusé de les sanctionner, mais j'en avais le droit... Il est vrai enfin que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d'avoir eu l'insolence de vouloir être libres ; mais j'ai fait tout ce que la Constitution me prescrit, il n'est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne. Il n'est donc pas permis de douter de ma fidélité pour elle et de mon zèle pour sa défense.

 

De frénétiques applaudissements interrompent l'orateur.

Reprenant aussitôt sa terrible hypothèse, il dicte la réponse que la nation serait, en droit de faire, si son roi lui tenait un pareil langage :

Ô roi, qui avez cru sans doute, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes par des serments, comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n'avez feint d'aimer la loi que pour conserver la-puissance qui vous servirait à la braver, la Constitution que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire, la nation que pour assurer le succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance ; pouvez-vous nous abuser aujourd'hui par d'hypocrites protestations ?. Non, non, homme que la générosité des Français n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le vœu de la Constitution ! vous n'êtes plus rien pour cette Constitution que vous avez indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi.

 

De formidables acclamations retentissent à plusieurs reprises et empêchent longtemps Vergniaud de reprendre la parole. L'orateur achève enfin son discours en déclarant qu'il croit encore à la réconciliation de ceux qui sont dans Rome et de ceux qui sont sur le mont Aventin ; il propose de déclarer la patrie en danger, de rendre les ministres responsables de tous les périls intérieurs et extérieurs, d'adresser au roi un message ferme, digne ; énergique, sans récriminations intempestives, non un manifeste de guerre, mais un appel à l'union.

L'Assemblée entière avait été pour ainsi dire subjuguée par la toute-puissante parole du grand orateur girondin. L'impression et l'envoi de son discours aux départements sont votés sans la moindre opposition. Seulement Cambon laisse tomber une phrase qui trahit les véritables intentions de la gauche : Je demande, dit-il, que sur l'imprimé, tout ce que M. Vergniaud a dit sous forme hypothétique soit établi d'une manière affirmative ; car nous devons la vérité au peuple et toutes les suppositions de M. Vergniaud sont des vérités. Ainsi, l'extrême gauche accusait presque de faiblesse celui qui venait de porter un coup mortel à la royauté ; elle semblait lui reprocher de n'avoir pas proclamé l'insurrection et sonné sans le moindre retard le tocsin du 10 août.

 

VIII

Mathieu Dumas remplace Vergniaud la tribune.

Pour répondre à un tel adversaire dans un pareil moment, il fallait réellement du courage, et les historiens qui nous ont précédé ne paraissent pas avoir assez fait ressortir le mérite de l'orateur constitutionnel essayant de raisonner devant une assemblée entraînée par la passion. Le discours de Dumas est sans doute beaucoup moins éloquent que celui de Vergniaud, mais il l'improvisa au milieu d'interruptions fréquentes le poursuivit avec calme, l'acheva avec dignité.

Dumas s'attache à prouver que les ministres actuels ne peuvent être réputés responsables du mauvais résultat d'un plan militaire conçu par leurs prédécesseurs, que le veto opposé an camp des vingt mille n'a point arrêté l'augmentation régulière de l'armée ; que le refus de sanctionner la loi relative aux prêtres n'est pas la cause des troubles religieux ; que le roi s'est conduit à l'égard de l'émigration comme il le devait.

— Et le voyage de Varennes ? crie la gauche ; et le veto sur le décret contre les émigrés ?

Dumas n'en persiste pas moins à déclarer que l'hypothèse de l'entente secrète du souverain constitutionnel avec les émigrés est une calomnie. Puis il aborde franchement l'éloge de La Fayette, ce héros de la liberté, qu'il n'hésite pas à comparer à Washington, et qui, comme son frère d'armes et son modèle, est appelé peut-être à boire jusqu'à la lie le calice de l'ingratitude populaire. Il conclut en demandant : 1° la question préalable sur la responsabilité dont Vergniaud à voulu charger les ministres ; 2° l'envoi d'un message au roi et d'une adresse aux Français.

Quand Mathieu Dumas descend de fa tribune la droite applaudit. Mais la gauche fait entendre des murmures ironiques et même des éclats de rire. Les constitutionnels demandent que le discours de leur ami obtienne aussi les honneurs de l'impression. Mise aux voix, cette motion est rejetée après deux épreuves douteuses. L'Assemblée avait deux poids et deux mesures après avoir accordé à l'attaque la plus grande publicité, elle la refusait à la défense. Telle est souvent la justice des partis.

Le 4 juillet, Jean Debry présenta la rédaction définitive du décret annoncé par la commission extraordinaire.

L'Assemblée se réservait le droit de déclarer la patrie en danger, et cela sans avoir besoin de la sanction royale ; l'Acte du Corps législatif devenait exécutoire à l'instant même.

Aussitôt qu'auraient été prononcées par le président ces paroles sacramentelles : Citoyens, la patrie est en danger ! les autorités constituées de toutes les parties du royaume devaient siéger en permanence, toutes les gardes nationales étaient mises en réquisition, tous les citoyens avaient à déclarer les armes et les munitions qu'ils possédaient.

Tout homme, Français ou étranger, résidant ou voyageant en France, était tenu de porter la cocarde tricolore ; toute personne revêtue d'un signe de rébellion devait être poursuivie par-devant les tribunaux ordinaires, et punie de mort.

Ce décret fut immédiatement adopté, et la discussion sur les autres mesures de sûreté générale, notamment sur la responsabilité ministérielle, fut renvoyée au lendemain.

Ce jour-la Torné, évoque constitutionnel du Cher, vint exposer clairement et sans réticence les vues de la Montagne. Laissant de côté les précautions oratoires dont l'orateur girondin avait enveloppé sa pensée, il accusa ouvertement le roi d'être l'appui des prêtres séditieux et de braver les décrets du Corps législatif, sous l'égide de son veto. Les périls de la patrie étaient, selon lui, si grands et les trahisons du pouvoir exécutif si flagrantes qu'il fallait que, s'emparant de la dictature, l'Assemblée prît pour règle unique cette maxime : Le salut peuple est la suprême loi. — La Constitution ou la mort, lui crie-t-on, de la droite. — C'est comme si vous disiez, réplique Torné, la mort du peuple par la Constitution plutôt que de sauver le peuple par des mesures inconstitutionnelles, mais temporaires.

La droite, à ces mots, se lève tout entière et demande que l'orateur soit rappelé à l'ordre ; mais celui-ci, sans s'émouvoir, parle successivement des éphores de Sparte, des dictateurs de Rome, du protecteur d'Angleterre, et conclut à ce qu'après avoir déclaré la patrie en danger, l'Assemblée se réserve de prendre telles autres mesures que les circonstances pourraient rendre nécessaires.

Pastoret et Vaublanc s'élancent à la tribune et dénoncent le discours de Torné comme la preuve de la coalition entre les aristocrates de Coblentz et les factieux du dedans Marans. ajoute que depuis six semaines Torné lui a déclaré que, pour sauver le peuple, il fallait qu'on fermât le livre de la Constitution, que l'Assemblée nationale s'emparât de tous les pouvoirs et que, s'il se trouvait des récalcitrants, elle se transporta dans le Midi, afin de mettre la Loire entre eux et elle[14]. Cette révélation excite l'indignation générale. L'évêque du Cher veut s'expliquer, mais les Interruptions l'empêchent de continuer et l'Assemblée, par un décret, lui retire la parole. En ce moment arrive un message, dans lequel Louis XVI déclare qu'à l'approche de l'anniversaire du jour où fut contracté sur l'autel de la patrie le pacte d'alliance entre la royauté et la nation, il juge nécessaire de donner aux armées la garantie de la réunion des deux pouvoirs renouvelant le même vœu, celui de vivre libres ou de mourir ; il annonce qu'il ira au Champ-de-Mars, au milieu des députés, recevoir le serment des Français. Le message royal est accueilli par les applaudissements de la majorité. Mais il était dit qu'aucune démarche du malheureux monarque ne pourrait trouver grâce auprès de la Montagne elle relève avec vivacité le passage ou Sa Majesté exprime le désir de recevoir le serment des fédérés, et déclare que cette prétention est inconstitutionnelle.

Le lendemain le nouveau ministre de la justice, Dejoly, vient au nom du roi déclarer que l'on s'est mépris sur les expressions du message ; que le monarque ne peut ni ne doit recevoir seul le serment des Français, mais qu'il croit pouvoir le recevoir avec l'Assemblée. L'ensemble de la lettre royale, ajoute le ministre, devait suffire pour convaincre tout le monde de la sincérité des intentions du monarque 1[15].

Cette déclaration devait certes contenter les plus difficiles ; mais la Montagne suscite encore de nouvelles chicanes à propos de la forme. Couthon prétend que la Constitution exige que les rapports entre le Corps législatif et le roi aient lieu sans intermédiaire, et que par conséquent il n'y a qu'à passer à l'ordre du jour sur ce que vient de dire le ministre de la justice. Ce beau raisonnement est goûté par l'Assemblée, et la proposition est adoptée.

C'est ainsi que l'on répondait aux avances du roi, au moment même ou il manifestait les intentions les plus concluantes c'est ainsi que fut également reçue la lettre par laquelle, le lendemain (6 juillet), le ministre des affaires étrangères, Chambonas, informait l'Assemblée de l'approche des troupes prussiennes Aussitôt la lecture de cette lettre terminée, Gensonné demande que le ministre soit mandé à la barre et que l'Assemblée passe à l'ordre du jour sur le récit de faits transmis au Corps législatif sous une forme qui n'est pas celle qu'exige le pacte fondamental.

En vain Chambonas reconnaît-il qu'il a pu se tromper, en vain sa lettre est-elle remplacée dans les vingt-quatre heures par un message royal ; l'Assemblée, sur la proposition faite par Guyton-Morveau au nom des Douze, décrète solennellement que le ministre des affaires étrangères a violé les formes constitutionnelles[16].

 

IX

A l'approche de la lutte suprême, tous les esprits étaient remplis d'hésitations et d'angoisses. Les constitutionnels craignaient de travailler au profit des partisans de t'ancieu régime. Les Girondins sentaient que l'heure de la victoire ne précéderait pour eux que de quelques minutes celle d'une lutte acharnée avec les montagnards, aujourd'hui leurs auxiliaires, demain leurs ennemis irréconciliables. Parmi ces derniers eux-mêmes, quelques-uns ne pouvaient-ils pas pressentir déjà qu'ils seraient taxés plus tard de modérantisme, accusés de ne plus se trouver à la hauteur des principes ?

