LETTRE
À M. HOCHART
Mon cher ami, 1. Grâce à vous, la question de l’authenticité des œuvres de Tacite est désormais nettement posée ; reprenant la dénonciation isolée de Ross[1], vous avez dressé contre le Pogge ; suspect à vos yeux d’une énorme fraude littéraire, un acte d’accusation formidable[2]. Le procès est ouvert et il faut qu’il se plaide : les philologues sont trop intéressés à savoir si la langue de Tacite peut réellement faire autorité ; les historiens ont trop besoin de voir décider si ses œuvres ont la valeur d’un document antique, pour que votre initiative n’en provoque pas d’autres suffisantes à nous éclairer. Ce n’est pas que j’attache, pour mon compte particulier, autant d’importance à ces questions que je le vois faire autour de moi, que peut-être vous le faites vous-même. Je l’avouerai sans grand scrupule ; je me soucie au fond très peu de savoir si telle forme grammaticale rare a été au non, pouvait ou non être employée par un auteur latin d’une époque déterminée de l’antiquité. C’est affaire d’une curiosité que je comprends, mais que je ne partage point. La langue littéraire des écrivains du XVe siècle est certainement, en elle-même, aussi importante que celle des auteurs du IIe siècle et elle mérite tout autant les honneurs de l’enseignement. Qu’elles soient du Pogge ou de Tacite, les Annales et les Histoires ne représentent nullement la langue parlée à l’époque où elles ont été composées ; que l’écart soit plus ou moins grand, c’est là une question passablement indifférente. Ce qui est digne de considération, c’est la puissance d’expression de la langue littéraire, les formes diverses qu’elle revêt, les styles auxquels elle se prête. En tout état de cause, une œuvre consacrée par quatre siècles d’humanisme est classique et doit rester telle : vous avez eu raison de l’affirmer. La question de véracité historique ne me préoccupe guère davantage : l’important ne me semble pas de savoir si Néron a été un monstre abominable ou un inconscient déséquilibré ; ce qu’il faut, c’est qu’il y ait un nom qui soit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . pour la race future, Aux plus cruels tyrans la plus cruelle injure. Les récits des historiens, que nos ancêtres ont lus et relus, qui sont entrés dans le fond moral de notre race, ont eu plus d’influence et sont plus essentiels que les événements vrais, qui n’ont pas eu de conséquences lointaines[3]. La légende, même quand on n’y croit plus, contient souvent plus de réalité que les faits exacts, mais inconnus, à propos desquels elle est née. Que le Tacite dont s’est nourri notre jeunesse ne soit qu’un roman, ce n’en sera pas moins toujours le roman le plus virilement sain que l’on puisse mettre entre les mains de nos neveux. Vous avez, mon cher ami, insisté sur les défauts que l’on peut lui reprocher et que je ne veux pas contester ici ; mais peut-être auriez-vous été plus réservé dans vos attaques, si, comme les générations qui ont suivi la vôtre, vous aviez grandi dans les lycées impériaux, si ce livre avait été votre bréviaire comme il a été le nôtre, pendant ce longtemps pour une vie humaine, où nous avons, nous aussi, donné une singulière preuve de patience. 2. Mais ce n’est pas de ce sujet que je veux vous entretenir ; je reviens à la question telle que vous l’avez posée. Ce que je vous ai dit jusqu’ici peut en tout cas vous convaincre que, sauf sur un point qui, je le reconnais, me tient quelque peu au cœur, j’ai apporté, à la lecture de votre acte d’accusation contre le Pogge, toute l’impartialité que vous rates en droit d’exiger de ceux qui se permettront d’émettre une opinion à ce sujet. Vous reconnaissez vous-même que, malgré tous vos efforts, un supplément d’instruction est nécessaire ; les nombreuses inexactitudes, les singulières invraisemblances que vous avez relevées dans le Tacite, ne sont point encore suffisantes pour décider, en pleine connaissance de cause, si ce livre immortel est l’œuvre d’un faussaire de génie ou bien celle d’un rhéteur cherchant et obtenant l’effet littéraire, sans s’inquiéter grandement de la sûreté de ses informations. D’autre part, comme