I La première tentative faite par les démagogues pour proclamer la souveraineté de la rue, inaugurer le règne de l'émeute et ébranler les derniers fondements du vieil édifice monarchique, fut très-habilement conduite. La discipline de l'armée était déjà fortement ébranlée ; mais, au moment extrême du danger, elle pouvait reprendre quelque force à la voix des chefs aimés et énergiques. C'était contre elle que devaient se diriger les premiers efforts des Jacobins. Pour réaliser le programme secret de leur politique désorganisatrice, il fallait que l'alliance de la soldatesque et de la populace fût cimentée à la face du pays par une grande démonstration, que les pouvoirs constitués parussent y donner leur assentiment, que la nation tout entière eût l'air d'en être la complice ; il fallait habituer aux fêtes patriotiques et aux processions séditieuses les masses qui adorent tout ce qui est théâtral et emphatique, les y faire intervenir juste assez pour les mettre en goût d'émeute et d'agitation, et de manière cependant à ne pas trop effrayer les gens à courte vue qui ne croient au danger que lorsqu'il n'est plus temps de le conjurer. On inventa donc, comme machine de guerre, la grande infortune des Suisses de Châteauvieux, et l'on fit passer pour des héros quarante malheureux soldats, qui avaient été envoyés aux galères pour des faits patents de révolte, de meurtre et de pillage. Afin de mettre nos lecteurs à même de juger si ces héros méritaient l'admiration publique, nous rappellerons en peu de mots leur histoire. Sous l'ancien régime, les régiments français et étrangers se recrutaient à prix d'argent dans les tavernes et les bouges des grandes villes. Cet ignoble trafic se faisait non-seulement par des sous-officiers qui, pour arriver à leurs fins, employaient souvent la fraude et la violence, mais encore par les officiers eux-mêmes, qui ne pouvaient obtenir de congés de semestre que sous la condition de ramener au moins deux hommes de recrue avec eux. Les officiers avaient acheté leurs brevets à prix d'argent, et parfois, il faut le reconnaître, ils spéculaient sur la paye et les menues dépenses de leurs subordonnés. Dans une pareille organisation, que de motifs de récriminations, que de causes de conflits ! Le mouvement qui agitait tous les esprits en 1789 devait avoir et eut, en effet, un contre-coup inévitable dans les régiments de l'armée ; des symptômes effrayants d'insubordination se manifestèrent parmi un grand nombre d'entre eux. Les gardes françaises donnèrent l'exemple à Paris il fut suivi par d'autres corps à Marseille, à Grenoble, à Metz. Bientôt, dans la plupart des régiments, se formèrent des comités composés de sous-officiers et de soldats qui, après avoir discuté sur leurs droits, mirent bientôt en question ceux de leurs supérieurs. Peut-être serait-on parvenu à couper par la racine toutes les causes sans cesse renaissantes de récriminations, à éteindre d'un seul coup tous les ressentiments, toutes les rancunes, si l'on avait suivi le conseil donné par Mirabeau, lorsqu'il proposait d'opérer une refonte générale de tous les régiments. Mais le ministre de la guerre, obéissant à des arrière-pensées, ne voulut point entendre parler de ce projet, et les événements se chargèrent de démontrer combien était profond le mal auquel on avait hésité à apporter un remède héroïque. Ce fut à Nancy, dans les premiers jours d'août 1790, qu'éclatèrent les désordres dont tous les actes d'indiscipline antérieurs n'avaient été que le prélude. La garnison de l'ancienne capitale de la Lorraine se composait d'un régiment de cavalerie (mestre de camp), de deux régiments d'infanterie, l'un français — le régiment du roi —, l'autre suisse — celui de Châteauvieux —. Le 2 août, le régiment du roi se soulève en prenant fait et cause pour un soldat que l'on veut envoyer en prison. A la prière de la municipalité, le commandant militaire révoque les ordres sévères qu'il a donnés. Mais la faiblesse encourage l'indiscipline[1] ; quelques jours après, le régiment formule de nouvelles exigences, et l'insubordination reste impunie. Pendant ce temps, l'Assemblée constituante, avertie par le ministre des tristes faits d'indiscipline qui éclataient de toutes parts, s'empresse, sur la. proposition d'Emmery, rapporteur ordinaire du comité de la guerre, de décréter que toute association établie dans les régiments devra cesser à l'instant même ; que le roi sera supplié de nommer des officiers généraux pour apurer, en présence des officiers responsables et d'un certain nombre de soldats, les comptes des régiments depuis six années ; qu'il est libre à tout officier, sous-officier et soldat de faire parvenir directement ses plaintes aux officiers supérieurs, au ministre et à l'Assemblée nationale ; mais que toute nouvelle sédition, tout mouvement concerté entre les divers régiments au préjudice de la discipline militaire, sera poursuivi avec la dernière sévérité. Ce décret, rendu le 6 août, fut bientôt connu en substance à Nancy, mais fut loin de satisfaire les soldats indisciplinés de cette garnison. Le 10, le régiment du roi réclame ses comptes, et parvient à arracher un premier payement de 150.000 livres. Le 11, Châteauvieux délègue deux soldats vers le major pour exiger l'argent qu'il prétend lui être dû. Les deux pétitionnaires sont emprisonnés et passés par les courroies. Ce que voyant, les régiments du roi et mestre de camp prennent les armes, délivrent les prisonniers, et, l'épée au poing, obligent le colonel à les réhabiliter. Le lendemain, devait être solennellement proclamé le décret de l'Assemblée nationale mais, en raison des événements intervenus, le commandant de place remet la cérémonie et consigne les régiments dans leurs casernes. Les deux régiments ne tiennent compte de cet ordre, et viennent se ranger en bataille sur la place Royale, ayant chacun dans les rangs un des deux prisonniers suisses. Le commandant a la faiblesse de céder aux vœux des rebelles il consent à proclamer le décret du 6 août, à la face de la révolte[2], et à faire accorder cent louis de. dédommagement à chacun des deux soldats qui avaient été passés par les courroies ; bien plus, 27.000 livres sont payées au régiment de Châteauvieux et dépensées le soir même dans un grand banquet offert par lui aux deux autres régiments, qui l'avaient soutenu fraternellement contre ses chefs. En apprenant ces faits déplorables, l'Assemblée nationale comprend les conséquences terribles qu'ils peuvent entraîner. Sur la proposition d'Emmery, parlant au nom des comités de la guerre, des recherches et des rapports, elle décrète unanimement (16 août) que la violation à main armée des décrets de l'Assemblée, sanctionnés par le roi, est un crime de lèse-nation au premier chef ; que ceux qui ont pris part à la révolte devront, dans les vingt-quatre heures, confesser, même par écrit si leurs chefs l'exigent, leur erreur et leur repentir, sinon être punis avec toute la rigueur des lois militaires. Au mépris de ce décret, la rébellion continue. On poursuit, on menace de mort le commandant Denoue et l'officier général de Malseigne, envoyé pour examiner les réclamations des soldats et rétablir l'ordre. Les scènes de violence se succèdent à Nancy et à Lunéville. Cependant Bouillé avait été chargé d'exécuter le décret du 16 août, en sa qualité de commandant de toute la frontière de l'Est. Il prend avec lui des gardes nationaux de Metz et de Toul et plusieurs régiments sur lesquels il croit pouvoir compter. Il arrive aux portes de Nancy dans la matinée du 31 et reçoit une députation des révoltés qu'il renvoie aussitôt avec une sommation de reconnaître immédiatement et sans condition l'autorité légitime. Les deux régiments français, celui du roi et mestre de camp obéissent, quittent la ville et se retirent dans une plaine située près de Nancy, où ils se rangent, armes au repos. Les deux officiers généraux Denoue et Malseigne, retenus prisonniers depuis quelques jours et accablés de mauvais traitements, sont délivrés. On pouvait espérer que la rébellion s'éteindrait sans effusion de sang. Mais les Suisses de Châteauvieux gardent encore celle des portes de la ville par laquelle doivent entrer les troupes de Bouillé, et braquent contre son avant-garde un canon chargé à mitraille. Un jeune officier du régiment du roi, Desilles, se précipite à la gueule de la pièce et crie aux Suisses : Non, vous ne tirerez pas ! On se jette sur lui, on parvient à l'arracher de ce poste où il veut mourir. Mais bientôt il revient, se jette à genoux entre ceux qui vont combattre, supplie les soldats révoltés d'obéir à la loi ; tout à coup le canon tonne, la fusillade retentit, et l'héroïque officier tombe avec trente-cinq gardes nationaux de Metz et de Toul. Les troupes de Bouillé se précipitent sur les défenseurs de la porte, pénètrent dans là ville et sont accueillis par des coups de fusil qui partent des toits, des fenêtres et des caves ; car aux Suisses de Châteauvieux s'étaient joints un grand nombre d'émeutiers et quelques soldats des autres régiments. Cependant, après une très-vive résistance, force reste à la loi mais, dans l'armée de Bouillé, quarante officiers et quatre cents soldats avaient été tués ou blessés. Les insurgés avaient fait des pertes encore plus considérables ; les rues de Nancy étaient inondées de sang. Un conseil de guerre est immédiatement formé pour juger les rebelles conformément aux capitulations suisses, il était composé entièrement d'officiers et de soldats de leur nation. Neuf soldats sont condamnés à mort, quarante à trente ans de galères. L'exécution des premiers eut lieu dans les vingt-quatre heures, les seconds furent dirigés sur le bagne de Brest. La punition fut sévère peut-être, mais ceux qui l'avaient attirée sur leurs têtes n'étaient certes pas des innocents, ils étaient encore moins des héros[3]. Des fêtes funèbres en l'honneur des gardes nationaux et des soldats qui avaient péri à Nancy pour le maintien' de l'ordre et l'exécution des lois furent célébrées dans toute la France. Celle de Paris eut lieu le 20 septembre 1790, au Champ-de-Mars, et la garde nationale porta le deuil pendant huit jours. II Le lendemain de l'acceptation de la Constitution par le roi (H septembre 1791), une amnistie générale avait été accordée pour tous les faits relatifs a la révolution. La question s'éleva de savoir si les Suisses de Châteauvieux étaient ou non compris dans cette amnistie. D'une part, on alléguait que ces soldats avaient été condamnés comme rebelles à la discipline française et qu'ils subissaient leur peine sur le territoire français. D'autre part, on répondait qu'ils avaient été condamnés en vertu d'une capitulation étrangère par des juges étrangers, et que les cantons suisses pouvaient seuls prononcer sur leur sort. Or, les Cantons, par l'organe du grand conseil, demandaient formellement lé maintien aux galères des Suisses de Châteauvieux[4]. Cette discussion pour ou contre leur mise en liberté dura avec des phases diverses pendant ta plus grande partie de l'hiver de 1791 à 1792. Le parti jacobin employa, pour intéresser les Parisiens en faveur de ses protèges, une tactique que nous avons vue plus d'une fois réussir entre les mains d'habités chercheurs d'une popularité factice des écrivains affidés firent représenter sur les théâtres populaires plusieurs pièces dont ces soldats, encore aux galères, étaient les héros et dans lesquelles on les offrait à l'admiration des spectateurs comme les victimes de la tyrannie et les martyrs de la liberté[5]. Dans les bas-fonds de la société des Jacobins s'agitait un homme qui, à tout prix, voulait jouer un rôle, et qui bientôt après devait s'acquérir une éclatante et effroyable renommée. Collot-d'Herbois, histrion situé, écrivain médiocre, déclamateur furibond, se déclara le défenseur officieux des Suisses de Châteauvieux il fut appuyé par les Frères et Amis qui trouvaient ainsi les moyens de raviver la haine que Bouillé et La Fayette leur inspiraient, l'un depuis la fuite de Varennes, l'autre depuis l'affaire du Champ-de-Mars. A force d'écrits, de discours, de pétitions, Collot-d'Herbois