Aussi, dans la fameuse scène a laquelle on a donné le nom de Baiser Lamourette, la Législative fut-elle de bonne foi en se livrant à un de ces élans généreux auxquels ; pour l'honneur de l'humanité, ne peuvent résister des hommes émus par la même parole, en proie aux mêmes pressentiments, agités des mêmes craintes.

Au milieu de la séance du 7 juillet, l'ordre du jour appelait la discussion sur les mesures de sûreté générale. Tout à coup l'évêque constitutionnel de Lyon, Lamourette, demande faire une motion d'ordre, et d'une voix tout à la fois grave et douce : Au moment, dit-il, où l'on propose des mesures pour sauver la patrie, il importe de couper dans sa racine le germe de tous les dangers publics, la désunion des deux grands pouvoirs de l'État. On a déjà plusieurs fois parlé d'union, et l'union ne s'est pas faite ; cependant il faut qu'elle s'opère, car les honnêtes gens, divisés d'opinion, s'éclairant mutuellement par une discussion franche, peuvent toujours se rencontrer et s'entendre sur le terrain de la probité, de l'honneur, de l'amour de la patrie et de la liberté. Jurons donc de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment, de nous confondre en une seule et même masse d'hommes libres, également redoutables à l'esprit d'anarchie et à l'esprit féodal ; le moment où l'étranger verra que nous ne voulons qu'une chose fixe et que nous la voulons tous, sera le moment où la liberté triomphera et où la France sera sauvée...

D'immenses applaudissements retentissent.

Je demande, dit en concluant l'orateur, que M. le président mette aux voix cette proposition simple : Que ceux qui abjurent et exècrent la république et les deux chambres se lèvent !

 

En proie à un indicible enthousiasme, l'Assemblée entière est debout ; la gauche descend vers la droite, la droite court vers la gauche Jaucourt s'assied auprès de Merlin, Dumas auprès de Basire, Albitte auprès de Ramond ; Gensonné et Calvet, Genty et Chabot, les députés les plus hostiles se serrent les mains, s'embrassent. Pastoret et Condorcet, qui le matin même avaient échangé, dans tes journaux qu'ils dirigeaient, des lettres plus qu'acrimonieuses, tombent dans les bras l'un de l'autre.

Oui, nous sommes tous frères, crient les spectateurs, nous voulons tous la même chose, la Constitution, la liberté, l'égalité.

Brissot qui avait précédemment, obtenu la parole pour s'expliquer sur les dangers de la patrie, refuse de la prendre de peur de troubler cette scène touchante. H veut revoir son discours, afin d'en effacer tout ce qui pourrait servir d'aliment aux passions. On demande que le procès-verbal de la séance soit expédié aux quatre-vingt-trois départements, qu'une députation de vingt-quatre membres soit envoyée au roi pour l'avertir de ce qui vient de se passer ; que toutes les autorités constituées et les corps judiciaires soient appelés pour assister a l'union de tous les représentants de la nation. Ces motions sont unanimement adoptées. Quelques instants après paraît le roi, accompagné de Lamourette et des députés délégués auprès de lui.

L'acte le plus attendrissant pour moi, dit-il, est celui de la réunion de toutes les volontés pour le salut de la patrie. J'ai désiré depuis longtemps ce moment fortuné mon vœu est accompli. Je viens vous dire moi-même que la nation et le roi ne font qu'un. L'un et l'autre ont le même but. Leur réunion sauvera la France. La Constitution doit être le point de ralliement de tous les Français ; nous devons tous la défendre ; le roi leur en donnera toujours l'exemple.

Le président répond :

Sire, cet instant mémorable de la réunion de toutes les autorités constituées sera un signal d'allégresse pour tous les amis de la liberté, de terreur pour tous ses ennemis. Cette union fait la force dont la nation a besoin pour combattre les tyrans conjurés contre elle ; elle est un sûr garant de la victoire.

 

L'enthousiasme est à son comble. Les cris de vive le roi se mêlent aux cris de vive la nation.

Louis XVI ajoute : Je vous avoue, monsieur le président, qu'il me tardait bien que la députation arrivât pour courir à l'Assemblée.

De nouvelles acclamations retentissent elles se prolongent jusqu'à la levée de la séance, qui a lieu aussitôt après la sortie du monarque.

 

X

Hélas ! elle fut de courte durée, l'illusion de ceux qui, dans ces accolades fiévreuses, dans ces étreintes enthousiastes, avaient entrevu une ère nouvelle de bonheur et de prospérité pour la France. Les partis ne voulurent pas ratifier le traité d'alliance conclu par leurs chefs. Les Jacobins surtout, dont les principaux meneurs, Danton, Robespierre, Collot d'Herbois, Billaud-Varennes, ne faisaient pas partie de la Législative, jetèrent les hauts cris contre ce qu'ils appelaient un replâtrage, une réconciliation normande, le baiser de Judas.

L'émotion, qui avait été immense au sein de l'Assemblée, qui s'était communiquée aux tribunes et répandue dans Paris avec une extrême rapidité, s'éteignit bientôt, comme un feu de paille, sous les quolibets et les plaisanteries des journaux de toutes les couleurs.

Mais ce qui ne contribua pas peu à rallumer les passions, ce fut — coïncidence toute fortuite, mais-dés plus malheureuses — l'arrivée, peu de moments après la scène provoquée par Lamourette, d'une députation municipale annonçant que le conseil général du département de Paris avait prononcé la suspension du maire Pétion et du procureur de la commune Manuel. La députation officielle s'étant retirée, quelques municipaux restent, et Osselin, l'un d'entre eux, lit une adresse signée individuellement par les amis que le maire suspendu comptait dans le sein du conseil général. Cette adresse incriminait très-vivement la conduite du département, proclamait Pétion le sauveur de la patrie et se terminait ainsi : Si le maire est coupable, tous les magistrats, ses auxiliaires, sont ses complices et doivent être traités comme lui.

Oui, répètent en chœur les pétitionnaires, nous sollicitons l'honneur de partager son sort. Jugez-le, jugez-nous !

Chabot s'écrie qu'un si beau trait de générosité ne doit pas être perdu pour l'histoire ; il demande l'impression de la pièce que vient de lire Osselin. Lacroix renchérit sur Chabot et fait décréter que le pouvoir exécutif sera tenu de rendre compte dès le lendemain des mesures prises par lui relativement à l'arrêté du département de Paris[17].

Ainsi, par une fatalité déplorable, au moment même où tous les nuages semblaient se dissiper, apparaissait à l'horizon le point noir d'où devait partir la tempête.

 

XI

Nous avons vu dans le livre précèdent avec quelle persistance le département avait réclamé des différents fonctionnaires publics le compte rendu de ce qu'ils avaient fait avant, pendant et après l'invasion des Tuileries ; comment, malgré les billets confidentiels et amicaux du procureur-général-syndic adressés a Pétion, celui-ci en était venu à une hostilité ouverte vis-à-vis de l'autorité que la Constitution avait placée immédiatement au-dessus de la sienne ; enfin de quelle manière le duc de La Rochefoucauld, président du directoire, avait affronté la mauvaise humeur du trop populaire magistrat et s'était fait livrer, au nom de la loi, les rapports qu'il n'avait pu obtenir officieusement.

Pendant ce temps, les juges de paix avaient continué à recueillir les dépositions des témoins oculaires ; les divers rapports et procès-verbaux des officiers municipaux avaient été successivement arrachés à la mairie ; l'état-major de la garde nationale avait envoyé ce qu'il possédait de renseignements militaires. L'enquête ordonnée par le directoire du département se trouvait donc à peu près complète. Pétion avait lui-même fourni sa justification en faisant imprimer un exposé de sa conduite. Seul, le procureur de la commune, Manuel, persistait à ne pas répondre aux injonctions réitérées qui lui étaient faites. Pressé par Rœderer, il avait eu l'insolence d'écrire que, le 20 juin, il n'avait passé qu'une heure aux Tuileries, sa place du matin et du soir étant à la maison commune, et qu'il serait bien fâché de perdre un temps qui n'était pas à lui, à recueillir des faits que l'histoire seule devait juger. Je jure, disait-il en terminant, que le maire de Paris a sauvé le peuple ![18] A peine parvint-on à le faire consentir à comparaître devant les commissaires départementaux. De ses explications il résulta que ni le 18, ni te 20 juin, il n'avait communiqué au corps municipal t'arrêté pris le 16 par le conseil général ; que, connaissant t'arrêté du département, il n'en avait point requis l'exécution bien plus, qu'il avait approuvé t'arrêté contraire de la municipalité, et enfin que, loin dé se porter vers les Tuileries au premier tumulte, comme la loi le lui ordonnait, il avait à peine passé une heure dans le jardin, se promenant sans écharpe en simple particulier.

Ayant accompli, autant qu'ils le pouvaient, ta mission qui leur avait été confiée, les trois commissaires instructeurs du département. Garnier, Levieillard et Demautort, lurent, le 4 juillet, au conseil général un rapport où les événements du 20 juin et la part qu'y avaient prise les diverses autorités incriminées étaient parfaitement résumés.

Ils concluaient en demandant la suspension du maire, du procureur de la commune et des administrateurs de police, conformément à la loi du 27 mars !791, article 9, ne réclamant contre le commandant général qu'un simple avis d'être à l'avenir plus ponctuel à son service[19].

Les formes de procédure en usage dans les tribunaux avaient été appliquées aux nouveaux corps administratifs. Des commissaires spéciaux présentaient un rapport le procureur-général-syndic ou son substitut, en qualité de ministère public, posait des conclusions conformes ou contraires à celles des commissaires, et enfin le conseil tout entier décidait.

C'est pourquoi Demautort, Levieillard et Garnier ayant communiqué leur rapport au procureur-général-syndic, ce dernier dut, conformément à la loi, présenter ses conclusions. Rœderer était l'ami de Pétion ; son réquisitoire fut un véritable plaidoyer en faveur du maire et même du procureur de la commune qu'il était impossible de séparer de celui-ci.