pièces de procédure contre le Pogge, vous n’aviez entre les mains que sa correspondance, publiée par lui-même, en 1439 et en 1444. Il l’a sans aucun doute arrangée, allons jusqu’à dire falsifiée. Vous avez donc été conduit d’une part à vous armer contre lui de tout ce qui, dans ses lettres, paraît favorable à votre thèse, à rejeter au contraire comme suspect tout ce qui peut être interprété dans un sens opposé. Vous ne pouviez agir autrement ; car vous n’aviez pas affaire à un inculpé dont on puisse attendre des aveux naïfs et des épanchements dénués d’artifice. Mais la défense ne vous reprochera-t-elle pas d’apporter un parti pris trop absolu dans votre examen des antécédents ou dans votre appréciation des circonstances ? Ne lui sera-t-il pas possible de trouver des parties faibles dans votre argumentation et, si elle ne vous réfute pas, de montrer au moins qu’on peut soulever des doutes dont l’accusé profiterait ? Vous m’avez toujours, mon cher ami, témoigné le désir de connaître les objections que l’on pouvait vous faire. Voici celles qui me sont venues à l’esprit : d’abord en ce qui concerne vos suppositions sur l’origine des manuscrits de Tacite, en second lieu à propos des indices tirés du texte même et qui peuvent faire suspecter l’authenticité. 3. Tant que la provenance d’un manuscrit n’est pas clairement établie, vous avez grandement le droit de faire toutes réserves ; mais, dès que l’origine est incertaine ou si, ce qui revient au même, on indique, plus ou moins vaguement, quelque monastère du fond de la Germanie, faut-il, a priori, soupçonner une fraude littéraire ? On peut, ce me semble, du mystère qui règne si fréquemment sur les provenances réelles, donner une autre explication qui ne sera peut-être pas plus à l’honneur des trafiquants de manuscrits du XVe siècle, mais qui pourra bien souvent paraître plus plausible. La plupart des volumes en question ont dû être volés dans les bibliothèques des anciens monastères d’Italie. Le vol est toujours plus facile que la falsification ; mais il oblige à autant de mystères. Niccoli et le Pogge n’étaient pas, au reste, hommes à avoir en pareille matière plus de scrupules que Libri ou que Mynoïde Minas. Les manœuvres suspectes que semble révéler la correspondance publiée par vous, peuvent donc être simplement destinées à cacher quelques détournements habilement opérés. 4. A propos des antécédents du Pogge et des propositions que lui fit Lamberteschi, si l’on pèse exactement toutes les allusions de la correspondance à ces propositions, il est permis de croire qu’il s’agissait d’aller rédiger au fond de la Hongrie, non pas quelque volume à publier sous le nom d’un ancien, mais bien les Annales du pays ou seulement la vie de quelque prince. Si ce projet eût abouti, le Pogge eût été pour Sigismond ce que fut Bonfinius pour Mathias Corvin. On comprend du reste qu’il n’ait pas été plus explicite sur une affaire qui avait échoué, et cela, peut-être de son fait ; il serait moins explicable que, si Lamberteschi lui avait en réalité proposé quelque tâche suspecte, il n’eût pas, en publiant sa correspondance, supprimé des passages qui ne pouvaient que le compromettre. 5. J’arrive aux mentions de cette correspondance qui se rapportent au Tacite. Vous y voyez deux versions différentes que le faussaire aurait voulu faire courir sur l’origine du manuscrit qui est aujourd’hui le second Médicis. Même en admettant le faux, il me- semble que je conclurais autrement. La première mention est dans la lettre de Niccoli du 3 novembre 1425. Un moine allemand a écrit au Pogge pour proposer un échange de livres, et il offre entre autres, quelques ouvrages de Tacite inconnus aux deux correspondants (aliqua opera Cornelii Taciti nobis ignota). Cette façon de parler me paraît plutôt devoir faire supposer qu’il y avait au contraire des ouvrages de Tacite (ou au moins un volume) connus du Pogge et de Niccoli. La dernière mention est dans la lettre du 26 février 1429. Le moine de Hersfeld est venu à Rome pour la seconde fois, mais sans le manuscrit qu’il devait apporter ; il a promis de revenir et, cette fois, il aura le volume. Mais, en