finit par obtenir de t'Assemblée législative un décret en vertu duquel, malgré l'opposition des cantons suisses. le bénéfice de l'amnistie était étendu aux soldats de Châteauvieux. Avant-hier soir, dit-il, annonçant lui-même la grande nouvelle aux Jacobins, le pouvoir exécutif a sanctionné le décret qui rend la liberté aux malheureuses victimes de Nancy il ne manque à mon bonheur que de vous les présenter et ce bonheur n'est pas éloigné. On applaudit beaucoup et on décida qu'une réception brillante serait faite aux clients de l'orateur mais on se garda bien d'annoncer quels en seraient le caractère et le but. Tout d'abord une souscription fut ouverte, afin de subvenir aux premiers besoins des Suisses qui allaient quitter Brest sans ressources. Cette œuvre de bienfaisance devait recevoir un bon accueil parmi ceux qui y prirent part on remarqua la famille royale elle-même, dont le bataillon des Feuillants — section des Tuileries — transmit l'offrande aux Jacobins le A mars. Danton eût voulu que l'argent du tyran fût refusé, mais Robespierre s'écria Ce que la famille royale fait comme individu ne nous regarde pas, et les fonds, royaux furent acceptés. Si là souscription en faveur des malheureux prisonniers put réunir un moment les esprits les plus opposés, une véritable tempête éclata dans la presse, dès que fut publié le programme de la fête préparée par les Jacobins. Ce programme était intitulé : Ordre et marche de l'entrée triomphale des martyrs de la liberté du régiment de Châteauvieux dans la ville de Paris ; il était signé par Tallien, président de la commission. Ce n'était, à première vue, que l'ordre et la marche d'une burlesque mascarade mais, en réfléchissant un instant sur la signification des symboles et des emblèmes qui allaient être promenés à travers les rues de la capitale, on s'apercevait bien vite de toute la portée politique que les organisateurs de cette fête avaient voulu lui donner. Ce programme contient la pensée-mère de toutes les fêtes soi-disant patriotiques, qui, pendant plusieurs années, allaient être étalées successivement aux yeux des Parisiens, par ordre de la Commune ou du Comité de salut public, de ces fêtes où de misérables prostituées, offertes aux hommages et au respect de la foule, jouaient le rôle de la Renommée, de la Raison ou de la Liberté. Cette fois, c'était la ville de Paris qui devait recevoir la ville de Brest elles étaient personnifiées par deux femmes revêtues de costumes antiques. La première, montée sur un char, irait à la barrière du Trône, à la rencontre de sa sœur. Le char de triomphe de cette déité nouvelle serait suivi par les officiers municipaux, dont on disposait sans leur assentiment, et qui devaient donner ainsi un caractère officiel à cette singulière exhibition. Dans le cortège figuraient, pour qu'il n'y eût aucune équivoque sur le sens de la manifestation jacobine, des bas-reliefs analogues à l'affaire de Nancy et aux crimes de Bouillé, des inscriptions où seraient rappelés les événements où le sang des patriotes avait coulé, Nancy, Vincennes, La Chapelle et le Champ-de-Mars[6]. Le cortège de la ville de Brest se composerait de Collot-d'Herbois et des quarante soldats de Châteauvieux, revêtus de l'uniforme de leur régiment ; quarante hommes les accompagneraient portant les chaînes et la dépouille de galérien de chacun de ces martyrs de la liberté. Les deux femmes s'étant embrassées et félicitées, Paris inviterait Brest à monter sur le char, ainsi que les quarante soldats et leur inévitable défenseur. Le cortège se remettrait en marche, les municipaux toujours suivant à pied, Collot et ses clients se pavanant sur le char. On visiterait ainsi les ruines de la Bastille, on parcourrait les boulevards, et l'on se rendrait au Corps législatif. Là, Collot, les délégués de Brest et les quarante soldats descendraient du char et iraient présenter leurs hommages aux législateurs de la France. Le programme épargnait du moins à l'Assemblée la vue des deux déités et leur apparition scandaleuse dans le sanctuaire des lois. Après cette visite que les organisateurs de la fête imposaient, de leur pleine autorité et sans les avoir consultés, aux représentants du peuple français, le cortège devait se diriger, par les places Vendôme et Louis XV, où l'effigie des despotes serait voilée[7], vers le Champ-de-Mars où des cantates en l'honneur des Suisses monteraient au ciel parmi des flots d'encens. Après cette cérémonie, destinée, disait le programme, à purifier le champ de la Fédération, on déchirerait le crêpe qui jusqu'alors aurait couvert le drapeau national, et on se livrerait à des festins civiques et à des danses qui devaient durer, suivant l'expression du poétique programme, autant que le jour, trop prompt à fuir, le permettrait[8]. Toutes les sections de Paris avaient été invitées à nommer des commissaires pour assister à la fête. La section Sainte-Geneviève élut Roucher, le poète des Alois, qui soutenait avec courage, dans le Journal de Paris, les principes constitutionnels. J'accepte, écrivit Roucher (31 mars), mais à la condition que le buste du généreux Desilles sera sur le char de triomphe, afin que le peuple contemple l'assassiné au milieu des assassins ! Cette lettre souleva des transports de colère parmi les Jacobins. Un certain Mehée de La Touche, lui-même commissaire de la fête et que nous retrouverons quelques mois plus tard lorsque nous raconterons les massacres de septembre, y répondit, dans les Annales patriotiques, en insultant grossièrement Roucher et en lui jetant à la face, dans un post-scriptum, une accusation de vol formulée en ces termes : Nous savons qu'il y a de par le monde une certaine caisse financière qui de pleine se trouva vide. Roucher, montrant dans cette circonstance une énergie et une résolution qui doivent être données comme exemple, annonça qu'il allait porter plainte contre l'auteur de cette ignoble calomnie. Il est temps, s'écriait-il à la fin de sa vive réplique, qu'un homme probe obtienne une réparation qui par un juste effroi, purge enfin la société de ce qu'elle a de plus impur, des libellistes, de leurs fauteurs, complices et adhérents. Sur la menace d'un procès en diffamation, les Annales patriotiques reculèrent lâchement. Elles 's'y reprirent a deux fois pour déclarer que l'insertion de la note dont Boucher se plaignait avait été faite par suite d'une faute d'impression elles ajoutèrent même à cette excuse, aussi plate que mensongère, cette rétractation formelle : Nous ne nous consolerions pas d'avoir pu fournir une occasion à la moindre interprétation qui fut injurieuse à M. Roucher, si nous n'étions bien sûrs que son excellente réputation éloignera toujours de lui, aux yeux de tous les gens de bien ; l'ombre même du soupçon. On ne pouvait s'humilier davantage. Roucher se hâta de faire réimprimer les deux rétractations des Annales dans le Journal de Paris en les accompagnant de ces réflexions, qui sont de tous les temps : Je demande aux bons citoyens d'avoir le courage de leur vertu ; ces factieux, ces calomniateurs, ces brigands qui nous agitent, nous diffament et nous égorgent, ne sont forts que de notre faiblesse. Essayons de leur faire tête, et l'audace à l'instant ne sera plus que de la lâcheté[9]. Les démagogues tentèrent de prendre leur revanche de cette déconvenue, et Collot-d’Herbois vint lire aux Jacobins un écrit intitulé : La vérité sur les soldats de Châteauvieux. Ce dithyrambe en faveur de l'insubordination fut imprimé, distribué aux sociétés affiliées, et placardé sur les murs de la capitale par ordre du club. Le Journal de Paris (4 avril) y répondit par une réfutation pleine de forée, de verve et d'ironie. Cette réfutation est signée d'un nom glorieux entre tous, celui d'André Chénier. Les poètes anciens avaient, dit-on, le don de la divination André Chénier, qui savait si bien les imiter, semble avoir eu le même privilège. Sous l'air paterne que prenait l'auteur de l'Almanach du père Gérard, il pressentit le proconsul qui devait épouvanter Lyon de ses fureurs[10]. Mais l'admirable philippique n'était pas seulement dirigée contre l'indigne Collot ; le poète-journaliste y dénonçait à l'indignation de tous les gens de bien la scandaleuse bacchanale qui se préparait, les invitant à la laisser passer dans les rues désertes et devant les fenêtres fermées. A cette vive attaque, Collot-d'Herbois[11] répliqua par des injures et des banalités, accusant les constitutionnels d'avoir organisé l'horrible affaire de Nancy, et d'en vouloir une seconde. Après avoir essayé de laver ses clients de toute espèce de crime, même du meurtre de Desilles, il terminait sa nouvelle harangue en s'écriant : Dites-moi si ces soldats ne sont pas au contraire les plus sûrs vengeurs de la liberté ! A cette étrange interrogation, feuillants et royalistes opposèrent un formidable éclat de rire Roucher continua d'accabler de sarcasmes ce héros de roman comique qui, habitué à manier le bâton de polichinelle, le menaçait aujourd'hui de la rame que les Suisses lui avaient rapportée des galères. Il lui demanda la permission de lui rappeler une certaine production littéraire qui datait d'une vingtaine d'années et dans laquelle, ne prévoyant pas les hautes destinées qui l'attendaient, Collot se prosternait en esclave aux pieds de Monsieur, frère du roi[12]. L'ami des Suisses de Châteauvieux fut subitement apaisé par cette révélation et se garda bien de citer Roucher devant les tribunaux, comme il l'en avait menacé ; seulement, en sa qualité d'histrion consommé, il reprit le cours de ses tirades patriotiques, et devint de plus en plus sentimental. Mais il était un histrion d'un autre genre, plus vil et plus cynique encore, Marat. Celui-ci ne pouvait souffrir qu'un nouveau venu lui dérobât son rôle de seul et unique ami du peuple. Il fit semblant d'être indigné de cette sensiblerie de commande, de cette plaidoirie sur circonstances atténuantes, et accusa Collot d'avoir voulu déguiser les titres que les soldats de Châteauvieux avaient à la faveur de ce qu'il appelait les patriotes. L'écrit de son rival en popularité n'était, selon lui, que le verbiage d'un rhéteur pusillanime, et se hâtant d'y substituer les aveux ingénus d'un citoyen éclairé et les vérités lumineuses d'un politique hardi et profond — c'est ainsi que ce misérable parlait de lui-même —, il dévoilait aux yeux des moins clairvoyants toute la portée de la fête qui se préparait. Oui, s'écriait-il avec son impudence ordinaire, oui, les soldats de Châteauvieux étaient insubordonnés à des officiers fripons qui les opprimaient. Oui, les soldats de Châteauvieux ont résisté à un décret barbare qui allait les livrer au fer d'une armée d'assassins. Oui, les soldats de Châteauvieux se sont mis en défense contre les aveugles satellites qui s'avançaient sous les ordres d'un conspirateur sanguinaire, pour les asservir ou les massacrer. Oui, les soldats de Châteauvieux ont fait mordre la poussière à quinze cents féroces satellites soudoyés et volontaires nationaux qui accouraient pour les égorger ! Que leur reproche-t-on ? D'avoir violé quelques décrets iniques d'un législateur corrompu ? Mais c'était pour. obéir aux plus saintes lois de la nature et de la société, devant lesquelles toute autorité doit fléchir. Loin de leur faire un crime de leur courageuse résistance à leurs oppresseurs, à leurs assassins, on doit leur en faire un mérite... La sainte doctrine de la résistance aux mauvais décrets peut seule sauver l'État ; l'Ami du peuple la prêchera-t-il donc à des sourds ?[13] III La question étant ainsi posée, quiconque respectait la loi et aimait l'ordre ne pouvait voir de sang-froid les préparatifs de l'ignoble parade. La polémique des journaux s'envenima de plus en plus les murailles se couvrirent de placards de toutes couleurs, où la fête projetée était attaquée et défendue sur tous les tons et sous toutes les formes. La municipalité envoya aux quarante-huit sections et aux
soixante bataillons, avec prière de l'afficher, une lettre dans laquelle
Pétion expliquait ce que devait être cette fête qui excitait tant de rumeurs.