Reprenant l'examen de toutes les pièces, le procureur-général-syndic commence par énumérer les faits incontestables la formation du rassemblement, la grille des Feuillants forcée, le canon braqué sur la porte royale, cette porte ouverte par des gardes nationaux, le domicile royal envahi, les discours violents adressés au roi, le vol de plusieurs objets mobiliers. Pour ces faits, dit-il, le soin d'en rechercher les auteurs regarde les tribunaux. Le département n'a à s'occuper que de la conduite des officiers municipaux accusés de n'avoir pas rempli leur devoir. Or, l'arrêté irrégulier par lequel le corps municipal a prétendu légaliser le rassemblement illégal n'a pas été pris par le maire seul, et ne peut dès lors lui être reproché. D'ailleurs l'Assemblée nationale elle-même n'a-t-elle pas montré qu'il était impossible de résister à l'invasion de la foule des pétitionnaires armés, puisqu'elle les a reçus dans son sein ? Ayant à l'avance recommandé la surveillance la plus active au commandant général et ne pouvant lui ordonner plus, le maire et les officiers municipaux ne doivent pas être réputés responsables de l'invasion du Château. L'invasion ayant eu lieu, il ne leur était plus possible d'agir pour la repousser violemment, parce que c'eût été compromettre la vie du roi. Pétion a-t-il fait tout ce qu'il devait faire pour mettre un terme au désordre, pour le tempérer, n'ayant pu le prévenir ? A cette question, Rœderer répond : ... Si j'avais à juger le maire de Paris comme juré, d'après ma conviction intime, je n'hésiterais pas une seconde à l'acquitter honorablement. Je ne puis moins faire pour lui quand je n'ai qu'une voix consultative à émettre sur sa conduite[20]...

Le 6 juillet, le conseil général du département s'assembla pour prononcer sur les rapports contradictoires de ses commissaires et du procureur-général-syndic. II avait la conscience de l'immense responsabilité qui allait peser sur lui. II savait avec quelle indicible impatience tous les partis attendaient son verdict. Il n'ignorait pas que, s'il adoptait la proposition de ses trois commissaires, il allait attirer sur la tête de chacun de ses membres toutes les colères populaires[21], mais il savait aussi qu'il serait responsable de son arrêt devant l'histoire, tribunal suprême des actions et des jugements des hommes. Ce ne fut qu'après de longs et consciencieux débats que le conseil général du département se décida a prononcer la suspension de Pétion et de Manuel. La délibération, commencée de bonne heure le 6, se prolongea jusqu'au 7 à quatre heures du matin[22].

 

XII

Quelques heures après, le conseil général de la commune était convoqué pour entendre la lecture de l'arrêté départemental et pour élire un maire provisoire. L'officier municipal Borie fut choisi. Ce fut lui qui, à la tête de la députation dont nous avons parlé, vint annoncer officiellement à l'Assemblée la suspension du maire et du procureur-syndic.

Pétion fit afficher le jour même dans Paris un avis ainsi conçu :

Citoyens,

Je suis suspendu de mes fonctions. Recevez cette décision, comme je l'ai reçue moi-même, avec calme et sang-froid. Bientôt une autorité supérieure prononcera, et j'espère que l'innocence sera vengée, d'une manière digne d'elle, par la loi.

 

D'après la Constitution, c'était, au roi qu'appartenait le droit de confirmer ou d'annuler l'arrêté départemental ; mais, par une singulière confusion de pouvoirs, le dernier mot en pareille matière avait été réservé à la législature, qui était ainsi appelée à se prononcer sur la décision royale. De celle-ci, Pétion s'inquiétait peu ; mais comptait sur l'autorité supérieure et sur la pression que les Jacobins, ses amis, ne devaient pas manquer d'exercer en sa faveur.

Louis XVI s'adressa, lui aussi, à l'Assemblée. Quelques instants auparavant, il était venu sceller la réconciliation des partis ; il crut donner un nouveau gage de sa parfaite bonne foi en remettant aux ; représentants du peuple le soin de sauvegarder la dignité de la couronne. A peine de retour aux Tuileries, il écrivit au président :

On vient de me remettre l'arrêté du département qui suspend provisoirement le maire et le procureur de la commune de Paris. Cet arrêté portant sur des événements qui m'intéressent personnellement, le premier mouvement de mon cœur est de prier l'Assemblée nationale de statuer elle-même sur cette affaire.

LOUIS,

Contre-signé : DEJOLY.

 

Mais les députés n'étaient déjà plus, le soir du 7 juillet, dans les mêmes dispositions que le matin. Les défiances, les colères, les haines avaient repris leur place habituelle dans le cœur de ceux qui les avaient abjurées quelques heures auparavant sur l'autel de la patrie. Au lieu de suivre Louis XVI dans la voie de la conciliation, l'Assemblée, adoptant la proposition de Merlin (de Thionville) et de Lasource, passa purement et simplement à l'ordre du jour sur la lettre royale. Elle ne pouvait, suivant eux, s'occuper constitutionnellement de l'arrêté départemental qu'après que le roi aurait usé de son droit de confirmation ou d'annulation.

Louis XVI se trouvait donc forcé de prononcer dans sa propre cause. S'il absolvait Pétion et Manuel, il abandonnait aux colères populaires le conseil général du département qui avait noblement rempli son devoir. S'il confirmait la suspension prononcée, il avait l'air d'exercer une vengeance personnelle et courait le risque de voir sa décision cassée par la Législative.

Les conseils les plus contradictoires furent donnés au roi et augmentèrent son indécision naturelle.

Rœderer lui écrivit, comme simple particulier, une lettre qui n'était, à proprement parler, que la répétition des conclusions qu'il avait déposées comme procureur général. Prenant pour point de départ le baiser Lamorette, par lequel, disait-il, la révolution était réellement consommée, il suppliait Louis XVI de se montrer indulgent envers ceux qui avaient pu se rendre coupables de ce qu'il appelait, dans sa naïveté, le dernier écart de la liberté naissante[23].

La supplique de Rœderer n'obtint pas même une réponse. D'autres personnages, qui avaient le droit d'être mieux écoutés, puisqu'ils siégeaient dans les conseils du monarque, opinaient également pour la grâce, dans le double but d'attirer vers le trône les sympathies populaires et de ruiner l'influence du maire en le couvrant du ridicule qui s'attache inévitablement à l'homme politique auquel on refuse le bénéfice d'un facile martyre. Ils faisaient observer que, puisqu'il faudrait très-probablement subir, tôt ou tard, le rétablissement dans leurs fonctions de Pétion et de Manuel, il valait beaucoup mieux pour le souverain octroyer lui-même le pardon que de voir ses ennemis l'arracher à l'Assemblée nationale ; que, dans l'arrêté à intervenir, il serait, du reste, facile de faire la part de chacun, de louer la conduite du département, de blâmer celle de la municipalité et de s'en remettre aux tribunaux pour la poursuite des meneurs subalternes, auxquels on devait imputer la violation matérielle du domicile royal[24].

Peut-être cet avis eût-il prévalu sans les nouvelles violences de langage et les menaces audacieuses des amis de Pétion. Le dimanche 8 juillet, ceux-ci firent affluer vers l'Assemblée la masse des pétitionnaires parisiens qu'ils avaient toujours à leur disposition.

Le corps législatif sembla d'abord vouloir respecter les formes constitutionnelles il décréta par deux fois le renvoi pur et simple de toutes les doléances jacobines à la commission des Douze. Mais par deux fois la gauche demanda qu'on revînt sur ce vote. Suivant son habitude, l'Assemblée ne se sentit pas de force à résister plus longtemps à l'insistance de la Montagne. De guerre lasse, elle admit les pétitionnaires à la barre.

Écoutons d'abord la section des Gravilliers :

Législateurs, une famille éplorée vous redemande un père que des magistrats, par l'abus le plus coupable de leurs devoirs, viennent d'enlever à ses fonctions. Toute la capitale est en deuil, et ce deuil sera bientôt celui de tout l'empire. Nous vous prions de nous rendre un ami, un magistrat fidèle, et de considérer que les circonstances que la malveillance a choisies pour cet acte de rigueur sont trop impérieuses pour permettre le moindre retard.

 

Non moins vive était l'adresse de la section de la place Royale, lue par Tallien qui débutait dans les rôles de comparse politique, en attendant qu'il put être compté parmi les premiers sujets de la troupe démagogique.

Un grand attentat vient d'être commis. La ville de Paris est dans la douleur... Pétion est suspendu de ses fonctions par un directoire contre-révolutionnaire ; Pétion, notre père, notre ami, est sous le coup d'une accusation. Qu'on nous charge aussi de fers, ils nous paraîtront plus légers lorsque nous les partagerons avec Pétion. Nous venons déposer dans le sein du Corps législatif l'adhésion la plus entière à la conduite tenue par le maire et le corps municipal dans les journées antérieures et postérieures au 20 juin... Nous demandons que vous jugiez quelle est l'administration coupable, ou de la municipalité qui a épargné le sang, ou du directoire qui voulait le faire verser.

 

XIII

Chaque jour des pétitionnaires venaient, non-seulement au nom de Paris, mais encore, prétendaient-ils, au nom de diverses villes de province, réclamer d'un ton impérieux la réintégration immédiate du sage Pétion et du vertueux Manuel, ces deux colonnes du patriotisme. Presque toujours ils répétaient une leçon qu'on leur avait remise toute faite. Oubliant qu'il s'était intitulé délégué de la ville de Dijon, un d'entre eux s'écria : Si d'ici au 14 juillet on n'a pas rendu aux vainqueurs de la Bastille leur père et leur tribun, la fête de la Liberté sera troublée nous ignorons où s'arrêtera le désespoir des patriotes[25].

En vain la droite faisait-elle observer que sans cesse on présentait au nom du peuple des adresses qui n'exprimaient pas même le vœu d'une section ; en vain démontrait-elle que quatre-vingt-deux départements n'avaient pas envoyé leurs députés à Paris pour que le quatre-vingt-troisième usurpât tout leur temps. On refusait la parole aux députés qui pensaient et parlaient de la sorte, et le premier venu obtenait le droit de déclamer à la barre contre toutes les autorités constituées. Sans pousser la complaisance jusqu'à donner toujours raison aux pétitionnaires, la majorité les écoutait avec patience, souvent avec faveur, leur accordait les honneurs de la séance et envoyait imperturbablement leurs élucubrations oratoires à la commission des Douze.