fin de compte, si l’on peut se fier au texte de la correspondance, l’affaire n’aurait pas abouti. Dès lors, on peut faire trois hypothèses : Ou le moine de Hersfeld voulait s’en faire accroire pour obtenir, par de vaines promesses, des protections à la cour pontificale ; Ou le volume existait réellement, mais il n’aura pas pu l’obtenir de ses supérieurs ; Ou, comme vous le croyez, toute cette histoire a été forgée à plaisir par le Pogge pour faciliter une supposition de manuscrit. Or, dans les deux derniers cas (dont aucun n’est peut-être plus probable que le premier), il ne s’agirait pas, à mon avis, d’un volume renfermant les même matières que le Second Médicis (c’est-à-dire les livres de la seconde partie des Annales et ceux des Histoires), puisque, d’après sa correspondance, le Pogge aurait reçu ce dernier manuscrit de Niccoli, en octobre 1427. L’expression : aliqua opera... nobis ignota, me paraît beaucoup plutôt désigner les trois opuscules de la Vie d’Agricola, des Mœurs des Germains, du Dialogue des Orateurs, soit que leur découverte, prétendument faite en Allemagne par Enoc d’Ascoli en 1455, ait été réelle, soit qu’elle n’ait été qu’une fraude préparée de longue main par le Pogge. 6. Vous avez tenu, mon cher ami, à ne pas vous occuper de ces trois opuscules ; mais la question de leur authenticité se pose nécessairement en même temps que celle des autres parties du Tacite. S’il faut la traiter .isolément, il en est de même, en fait, pour les premiers livres des Annales, connus seulement au temps de Léon X, pour les derniers livres des Annales, enfin pour les Histoires. Car la réunion de ces deux derniers ensembles dans le manuscrit qui a appartenu à Niccoli et dont l’ancienneté est suspectée, ne suffit point à les lier d’une façon indissoluble ; il reste parfaitement possible, même si le Pogge a commis une fraude, que cette fraude n’ait pas été complète, que, s’étant procuré quelques livres authentiques de Tacite, il ait voulu augmenter le prix de sa découverte en doublant le volume et en faisant disparaître l’original. Contre l’assertion de la lettre du Pogge, accusant à Niccoli, le 21 octobre 1427, réception d’un Tacite écrit en caractères lombards (le second Médicis[4]), vous relevez à bon droit la demande faite dans la même lettre d’un autre Tacite écrit en caractères carolins, que le Pogge prétend avoir vu précédemment à Florence et qui aurait appartenu à Coluccio ou à quelqu’autre. On ne retrouve aucune trace de l’existence d’un pareil manuscrit ; donc le Pogge ment impudemment ; il est pris en flagrant délit de falsification de ses propres lettres. Je l’accorderai ; mais le but de ce mensonge est palpable. Quand il publie sa correspondance, le Pogge a exécuté diverses copies du second Médicis, les unes en caractères carolins, les autres autrement ; elles restent à vendre ou. Niccoli les a déjà vendues comme anciens manuscrits ; il ne faut pas dévoiler la supercherie. En résumé, le caractère du Pogge prête à tous les soupçons ; mais par cela même, il est difficile de prouver qu’il ait commis tel acte déshonnête plutôt que tel autre. Il s’est sans doute approprié des manuscrits qui ne lui appartenaient pas ; il a certainement exécuté des copies modernes qu’il a fait passer pour anciennes ; il avait assez de génie pour écrire le Tacite. Tout est possible ; rien n’est définitivement établi. 7. Il est évidemment improbable que sur ce terrain un nouveau pas décisif puisse être fait ; plus vous avez, mon cher ami, déployé de sagacité dans vos recherches, moins on peut espérer que d’autres études aboutissent à un résultat plus précis. On est donc ramené, pour juger de l’authenticité du Tacite, à la discussion des arguments intrinsèques. Parmi ceux que vous avez développés, les uns méritent d’être pris en très sérieuse considération ; la valeur des autres est inégale. Mais quoi ? on trouve dans le Tacite des erreurs nombreuses, des exagérations singulières, des contradictions avec les autres historiens ; cela diminue la confiance qu’on peut avoir dans ses témoignages, mais ne prouve point suffisamment que l’œuvre n’est pas authentique. Quel historien