De quoi s'agit-il ? disait le maire avec sa
bonhomie de convention. Des soldats qui, les
premiers avec les gardes-françaises, ont brisé nos fers[14], qui ensuite en ont été surchargés, arrivent dans nos
murs. Des citoyens projettent d'aller à leur rencontre, de les recevoir avec
fraternité. Ces citoyens suivent un mouvement naturel, ils usent d'un droit
qui appartient à tous. Ils invitent leurs concitoyens, ils invitent leurs
magistrats à s'y trouver. Les magistrats ne voient rien là que de simple, que
d'innocent. Ils voient des. citoyens qui s'abandonnent à la joie, à
l'allégresse chacun est libre de participer ou de ne pas participer à cette
fête ; ce n'est pas l'autorité qui la provoque, c'est le vœu des citoyens qui
la donne. Si personne n'eût vu que ce qui est, tout se serait passé sans
bruit tout se serait fait à Paris comme dans les villes que les soldats de
Châteauvieux ont traversées et où ils ont été bien accueillis. Cela dit sur le ton le plus naïf, le maire regrettait le bruit inutile et dangereux fait par les malintentionnés : C'est mensongèrement, affirmait-il, que l'on a insinué que des inscriptions injurieuses pour la garde nationale seraient portées dans le cortège, que le drapeau tricolore serait couvert d'un voile funèbre et que l'on procéderait a la purification solennelle du Champ-de-Mars. Dans le plan communiqué à la municipalité, rien de tout cela n'existe ! Cette affirmation roulait sur une misérable équivoque. Toutes ces énormités se trouvaient, comme nous l'avons vu, dans le plan primitif. Mais quinze jours s'étaient écoulés les ordonnateurs de la fête, qui tenaient beaucoup à traîner la municipalité parisienne, ou au moins une grande partie de ses membres, à la suite du cortège, avaient eux-mêmes compris qu'ils devaient modifier leur programme. C'est ce qu'ils avaient fait, et c'est ce qui permettait au maire de Paris d'opposer un démenti aux réclamations qu'Acloque, commandant générât de la garde nationale pour le mois d'avril, avait adressées au procureur-général-syndic Rœderer, au nom de tous ses camarades. Quelques jours après, le maire écrivit une nouvelle lettre, cette fois adressée au directoire du département, et dans laquelle il cherchait à excuser la municipalité de la part qu'elle avait cru devoir prendre indirectement à la fêté projetée. Lorsque des pétitionnaires se sont présentés au conseil général pour le prier d'assister à cette cérémonie, lorsque les sections ont fait le même vœu, on ne pouvait pas s'attendre qu'un esprit de vertige s'emparerait d'un grand nombre de têtes, que des intrigants travailleraient les esprits et que cette fête deviendrait une affaire de parti et un sujet de réclamations... Le conseil général ne vit rien que de très-simple et de très-licite dans une semblable fête. Il promit de s'y trouver, et il crut même que sa présence était un acte de prudence et de sagesse qu'elle serait propre à contenir les citoyens dans les justes bornes des convenances et à maintenir entre eux la paix et la fraternité. Bien plus, ajoutait le maire, afin d'enlever tout prétexte aux intrigants, il avait été décidé depuis que la municipalité n'assisterait pas a la cérémonie en corps, et que même ses membres y paraîtraient sans écharpe et comme de simples citoyens. A cette résolution, le département n'avait trouvé aucun inconvénient ; une seule chose l'offusquait encore le dessein annoncé de voiler les statues qui ornaient les places Vendôme et Louis XV ; mais les ordonnateurs de la fête avaient renoncé à cette partie du programme. Ici, Pétion, plus véridique que dans sa lettre aux sections, avouait que l'on avait imprimé et placardé un projet de fête qui avait froissé beaucoup de citoyens, et qui contenait en effet des choses propres à les irriter ; mais ce projet ne devait pas être suivi et il fallait revenir à la question qui se posait ainsi : Des citoyens peuvent-ils aller au-devant des soldats de Châteauvieux, les accueillir, leur donner des repas, se livrer à toutes sortes d'amusements, de témoignages de joie et d'allégresse ? Je pense que oui, à moins qu'un décret n'ordonne qu'aucun citoyen ne puisse, le jour de leur arrivée et pendant le temps de leur séjour, sortir de chez lui. Je ne vois pas comment il serait possible d'empêcher cent, deux cent mille citoyens de se porter au-devant d'eux, et de leur faire toute sorte d'accueil. La fête en question n'est point une fête publique le nombre des citoyens n'y fait rien. Il n'y a de fêtes publiques que celles qui sont données par les autorités constituées, et, ici, aucune autorité ne s'en mêle. Ainsi ce n'étaient plus de simples particuliers qui préconisaient cette fête le premier magistrat de la première ville de France se mettait de la partie dans des lettres explicatives qui n'expliquaient rien, il développait la singulière théorie si souvent mise en pratique, de régulariser et d'autoriser ce que l'on ne peut empêcher. Ces lettres méritaient de vigoureuses réponses elles ne leur manquèrent pas. André Chénier releva dans le Journal de Paris l'épithète d'intrigants appliquée par Pétion aux contempteurs des Suisses de Châteauvieux et de leurs amis. Monsieur Pétion, dit-il, les intrigants sont ceux qui se dévouent aux intérêts d'un
parti pour obtenir des applaudissements ou des dignités. Les intrigants sont
ceux qui font plier ou qui laissent plier les lois sous la volonté des gens à
qui ils se croient redevables. Les intrigants sont ceux qui, étant magistrats
publics, flattent lâchement les passions de la multitude qui règne et les
fait régner, etc., voilà quels sont les intrigants. Pendant ce temps, des pétitions se couvraient de signatures dans tous les quartiers de la capitale contre la fête particulière donnée publiquement aux Suisses de Châteauvieux. En présence de pareilles démonstrations, en présence des hésitations de la municipalité et de l'opposition presque formelle du directoire du département, les meneurs virent qu'il fallait modifier encore une fois leur projet. Voici comment ils s'y prirent : Le 6 avril, Tallien annonce au club des Jacobins que la fête ne pourra pas avoir lieu pour le jour de l'arrivée des Suisses (9 ou 10 avril), ainsi qu'on l'avait annoncé ; il fait en même temps remarquer que la fête n'est pas à proprement parler celle des Suisses de Châteauvieux, mais une fête de la liberté, à l'occasion de leur délivrance. — Aussitôt Collot-d'Herbois, d'après un mot d'ordre convenu, propose, pour que toutes les opinions soient conciliées, que la cérémonie soit définitivement dédiée à la liberté. Ici, dès le début de cette histoire, nous voyons apparaître la livide et effrayante figure qui la dominera presque jusqu'à la fin. Robespierre remplace à la tribune des Jacobins les deux hommes qui devaient, deux années plus tard, — rapprochement bizarre et digne de remarque ! — être les principaux conjurés du 9 thermidor mais, pour l'heure, les deux tribuns subalternes ne jurent que par celui qui est et sera longtemps encore leur ami, leur inspirateur, leur dieu. Dès cette première apparition, on peut juger Robespierre ; c'est bien là le type de la médiocrité envieuse qui s'attache à déchirer toutes les réputations, à renverser toutes les idoles, jusqu'à ce que son propre culte ait pu s'introniser aux acclamations de la foule imbécile. Il s'occupe peu de la fête, ce n'est pas pour lui qu'elle se donne, il n'en est pas même l'ordonnateur ; en revanche il s'occupe beaucoup de La Fayette, qu'il accuse, dans le fond de son cœur, de lui avoir dérobé un instant ce qu'il croit ne devoir appartenir qu'à lui seul, l'admiration de la multitude. Dans ce style filandreux et emphatique qui lui est propre, le futur dictateur dénonce, comme le grand agent de l'opposition que rencontre la fête, l'état-major de la garde nationale : Le génie de La Fayette conspire contre la liberté et les soldats de Châteauvieux, il ne faut pas s'y tromper, car c'est La Fayette qui égare dans la capitale et dans les départements beaucoup de citoyens ; c'est La Fayette qui a été le plus grand ennemi de la liberté durant la Constituante c'est La Fayette qui a obtenu les décrets au nom desquels furent immolés les plus chers amis du peuple. C'est donc lui qu'il faut combattre ; et, à cette occasion, Robespierre rappelle que la société a déjà demandé que les bustes de La Fayette et de Bailly disparussent de la maison commune, et que ce vœu paraît avoir été oublié. Il ne dit qu'un mot de la fête projetée, pour s'en féliciter, puisqu'elle doit devenir le triomphe du peuple longtemps outragé, terrasser les oppresseurs de la vertu et faire luire le jour de la vérité sur les attentats des tyrans[15]. IV Pendant que l'on discutait ainsi a Paris sur le programme, les triomphateurs futurs quittaient le bagne de Brest, et, à petites journées, s'avançaient, fêtés par les sociétés jacobines, couronnés de fleurs, proclamés victimes de la liberté[16]. Arrivés à Versailles, ils sont entourés par les jacobins de cette ville et conduits le soir même au théâtre, où l'on représentait la tragédie de Brutus. Le lendemain on les mène dans la salle du Jeu de Paume, ce berceau de la liberté française ; comme si ces quarante soldats avaient pu avoir quelque chose de commun avec les hommes qui, le 20 juin 1789, rendirent ce lieu à jamais célèbre ! Un banquet avait été préparé dans un bâtiment voisin de la salle ; Gonchon, l'orateur ordinaire du faubourg Saint-Antoine, était accouru de Paris avec une bande de sans-culottes, pour féliciter les héros de la fête de leur délivrance, et leur libérateur, Collot-d'Herbois, de son patriotisme. Après le banquet, les Suisses prennent la route de la capitale, où ils arrivent suivis d'une foule nombreuse, qui force les particuliers qu'elle rencontre a descendre de voiture et à se découvrir pour honorer les ennemis du despotisme. Les Suisses sont conduits immédiatement à l'Assemblée nationale, et leur défenseur demande au président l'autorisation de paraître avec eux à la barre. Cette demande soulève, comme on devait s'y attendre, l'opposition de la droite. Si les Suisses de Châteauvieux ne se présentent que pour témoigner à l'Assemblée leur reconnaissance, qu'ils soient reçus à la barre et entendus, s'écrie Jaucourt ; mais qu'ils ne soient pas admis à la séance ils doivent être exclus de cet honneur. Les tribunes avaient été soigneusement remplies d'amis de Collot et des Jacobins à cette proposition, elles répondent par des cris redoublés : A bas ! à bas ! Jaucourt, sans s'effrayer des interruptions, pose très-nettement la question a Une amnistie n'est ni un triomphe ni une couronne civique ; je veux croire que les soldats de Châteauvieux ont été égarés mais la garde nationale, mais les soldats de la troupe de ligne, qu'ils ont