Une fois seulement les adversaires des Jacobins purent obtenir la faveur de faire entendre leurs justes récriminations. Une députation nombreuse, envoyée par la ville du Havre, présenta, le 6 juillet, une adresse qui commençait ainsi

Législateurs,

Nous venons réclamer vengeance contre ceux qui, au 20 juin, ont violé l'asile du représentant de la nation et insulté sa personne sacrée et inviolable... Oui, vengeance contre l'administration faible ou coupable qui, au lieu de faire exécuter les lois, a eu la témérité de légaliser un forfait ; vengeance contre les factieux, qui, au mépris de la constitution, ont sommé, le poignard à la main...

 

A bas, à bas ! hurlent les tribunes ; c'est faux, c'est faux !Vous avez entendu les factieux qui s'avouaient les auteurs du 20 juin, dit Daverhoult. — On écoute les Parisiens toutes les fois qu'ils se présentent, ajoute Mayerne ; il faut écouter les citoyens du Havre. — Ils ne sont pas du Havre, réplique Thuriot. Ils n'apportent sur leur adresse que des signatures mendiées. — Ce sont d'honorables négociants, répond Christinat, ceux mêmes qui ont approvisionné Paris en 1789, qui ont nourri ce même peuple des tribunes dont ils subissent les insultes aujourd'hui.

Lasource et Lacroix dénoncent la pétition comme tendant à faire croire que le peuple français n'est qu'un tas de brigands et qu'il est coupable d'un acte qui n'est que l'effet de l'égarement de quelques-uns. Ils réclament le renvoi de la calomnie à la commission extraordinaire, le renvoi des calomniateurs hors du sein de l'Assemblée ; mais, après deux épreuves successives, il est décrété que les pétitionnaires jouiront des honneurs de la séance ; ils vont s'asseoir au banc qui leur est désigné, applaudis par la droite, hués par les tribunes et par la gauche[26].

Quelquefois la Montagne, cherchant à changer le terrain de la discussion, demandait la destitution du directoire du département, prétendant que lui seul était coupable. Car, disait Guérin, l'un de ses orateurs les plus exagérés, si la municipalité n'a pas fait son devoir le 20 juin, c'était au département à la suppléer, et si elle l'a fait, pourquoi a-t-il plus tard suspendu arbitrairement le maire et le procureur de la commune ?

Malgré toute sa bonne volonté, l'Assemblée ne pouvait goûter un pareil raisonnement et, obligée d'attendre la décision royale sur l'affaire de Pétion, elle reprit la discussion des propositions faites par la commission extraordinaire.

Le 8, on ne s'en occupa qu'un moment, à propos des nouvelles reçues de l'Ardèche, où les royalistes avaient occupé Ja !ès et le château de Bannes. Lamarque réclama la déclaration immédiate de danger de la patrie, et l'Assemblée adopta en principe sa motion.

A la séance du 9, la parole fut accordée à Brissot, qui y avait renoncé le 7, afin d'atténuer, avait-il dit, ce qu'il pouvait y avoir de trop vif dans son discours. Mais les circonstances ayant changé en quarante-huit heures, le député girondin crut devoir rétablir toutes les violences de langage qu'il avait promis d'effacer au moment de la fameuse réconciliation[27].

L'homme d'État de là Gironde commence ainsi son discours :

La patrie n'est en danger que pour une seule cause un homme a paralysé les forces nationales. On vous dit de craindre le roi de Prusse et celui de Hongrie. Frappez sur la cour des Tuileries, et vous les aurez atteints !

Après cet exorde, Brissot expose la grande conspiration intérieure et extérieure dont, suivant lui, le chef du pouvoir exécutif est le chef consentant ou forcé. C'est par la faute du pouvoir exécutif que nos armées ne sont pas assez fortes pour couvrir nos frontières c'est par sa faute que la coalition a pu surprendre la nation ; c'est par sa faute encore que l'agitation la plus funeste est entretenue intérieurement par les complices des émigrés, les prêtres réfractaires, et même par des corps soi-disant constitutionnels, tels que le directoire du département de la Somme et surtout le directoire du département de Paris. Celui-ci n'a-t-il pas essayé de soulever tous les départements contre la capitale, dicté la pétition des vingt mille, celle contre le camp, attaqué les sociétés populaires, soutenu La Fayette et persécuté la municipalité parisienne ?

En terminant, Brissot demande la punition de La Fayette et de ses adhérents, la responsabilité solidaire des ministres qui n'ont plus la confiance de la nation, la déclaration immédiate de la patrie en danger, et surtout la formation d'un comité secret cumulant les fonctions des comités de surveillance et de la commission extraordinaire, et chargé spécialement des mesures de sûreté générale.

C'était le comité de salut public proposé en pleine monarchie. Ce comité fut établi un an plus tard ; l'une de ses premières victimes devait être Brissot. Ainsi se retourne presque toujours contre l'inventeur même l'instrument qu'il a forgé pour frapper ses ennemis.

A peine l'orateur est-il descendu de la tribune que le ministre de la justice, qui avait été mandé à la barre, vient annoncer que le roi a sanctionné, dès le 7, la loi votée le 6 sur les formalités à remplir pour déclarer la patrie en danger. Si la décision relative à la suspension du maire se trouve retardée, c'est uniquement, ajoute-t-il, parce que toutes les pièces n'ont pas encore été envoyées par le département.

A ces mots, Dusaulx se lève et demande que le procureur-général-syndic soit mandé à la barre pour y rendre compte des retards dont il est cause. Le département est seul coupable, dit Guérin réitérant sa motion que le pouvoir exécutif agisse contre lui. Thuriot ajoute : Il n'y aurait plus de vertu sur la terre, si M. Pétion n'était pas un honnête homme[28].

La droite éclate de rire. Mais la majorité ne s'estime pas satisfaite du double rapport ministériel, et décrète que, le lendemain à midi, le ministère reviendra faire un rapport plus complet sur la situation intérieure et extérieure.

Conformément à ce décret, les ministres paraissent tous à la séance du 10 juillet ; c'est encore le ministre de la justice, le moins antipathique à l'Assemblée, qui porte la parole en leur nom.

Dans un discours très-étendu[29], Dejoly cherche à démontrer que le fanatisme n'est point la cause principale des divisions intestines, mais qu'il faut la chercher dans l'existence de ces sociétés d'amis de la Constitution, qui ont étendu leurs ramifications dans toutes les communes de France, violé en plusieurs occasions le secret des lettres, mandé les magistrats a leur barre, asservi les municipalités, commis les attentats les plus manifestes contre cette même Constitution dont ils s'intitulent faussement les amis.

Le ministre termine son rapport par une déclaration que ses collègues et lui s'étaient Imaginé devoir produire une impression très-vive sur l'Assemblée, et qu'au contraire elle accueillit avec la plus complète indifférence[30].

Les ministres, dit-il, manqueraient à ce qu'ils doivent à l'Assemblée s'ils ne déclaraient que, dans un tel état de choses, ou plutôt dans ce renversement de tout ordre, il leur est impossible d'entretenir la vie et le mouvement d'un vaste corps dont tous les membres sont paralysés ; qu'il n'est pas en leur pouvoir de défendre le royaume de l'anarchie qui, dans cet état d'impuissance de la force publique et d'avilissement des autorités constituées, menace de tout engloutir... N'ayant accepté les fonctions du ministère qu'avec le désir et l'espérance de servir la Constitution et de faire le plus grand bien possible, nous avons dû nous déterminer à les abandonner dès que l'impuissance de faire le bien nous a été démontrée. En conséquence, nous avons tous donné notre démission ce matin[31].

La démission collective des agents responsables du pouvoir exécutif aurait pu être un fait très-grave dans un autre temps. Mais, depuis le renvoi du ministère girondin, Louis XVI, soit par calcul, soit peut-être par impuissance, choisissait pour ses conseillers officiels des hommes probes et souvent courageux, mais inconnus, sans consistance et sans antécédents politiques, qui ne pouvaient avoir aucune autorité sur les représentants de la nation, aucune influence sur l'opinion publique, et que lui-même, on doit le dire, semblait ne pas prendre au sérieux[32].

Ces ministres, qui se succédaient avec une désespérante rapidité, expédiaient les affaires courantes, comparaissaient devant l'Assemblée législative dès que celle-ci les appelait, faisaient les rapports les plus insignifiants dans les occasions les plus critiques, et se démettaient de leurs fonctions lorsque leur insuffisance était publiquement constatée. Ils n'étaient a vrai dire que de simples commis. Or, dans tous les temps et sous tous les régimes, que le pouvoir exécutif soit réduit a un état de radicale impuissance, ou qu'il ait au contraire annihilé toutes les forces vives de la nation et concentré entre ses mains la puissance absolue, le système des commis amène toujours le même résultat la complète indifférence du public. Pourquoi s'inquiéterait-on de l'avènement ou de la chute de gens qui ne peuvent exercer la moindre action sur la marche réelle des affaires ?

 

XIV

Avec ces changements continue)s de noms, de personnes et de systèmes, il était impossible d'avoir un plan sagement étudié, profondément mûri, suivi avec persistance et énergie. Cependant, comment résister à la tourmente au milieu de laquelle la royauté était déjà si fortement engagée ? comment, à travers tant d'écueils, atteindre un port quelconque ? et même quel pouvait être le port dans lequel la royauté aurait cherché un refuge ? Personne ne l'eût pu dire, et le monarque moins que tout autre. Sans boussole, sans guide, Louis XVI tantôt s'abandonnait, les yeux fermés, au flot toujours montant de la révolution, et tantôt essayait de lutter contre lui. Les mesures qu'il avait obstinément rejetées la veille, il les acceptait le lendemain, pourvu qu'elles lui fussent présentées sous une autre forme il suivait tour a tour tés directions les plus opposées, souscrivait aux solutions les plus contradictoires ; mais surtout, par ses hésitations prolongées, il empirait les situations les plus graves.