ancien ou même moderne est exempt des mêmes défauts ? C’est une question de plus ou de moins. En tous cas, comme vous êtes le premier à le dire, si le Pogge a trompé quatre siècles, c’est qu’il avait assez approfondi l’histoire des premiers Césars pour qu’il soit bien difficile de faire contre lui une démonstration convaincante, en s’en tenant aux sources qu’il a pu utiliser. La comparaison même avec ces sources peut, il est vrai, permettre de reconnaître qu’un texte a été copié sur l’autre ; mais lequel ? Vos efforts dans cette voie ont été particulièrement heureux[5] ; il me semble cependant que la thèse contraire à la vôtre pourra encore être soutenue, d’après la nature même des arguments. Ce seraient alors Plutarque, Dion Cassius, Suétone, Sulpice Sévère, Paul Orose qui auraient suivi et parfois littéralement copié Tacite. 8. Le supplément d’instruction que vous reconnaissez comme indispensable ne peut aboutir que si les renseignements historiques que, des auteurs anciennement connus, le Tacite est le seul à fournir, sont susceptibles d’être contrôlés au moyen de documents que le Pogge n’a pas eus à sa disposition. Comme, à cet égard, de nouvelles découvertes sont toujours possibles, l’enquête peut longtemps rester ouverte ; mais, dès à présent, des recherches poursuivies méthodiquement sur le Tacite et sur le Corpus des inscriptions latines, pourraient, je crois, être entreprises avec fruit. Quant aux auteurs dont la découverte est plus récente que celle du, Tacite, vous récuseriez probablement Velleius, Paterculus, dont l’origine est au moins aussi suspecte. J’avais pensé au Frontin De aquis urbis Romæ qui, d’après la correspondance du Pogge, a précisément été découvert par lui, en juin 1429, au Mont Cassin, où le manuscrit, du XIIIe ou du XIVe siècle, existe encore. Si le second Médicis existait réellement dès octobre 1427, ainsi qu’on pourrait être tenté de le conclure de la même correspondance, la trouvaille du Pogge, qui porte sur un livre dont l’authenticité ne saurait, cette fois, être contestée, ne pourrait-elle fournir des arguments en faveur de sa bonne foi, si le Tacite est réellement une œuvre antique ? Ne pourrait-elle au contraire servir à confondre la fraude littéraire, si le Pogge s’en est rendu coupable ? Je vous avouerai, mon cher ami, qu’après avoir cherché à approfondir la question, je suis peut-être un peu plus embarrassé qu’auparavant et plutôt porté à conclure que les dates que je viens d’admettre, d’après la correspondance du Pogge, ne sont nullement vraies[6]. Permettez-moi de vous exposer les remarques que j’ai faites ; peut-être votre heureuse sagacité vous conduira à quelque déduction plus précise. 9. Frontin nous dit (I, 13) que les deux aqueducs de la Claudia et de l’Anio novus, commencés par Caligula, ont été achevés et dédiés par Claude sous le consulat de Sulla et de Titianus (52 ap. J.-C.). Le Tacite parle de ce travail à une date antérieure de cinq ans[7]. L’ouvrage de Frontin a un caractère officiel et une erreur de sa part n’est pas à supposer ; pour un auteur qui, comme Tacite, prétend suivre les événements année par année (sauf quelques exceptions qu’il indique), l’anachronisme est inexcusable. A la vérité, il est beaucoup moins singulier encore que ce-lui qui ressort de la contradiction entre les Annales (XII, 40) et les Histoires (III, 45) à propos de la guerre civile, chez les Brigantes, des partisans de Venusius contre ceux de Cartismandua. J’insiste sur cette contradiction que vous avez déjà signalée, parce que, si le Tacite est une œuvre supposée, le Pogge a commis là une inadvertance tout à fait étrange, en forgeant à deux fois de toutes pièces le même épisode. Si au contraire les Annales et les Histoires sont authentiques, elles perdent toute autorité quant aux questions de date. D’après les Annales, la guerre dont il s’agit a éclaté sous le propréteur Didius, c’est-à-dire avant 58 (cf. Agricola, 15), en tous cas avant la révolte de Boadicea sous Suetonius Paullinus en 61. D’après les Histoires, cette guerre a lieu en 69, sous Vectius Bolanus. La différence est de douze ans et l’intercalation entre