combattus aux portes de Nancy, se sont dévoués à la défense de la loi et eux seulement sont morts pour la patrie lorsqu'on a honoré leur mort d'un deuil public, lorsque ce deuil a été porté par toutes les gardes nationales de France, était-ce pour qu'on décernât, un an après, les mêmes honneurs à ceux sous les coups desquels sont tombées tant d'infortunées victimes de la loi ? Ces paroles soulèvent des applaudissements à droite, mais les murmures redoublent à gauche et dans les tribunes. Qu'il soit permis, reprend Jaucourt, qu'il soit permis à un militaire qui fut, avec son régiment, commandé pour cette expédition, de vous représenter que votre décision peut faire une grande impression sur l'armée ; les honneurs que vous rendez aux soldats de Châteauvieux les feront considérer, non pas comme des hommes qui ont été trop punis, mais comme dés victimes innocentes... Oui, oui, crient la gauche et les tribunes. Pendant que Jaucourt retourne à son banc, son collègue et son ami, Gouvion, monte à la tribune, et dit d'une voix émue : J'avais un frère, bon patriote... toujours prêt à se sacrifier pour la loi ; c'est au nom de la loi qu'il a été requis de marcher sur Nancy avec les braves gardes nationales. Là il est tombé percé de cinq coups de fusil. Je demande si je puis voir tranquillement les assassins de mon frère... Eh bien ! monsieur, sortez ! lui crie-t-on insolemment des bancs de la gauche. A ces mots, quelques spectateurs applaudissent ; mais l'Assemblée, presque tout entière, manifeste la plus vive indignation. Un grand nombre de députés réclament la censure contre l'interrupteur, quelques-uns même demandent qu'il soit envoyé à l'Abbaye. Je traite, s'écrie Gouvion, je traite avec tout le mépris qu'il mérite le lâche qui a été assez bas... A la question ! hurlent les amis des Jacobins. Choudieu a l'impudence de se lever et de déclarer que c'est lui qui a interrompu Gouvion. Cette brutalité lui mérite naturellement les applaudissements des tribunes. Le malheureux ! reprend froidement Gouvion, il n'a donc jamais eu de frère ! Et il quitte l'Assemblée pour n'y plus reparaître[17]. Le paralytique Couthon lui succède à la tribune et prend la défense des Suisses de Châteauvieux. Il demande que l'Assemblée leur fasse oublier les maux qu'ils ont soufferts, et honore en eux le triomphe de la liberté ; il appuie son raisonnement d'un aveu précieux à recueillir, car il montre bien que les Jacobins eux-mêmes étaient loin de voir des héros dans les révoltés de Nancy, et qu'ils ne les exaltaient que pour les besoins de leur politique. Quand même on aurait quelques reproches à leur faire, quand même ils auraient été égarés, il faudrait être bien esclave des vieux préjugés, pour vouloir déshonorer des hommes que la loi a innocentés. Les soldats amnistiés sont rentrés dans le droit commun par conséquent l'Assemblée doit leur accorder, comme à tous, les honneurs de la séance. Eh bien ! alors, s'écrie un membre de la droite (de Haussy), je demande que le buste de Desilles soit placé sur le bureau[18]. Après un violent tumulte, excité par ces paroles, on passe au vote sur ces deux questions Faut-il admettre les Suisses à la barre ? Faut-il leur accorder les honneurs de la séance ? La première est adoptée à l'unanimité. Quanta ta seconde, le président, sur l'avis des secrétaires, la déclare résolue affirmativement par la majorité. Mais, pendant que les tribunes applaudissent, un grand nombre de membres de la droite descendent de leurs bancs et réclament l'appel nominal. Le plus grand désordre règne dans l'Assemblée : les députés échangent, d'un bout à l'autre de la salle, des paroles insultantes et des menaces. Enfin le président, sommé par Lacombe de faire immédiatement procéder à l'appel nominal, s'y décide. La plupart des députés répondent de leur banc par un oui ou par un non. Gouvion appelé ne répond pas. Il pleure son frère, s'écrie Chéron. — A l'ordre ! à l'ordre ! répond la gauche[19]. L'appel nominal donne le résultat suivant : Votants 546 oui, 281 non, 265 voix. A une majorité de 8 voix, les amis de Collot-d'Herbois l'avaient emporté. En conséquence, le président déclare que les soldats de Châteauvieux, qui ont été autorisés à se présenter à l'Assemblée, seront admis aux honneurs de la séance. Les tribunes saluent leur victoire par de triples acclamations. Aussitôt les quarante Suisses paraissent à la barre, sous la conduite de leur défenseur officieux, Collot-d'Herbois. Celui-ci remercie l'Assemblée de les avoir amnistiés et rend compte du vif intérêt qu'ils ont rencontré. Intérêt accordé pour leur patriotisme, s'écrie-t-il, et, si j'ose dire, pour leur innocence... Puissent leurs fers que vous avez brisés, législateurs, être les derniers dont le despotisme enchaîne jamais les ardents amis, les défenseurs déterminés de la liberté ! La gauche et les spectateurs applaudissent, le président Dorizy répond sèchement : L'Assemblée a prononcé en votre faveur une amnistie elle a ajouté à ce premier bienfait la permission de vous présenter à la barre, pour recevoir les témoignages de votre reconnaissance. Elle s'est empressée de briser vos fers, jouissez de sa bienfaisance, et qu'elle soit pour vous un motif puissant d'amour pour vos devoirs et d'obéissance aux lois. L'Assemblée nationale vous accorde les honneurs de la séance. Les amis des Jacobins, contents de leur triomphe, ne relèvent pas ce que contient d'amère ironie cette dernière phrase, où le président parlait de devoir et de respect des lois à des individus qui les avaient si ouvertement méconnus on se contente d'applaudir avec frénésie les quarante Suisses, au moment où, avec leur défenseur, ils prennent place dans l'intérieur de la salle. Aussitôt commence le défilé de l'escorte qui les accompagnait depuis Versailles car, par une suite de concessions arrachées à sa faiblesse, l'Assemblée admettait à dénier devant elle des gardes nationaux, des bataillons de volontaires, et jusqu'à des députations de sociétés populaires. Elle perdait ainsi une partie de ses séances à entendre des harangues où la raison, le bon sens et la langue française étaient violemment outrages, où des menaces et des insultes lui étaient souvent prodiguées elle n'avait pas même le courage de faire respecter sa propre dignité, en imposant silence aux manifestations intempestives et aux vociférations tumultueuses de ces singuliers visiteurs. Des détachements de la garde nationale de Versailles ouvrent la marche avec leurs tambours battant aux champs puis viennent des gardes nationaux et d'anciens gardes-françaises sans armes et criant à tue-tête : Vive la nation ! Ils sont suivis d'un nombreux cortège de citoyens et de citoyennes, armés de piques, coiffés du bonnet rouge, et de représentants des diverses sociétés populaires de Paris et de Versailles. Gonchon paraît à la barre, tenant à la main une pique surmontée d'un bonnet phrygien. Après avoir juré de défendre l'Assemblée, la liberté et la Constitution, il termine sa harangue en s'écriant : Nous vous en dirions bien davantage, mais nous avons déjà tant crié vive la liberté, vive la Constitution, vive l'Assemblée nationale, que nous en sommes enroués[20]. Ainsi se termina le premier acte de la comédie préparée par les Jacobins. La séance de l'Assemblée fut levée aussitôt après le défilé. Dans la soirée, les Suisses furent promenés dans tout Paris par Collot-d'Herbois, leur inséparable patron, et présentés particulièrement aux citoyens du faubourg Saint-Antoine. Une centaine d'hommes les suivaient, dont une partie vêtus en gardes nationaux, criant sans cesse : Vive Châteauvieux ! Pendez La Fayette et Bailly ![21] V L'arrivée des Suisses à Paris détermina la municipalité à faire de nouvelles démarches auprès du département, qui ne lui avait point encore permis de publier son arrêté relatif à la fête. Pour vaincre les dernières résistances de l'autorité départementale, les meneurs adoptèrent la motion incidemment faite au club des Jacobins par Tallien, et reprise par Collot-d'Herbois. En fixant la date de la cérémonie au dimanche 15 avril, on déclara qu'elle aurait pour objet principal la liberté, et non plus les Suisses libérés des galères. D'autre part, afin de contre-balancer l'influence des protestations qui arrivaient de toutes parts, Pétion écrivit de nouveau au directoire qu'il y aurait mille fois plus de danger à empêcher la fête qu'on préparait qu'à la laisser aller à son cours naturel et paisible. Le département céda de guerre lasse, mais en indiquant, point par point, pourquoi et comment il cédait. Dans son arrêté du 12 avril, il déclarait avoir communiqué à la municipalité les pétitions qui lui avalent été adressées et l'avoir avertie des craintes exprimées par un grand nombre de citoyens. Il rappelait que sur cet avertissement le maire et ses officiers municipaux lui avaient donné des renseignements propres à satisfaire les bons citoyens, lui avaient démontré que la fête, consacrée directement à la liberté, n'aurait point le caractère d'une solennité publique, aucune autorité constituée, 'aucun corps de troupes, aucune partie de la force armée n'y devant assister collectivement ; que ces magistrats avaient promis, en outre, que rien n'y blesserait ni la décence publique, ni la dignité des citoyens d'une nation libre, ni le respect dû aux lois ; et que le rassemblement auquel elle donnerait lieu serait paisible et sans armes. En conséquence, le directoire permettait l'affichage de la lettre du ii et de l'arrêté du même jour qui lui avaient été envoyés par le maire il chargeait la municipalité de Paris de continuer à veiller avec la plus grande attention à ce que, à l'occasion du rassemblement projeté pour le 15 de ce mois, il ne se passât rien qui pût blesser le respect dû aux lois, aux autorités constituées, à la dignité et à la sûreté des citoyens[22]. Sans plus tarder, la municipalité envoya aux soixante
bataillons et aux quarante-huit sections un arrêté signé Pétion, maire, et Dejoly,
secrétaire-greffier, par lequel étaient réglées les mesures d'ordre
nécessitées par la fête. Le corps municipal,
y était-il dit, instruit qu'un grand nombre de
citoyens, satisfaits de posséder les soldats de Châteauvieux dans les murs de
Paris, doit se réunir dimanche prochain pour se livrer aux sentiments purs de
la joie et de l'allégresse convaincu que nul signe de contrainte ne doit
comprimer ces épanchements généreux persuadé qu'il est aussi sage que moral
d'abandonner le peuple au sentiment de sa dignité considérant, en outre, que
les amusements civiques qui se préparent ne sont commandés par aucune
autorité constituée, et que les citoyens qui se rassemblent ne peuvent,
suivant les lois, que le faire paisiblement et sans armes, — arrête : — Art. 1er.