Il y avait quatre jours que l'arrêté départemental relatif à Pétion et à Manuel était officiellement connu. Le e pouvoir exécutif ne l'avait encore ni maintenu ni cassé.

Cependant les masses manifestaient leur enthousiasme habituel pour tout ce qui a l'apparence d'une persécution, l'Assemblée elle-même avait hâte de pouvoir se saisir constitutionnellement d'une affaire dont la fédération, qui approchait, rendait la solution plus pressante.

Le 10, le pouvoir exécutif fut, en vertu d'un décret spécial, sommé de prendre une décision.

Dès le lendemain, en séance publique, on lut la lettre suivante :

Paris, le 11 juillet 1792, an IV de la liberté.

Monsieur le Président,

J'ai reçu hier, a dix heures du soir, le décret de l'Assemblée, nationale du même jour, portant que le pouvoir exécutif rendra compte, dans la séance de ce matin, de la détermination qu'il a prise ou dû prendre sur la suspension du maire et du procureur de la commune de Paris. J'avais reçu quelques heures plus tôt, avec une lettre du procureur-général-syndic, le procès-verbal de la séance du conseil du département du 6 de ce mois, ainsi que le rapport et les conclusions du procureur général. Mon devoir me prescrivait alors de faire connaître l'état de l'affaire a MM. Pétion et Manuel et de les inviter a me donner, soit par écrit, soit de vive voix, les éclaircissements qu'ils croiraient encore utiles à leur défense. M. Pétion, en me répondant qu'il ne pouvait se rendre à une invitation que la malveillance ne manquerait pas d'interpréter défavorablement, ne m'a point fait parvenir de nouvelles pièces. M. Manuel a différé jusqu'à présent de me répondre. Dans cette circonstance, monsieur le Président, je me propose de présenter ce soir au conseil le rapport de cette affaire. Si cependant son importance et la multitude de pièces dont elle est chargée me forçaient de la remettre à demain, le roi veut bien promettre à ses ministres une séance extraordinaire. Je crois pouvoir assurer l'Assemblée nationale qu'elle sera instruite le jour même de la décision du conseil.

Je suis, avec respect, monsieur le Président, etc.

DEJOLY, ministre de la justice.

 

Il est fort à croire que la lettre ministérielle avait été retenue pendant quelque temps par des amis officieux, peut-être même portée à Pétion pour qu'il y fît d'avance une réponse, car on ne s'expliquerait guère autrement par quel miracle, aussitôt après la communication du ministre de la justice, le président eût pu lire à t'Assemblée nationale le billet que voici :

Paris, le 11 juillet 1792, an IV de la liberté.

Monsieur le Président,

Voici encore un nouveau délai demandé par les ministres pour prononcer sur ma suspension. La loi ne fixe point de terme à la décision du roi ; mais la raison, la justice, l'intérêt public ne permettent pas que le terme soit indéfini. Déjà plusieurs décrets ont ordonné aux ministres de faire part de la résolution du pouvoir exécutif. Ces décrets sont éludés d'une manière scandaleuse et sous des prétextes divers. Il est facile de pénétrer la cause de ces lenteurs affectées. Je ne dois cependant pas être perpétuellement le jouet des intrigues et des passions. Il y a ici un déni de justice évident, et quel moyen ai-je de le faire cesser ? Je ne puis pas me pourvoir devant les tribunaux ; je ne puis avoir recours qu'à vous, messieurs, et j'attends tout de votre justice.

Je suis, monsieur le Président, etc.

Le maire de Paris, PÉTION.

 

La lettre de Pétion électrise la gauche, qui fait décréter que le pouvoir exécutif sera tenu de se prononcer dans les vingt-quatre heures sur le maintien ou l'annulation de l'arrêté départemental.

Dès le soir même on voit affluer à la barre le ban et l'arrière-ban des sans-culottes de Paris et des départements. Nous ne nous arrêterons pas à décrire le spectacle que présentent ces députations, composées à peu près invariablement du même personnel et venant débiter les mêmes rapsodies. Une seule mérite une mention particulière ; elle se compose de soixante ouvriers de la section des Gravilliers qui, au retour du Champ-de-Mars, où ils ont travaillé aux préparatifs de la fédération, défilent pelle sur l'épaule et hotte sur le dos.

Ils résument, ainsi leurs demandes, et la naïve brutalité de leur style répond au négligé de leur tenue :

Pétion et Manuel restaurés dans leurs fonctions ; le directoire cassé ; La Fayette mis en accusation, et, pour le peuple, les moyens de se constituer paisiblement et légalement en état de résistance à l'oppression.

Presque au même instant, une députation du corps municipal vient annoncer que les juges de paix Menjaud et Fayel ont lancé contre Pétion et Manuel des mandats d'amener.

C'est une violation de la loi, s'écrie Rouyer, un attentat à la Constitution qui a déclaré les officiers municipaux inviolables dans l'exercice de leurs fonctions. — Je dénonce à l'Assemblée, ajoute Masuyer, le comité des juges de paix, ce tribunal de sang[33] établi aux Tuileries, et qui de là décerne des mandats d'amener non pas seulement contre le maire et le procureur de la commune, mais aussi contre des représentants du peuple. — Trente mandats d'amener sont décernés contre nous, s'écrie Cambon, je demande que l'Assemblée se déclare en permanence.

L'Assemblée, que semble gagner l'effroi calculé de la gauche, décide que la séance durera toute la nuit — il était déjà trois heures et demie du matin. Mais, quelques instants après, des citoyens du faubourg Saint-Marcel ayant rapporté qu'ils arrivaient de la mairie et qu'ils avaient trouvé Pétion paisiblement endormi, le président arrête le cours des délibérations et ajourne la séance au même jour 12 juillet, 9 heures.

 

XV

Dans le cours de cette séance du 12, on reçut enfin le message royal qui confirmait purement et simplement la suspension du maire et du procureur de la commune.

Presque aussitôt après le président annonce que Pétion demande à être admis à la barre. L'Assemblée ne saurait faire attendre le roi du moment. Il entre donc, salué par de formidables acclamations ; il promène un regard satisfait autour de lui et, prenant l'attitude non d'un humble accusé mais d'un accusateur triomphant, il commence ainsi :

Je me présente devant vous avec la sécurité que donne une conscience sans reproche ; je demande une justice sévère, je la demande pour moi, je la demande pour mes persécuteurs. Je n'éprouve pas le besoin de me justifier, mais j'éprouve celui très-impérieux de venger la chose publique.

Pétion attaque ensuite le conseil du département, corps ambitieux et usurpateur qui, en signant son fameux arrêté, s'est rendu coupable d'un scandaleux libelle, plein de haine, de jalousie et d'impostures...

J'ai le droit, dit-il, d'en exiger une éclatante réparation... Le département m'a rendu un service en me suspendant le roi m'en rend un autre en confirmant son arrêté. Rien ne peut m'honorer plus que ce concert de volontés contre un homme de bien. Représentants d'un grand peuple, n'ayez dans cette affaire d'autre clémence que la justice. Punissez-moi, si je suis coupable vengez-moi, si je suis innocent. J'attends avec une respectueuse confiance le décret solennel que vous allez porter.

 

De nouvelles acclamations retentissent, les émeutiers des tribunes crient à tue-tête : Vive Pétion ! vive notre amil Les honneurs de la séance sont naturellement accordés au maire suspendu l'Assemblée charge la commission des Douze de faire son rapport le lendemain et décrète qu'elle statuera ensuite sans désemparer. C'était assez clairement laisser voir en quel sens elle voulait brusquer les choses.

La séance du 13 s'ouvrit, comme d'habitude, à neuf heures mais le rapport ne devait être lu qu'à midi. Il fallait ne pas laisser l'attention de l'Assemblée se disperser sur d'autres objets ; Brissot demande donc à lire une pièce de la plus haute importance, un chef-d'œuvre de discussion et de méthode, le réquisitoire du procureur-général-syndic du département. L'Assemblée le lui permet. Puis le président annonce qu'il vient de recevoir de Manuel une lettre ainsi conçue

 

Paris, le 13 juillet 1798.

Messieurs,

Je sors d'une fièvre brûlante ; on m'apprend que le roi a confirmé l'arrêté diffamatoire du département il faut que je sois tout à fait sans force pour ne pas vous aller montrer ma conscience et vous porter ma tête.

Mais je m'engage, lorsque j'aurai recouvré un peu de santé, à prouver que j'ai fait, le 20 juin, mon devoir, et à confondre tous mes vils et lâches ennemis, qui ne sont que ceux du peuple.

Et je n'ai que la force de signer.

MANUEL, procureur de la commune[34].

 

Le président venait d'achever la lecture de cette lettre ridiculement emphatique, dans laquelle Manuel offrait une tête qu'on ne lui demandait pas, lorsque Muraire, rapporteur de la commission des Douze, se présente à la tribune.

Vous devez, dit-il, prononcer sur une affaire qui intéresse l'opinion publique, qui divise les esprits et qui, mettant en jeu les affections personnelles, ne tend qu'à agiter les passions. Inaccessibles à toutes impressions étrangères, impassibles au milieu de la commotion qu'éprouvent et les esprits et les sentiments, les législateurs ne voient que la loi, n'entendent que son langage. C'est ce langage que vous tiendra votre commission extraordinaire des Douze[35].

Le rapporteur discute un à un les reproches faits au maire et, acceptant la plupart des excuses énoncées dans t'exposé de Pétion, il conclut a la levée de sa suspension. Quant au procureur de la commune, qui ne s'est point assez montré pour rétablir le calme. les Douze croient devoir ajourner leur décision jusqu'à ce que Manuel ait été entendu. Rappelez, dit Muraire en terminant, rappelez donc à ses fonctions un magistrat qui n'a point mérité d'en être suspendu, mais en même temps rappelez au peuple, à ce peuple qui vient aujourd'hui solliciter son rétablissement, que c'est lui qui l'a compromis ; rappelez-lui que s'il veut être heureux et libre, que s'il veut jouir des droits que la Constitution lui a rendus, il ne doit jamais oublier le respect et l'obéissance dus la loi, aux autorités constituées par elle et pour lui.