les deux dates d’événements aussi mémorables que ceux qui accompagnèrent la grande révolte de 61 rend toute justification absolument impossible. Dans les conditions où le Tacite parle des aqueducs construits par Claude, on peut dès lors s’étonner de la divergence de date par rapport à Frontin, si l’on se place dans l’hypothèse de l’authenticité ; fait-on au contraire la supposition inverse, on ne peut conclure que le Pogge a écrit la seconde partie des Annales sans avoir Frontin à sa disposition. Il a très bien pu négliger consciemment une date précise qui ne l’intéressait pas. 10. Il est à peine utile de remarquer qu’en comptant les, années de Rome, le Tacite (Ann., XI, 11) suit le mode de Censorinus, non celui de Frontin, dont il était pourtant contemporain. Mais l’examen du texte des Annales relatif aux aqueducs terminés par Claude donne lieu à d’autres observations. Dans ce texte, se présente une désignation géographique subimbruinis collibus, qui sans aucun doute est corrompue. On a corrigé, d’après un autre passage des Annales[8] : Ab Simbruinis collibus. D’après Frontin, l’aqua Claudia était prise sur la via Sublacensis au 38e mille, l’Anio novus au 42e mille in Simbruino (écrit Bücheler suivant la vulgate de Tacite), in Subruino ou in Subriuno (lit-on dans le Cassinensis) ; mais l’Anio novus était une dérivation de la rivière, en sorte qu’à tous égards le texte de Tacite est inexact, quand il parlé de fontes aquarum ab Simbruinis collibus[9]. La véritable leçon dans Frontin me paraît être in Subrivio[10] ou in Subruvio. Les deux leçons du manuscrit de Tacite seraient erronées. Dans l’hypothèse de l’authenticité, la présence de ce terme géographique, malgré sa rareté et l’inexactitude signalée, reste explicable. Mais, s’il y a une fraude de la part du Pogge, il est difficile de croire qu’il l’ait tiré ailleurs que de Frontin, qui semble également lui avoir appris l’existence de la villa de Néron près de Sublaqueum. A la vérité, le Pogge aurait déformé la leçon du Cassinensis, et il semble l’avoir fait d’après Silius Italicus dont la vulgate (VIII, 370) porte Simbruvio. On pourrait donc soutenir que c’est ce poète seul qui a fourni au Pogge le terme géographique qu’il a répété sous deux formes différentes. Je crois toutefois que cette hypothèse est moins plausible et que la probabilité penche pour que, si le Pogge a composé la seconde partie des Annales, il ne l’ait fait qu’après la découverte du Cassinensis. 11. Frontin (II, 102) nous donne d’autre part une liste chronologique des curatores aquarum. Voici cette liste, dans laquelle les noms sont précédés de l’indication de l’année du commencement de la charge. 11. av. J.-C. Messala Corvinus. — 13. Ateius Capito. — 23. Tarius Rufus. — 24. Cocceius Nerva. — 34. Octavius Laenas. — 38. M. Porcius Cato ; A. Didius Gallus. — 49. Cn. Domitius Afer. — 60. L. Piso. — 63. Petronius Turpilianus. — 64. P. Marius Celsus. — 66 Fonteius Agrippa. — 68 Albius (Vibius ?) Crispus. — 71. Pompeius Silvanus. — 72. Tampius Flavianus. — 74. Acilius Aviola. — 97. Julius Frontinus. Si nous prenons la partie de la liste correspondant à la période embrassée par les derniers livres des Annales et par les Histoires, nous remarquons tout d’abord que le second curateur entré en charge en 38 doit en tout cas être différent de l’Aulus Didius[11] (Gallus, Agricola, XIV), que Tacite place comme propréteur (?) de Bretagne entre 51 et 58. Car la charge de curator aquarum paraît avoir été réservée à des consulaires et, avant Néron, elle semble avoir été une fin de carrière. 