Aucun citoyen, s'il n'est de service, ne pourra, sans réquisition légale,
paraître en armes dimanche prochain, 15 du présent mois ; toute espèce
d'armes est comprise dans la présente prohibition. — Art. 2. Les voitures, à
.l'exception de celles destinées à l'approvisionnement et au nettoiement de
Paris, ne pourront rouler le même jour, depuis dix heures du matin jusqu'à
huit heures du soir[23]. Les journaux anarchistes en étaient donc arrivés à leurs fins ils devaient naturellement célébrer leur victoire par un redoublement de violence. II s'agissait pour eux de servir aux passions populaires, fortement excitées par l'ardente polémique des dernières semaines, un breuvage d'une plus âcre saveur que de coutume. Ils ne s'en firent faute. Voici quelques-unes des pages que l'auteur du Père Duchesne consacra à célébrer le triomphe des Suisses de Châteauvieux. Par cette seule citation, on pourra juger à quel paroxysme de fureur et de dévergondage en étaient déjà arrivés à cette époque les gazetiers ultra-révolutionnaires. Malgré Mme Veto, nous avons brisé leurs fers à sa barbe et à son nez, les soldats de Château vieux vont être conduits en triomphe. Je crois l'apercevoir à travers sa jalousie comme le jour de la fête de Voltaire ; c'est alors qu'elle rugira comme un tigre enchaîné, de ne pouvoir s'abreuver de notre sang. Les voilà, s'écriera-t-elle, ces victimes échappées à ma rage. En vain mon fidèle Blondinet[24], d'accord avec son cousin Bouillé, aura-t-il manigancé le massacre de Nancy, en vain m'aura-t-il promis de faire expirer sur la roue tous ces Suisses rebelles à mes volontés, et qui refusèrent de massacrer le peuple de Paris, ce peuple que j'abhorre et dont j'ai tant de fois juré inutilement la perte. Voilà, f....., n'en doutez pas, les gentillesses qui sortiront de la g..... de Mme Veto quand elle contemplera la fête que nous préparons aux Suisses de Châteauvieux mais pour la faire crever de dépit, il faut nous surpasser dans cette journée, f..... ! Dans l'ancien régime, quand il naissait un petit louveteau, c'était un remue-ménage de b..... dans Paris. Ce n'étaient que fontaines de vinaigre, que cervelas de cheval. La famille Veto, qui faisait alors son jouet du peuple, quoiqu'il fût son maître, son souverain, l'humiliait tant qu'elle pouvait ; mais, f....., le peuple a repris sa revanche, c'est à nous maintenant à faire danser les rois. Si ces braves soldats, ainsi que les gardes-françaises, n'avaient pas refusé de faire feu sur le peuple, c'était f..... de nous ; Paris aurait été saccagé et Mme Veto serait dans la jubilation ; elle marcherait sur la cendre avec le héros de Bagatelle[25] et la..... Polignac et se croirait au comble du bonheur en s'écriant : Ici fut Paris ! là était le faubourg Saint-Antoine ! Aux piques ! f..... braves sans-culottes, aiguisez-les pour exterminer les aristocrates qui osent broncher ; que ce beau jour soit le dernier de leur règne nous n'aurons de repos que quand !a dernière tête d'aristocrate sera tombée. Quant à ce Desilles, dont l'aristocratie a voulu faire un héros, il est faux, f..... que ce soient des Suisses de Châteauvieux qui l'aient envoyé voir Henri IV. Ce sont les soldats qu'il commandait il n'y a pas gros f..... à parier qu'il se serait mis à la gueule d'un canon, s'il avait prévu qu'on y f..... la mèche ; d'ailleurs, f..... en supposant que ce b...-là ait eu le courage de braver la mort, est-ce pour la cause du peuple ? Non, f..... c'était au contraire pour le mannequin que les aristocrates appellent leur auguste maître[26]. VI A propos de cette fête on avait, depuis un mois, tant parlé dans les clubs et sur les places publiques, on avait couvert les murailles de tant de placards, on avait sur tous les tons, dans les vingt journaux jacobins qui se partageaient la faveur des ultra-révolutionnaires, si bien chanté les louanges des Suisses de Châteauvieux, que tout le monde voulait voir ce qui avait été l'objet d'un si formidable tapage. Les ordonnateurs de la fête avaient naturellement choisi un dimanche ; ce jour-là, et surtout dans les premiers beaux jours du printemps, les masses désœuvrées sont toujours très-avides d'un spectacle qui ne doit leur rien coûter, et dont le récit et les incidents feront le sujet de toutes les conversations pendant la semaine. Le programme, tel que nous l'avons donné plus haut, était complètement changé. II n'y avait plus ces tableaux vivants qui d'avance avaient si fort scandalisé les amis de la décence publique ; ils ne furent écartés cette fois que pour reparaître plus brillants et plus nombreux, lorsque le triomphe de l'anarchie fut complètement assuré. En revanche, et pour que le public n'y perdît rien, les quarante hommes qui devaient porter les chaînes des galériens étaient remplacés par quarante vierges, disait le nouveau programme. Au jour indiqué, amis et ennemis des Jacobins, oisifs et curieux, observateurs silencieux et désolés, démagogues avinés, braillards et turbulents de toute espèce, s'étaient donné rendez-vous dans les rues que devaient parcourir ces triomphateurs destinés à retomber le lendemain dans la plus complète obscurité. Le cortège se trouva réuni vers midi à la Bastille. Ses stations principales furent l'Hôtel-de-Ville, où il recueillit le maire et un grand nombre d'officiers municipaux l'Opéra, qui occupait alors la salle de la Porte Saint-Martin, et dont l'orchestre, placé sur une estrade, exécuta le chœur de la Liberté et la ronde nationale la place Louis XV, où quelques députés se mirent dans les rangs, et enfin le Champ-de-Mars, terrain choisi pour la cérémonie principale et les réjouissances populaires. La marche était ouverte par un groupe portant les bustes de Voltaire, de Rousseau, de Franklin et de Sidney. Il était formé, prétendait-on, d'Américains et d'Anglais, sans doute les mêmes qui avaient servi de comparses à Anacharsis Clootz dans la ridicule exhibition qu'il avait fuite à la barre de l'Assemblée constituante[27]. Ensuite paraissaient deux sarcophages réunis l'un à l'autre au moyen d'une banderole sur laquelle étaient inscrits ces mots : Bouillé et ses complices sont seuls coupables ! Sur ces sarcophages on lisait les noms des gardes nationaux ou Suisses qui avaient péri à l'affaire de Nancy. Idée magnanime, dit M. Louis Blanc[28]. — Noble réconciliation, s'écrie M. Michelet[29]. Quant à nous, il faut l'avouer, nous admirons beaucoup moins cet épisode évidemment introduit dans le programme par Tallien et Collot, à la requête de Pétion, afin de généraliser l'enthousiasme et de priver les opposants du principal argument qu'ils avaient présenté contre le triomphe des soldats rebelles. Une bande de quatre-vingt-trois sans-culottes suivait, faisant flotter des bannières, sur chacune desquelles on' lisait le nom de l'un des départements qui, de la sorte représentés, donnaient à la cérémonie jacobine le caractère d'une fête nationale. Derrière ces sans-culottes se pressait une multitude de citoyens et de citoyennes des diverses sections[30], encadrés dans deux files de gardes nationaux sans armes, mais qui, conformément au programme, tenaient à la main un épi de blé[31]. Ces épis n'étaient pas plus mûrs pour la moisson que ceux qui les portaient n'étaient mûrs pour la véritable liberté. La fête dont ils étaient les acteurs n'était en effet que le prologue de l'anarchie. Les hommes de bon sens s'en aperçurent tout de suite ; trop tard le reconnurent bon nombre de ceux qui battaient des mains au défilé de toutes ces idylles en action, inventées et préconisées par les Hébert, les Collot et les Robespierre. Puis venaient le Livre de la Constitution, la Table de la déclaration des droits, portés entre deux rangées de soldats-citoyens. Par cet étalage de la légalité matérielle, on mettait à couvert la responsabilité des magistrats municipaux qui suivaient l'image du pacte fondamental sous !â conduite du maire de Paris. Sans doute, ces magistrats, auxquels s'étaient mêlés quelques députés, n'étaient point revêtus de leurs insignes, mais leur présence seule montrait en quel mépris la loi, qu'on proclamait inviolable, était déjà tombée. Les représentants des sociétés patriotiques, des Jacobins, des Cordeliers, les précédaient, les entouraient et paraissaient les absorber, ce qui n'était pas encore absolument vrai, mais ce qui allait bientôt l'être. Cette longue file d'autorités légales et illégales était suivie de l'objet principalement offert à l'admiration du peuple ; une galère. Car, dans cette fureur d'abattre tout ce qui avait été honoré jusque-là et de réhabiliter tout ce qui avait été méprisé, on avait résolu de donner la place d'honneur au signe de l'infamie. Autour de cette galère s'enroulaient, comme une couronne de fleurs, suivant les expressions du poétique Tallien les quarante vierges qu'il avait choisies. Les soldats de Châteauvieux les suivaient. Ils étaient mêlés à dessein avec des ci-devant gardes-françaises qui, pour exciter de plus chaleureuses démonstrations, avaient endossé leur ancien uniforme, et portaient le drapeau, les clefs et des pierres de la Bastille. La marche était fermée par un char que traînaient vingt-quatre chevaux blancs et qui se terminait en forme de proue — toujours pour rappeler la galère —. Une statue colossale de la Liberté y était assise sur une chaise curule. Devant elle, comme devant les idoles antiques, l'encens fumait. De la main droite elle montrait au peuple le bonnet rouge de l'autre, que tenait-elle ? un bouquet d'épis de blé ? l'épée de la loi ? non une massue[32] ! N'était-ce point assez significatif ? Sous ses pieds, selon la coutume ; un joug était brisé. Au-dessus d'elle planait la Renommée annonçant au monde : La France est libre ! Le cortège s'arrêta au Champ-de-Mars la foule des spectateurs qui s'y était accumulée ne manqua pas d'exprimer, par de chaleureux applaudissements, combien sa curiosité s'estimait satisfaite. La Table de la déclaration fut posée sur l'autel de la Patrie auprès d'elle on rangea les divers drapeaux et emblèmes ; le char de la Liberté fut traîné au son de la musique autour de l'autel. Enfin, l'ordre de la marche fut rompu, et les citoyens et citoyennes exécutèrent les danses et les farandoles les plus patriotiques[33]. VII Marie-Joseph Chénier était l'auteur des devises, des inscriptions offertes aux regards de la foule ; il avait versifié les chœurs patriotiques qui avaient été chantés aux diverses stations de .cette procession d'un nouveau genre, destinée à inaugurer un nouveau culte celui de la licence. Au même moment, son frère, André Chénier, vengeait la loi outragée dans des ïambes où l'ironie la plus sanglante se mêle à la poésie la plus sublime. La fête soi-disant patriotique ne dura que quelques heures, les ïambes sont restés immortels et vengeront amplement, dans les siècles futurs, la morale, la raison et la justice si indignement outragées ce jour-là par Collot d'Herbois et ses acolytes. Aux yeux des littérateurs et des poètes, ils rappellent les chefs-d'œuvre qu'Archiloque et Juvénal ont laissés à l'antiquité ; aux yeux de l'historien, ils sont un admirable résumé de la situation que subissaient, en 1792, les vrais amis de la liberté. C'est le dernier cri de douleur d'une âme libre qui voit s'évanouir ses illusions, à la lueur de l'incendie allumé par l'égale fureur des deux partis extrêmes qu'elle s'est épuisée à combattre. Hélas ! pourquoi faut-il se rappeler que ces vers magnifiques coûtèrent la vie à leur auteur, et que les modernes tyrans se vengèrent, comme les tyrans de l'antiquité, en envoyant à la mort le poète qui les avait bafoués ! Salut, divin triomphe ! entre dans nos murailles, Rends-nous ces guerriers illustrés Par le sang de Desille et par les funérailles De tant de Français massacrés. Jamais rien de si grand n'embellit ton entrée Ni quand l'ombre de Mirabeau S'achemina jadis vers la voûte sacrée Ou la gloire donne un tombeau Ni quand Voltaire mort et sa cendre bannie Rentrèrent aux murs de Paris, Vainqueurs du fanatisme et de la calomnie Prosternés devant ses écrits. Un seul jour peut atteindre à tant de renommée, Et ce beau jour luira bientôt C'est quand tu conduiras Jourdan à notre armée[34], Et La Fayette à l'échafaud. Quelle rage à Coblentz, quel deuil pour tous ces princes, Qui, partout diffamant nos lois, Excitent contre nous et contre nos provinces Et les esclaves et les rois Ils voulaient nous voir tous à la folie en proie ; Que leur front doit être abattu, Tandis que, parmi nous, quel orgueil, quelle joie, Pour les amis de la vertu, Pour vous tous, ô mortels qui rougissez encore Et qui savez baisser les yeux, De voir des échevins que la Râpée honore[35], Asseoir sur un char radieux Ces héros que, jadis, sur un banc des galères Assit un arrêt