Grâce à cette péroraison, Muraire est presque unanimement applaudi. Aussitôt le silence rétabli, Boulanger réclame la lecture des pièces principales de la procédure. A quoi bon ? s'écrie la gauche ; elles sont connues. Elles sont d'ailleurs illégales, ajoutent quelques membres ; car les témoins n'ont point prêté serment et dès lors ne méritent aucune confiance. L'Assemblée décrète que les pièces ne seront pas lues. Eh bien, je propose, dit ironiquement Gorguereau, que cette disposition soit étendue à tous les tribunaux décrétez qu'il n'y aura plus besoin de pièces pour juger ! L'Assemblée n'en persiste pas moins a refuser la lecture obstinément réclamée par la droite. Plusieurs membres de ce côté déclarent qu'ils ne prendront dès lors aucune part à la délibération, faute d'être suffisamment éclairés.

Delfau, cependant, parvient à s'emparer de la parole et commence une violente philippique contre Pétion. Le maire de Paris a-t-il fait tout ce qu'il devait ? Non. Jouissant d'une influence souveraine sur le peuple, connaissant les intentions du rassemblement, il devait le suivre jusqu'à l'Assemblée nationale, jusqu'au palais du roi, et, si la persuasion devenait inutile, il devait se rappeler la conduite du maire d'Étampes, la mort du vertueux Simoneau...

A gauche éclatent des exclamations moqueuses, à droite des cris d'approbation ; au milieu du tumulte ; Dumolard fait entendre cette belle parole : Les murmures de l'anarchie honorent les mânes du vertueux magistrat. Ne vaut-il pas mieux, reprend Delfau, mourir honoré que de vivre en lâche et sans honneur ? Le tumulte atteint les proportions d'un scandale quand Delfau rappelle le banquet qui avait réuni, la veille même du 20 juin, Pétion et trois cents de ses amis, sous les bosquets des Champs-Élysées. C'est faux, c'est faux ! répliquent plusieurs voix. Isnard, Bazire, Guadet, Torné, Bellegarde s'élancent au milieu de la salle, accusant l'orateur d'imposture. Voilà les convives qui se fâchent ! s'écrie-t-on à droite. Guadet explique qu'en effet, lui et trois cents députés ont célébré, dans un banquet, l'anniversaire de l'abolition de la noblesse, mais il affirme que Pétion, digne d'y être, n'y assistait point. Ses collègues confirment son affirmation. En vain Delfau prétend-il qu'il tient le fait de plusieurs autres députés sans cesse interrompu, sans cesse hué par les tribunes, il finit par renoncer à la parole.

Plus heureux, un autre membre de la droite, Dalmas d'Aubenas, parvient à se faire entendre. Un grand attentat, dit-il, a été commis : la majesté de la nation a été outragée dans la personne de son chef. — Pas de chef, s'écrient plusieurs voix. — Une multitude armée, au mépris des lois, a outragé sa personne. Où étaient alors les magistrats du peuple ? avaient-ils un point de ralliement ? Il y avait, il est vrai, dans quelques endroits, des officiers municipaux, mais partout l'autorité municipale était absente. Le maire arrive cependant assez tôt pour être témoin des excès, et il félicite le peuple de sa fermeté. Hier encore, ce même maire n'a-t-il pas insulté à votre indignation, en disant que tout avait été respecté ? Il vous parle du vœu du peuple qui l'environne ; il vent sans doute parler de ceux qui, avec lui, ont violé la loi. Il vous parle du despotisme du département ; il vous parlera du despotisme de toutes les autorités, tant qu'il ne sera pas élevé à cette dictature qu'on lui destine. La droite réclame l'impression d'un aussi courageux discours, mais la majorité, honteuse d'avance de ce qu'elle va faire, la refuse.

Daverhoult essaye de reprendre la thèse soutenue par Dalmas, mais bientôt les rires couvrent sa voix. Puisque je dois être mis en spectacle comme un histrion, s'écrie fièrement l'orateur, je ne parlerai plus dans cette assemblée[36]. Et il descend de la tribune. Les récriminations se croisent et s'entrechoquent. Tarbé, de la droite, demande ironiquement que l'on entende seulement les membres qui ont à parler dans le sens des spectateurs. La gauche elle-même proteste contre l'intolérance des tribunes. Carnot le jeune propose que l'on envoye à l'Abbaye, pour trois jours, le membre qui troublera la séance. Girod (de l'Ain), obtenant la parole pour une motion d'ordre, dit : Les départements jugeront le jugement que nous allons rendre. Les Parisiens nous jugeront eux-mêmes lorsque leur moment d'ivresse sera passé. Je demande le vote par appel nominal. Un autre membre de la droite dépose sur le bureau un projet de décret ainsi conçu :

L'Assemblée nationale, considérant qu'il est démontré à la France entière que, si la municipalité de Paris a la volonté, elle n'a pas le pouvoir d'empêcher quelques individus des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marcel de se rassembler en armes toutes les fois qu'ils le voudront, décrète qu'a l'avenir elle tiendra ses séances à Rouen ou dans toute autre ville du royaume qui respectera les lois.

 

La majorité rejette tous les contre-projets, tous les amendements, refuse de procéder a l'appel nominal, et adopte, sans que la droite prenne part au vote, le décret présenté par Muraire :

ARTICLE Ier. La suspension prononcée contre le maire de Paris par l'arrêté du département du 6 juillet, et confirmée par la proclamation du roi du 11 du même mois, est levée.

ART. II. L'Assemblée nationale surseoit à prononcer sur la suspension du procureur de la commune jusqu'à ce qu'il ait été entendu.

ART. III. Le renvoi aux tribunaux est annulé en tout ce qui concerne le maire et les officiers municipaux.

ART. IV. L'Assemblée nationale décrète que le pouvoir exécutif fera passer dans le jour deux expéditions du présent décret, l'une au département, l'autre à la municipalité.

 

Faisant une apparence de concession à la droite, l'Assemblée décrète que le ministre de la justice rendra compte, sous trois jours, des poursuites qui ont dû être faites contre les instigateurs et auteurs des événements du 20 juin.

 

XVI

Le lendemain 14, fut célébrée la fête de la Fédération. Pétion y parut en triomphateur, traînant, pour ainsi dire, Louis XVI derrière son char, comme autrefois César victorieux traînait les rois vaincus de la Gaule. Mais réservons pour le livre suivant tout ce qui concerne cette solennité, la dernière où devait paraître la royauté avant d'être abattue par la hache démagogique. et achevons de suivre les dernières ramifications des événements du 20 juin.

L'arrêté de suspension existait encore provisoirement pour Manuel, et la victoire des Jacobins ne pouvait être complète que si le procureur de la commune obtenait, à son tour, gain de cause contre l'arrêté du département et la décision royale.

Le 16 juillet, Manuel se présente à la barre de l'Assemblée. Il n'a pu répondre plus tôt aux soupçons injurieux dont il a été l'objet : il était malade. Accumulant mensonges sur calomnies, comparaisons ampoulées sur antithèses ridicules, il s'excuse d'entretenir encore les législateurs d'une journée qui n'est, prétend-il, devenue fameuse que parce que la cour a voulu la grossir de tous ses vices. Il fait l'éloge de la municipalité et de ces patriotes purs qui sont venus, le 16 juin, planter une pique dans la salle de la maison commune, à côté du maire. C'était là sa place, s'écrie-t-il, car Minerve en a toujours une. L'invasion du palais le touche peu : les palais des rois devraient être ouverts comme les églises, et si Louis XVI avait eu l'âme de Marc-Aurèle, il serait descendu dans son jardin pour y goûter un plaisir dont il n'est plus digne...

La droite accueille par des murmures ces insolentes absurdités les tribunes les applaudissent à outrance.

Manuel continue : Jamais il n'y a eu moins de voleurs aux Tuileries que ce jour-là, les courtisans ayant pris la fuite ; le bonnet rouge a honoré la tête du roi... ce devrait être sa couronne. Tout s'est passé dans le plus grand calme, parce que le maire de Paris a exerce près du trône l'empire de la vertu. Quant à moi ; traversant le jardin des Tuileries sans mon écharpe de procureur de la commune, conversant plutôt que commandant, j'ai été mieux à même d'apaiser les passions.

Pour faire ressortir la grandeur de sa conduite, Manuel tonne contre celle du roi, contre celle de La Fayette. Défendez-vous, lui crie la droite, mais ne calomniez pas ! Après avoir encore calomnie, Manuel s'abandonne à tout le dévergondage de son imagination hyperbolique : Dès lors s'élève dans les lambris du Louvre, au confluent de la liste civile, un autre canal qui creuse dans les ténèbres un cachot à Pétion ; le département, en frappant la municipalité, explique comment, dans la fête de la loi, il représentait la loi sous la figure d'un crocodile[37]... Je vous redemande mon honneur, dit-il en terminant, parce que j'ai fait mon devoir ; je vous redemande ma place, parce qu'elle est hérissée d'épines et de dangers. Il ne me sera permis de me reposer que lorsque vous aurez sauvé la patrie.

Malgré les violentes réclamations de la droite, l'Assemblée vote les honneurs de la séance au procureur de la commune et l'impression de son discours.

Cependant la commission était embarrassée pour motiver la complète absolution du magistrat dont l'inaction préméditée, le 20 juin, était une trahison manifeste de tous ses devoirs. Elle ne se pressait pas de faire son rapport. Les complices de Manuel furent obligés d'apporter, le 23 juillet, une nouvelle sommation dont la forme brève indiquait assez qu'il était temps d'obéir :

Législateurs, Manuel est nécessaire à son poste. Ses concitoyens soussignés vous le redemandent avec instance.

 

Le soir même, la discussion fut ouverte ; les mêmes phrases, prononcées en faveur de Pétion, furent répétées à la glorification de Manuel. En vain Delfau et Tronchon firent-ils encore entendre de courageuses paroles, il y avait d'avance parti pris de tout absoudre. La suspension du procureur de la commune fut levée comme l'avait été celle du maire, aux applaudissements des tribunes.

Louis XVI sanctionna le décret en faveur de Manuel, comme il avait déjà sanctionné le décret relatif à Pétion. Voulant laisser à l'Assemblée toute la responsabilité de cette double réintégration, il ne fit pas plus attendre sa signature au bas de l'absolution du 23 qu'il ne l'avait fait pour celle du 13.