12. Les Annales (XIV, 19) font mourir Cn. Domitius Afer en 59, précisément l’année précédant celle de son remplacement comme curator aquarum. Or le cas est précisément le même, dans la période correspondant à la première partie des Annales, pour Ateius Capito, qui serait mort (III, 75) l’an 22, et pour Cocceius Nerva qui aurait mis en 33 fin à ses jours (VI, 26). Cette triple coïncidence ne peut être l’effet du hasard : elle ne me semble d’ailleurs pas favorable à la thèse de l’authenticité, car il paraît bien, d’après le cas de l’an 38, que les empereurs n’attendaient pas la nouvelle année pour remplacer un curateur décédé. Dira-t-on que le Pogge, ayant fait mourir Cn. Domitius Afer un an trop tôt, alors qu’il ne connaissait pas Frontin, aura systématiquement introduit deux fois la même erreur dans la rédaction ultérieure de la première partie des Annales, dans le but précisément de faire croire il n’y avait pas d’erreur ? Ou admettra-t-on que, sans la connaissance de Frontin, il n’aurait pu tomber aussi juste pour la mort de Domitius Afer ; que les discordances signalées doivent tenir à quelque idée particulière qu’il s’était faite ? Il me semble, cette fois, que la balance de la probabilité penche pour que la découverte du Frontin ait été en réalité postérieure à la composition de la seconde partie des Annales. 13. L. Piso semble être le consul de 57. En 62, année qui précède sa sortie de charge comme curator aquarum, Tacite (Ann., XV, 18) le fait préposer aux revenus publics. Voilà encore une discordance analogue à celles qui précèdent, mais sa présence dans la seconde partie des Annales me ferait renverser la conclusion que je tirais tout à l’heure. 14. Petrouius Turpilianus est le consul de 61, comme Marius Celsus le consul de 62. C’est lui que Galba fit égorger et à propos duquel vous avez relevé la singulière expression des Histoires (I, 6) dux Neronis (général de Néron). D’après les Annales (XIV, 39), il fut envoyé en Bretagne en 62. S’il fut curator aquarum dès 63, son proconsulat n’aurait duré qu’un an jusqu’à son remplacement par Trebellius Maximus (Agric., 16). En 65 (Ann., XV, 72), il aurait rendu des services signalés à Néron lors de la conjuration de C. Piso et obtenu ainsi les ornements triomphaux. Le rapprochement de ces dates avec celle que donne Frontin ne me semble pas favorable à la thèse de l’authenticité, quoiqu’il y ait plutôt, dans les Annales, invraisemblance que contradiction avec l’auteur des livres De aquis Urbis Romæ. En supposant la fraude, il m’est difficile de croire que le Pogge eût évité la contradiction formelle, s’il n’avait pas déjà connu le Frontin. 15. Je suis de même porté à conclure l’antériorité de la découverte du Frontin d’après les deux noms du curatores de 71 et 72, Pompeius Silvanus et Tampius Flavianus, que je retrouve dans les Histoires (II, 86) : Titus Ampius Flavianus Pannoniam, Poppæus Silvanus Dalmatiam tenebant, divites senes. La nécessité de corriger en Tampius la vulgate Titus Ampius, a déjà été démontrée d’après une inscription. La correction de Poppæus en Pompeius paraît s’imposer également. Voilà, mon cher ami, les observations auxquelles m’a conduit la lecture de Frontin, entreprise à nouveau dans un but tout différent de celui que je poursuivais lorsque j’ai étudié pour la première fois cet opuscule, si intéressant pour la métrologie romaine. Vous voyez qu’elles ne sont guère concluantes, qu’elles n’aboutissent en somme à aucun résultat que l’on puisse considérer comme définitivement acquis ; mais, dans leur ensemble, loin d’infirmer notre thèse de la non authenticité des œuvres de Tacite, elles lui sont plutôt favorables et elles fournissent de nouvelles preuves de ce fait qu’on ne doit accorder à cette histoire si merveilleusement écrite qu’une confiance très limitée pour les détails et en particulier pour la chronologie. Elles semblent aussi montrer que nous devons encore moins nous fier aux dates assignées aux lettres du Pogge. Faudra-t-il en venir à ne chercher qu’en dehors de cette correspondance ce que l’on peut savoir dé l’histoire des manuscrits de Tacite ? Je vous soumets ces réflexions, espérant bien que vous reviendrez un jour sur cette question et que lorsque votre œuvre aura fait son chemin, qu’elle aura provoqué des contradictions et trouvé des défenseurs, vous reparaîtrez dans l’arène et nous montrerez une fois de plus comment on pense à ce qui n’a jamais été dit, comment on prouve le contraire de ce qui était traditionnellement considéré comme démontré. Paris, le 10 mars 1890. Annales de la Facultés
des Lettres de Bordeaux — 1890 |
[1] Tacitus and Bracciolini. The Annales forged in the XVth century. — Diprose et Bateman, Londres, 1878.