outrageant, Et qui n'ont égorgé que très-peu de nos frères Et volé que très-peu d'argent ! Eh bien ! que tardez-vous, harmonieux Orphées ? Si, sur la tombe des Persans, Jadis Pindare, Eschyle, ont dressé des trophées, Il faut de plus nobles accents. Quarante meurtriers, chéris de Robespierre, Vont s'élever sur nos autels. Beaux-arts, qui faites vivre et la toile et la pierre, Hâtez-vous, rendez immortels Le grand Collot-d'Herbois, ses clients helvétiques, Ce front que donne à des héros La vertu, la taverne et le secours des piques ; Peuplez le ciel d'astres nouveaux. Ô vous, enfants d'Eudoxe et d'Hipparque et d'Euclide, C'est par vous que les blonds cheveux, Qui tombèrent du front d'une reine timide, Sont tressés en célestes feux Par vous l'heureux vaisseau des premiers Argonautes Flotte encor dans l'azur des airs ; Faites gémir Atlas sous de plus nobles hôtes, Comme eux dominateurs des mers Que la nuit de leurs noms embellisse ses voiles, Et que le nocher aux abois Invoque en leur galère, ornement des étroites, Les Suisses de Collot d'Herbois. VIII La fête des Suisses de Châteauvieux avait prouvé à tous les amis de l'ordre et de la Constitution combien peu leur voix était écoutée, lorsqu'ils prêchaient le respect des lois, et combien était déjà profond l'abîme creusé sous leurs pas par les Jacobins et leurs séides ils voulurent cependant essayer de ramener à eux cette versatile population parisienne qui, pensaient-ils, n'avait suivi leurs adversaires que par curiosité. Ils cherchèrent une occasion et la trouvèrent dans la célébration d'une fête funèbre en l'honneur de Simoneau, maire d'Étampes, mort victime de son dévouement à la loi. Dans les premiers mois de 1792, des troubles nés de la cherté des grains avaient éclaté dans plusieurs localités des environs de Paris. A Étampes, ils avaient été beaucoup plus graves que partout ailleurs. Le 3 mars, des hommes armés parcouraient dès le matin les villages environnants et, suivis d'une foule trompée par de faux bruits, envahissaient au son de la générale et du tocsin la place du Marché, demandant avec violence que le blé fût taxé au-dessous du cours. Le maire, Jacques-Guillaume Simoneau, essaye en vain de tenir tête à ces forcenés et de les ramener à l'ordre ses paroles calmes et bienveillantes sont couvertes de huées on ne lui répond que par un seul cri : La taxe ! la taxe ! Après sept heures de pourparlers inutiles, Simoneau se décide à requérir la force armée. Il revient sur la place accompagné de quatre-vingts soldats du 18e régiment de cavalerie. — Voulez-vous taxer le blé ? s'écrie la populace. — Je ne le puis, réplique le magistrat, la loi ne m'y autorise pas. Des fusils sont dirigés sur sa poitrine, par derrière on lui lance des coups de bâton. Il se retourne, les soldats de son escorte l'abandonnent. A moi, mes amis ! crie-t-il en vain ; en vain saisit-il par la bride les chevaux de deux cavaliers ceux-ci se dégagent de ses étreintes à coups de sabre et courent rejoindre leurs camarades. L'infortuné Simoneau tombe sous les bâtons ferrés, sous les balles, des assassins. Les principaux auteurs de l'émeute déchargent leurs fusils sur le cadavre inanimé de l'héroïque magistrat, dément autour de lui, ou plutôt sur lui, et sortent d'Étampes, tambour battant, en criant : Vive la nation ![36] Dès que ce triste événement fut connu à Paris, les constitutionnels, et plus encore peut-être les Jacobins, éclatèrent en témoignages de sympathie pour la conduite courageuse du magistrat qui venait de périr victime de son devoir. Simoneau était un ami sincère de la révolution ; il avait été inscrit sur la liste des Amis de la Constitution à l'origine de la société. Les Jacobins, comme tous les sectateurs d'une religion nouvelle ; étaient en quête de martyrs ; ils devaient donc se féliciter de ce qu'un magistrat, qu'ils pouvaient considérer comme leur appartenant, fût mort en voulant faire respecter cette même loi que leurs adversaires leur reprochaient si souvent de fouler aux pieds. Aussi s'empressèrent-ils d'écrire au fils de Simoneau une lettre officielle de condoléance : Les Amis de la Constitution, y lisait-on[37], partagent vivement votre juste douleur ; ils n'y trouvent d'adoucissement que dans la pensée qu'il est honorable pour eux d'avoir pu compter votre père au nombre des membres qui composent leur association patriotique. Puissions-nous faire entrer la consolation dans votre âme, en vous présentant la vertu héroïque de l'auteur de vos jours comme le modèle de tous ceux qui marcheront après lui dans la carrière des emplois publics et comme le fondement d'une gloire impérissable pour son nom, qui laissera dans votre mémoire un souvenir propre, dans tous les temps, à adoucir l'amertume de vos regrets ! Simoneau méritait ces éloges non-seulement il avait bravement affronté la mort en requérant obéissance à la loi, mais encore, pour n'employer qu'une force armée légale, il avait négligé de s'entourer d'amis sûrs et dévoués, comme il l'aurait pu, si le magistrat n'avait complètement oublié l'homme. Il occupait en effet, dans ses ateliers de tannerie, plus de soixante ouvriers dont il était chéri comme un père, et, dès le premier moment de l'émeute, il leur avait arraché la promesse qu'aucun d'eux ne paraîtrait de tout le jour sur la place du Marché[38]. Il avait préféré ne requérir que des militaires appartenant aux anciens corps de l'armée ; mais, nous l'avons déjà fait observer, ces militaires n'étaient bien souvent que de misérables soudards, pour lesquels les mots de loi et de légalité n'avaient pas de sens. Aussi, comme nous l'avons vu, abandonnèrent-ifs lâchement le maire et, sans brûler une cartouche, le laissèrent-ils périr sous les coups des assassins L'Assemblée nationale voulut aussi offrir son tribut d'hommages à la mémoire du magistrat mort pour la défense de la loi le 18 mars, sur le rapport de Jean Debry, lu au nom du Comité d'instruction publique, elle décréta que des honneurs funèbres seraient décernés à Simoneau. En vertu de cette loi, une pyramide devait être élevée sur le marché d'Étampes, portant trois inscriptions sur la première face : Guillaume Simoneau, maire Étampes, mort le 3 mars 1792 ; sur la seconde : La nation française à la mémoire d'un magistrat qui mourut pour la loi, décret du 18 mars 1792 ; sur la troisième : Vous pouvez me tuer, mais je mourrai à mon poste, dernières paroles prononcées par le malheureux magistrat[39]. Le Comité d'instruction publique avait proposé qu'une indemnité pécuniaire fût allouée à titre de don national aux enfants de Simoneau. Mais sa veuve, qui déploya dans toutes ces circonstances les vertus d'une matrone romaine, écrivit au président de l'Assemblée une lettre dans laquelle, tout en remerciant les représentants de la nation de leur bienveillance à l'égard de sa famille, elle refusait d'accepter la somme qui lui était offerte. La fortune publique doit être réservée, disait-elle, à ceux qui sont sans ressources. Mes enfants croiraient offenser la mémoire de leur vertueux père s'ils ne se contentaient pas du monument qui va lui être érigé. Cette lettre provoqua les plus chaleureux applaudissements, et il fut décidé qu'elle serait ajoutée aux inscriptions qui devaient être placées sur la colonne du marché d'Étampes[40]. IX Le bruit causé par les préparatifs de la fête de Châteauvieux avait fait un moment oublier le maire d'Étampes mais, aussitôt après le triomphe des rebelles de Nancy, les constitutionnels s'occupèrent d'organiser une cérémonie en l'honneur du martyr de la loi. Le dimanche 6 mai, une députation de la garde nationale parisienne se présente à la barre de l'Assemblée ; l'orateur, Georges d'Épinay, dépose sur le bureau une pétition revêtue de 836 signatures, dans laquelle il est demandé que des honneurs publics soient rendus à la mémoire de Simoneau. Son discours appel incessant au respect de la loi, contient des allusions assez transparentes au triomphe récent de la démagogie et de l'indiscipline. La gauche n'ose pas tes relever, et déjà l'un de ses organes habituels, Lacroix, propose lui-même que la pétition de la garde nationale soit sur-le-champ convertie en motion, mise aux voix et adoptée. Thuriot, que nous verrons jusqu'à la fin de l'Assemblée législative jouer le rôle de porte-parole de la municipalité parisienne[41], insiste que pour les honneurs à accorder aux mânes du maire d'Étampes ne soient pas décrétés sur la pétition de quelques particuliers, mais bien sur la demande collective des autorités communales qui, ce jour-la même, doivent venir la présenter à la barre de l'Assemblée. Celle-ci refuse de retarder sa décision, et Thuriot, voyant qu'il ne peut faire adopter sa motion primitive, la réduit à ceci : 1° la fête en l'honneur de Simoneau sera rendue générale pour tous les citoyens morts en défendant la loi ; 2° elle sera célébrée au nom de la nation française. Cette dernière partie de la motion de Thuriot est seule appuyée ; l'Assemblée décrète que la fête en l'honneur du maire d'Étampes deviendra une fête nationale et que son Comité d'instruction publique en dressera le programme au plus tôt. Le comité ne perdit pas de temps. Dans la séance du 12 mai, Quatremère vint en son nom exposer avec beaucoup de netteté le caractère moral de la cérémonie projetée. Le vif et profond sentiment avec lequel t'Assemblée nationale, dit-il, a accueilli la pétition des citoyens de Paris, a dû prouver que dans cette cérémonie civique elle voyait quelque chose de plus qu'une fête à diriger, et au delà même d'une réparation due à la mémoire d'un citoyen vertueux. Tous les amis de l'ordre ont ressenti le contre-coup de cet élan de t'Assemblée nationale et telle est, messieurs, la nature de votre position, la grandeur du pouvoir qu'une assemblée généreuse exerce sur tous les mouvements d'un vaste empire, que votre décret est un rappel à l'ordre plus puissant, j'ose le dire, que les lois les plus menaçantes. Votre voix a retenti jusqu'au fond de tous les cœurs. Tous les bons citoyens vous ont entendus. Comprenant la haute importance qu'ont les fêtes publiques dans une démocratie, et croyant que si les fêtes de la liberté sont utiles, celles de la loi ne le sont pas moins, le comité a pensé que la loi, dont la magistrature municipale est le plus respectable appui, ayant été si outrageusement violée par le meurtre d'un de ses agents, la loi devait seule partager le triomphe du malheureux maire d'Étampes[42]. Ces idées furent vivement applaudies par la majeure partie de l'Assemblée. Il était en effet impossible d'attaquer les principes au nom desquels Quatremère avait parlé. Mais depuis deux mois les Jacobins et leurs amis avaient bien changé de sentiment à l'égard du malheureux Simoneau ils ne se souciaient plus d'honorer ce martyr de la loi, depuis qu'on leur avait disputé le monopole de son culte. Nous les avons vus tout à l'heure chercher à s'attribuer la gloire qui s'attachait à la mémoire du courageux magistrat, puis s'efforcer de rendre la fête, proposée en son souvenir, commune à tous les citoyens morts depuis trois ans pour la défense de la loi. Nous allons les entendre discuter avec une incroyable mesquinerie sur ce que pourra coûter la cérémonie. Nous les verrons bientôt insulter le cercueil de l'homme dont ils avaient encensé la mémoire, et, peu de temps après, faire rendre des honneurs solennels a ses assassins. Revenons à la séance du 12 mai, car nous ne sommes encore qu'au début de cette audacieuse palinodie. Le décret présenté par Quatremère semblait devoir passer à l'unanimité. Cependant il suscite d'étranges observations, qui témoignent suffisamment de tout le mauvais vouloir de la gauche. Les fêtes les plus simples, dit Lasource, sont celles qui conviennent le mieux à une nation libre ; je demande donc qu'il ne soit pas employé aux frais de cette fête plus de six mille livres. Chabot va plus loin, il réclame l'ajournement de toute discussion et l'impression du rapport, afin que chacun des députés ait le temps de l'examiner et de le discuter mûrement. Cette proposition excite des murmures, est écartée par la question préalable, et les quatre premiers articles du décret sont adoptés. Mais après la lecture du cinquième, où il était dit que la garde nationale formerait le cortège avec les autorités constituées, Albitte s'écrie : Le cortège doit être composé du peuple admettre seulement la garde nationale, ce serait donner à la cérémonie l'air de la fête du drapeau rouge. Quatremère réplique : L'objet de la fête est de rappeler le respect dû à la loi le comité a donc pensé qu'il convenait de former le cortège de citoyens chargés de maintenir et de faire exécuter les lois. L'amendement d'Albitte est écarté comme celui de Chabot, et enfin le décret est voté en ces termes : ... Considérant que la nation entière est outragée lorsque la loi est outragée dans la personne d'un magistrat du peuple ! Considérant de plus que le Champ de la Fédération, qui a reçu de tous les Français le serment a la loi et qui, par sa destination, appartient a tout l'empire, est le lieu le plus propre à rendre vraiment national l'hommage que les représentants du peuple ont résolu de décerner à la loi..... ART. 1. Une cérémonie nationale, consacrée au respect de la loi, honorera la mémoire de Jacques-Guillaume Simoneau, mort, le 3 mars 1792, victime de son dévouement à la patrie. ART. 2. Les dépenses de cette cérémonie seront acquittées par le trésor public la somme ne pourra excéder six mille livres. ART. 3. Le pouvoir exécutif fera ouvrir et disposer le Champ de la Fédération pour la pompe qui doit y avoir lieu le premier dimanche de juin. ART. 4. L'Assemblée nationale y assistera par une députation de soixante-douze de ses membres. ART. 5. Le cortège sera composé des magistrats nommés par le peuple, des différents fonctionnaires publics et de la garde nationale. ART. 6. L'écharpe du maire d'Étampes sera suspendue au~ voûtes du Panthéon français. ART. 7. Le procureur de la commune d'Étampes, le sieur Blanchet, citoyen de cette ville, qui a été blessé en défendant la loi, et la famille de Jacques-Guillaume Simoneau seront invités à cette cérémonie. X Les démagogues étaient furieux. Pour satisfaire leur haine contre les promoteurs de la fête de la Loi, ils n'hésitèrent pas a essayer de flétrir la mémoire du courageux magistrat qu'ils avaient naguère exalté, et à insinuer avec une odieuse impudence que le maire d'Etampes avait été coupable avant d'être victime[43]. Ils suscitèrent une pétition signée par une quarantaine de citoyens de Mauchamps et autres communes des environs d'Etampes, dans laquelle on demandait à l'Assemblée nationale d'arrêter les poursuites dirigées contre )es assassins de Simoneau, et de rendre à la patrie des citoyens utiles[44]. Cette pétition parut si peu digne d'attention et même si honteuse pour ceux qui l'avaient signée, que l'Assemblée ne daigna pas la mentionner dans le procès-verbal de sa séance, et que ni le Moniteur ni le Journal des Débats et Décrets ne la reproduisirent. Mais Robespierre lui donna asile dans son nouveau journal, qu'il appelait, probablement par dérision, le Défenseur de la Constitution ; elle n'y tient pas moins de six colonnes, du reste, cette pièce n'émanait point de témoins oculaires des faits que l'on prétendait rectifier, puisque les pétitionnaires commençaient par dire qu'ils n'avaient pris aucune part à la malheureuse affaire d'Etampes. Ils s'appuyaient de l'autorité d'un certain Pierre Doliyier, curé assermenté et électeur, qu'évidemment les Jacobins avaient choisi pour rédacteur et commentateur du plus mensonger des récits. On reconnaissait, il est vrai, que la loi avait été violée et qu'un crime avait été commis ; seulement on cherchait à expliquer ce crime par le désespoir d'une population aux prises avec la famine, et par l'intempestive sévérité du maire, qui était directement intéressé, comme accapareur, au maintien du prix élevé du blé[45]. Le prétexte pour décrier la fête de la Loi était trouvé, il ne s'agissait plus que de l'exploiter ; Robespierre et ses amis n'y manquèrent point. Le futur promoteur des lois draconiennes, par lesquelles la Convention punissait de mort les moindres infractions à ses décrets, la plus légère attaque à son autorité, entasse dans son journal sophisme sur sophisme, mensonge sur mensonge, calomnie sur calomnie, et assaisonne ses filandreux arguments contre la célébration de la fête de la Loi de basses flatteries à l'adresse de ce qu'il appelait le peuple. Les événements arrivés à Étampes n'eussent-ils pas été dénaturés, écrivait-il, il faut convenir que le sujet de la fête dont nous parlons n'en aurait pas été plus heureusement choisi. Le but des fêtes publiques n'est pas de flétrir le peuple en perpétuant le souvenir de ses erreurs, de fournir des aliments aux perfides déclamations des ennemis de la liberté. Un maire déployant l'étendard de la mort contre les citoyens qui l'ont choisi, dans l'un des mouvements dont l'inquiétude du peuple pour sa subsistance est la cause, est un citoyen estimable tout au plus peut-être mais quelque douleur que puisse inspirer une infraction à la loi, il sera toujours difficile d'en faire un héros intéressant. Robespierre, qui devait un jour inventer la fête de l'Être suprême, s'élève ensuite contre la cérémonie qui se prépare, et, dans ce style ampoulé que certains historiens se sont plu à exalter on ne sait trop pourquoi, il émet ce principe que les fêtes nationales sont généralement antipopulaires, que du moment où l'autorité légale prend l'initiative d'une cérémonie publique, cette cérémonie est, par cela même, un attentat à la souveraineté du peuple. Nous le laisserons lui-même développer cette étrange théorie Les fêtes nationales et les honneurs publics portent l'empreinte du gouvernement qui les ordonne. Dans les États libres, où le peuple est souverain, leur unique objet doit être de l'honorer, de former les âmes des citoyens a la vertu, c'est-à-dire à l'amour de la patrie et de la liberté. Les honneurs publics ne peuvent être décernés avec gravité que par le peuple lui-même... Si L'on conçoit que, dans un vaste empire, le pouvoir de faire les lois au nom du peuple doit être confié à des représentants, on ne conçoit pas sans doute que personne puisse estimer et blâmer, aimer ou haïr, se réjouir ou s'affliger pour le peuple. Les honneurs publics, ainsi que les fêtes nationales, sont le luxe de la liberté ; rien n'oblige le peuple à déléguer le soin de les décerner... il y a plus entre les mains des magistrats, cette institution ne peut que dégénérer. La Constituante a eu raison de décréter que des honneurs ne pourraient être décernés aux grands hommes que deux ans après leur mort, mais elle eut mieux fait encore si elle avait refusé au Corps législatif, à toute autorité constituée de les accorder car, en matière de génie et de civisme, LE PEUPLE EST INFAILLIBLE, tandis que tout autre que lui est sujet à de grandes erreurs[46]. En dépit de Robespierre et de ses fanatiques, là fête eut lieu au jour indiqué, le premier dimanche de juin. L'Assemblée nationale y assista[47]. Toutes les autorités parisiennes, le département, la municipalité y parurent, ainsi que la garde nationale. Quant aux masses populaires, profondément travaillées par les Jacobins, elles regardèrent passer le cortège, mais elles ne s'y mêlèrent point. Les inscriptions légales, qui avaient remplacé sur les bannières les devises à double entente de la fête de Châteauvieux, ne suscitèrent aucun enthousiasme. Les journaux jacobins cherchèrent à faire considérer comme une menace l'apparition de la Loi tenant une épée nue à la main, comme si la Liberté portant une massue n'était pas autrement insultante pour ceux que les futurs terroristes faisaient passer pour ses ennemis. On remarqua, ou plutôt on fit remarquer un tableau représentant Simoneau tué avec des piques, tandis qu'il avait été assassiné a coups de fusils, de baïonnettes, de bâtons ferrés[48]. Les mots liberté, égalité, propriété, remplaçant les mots liberté, égalité, fraternité qui avaient brillé sur le socle des statues promenées a là fête de Châteauvieux, furent, parles mêmes journaux, déclarés réactionnaires[49]. Voici, du reste, en quels termes Robespierre rendit compte de cette cérémonie dans son Défenseur de la Constitution ; on a si souvent représenté ce triste rhéteur comme l'inflexible ami de la loi ; qu'il est utile de montrer qu'il n'a jamais respecté que les décrets rendus sous sa propre inspiration, et qu'il n'a professé un culte ardent pour la légalité que lorsqu'il pouvait l'invoquer pour écraser ses ennemis : Les juges, les administrateurs, les maires, les municipaux, les autorités constituées figuraient presque seuls à cette cérémonie ; ce n'était donc point une fête nationale, c'était la fête des fonctionnaires publics. Le peuple n'était pour rien dans tout cela. Comme cette procession de corps municipaux, de corps administratifs et de corps judiciaires retrace l'image de l'ancien régime ! Des baïonnettes, des glaives, des uniformes quels ornements pour la fête d'une nation libre Que dirons-nous de ces devises menaçantes qui présentaient partout la Loi en colère ; où les mots de liberté, de propriété paraissent une fois seulement pour qu'on ne puisse pas dire qu'ils avaient été formellement proscrits, mais seulement après le nom de la loi, comme si la loi était quelque chose sans la liberté, sans la propriété, pour qui elle est établie ? Que dirons-nous de ce glaive qui, pour la cause du maire d'Étampes, semblait menacer un grand peuple qui, dans toutes les crises de la Résolution, déploya une modération égale à sa force et à son courage ? Comme ce charlatanisme paraissait digne de pitié aux véritables amis de la loi, lorsqu'ils réfléchissaient que jusqu'à ce moment ce glaive, terrible seulement pour les faibles, avait toujours épargné la tête des grands coupables Aussi le silence imperturbable, la profonde indifférence du public annonçaient-ils qu'il se regardait comme absolument étranger à cette fête. Il est vrai que ceux qu'on appelle assistants, qui dans toute autre circonstance auraient trouvé le nom de Simoneau trop roturier pour recevoir une telle illustration, semblaient applaudir à une apothéose qu'ils regardaient comme une représaille à la fête de la liberté des soldats de Châteauvieux. (Défenseur de la Constitution, n° IV.) Tout le monde avait effectivement fait dans sa pensée le parallèle des deux fêtes, et bien des réflexions amères avaient dû naître de cette comparaison dans l'âme de quiconque avait conservé le culte de la vraie liberté et le respect des lois. Dans la première de ces fêtes on avait vu les démagogues célébrer le mépris de la Constitution et de la discipline militaire comme des vertus civiques dignes de l'admiration universelle et déifier, aux acclamations d'une foule ignorante, ce que jusqu'alors on avait considéré comme ce qu'il y avait de plus infamant le bonnet et la rame du galérien Dans la seconde, on vit toutes les autorités enfantées par le nouvel état de choses promener, tristes et solitaires, la statue de la Loi au milieu des masses indifférentes qui semblaient assister- au convoi funèbre de cette Constitution à laquelle huit mois auparavant on avait donné, hélas ! un brevet d'immortalité. |
[1] Faiblesse imprudente, dit lui-même, à cette occasion, M. Louis Blanc (Histoire de la Révolution), premier ébranlement donné à la discipline, qui meurt si elle cesse un instant d'être écrasante et inexorable.
[2] Le décret, du 6 fut proclamé, dit M. Louis Blanc, mais la discipline était irrévocablement anéantie.
[3] Le rapport fait par Mailhe, le 22 décembre 1791, à l'Assemblée législative, dix-huit mois après les événements de Nancy, reconnaît que les Suisses de Châteauvieux étaient rebelles à la loi, qu'ils étaient coupables, mais qu'ils avaient été entrainés, et conclut a ce que l'Assemblée sollicite leur grâce auprès des officiers des régiments de Castella et de Vigier qui tes avaient condamnés (Moniteur de 1791, p. 1505). Mailhe ne peut être suspect en cette occasion, puisqu'il était membre de la société des Jacobins, siégeait à l'extrême gauche de l'Assemblée législative et fut plus tard conventionnel et régicide.
Le langage des démagogues avait changé complètement. En décembre 1791, les Suisses de Châteauvieux étaient des coupables égarés, en mars 1792 ils étaient des héros et des martyrs. Mais, le lendemain de leur triomphe, on ne s'occupa plus d'eux. La comédie était jouée !
[4] Moniteur de 1791, p. 1504.
[5] Le Suisse de Châteauvieux, pièce en deux actes, par Dorvigny, représentée sur le théâtre Molière ; le Mariage de Rosette ou la Suite du Suisse de Châteauvieux, etc.
[6] Par exactitude d'historien nous sommes oblige d'emprunter les expressions mêmes de Tallien, quoiqu'elles soient d'un français plus qu'équivoque.
[7] La statue de Louis XIV existait alors sur la place Vendôme, et celle de Louis XV sur la place de ce nom.
[8] Nous donnons, à la fin de ce volume, note IV, le texte entier de ce curieux programme, qui porte la date du 23 mars 1792.
[9] Voir toutes les pièces de cette polémique dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 62 à 65.
[10] Les niais se laissaient au contraire prendre aux tendresses bucoliques que débitait le sentimental comédien ; c'est ainsi que Lecointe-Puyraveau s'écriait le 10 juillet à la tribune de l'Assemblée nationale :
Quel est le département, la
ville, le canton où le nom de M. Collot-d'Herbois ne soit connu et chéri ?