Mais l'esprit de parti était si violemment excité, que personne ne tint compte au roi de son abnégation. Elle passa complètement inaperçue.

En revanche, la réinstallation des deux magistrats s'effectua avec le plus grand éclat. Le 14 juillet, Pétion avait été l'objet d'une véritable ovation au Champ de Mars. Le 25. dans une séance solennelle du conseil général de la commune, Manuel inaugura sa rentrée par le discours suivant :

Messieurs,

Je reprends ma place, parce que je n'ai point mérité de la perdre. Le département et le roi ont pu me suspendre, mais j'étais plus fort qu'eux, j'avais pour moi ma bonne conscience et le suffrage, on ne dit plus des honnêtes gens, mais des hommes de bien. La commune n'a point à applaudir au retour de ses magistrats, c'est une justice qu'on leur a rendue ; ils n'auraient point voulu de grâce. Comme eux, t'Assemblée nationale a fait son devoir. Mon honorable exil m'a procuré un plaisir que je sentirai toute ma vie. J'ai reçu du peuple de ces marques d'estime et d'attachement que les déserteurs de la commune ne recevront jamais à la cour des rois qui n'ont encore que de l'argent à donner. Je n'avais pas besoin de cet encouragement pour le servir, c'est par principe comme par sentiment que j'ai toujours défendu ses droits, et avec mon caractère on ne change jamais. Mon ambition est et sera toujours la même mériter l'estime des bons citoyens et la haine des méchants[38].

 

Le 13 juillet, on se le rappelle, l'Assemblée nationale, en amnistiant le maire de Paris, avait décrété que le ministre de la justice rendrait compte, sous trois jours, des poursuites qui avaient dû être faites contre les instigateurs et auteurs du 20 juin.

A la date fixée, quoiqu'il n'eût pas encore reçu la notification officielle du décret, Dejoly était en mesure d'obéir. Le juge de paix de la section des Tuileries avait rédigé un rapport général de ce qu'il avait fait et se proposait de faire. Le ministre l'envoya au président, mais l'Assemblée fit à peine attention à cette communication[39]. Elle était dans ce moment tout occupée des accusations que la gauche ne cessait de renouveler contre le Directoire du département qui avait osé porter la main sur l'arche sainte du moment la municipalité parisienne. Rien, en effet, n'était plus logique que de demander la suppression de ce corps ; ne venait-il pas d'être frappé d'impuissance ?

Certaines sections, où les idées ultra-révolutionnaires régnaient presque sans conteste, exercèrent leur pression ordinaire afin que l'Assemblée tirât les conséquences rationnelles de l'acquittement de Pétion. Pourquoi, s'écriaient à la séance du 19 juillet les délégués de la section des Lombards, le décret, qui nous a rendu le vertueux, l'incorruptible Pétion, n'a-t-il pas prononcé l'arrêt de mort du département contre-révolutionnaire ? Pourquoi n'examine-t-on pas la conduite criminelle des juges de paix qui décernent aux Tuileries des mandats d'amener qui sont de véritables lettres de cachet ?

Les membres du Directoire du département de Paris ne voulurent pas que leur personnalité fut plus longtemps discutée à l'Assemblée. Huit sur neuf, le vénérable duc de La Rochefoucauld en tête, donnèrent leur démission.

En se retirant, les membres du Directoire cédèrent à une susceptibilité bien naturelle ; cependant, à notre sens, ils eurent tort. Légalement ; ils ne pouvaient être destitués que pour prévarication grave ; l'Assemblée elle-même aurait eu la pudeur de reculer devant une pareille décision, car elle n'osa pas, le 8 août, comme nous le verrons mettre La Fayette en accusation. Au milieu des crises révolutionnaires, un fonctionnaire public est comme une sentinelle, il ne doit jamais abandonner volontairement un poste auquel il a été appelé par la confiance de ses concitoyens. Il ne faut pas que les partis puissent croire qu'en abreuvant leurs adversaires de dégoûts, d'ennuis et d'outrages, ils pourront venir a bout de leur courage et de leur résolution.

 

 

 



[1] Nous pourrions accumuler les faits pour prouver dans quel mépris étaient tombées la loi et les autorités par elle instituées. On trouvera à la fin de ce volume trois documents qui donnent une idée exacte de la situation des esprits dans ces temps d'anarchie. Le premier émane d'un directoire de département ; la défiance contre le pouvoir exécutif s'y cache sous la forme de l'ironie. Dans le second nous voyons la municipalité d'une ville importante (Chartres) refuser d'obéir aux autorités départementales, discuter, probablement sous l'inspiration de Brissot, de Pétion et de Sergent, tous trois originaires de cette ville, la légalité d'un acte du pouvoir exécutif. Le troisième fait connaître jusqu'à quel point de simples individus pouvaient impunément pousser l'insolence vis-à-vis des pouvoirs constitués. Il a cela de remarquable qu'il nous montre Robespierre jeune prenant à Arras, avec toute la fougue de son caractère, le rôle de tribun que son frère devait jouer d'une manière plus cauteleuse à la barre de l'Assemblée législative durant toute la période qui sépare le 10 août de la réunion de l'Assemblée conventionnelle.

[2] Nous avons retrouve le texte même de la dénonciation de Gensonné elle consiste dans un simple extrait de la lettre qu'il lut à l'Assemblée et qu'il se contenta de certifier. Cet extrait se trouve au Moniteur du 1er juillet, p. 759.

Nous avons également retrouvé la réponse que Charles Lameth fit à cette dénonciation aussitôt qu'elle parvint à sa connaissance ; elle est aussi noble qu'explicite. Nous la donnons à la fin du volume.

[3] Guillaume était avocat et avait été député du tiers état de Paris aux États généraux. Il avait écrit une lettre circulaire à tous ses anciens collègues de l'Assemblée constituante pour les engager à appuyer, dans leurs départements, le pétitionnement qu'il avait organisé à Paris. (Cette lettre se trouve au Moniteur du 26 juillet 1792, p. 871). Guillaume fut dénoncé par plusieurs des correspondants auxquels ii s'était adressé, et notamment par Guyot de Saint-Florent, avocat à Arnay-le-Duc, qui reparut plus tard à la Convention sous le nom de Florent-Guyot, ayant ainsi retourné son nom et supprimé le saint pour se mettre à la mode du temps. Les documents officiels de cette époque présentent une telle confusion que les tables du Moniteur, établies cependant avec soin, font de Guyot deux personnages distincts, l'un constituant, l'autre conventionnel, n'ayant aucun rapport entre eux ; voici la lettre que Guyot écrivit au Moniteur, le 25 juillet 1792 :

Monsieur le rédacteur,

Un certain M. Guillaume, qui n'est ni Guillaume le Conquérant., ni Guillaume, le marchand de draps de l'avocat Patelin, mais Guillaume le marchand de pétitions, m'a envoyé la sienne pour la faire souscrire par les habitants de Semur, qui sont mes concitoyens. Je ne suis plus son collègue à l'Assemblée constituante, je ne veux pas davantage être du nombre de ses correspondants, car le rôle le plus vil à mes yeux est celui d'un intrigant subalterne.

Guillaume eut plus tard encore le courage de se présenter pour être un des défenseurs de Louis XVI devant la Convention il fut incarcéré pendant la Terreur, mais, oublié dans le fond d'une prison, il survécut à la tourmente révolutionnaire. Florent-Guyot fut successivement ministre de la république auprès des Grisons et en Hollande ; sous l'empire, il fut secrétaire du conseil des prises.

[4] Cette pétition était revêtue de signatures qui couvraient deux cent quarante-sept pages ; leur nombre ne s'élevait pas à vingt mille ; néanmoins la pièce resta désignée sous ce chiffre, de même que la pétition contre le camp sous Paris avait pris le nom de pétition des huit mille. Nous verrons bientôt arriver l'époque où il suffira d'avoir signé l'une de ces pièces pour être déchu de ses droits de citoyen et même pour être inscrit sur les listes de proscription. Le Moniteur de 1792, p. 768, le Journal des Débats et Décrets, p. 279, donnent des versions presque identiques de la pétition des vingt mille ; nous en avons eu le texte original entre les mains.

[5] Pétitions des sections de la Croix-Rouge, de la Fontaine de Grenelle, de Bonne-Nouvelle, des Tuileries et des Lombards. Voir le Moniteur, p. 770 et 774, le Journal des Débats et Décrets, p. 279 et 284.

[6] Il était minuit. Voir le Moniteur, p. 775, et le Journal des Débats et Décrets, n° 281, p. 27.

[7] Voici le texte du second arrêté pris par le directoire du département de la Somme :

Le directoire, instruit par ses commissaires que le calme est rétabli à Paris, que la personne du roi est en sûreté ; considérant que, par son arrêté du 22, il avait spécialement chargé ses commissaires de veiller à la sûreté du roi et de t'instruire des manœuvres et des complots dont ils pourraient prendre connaissance ; mais que ces commissaires, n'ayant aucun caractère public a Paris, manquent absolument des moyens nécessaires pour découvrir les factieux, arrête de les rappeler et de les charger de rendre compte du présent arrêté au ministre de l'intérieur.

[8] Nous nous sommes servi des comptes rendus du Moniteur, du Journal des Débats et Décrets et du Logographe. Ce dernier journal est sans contredit le plus complet sur cet épisode que la plupart de nos devanciers n'ont pas même mentionné.

Le soir même le ministre de l'intérieur écrivait au président de l'Assemblée une lettre qui termina l'incident.

Paris, le 2 juillet 1792, l'an IV de la liberté.

Monsieur le président,

J'ai vérifié les faits sur lesquels j'ai été interrogé ce matin par l'Assemblée nationale, et j'ai reconnu : 1° que l'arrêté départemental de la Somme est compris parmi les pièces relatives à la journée du 20 juin dont j'ai ordonné l'impression ; 2° que je n'ai point donné l'ordre pour l'envoi de l'arrêté de la Somme aux quatre-vingt-deux départements, et qu'il n'a point été envoyé par mes bureaux.

Je suis, avec respect, monsieur le président, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

TERRIER, ministre de l'intérieur.

[9] Cette circulaire est citée in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. XV, p. 250.

[10] Ministre de l'administration de la guerre sous l'empire et comte de Cessac.