[2] De l’authenticité des Annales et des Histoires de Tacite, par P. Hochart. Ouvrage accompagné des photographies de cinq pages des manuscrits de Florence et de 68 lettres de Poggio Bracciolini. — Bordeaux, imprimerie Gounouilhou, 1889.
[3] J’emprunte cette phrase, en l’abrégeant, à un discours prononcé par mon frère, M. Jules Tannery, lors de la distribution des prix du lycée Saint-Louis, le 30 juillet 1889.
[4] Je remarque que c’est à ce volume dont il attend l’envoi (non pas au Tacite du moine de Hersfeld), que doit se rapporter le langage de la lettre du 27 septembre 1427. Quand Tacite m’arrivera, je le tiendrai caché. Car je connais bien toutes ces chansons : Et d’où vient-il ? et par qui ? et à qui appartient-il ? n’aie pas peur, je ne soufflerai pas mot.
Ce que l’on peut conclure de ce passage, c’est simplement que Niccoli avait de bonnes raisons pour éviter les questions à ce sujet.
[5] Aux singuliers rapprochements que vous avez faits ; j’ajouterai le suivant : Tacite (H., II, 81) : inermes legati regebant, nondum additis Cappadocia legionibus.
Suétone (Vespasien, 8) : Cappadociœ propter assiduos barbarorum incursus legiones addidi.
L’antériorité du texte de Suétone, dans ce cas particulier, semble très probable.
Je remarque également, à propos des mentions de Tacite par Sidoine Apollinaire : 1° Que les termes pompa, ingenium fluens (Carm. XXIII, 192. Epig.) indiquent un style d’un caractère essentiellement différent de celui des œuvres que nous possédons ; 2° que les mots sub verbis cujuspiam Germanici ducis (Sidoine, Epist. IV, 21) signifient que c’est un chef de l’armée de Germanie, c’est-à-dire un Vitellien (Cecina ?), non pas un chef germain, qui prononce la phrase que, rapporte Sidoine, et que notre Tacite met dans la bouche de Civilis.
[6] Les dates assignées par Tonelli aux lettres du Pogge sont, il est vrai, plus ou moins incertaines. Il importerait sans doute de vérifier exactement celles qui reposent sur une tradition manuscrite et de discuter avec soin le classement chronologique des autres.
[7] Annales. — XI, 13. Fontesque aquarum sub imbruinis (sic codex) collibus deductos urbi intulit.
Frontin, 1, 13. Quod opus Claudius magnificentissime consummavit dedicavitque Sulla et Titiano consulibus.
[8] Annales, XIV, 22. — Nam quia discumbentis Neronis apud Simbruina stagna, cui Sublaqueum nomen est.....
[9] Suétone, qui a pu être la source du Pogge, distingue nettement les fontes de l’aqua Claudia et le rivus de l’Anio novus. Plus tard, sous Trajan, (Frontin, II, 93), la prise de l’Anio novus fut reportée plus haut, ex lacu qui est super villam Neronianam Sublaquensem, Le Pogge, curieux des antiquités de la campagne romaine, a-t-il été trompé parce changement ou son inexactitude provient-elle simplement de ce qu’ils est contenté d’abréger Suétone ?
[10] Comparez Sublacensis.
[11] Cependant oh le Pogge a-t-il pris ce nom d’A. Didius Gallus, si ce n’est dans Frontin ?