Les Brotteaux surent bientôt qui avait deviné juste d'André Chénier ou de Lecointe-Puyraveau.
[11] Voir le Moniteur du 10 avril.
[12] Histoire parlementaire, t. XIV, p. 72.
[13] L'Ami du peuple, n° 637.
[14] Les partisans de la fête prétendaient que les Suisses de Châteauvieux avaient refusé, en juillet 1789, de tirer sur le peuple. Ce régiment, ainsi que plusieurs autres, était campé au Champ-de-Mars et n'avait pas eu l'occasion d'opposer un refus à des ordres qu'on ne lui avait pas donnés ; mais peu importait, en 1792, aux Jacobins. ; les besoins de la circonstance exigeaient que les Suisses de Châteauvieux fussent représentés comme des victimes de leur dévouement à la cause du peuple.
[15] Journal du Club des Jacobins, n° 173.
[16] Pétion, Lettre à Dupont de Nemours.
[17] En quittant la tribune, le général Gouvion sortit de la salle par le côté d'où le mot injurieux était parti ; je me hâtai de raccompagner ; dans le peu d'instants que nous restâmes ensemble sur la terrasse des Feuillants, Gouvion me dit : Je ne remettrai jamais les pieds dans cette salle. Il rentra chez lui, et, lorsque j'allai le retrouver après la séance, il avait déjà adressé sa démission au président. J'attendrai pendant vingt-quatre heures, me dit-il, celui que j'ai traité de lâche, et demain au soir je partirai pour l'armée. Là sans doute je trouverai une glorieuse fin à tout ceci. Je ne pus le persuader de renoncer à son dessein ; et peu de jours après, aux avant-postes de l'avant-garde du général La Fayette, le brave Gouvion était tombé frappé du premier boulet ennemi. (Souvenirs de Matthieu Dumas, t. II, p. 130.)
[18] Journal des Débats et Décrets, page 102.
[19] Journal des Débats et Décrets, p. 102.
[20] Moniteur et Journal des Débats et Décrets, séance du 9 avril 1792.
[21] Lettre de Dupont de Nemours à Pétion. Il faut tire dans l'Histoire parlementaire de Buchez et Roux cette lettre si remarquable où l'on trouve cette belle définition du peuple :
Vous dites, monsieur, que cette fête est donnée par le peuple. Qu'appelez-vous le peuple ? Avez-vous recréé par votre autorité les ordres que la Constitution a détruits pour jamais ? Y a-t-il en France un autre peuple que la collection des bons citoyens ? A-t-il une autre manière d'exprimer sa volonté que par l'organe de ses représentants ? Peut-il, dans un gouvernement représentatif, retenir l'autorité qu'il leur a confiée ? Hors de l'Assemblée nationale, il n'y a que des individus qui n'ont le droit de s'exprimer que par des pétitions. Le peuple est souverain quand il élit ; il jouit de sa souveraineté quand ses représentants décrètent.
Il y eut cependant des royalistes assez insensés pour chercher dans cette courageuse philippique de Dupont de Nemours le prétexte de lui reprocher d'être, lui et ses amis, les auteurs indirects de tous les désordres de 1792, et cela parce qu'ils avaient approuvé la révolution de 4789. Ainsi, lorsque les constitutionnels prenaient la défense de l'ordre et de la loi, ils se trouvaient en butte aux attaques et aux rancunes des écrivains qui se prétendaient les seuls et exclusifs amis du roi et de la royauté. C'est par de si ridicules et si intempestives récriminations que l'on perd les causes que l'on veut défendre.
Il faut aussi lire à la suite de cette lettre de Dupont de Nemours la réponse que Pétion publia après l'événement (Histoire parlementaire, t. XIV, p. 90 à 102). Ce morceau donne une idée parfaite de ce personnage, qui s'encensait lui-même avec une fatuité ingénue, qui se déclarait à chacune de ses phrases un magistrat modèle, un administrateur habile, prévoyant et disert. On ne saurait trop étudier ce type de l'avocat de province, enivré de ses succès au présidial de Chartres, de ses triomphes dans les salons et dans les boudoirs de sa petite ville, et qui, transplanté tout d'un coup sur un plus grand théâtre, se croit destiné à jouer tout à la fois le rôle de Lauzun, de Sully et de Guise. Mais, ce qui peut le mieux donner une exacte idée de son incroyable outrecuidance, c'est le récit qu'il a laissé du retour de Varennes, l'une des pièces les plus curieuses que nos recherches nous aient fait rencontrer ; nous la donnons à la fin de ce volume, note V. Le vaniteux et ridicule officier municipal insinue que cette sainte, que l'on appelait madame Élisabeth, a voulu te séduire et jouer avec lui le rôle de Circé ; il parle de cette femme si pure et si chaste en des termes que l'on croirait empruntés aux passages les plus érotiques de la Nouvelle Héloïse.
[22] Arrêté signé : La Rochefoucauld, président ; Blondel, secrétaire. — Cité in extenso dans l'Histoire parlementaire, t. XIV, p. 108-110.
[23] Arrêts cité p. 102-104 du tome XIV de l'Histoire parlementaire.
[24] Blondinet veut dire La Fayette. L'ignoble folliculaire tronque et torture à plaisir les faits les plus patents ; il suppose ici que la reine et La Fayette marchaient d'accord lorsqu'au contraire, jusqu'au dernier jour, la reine repoussa l'appui que lui offrait le général et fit elle-même échouer les projets qu'il forma pour la sauver.
[25] Hébert se plaisait à donner ce sobriquet au comte d'Artois.
[26] Voir les numéros 120 et 133 du Père Duchesne. M. Louis Blanc donne dans son Histoire de la Révolution (t. VI, p. 314) un extrait de ces mêmes articles, et flétrit à cette occasion l'ignoble Hébert et son journal ordurier, qu'il faut bien citer quelquefois, dit-il, pour être juste et malgré le dégoût qu'on éprouve.
[27] Il parait que Clootz voulut renouveler cette même parade devant t'Assemblée législative. Nous avons trouvé la lettre suivante, qui peint admirablement le personnage et démontre sa folie. Cet homme fut cependant pris au sérieux par la France d'alors, puisque deux départements (Saône-et-Loire et Oise) le nommèrent, quelques mois plus tard, leur représentant a la Convention nationale.
AU CHEF-LIEU DU GLOBE, LE 24 AVRIL DE L'AN IV.
Législateurs,
Il s'agit de la liberté du
genre humain, permettez à son orateur de se présenter devant vous : je serai
laconique, car le temps est venu de parler.
ANACHARSIS CLOOTZ, orateur du genre humain.
[28] Tome VI, p. 316.
[29] Tome III, p. 417.
[30] Journal universel, n° 178.
[31] Révolutions de Paris, n° 144.
[32] Journal universel.
[33] Comparer les Relations du Journal universel, du Patriote français, n° 981, et des Révolutions de Paris.
Les danses joyeuses, dit M. Michelet, à l'occasion de cette fête, participaient de l'ardeur des fêtes antiques où l'esclave, pour la première fois, s'enivrait de la liberté ; les frères embrassaient les frères et, selon l'humeur française, la fraternité pour les sœurs était encore bien plus tendre. Nous laissons à M. Michelet la responsabilité de cette dernière appréciation.
[34] Il s'agit ici de Jourdan Coupe-tête, le chef des assassins de la glacière d'Avignon. Nous avons réuni à la fin de ce volume, note VI, divers documents qui concernent ce personnage fameux, que, non moins que ses crimes, les vers de Chénier ont voué à une éternelle infamie. On y verra que Jourdan reçut son juste châtiment des mains mêmes de ceux qui avaient partagé ou imité ses crimes et qui trouvèrent mauvais que, plus tard, il fût devenu voleur et concussionnaire après avoir été assassin et bourreau. C'était, à ce qu'il parait, déroger aux yeux du tribunal révolutionnaire, qui s'empressa de condamner à mort cet ex-commandant de gendarmerie ; car les démagogues n'avaient pas rougi de confier à ce misérable d'aussi redoutables fonctions. Son brevet, que nous avons retrouvé, est du 9 février 1793.
[35] L'un des jours qui avaient précédé la fête de Châteauvieux, Pétion avait diné à la Râpée, avec des officiers municipaux seulement, disait-il ; — avec les meneurs jacobins, affirmaient Dupont de Nemours et André Chénier.
[36] Moniteur du 9 mars.
[37] Moniteur du 16 mars.
[38] Moniteur du 9 mars.
[39] Moniteur du 19 mars.
Ce monument, qui devait consacrer une mort si digne de mémoire, n'a jamais été érigé. C'est un oubli qui depuis longtemps aurait dû être réparé. Cependant, depuis quelques années, on a donné le nom de Simoneau à la rue près de laquelle le courageux magistrat était tombé sous les coups de ses assassins.
Voici la copie de l'acte de décès de Simoneau, que nous avons fait relever sur les registres de l'état civil d'Étampes :
L'an 1792, le 4 mars, a été inhumé, dans le cimetière de cette paroisse, par moi curé soussigné, le corps du sieur Jacques-Guillaume Simoneau, négociant et maire de cette ville, âgé de cinquante et un ans environ, décédé la veille, pendant la tenue du marché au blé de cette ville, au lit d'honneur, à la tête d'un détachement du 18e régiment, ci-devant Berry, en station en cette ville, et de la brigade de la gendarmerie nationale de ladite ville, dans un moment critique et en voulant faire exécuter la loi.
[40] Moniteur du 1er avril.
[41] Thuriot avait été l'un des électeurs de 1789 ; il avait joué un rôle important, le jour de la prise de la Bastille, et avait toujours conservé depuis cette époque des relations intimes avec l'Hôtel de Ville.
[42] Le rapport de Quatremère se trouve tout entier dans le Journal des Débats et Décrets, p. 206-208, n° 220.
[43] Robespierre, Défenseur de la Constitution, n° 4.
[44] Expressions mêmes de la pétition.
[45] Cette pétition et l'article dont Robespierre l'avait fait précéder sont donnés in extenso au tome XIV de l'Histoire parlementaire, p. 270-277.
[46] Défenseur de la Constitution, n° 4.
[47] Voir le Moniteur, le Journal des Débats et Décrets.
[48] Voir la description de la fête dans les Révolutions de Paris, n° 452. Le Moniteur dit qu'elle a eu lieu, mais ne lui accorde pas une plus ample mention.
[49] L'histoire s'est tue jusqu'à présent sur la suite qui fut donnée à la procédure dirigée contre les assassins de Simoneau et sur l'incroyable indulgence, nous pourrions dire sur l'audacieuse apothéose dont ces assassins furent l'objet quelques mois plus tard. Nous avons retrouvé le dossier complet de cette procédure. Nous en donnons l'analyse à la fin de ce volume, note VII. On y verra que, malgré les assertions des défenseurs officieux que les assassins du maire d'Étampes avaient trouvés dans Robespierre et dans !e curé-jureur et électeur de Mauchamps, le jury de Seine-et-Oise reconnut des coupables parmi les individus qui lui furent déférés à l'occasion de ce crime (juillet 1792). Sur son verdict, deux condamnations à mort et huit condamnations à des peines correctionnelles furent prononcées. Mais deux mois plus tard, comme le prouvent d'autres pièces que nous avons également retrouvées, les condamnés furent délivrés et présentés à l'Assemblée législative comme deux malheureux patriotes persécutés ; l'arrêt qui les condamnait fut foulé aux pieds et livré à la risée publique. La veuve de Simoneau resta seule à demander que les mânes de son époux fussent vengés, mais la voix qu'elle eut le courage d'élever, peu de jours .après que le trône de Louis XVI se fut écroulé au bruit du canon du 10 août, ne fut pas écoutée, et, dans le sanctuaire des lois, personne n'osa réclamer contre t'impunité que les assassins de septembre assurèrent, de leur autorité privée, à ceux qui les avaient précédés de quelques mois dans la carrière du meurtre et du pillage.