[11] Logographe, séance du 3 juillet, p. 32.

[12] Voir le Logographe, p. 34. Le Journal des Débats et Décrets, n° 280, p. 11, mentionne seulement l'opposition de Daverhoult. Le Moniteur, p. 770, se contente de donner le texte du décret.

[13] Telle fut l'origine des fameux représentants du peuple aux armées. Contrairement à l'opinion commune, la pensée en est due à la Législative et à un député de la droite, à Pastoret, qui certes ne se doutait pas qu'il proposait une mesure éminemment révolutionnaire, et qu'il remettait aux mains du pouvoir législatif le maniement et la direction suprême des affaires militaires.

[14] Il est curieux de voir l'idée tant reprochée aux Girondins émise par Torné avant que les prétendus fédéralistes eussent pensé même u la discuter dans leurs réunions les plus intimes.

[15] La déclaration faite le 5 par Dejoly avait été autorisée par Louis XVI. Nous avons retrouvé un billet entièrement de la main de ce prince, qui constate qu'au sortir de la séance du 4, le ministre de la justice vint faire part au roi des objections soulevées par la gauche, et que le scrupuleux monarque, après y avoir réfléchi, crut devoir maintenir les termes mêmes de son message. Le billet est ainsi conçu :

J'ai relu et examiné, monsieur, ma lettre d'hier à l'Assemblée et je ne vois pas qu'on puisse tirer de mauvaises inductions de mes paroles. Je persiste dans l'idée de croire que l'explication par une nouvelle lettre ne serait ni nécessaire ni digne ; mais vous pouvez aller à t'Assemblée et donner cette explication de vive voix, s'il y a besoin.

LOUIS.

[16] Moniteur, n° 189, p. 790.

[17] Journal des Débats et Décrets, n° 285, p. 107. Moniteur, p. 794.

[18] Voir les lettres officielles imprimées dans la Revue rétrospective, t. I, 2e série, p. 203-204.

[19] Voir, dans la Revue Rétrospective, t. I, 2e série, le rapport Garnier, Levieillard et Demautort.

[20] Le Moniteur contient, p. 827 et 828, le rapport de Rœderer presqu'en entier. Il est encadré dans un discours de Brissot, dont nous parlerons plus loin.

[21] Six semaines plus tard, le vénérable duc de La Rochefoucauld payait de sa vie sa courageuse résistance aux entraînements populaires ; il était égorge, dans les bras de sa femme et de sa mère, sur la route de Rouen à Paris, par une troupe de forcenés envoyés par la commune insurrectionnelle du 10 août. Nous raconterons sa mort avec détail dans un de nos prochains volumes.

[22] Le Moniteur, page 803, n° 193, contient le texte de cet arrête, avec les seules signatures du président et du secrétaire ; nous avons retrouvé la minute même de ce monument de courage civil, un des plus beaux que renferme l'histoire de notre pays ; elle est signée La Rochefoucauld, président. ; Brousse, Anson. Gravier de Vergennes, Levieillard, Germain Garnier, Demeunier, Defauconpret, Dumont, Lefebvre d'Ormesson, Barré,-Thouin, Andelle, Charton, Bailly, Demautort, de Jussieu, Davous, Trudon, Pinorel ; Blondel, secrétaire. Rœderer, en qualité de procureur-général-syndic, fut chargé de notifier t'arrêté du conseil général du département au maire de Paris. Mais, suivant son habitude, il lui écrivit en même temps une lettre officielle et un billet officieux. Le billet est daté de l'heure même ou le conseil général venait de rendre son verdict (quatre heures du matin) ; la missive qui accompagnait la procédure authentique est datée de sept heures après (onze heures). Voici ces deux pièces, que nous avons eu le bonheur de retrouver.

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous adresser le rapport des commissaires chargés de l'examen de l'affaire du 20 juin. Ce soir, dès que le conseil aura arrêté le procès-verbal de la séance, j'aurai soin de vous l'adresser il renferme mes conclusions, mon opinion et les arrêtés préliminaires auxquels mes conclusions ont donné lieu.

Le procureur-général-syndic du département de Paris,

RŒDERER.

Le billet porte la suscription suivante :

A monsieur Pétion lui-même, à la mairie.

Et sur le pli intérieur : A vous-même.

Mon ami, je vous félicite ; le conseil vient de suspendre le procureur de la commune et le maire de Paris. Je ne vous voûtais pas tant de bien, je vous t'avoue je vous embrasse. Voilà deux nuits que je passe en blanc. Le conseil se sépare, il est quatre heures du matin. .le ferai imprimer le discours très-précipité que je leur ai lu dans cette affaire, et j'ai fait retenir mes conclusions au procès-verbal. Puissé-je trouver aussi quelqu'un qui me suspende en attendant qu'on nous pende !

RŒDERER.

L'ami, dans cette occasion, faisait oublier au magistrat la gravité de la situation ; il ne voyait dans cette suspension du maire de Paris qu'un texte de plaisanterie, qu'une occasion de triomphe pour Pétion il désirait partager son sort et voulait être pendu avec lui. Son dernier vœu fut bien près d'être réalisé. Moins d'un an plus tard ; Rœderer était compris, le 2 juin 1793, dans la proscription de Pétion et de ses adhérents ; il était obligé de se cacher et ne dut la vie qu'au dévouement de quelques amis. Plus heureux que Pétion, il survécut à la tourmente révolutionnaire, devint comte de l'empire et se reposa sur la chaise curule du sénateur des tribulations qu'il avait essuyées comme procureur-général-syndic du département de Paris.

[23] Chronique des cinquante jours, p. 172-173.

[24] Dejoly, le nouveau ministre de la justice, avait été chargé par le roi de faire le rapport de cette affaire au conseil, à la place du ministre de l'intérieur, Terrier-Monciel, qui s'était abstenu sous prétexte qu'ayant dû fournir les renseignements officiels au département il était obligé de se récuser. Dejoly avait préparé deux projets d'arrêté royal, l'un dans le sens de la clémence, l'autre dans le sens de la sévérité. Ce fut ce dernier qui prévalut ; on le trouve au Moniteur, p. 822. — Nos recherches nous ont fait retrouver le contre-projet. — Nous donnons à la fin de ce volume cette pièce intéressante à plus d'un titre.

[25] Journal des Débats et Décrets, n° 289, p. 157.

[26] Cette scène est racontée par le Journal des Débats et Décrets, n° 284, p. 84 à 87 et par le Logographe, p. 232-236. Le Moniteur n'en dit pas un mot. Par ce seul exemple on peut juger de son impartialité et de son exactitude.

[27] La harangue ou plutôt le mémoire de Brissot, comprenant un tableau général de la situation de l'Europe depuis la révolution française, n'occupe pas moins de sept colonnes du Moniteur.

[28] Journal des Débats et Décrets, n° 287, p. 133. Moniteur, p. 807.

[29] Moniteur, p. 809, 810 et 811.

[30] Voir la pièce annexée au rapport de Gohier sur les papiers trouvés dans l'armoire de fer et cotée DXXI. Les six ministres y déclarent à Louis XVI qu'ils se sont résolus à donner leur démission pour démontrer à la nation que l'Assemblée nationale agit de manière à détruire toute espèce de gouvernement, et qu'il y a lieu de penser qu'une pareille détermination fera un effet très-considérable sur l'opinion publique. Cinq de ces ministres persistèrent dans leur résolution, un seul revint sur ce qu'il avait solennellement annoncé ; ce fut justement celui-là même qui portait la parole au nom de ses collègues. Dejoly conserva les sceaux jusqu'à la chute de la monarchie et fut obligé, comme nous le verrons dans le livre VIII, de les apposer sur le décret prononçant la suspension du monarque. Certes, Louis XVI ne se doutait pas, quand il les avait remis à Dejoly, à quel usage final ils devaient servir.

[31] Journal des Débats et Décrets, n° 888, p. 446. Moniteur, p. 811.

[32] Nous avons retrouvé les lettres par lesquelles Louis XVI notifiait à l'Assemblée législative la nomination ou la retraite de ses conseillers officiels. Ces lettres sont écrites entièrement de la main du roi, sur des chinons de papier qui certes n'ont rien d'officiel ; et d'un autre côté, elles sont contresignées par un ministre, ce qui leur fait perdre tout caractère d'intimité.

[33] Le Girondin Masuyer dénonçait le 12 juillet 1793 le tribunal de sang qui, disait-il, siégeait aux Tuileries, et qui était parfaitement innocent des mandats d'amener qu'on l'accusait d'avoir expédiés contre trente députés. Quel nom donnera-t-il au tribunal révolutionnaire qui enverra à l'échafaud, le 31 octobre 1793, vingt-deux de ses amis et le condamnera lui-même à mort (29 ventôse, an II) sur la simple constatation de son identité. La Convention l'avait mis hors la loi pour s'être soustrait à un ordre d'arrestation lancé contre lui.

[34] Le Moniteur donne le texte de cette lettre, p. 828. Nous avons eu l'original entre les mains et nous avons constaté que la signature est, en effet, d'une autre écriture que le corps de la lettre.

[35] Voir le rapport, p. 828 à 830 du Moniteur.

[36] Daverhoult, patriote hollandais réfugié en France, que le département des Ardennes avait envoyé siéger à la Législative, donna sa démission quelques jours plus tard et se rendit à l'armée où il avait le grade de colonel. Après les événements du 10 août, qu'il avait si bien pressentis, Daverhoult se donna la mort pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis.

[37] Logographe, p. 211 du tome XXIV.

[38] Moins d'un an après, Manuel, en butte aux menaces les plus violentes des tribunes de la Convention, donnait sa démission de représentant le 19 janvier1793 et se retirait à Montargis, sa ville natale. Il faillit y être écharpé par la populace. Arraché tout sanglant des mains des assassins, il fut conduit prisonnier à Orléans, de là traduit au tribunal révolutionnaire de Paris et condamné à mort le 27 brumaire an II (17 novembre 1793).

Telles furent les marques d'estime et d'attachement que lui donna en 1793 ce peuple qui l'applaudissait avec frénésie en juillet 1792 !

[39] Nous donnons à la fin de ce volume les lettres du ministre de la justice et le rapport du juge de paix, Menjaud, que nous avons eu le bonheur de retrouver.