HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XXII.

 

 

APRÉS avoir tué César, les conjurés, forts pour un coup de main, faibles pour un coup d’État, se retranchent dans le Capitole, au lieu de s’emparer du pouvoir. Les amis de César, Lépide, Antoine et Cicéron lui-même, agissent avec décision. Lépide soulève les vétérans, campés dans l’île du Tibre ; Antoine, alors consul, se fait livrer le trésor public, les papiers et les épargnes de César ; Cicéron fait proclamer une amnistie. L’apaisement ainsi produit, on procède aux funérailles du dictateur. Antoine, qui mène le deuil, lit au peuple le testament du mort, qui adopte pour fils son petit-neveu, le jeune Octave, laisse au peuple ses jardins et à chaque citoyen trois cents sesterces. Puis, quand il voit les esprits échauffé ; par la reconnaissance, il soulève la toge qui couvre le cadavre, montre le sang qui la rougit et les coups dont elle est percée. La foule éclate en sanglots et en menaces. Il semble que César se lève de sa couche funèbre pour demander vengeance. On court à la curie où il a été frappé, et l’on y met le feu. Les meurtriers prennent la fuite. Antoine, poursuivant son avantage, gagne à prix d’argent les soldats, le sénat, le peuple, fait dépouiller Brutus et Cassius de leurs provinces de Syrie et de Macédoine, et prépare ainsi les voies aux desseins d’Octave, qui va devenir son rival.

Le fils d’Octavius et d’Atia, âgé de dix-neuf ans, achevait ses études à Apollonie, quand il apprend le meurtre de son grand-oncle. Il n’hésite pas à partir pour Rome, afin de réclamer son héritage. Les centurions des légions voisines s’étaient mis, avec leurs troupes, à sa disposition. Ses amis intimes, Salvidienus et Agrippa, lui conseillaient d’accepter cette offre : mais il avait hâte d’arriver. A Rome, ses partisans accourent à sa rencontre : Cicéron lui fait l’accueil le plus empressé. Mais Antoine qui le redoute, lui donne une audience courte et arrogante dans les jardins de Pompée. Bientôt il se déclare ouvertement confire lui, refuse de l’admettre à faire valoir ses droits d’héritier, et s’apprête à lui tenir tête à main armée. Fort de l’appui du peuple et du sénat, soutenu ‘par l’éloquence de Cicéron, qui lance ses Philippiques contre Antoine, Octave fait appel aux vétérans de César et accepte la lutte. Deux légions d’Antoine passent de son côté. Antoine assiége dans Modène Decimus Brutus, qui refuse de sortir de la Gaule cisalpine. Octave entre en campagne avec les deux consuls Hirtius et Vibius Pansa, délivre Brutus, qui, peu de temps après, est tué près d’Aquilée, et s’empare du camp d’Antoine, qu’il force à quitter l’Italie. Hirtius périt sur le champ de bataille, et Pansa, grièvement blessé, meurt quelques jours après (44).

Cette double mort fait planer sur Octave le soupçon d’y avoir contribué, et lui laisse le commandement de toutes les troupes. Il retourne à Rome, se fait nommer consul et se réconcilie avec Antoine et Lépide. Des proscriptions sanglantes suivent de près le second triumvirat (43). Réunis près de Bologne, dans une île du Reno, les trois chefs s’attribuent la puissance consulaire pour cinq ans, se réservent chacun deux provinces autour de l’Italie ; et envoient à Rome au consul Pedius l’ordre de mettre à mort dix-sept des personnages les plus considérables. Pour cimenter cette alliance, les troupes exigent qu’Octave épouse Claudia, fille de Fulvie, femme d’Antoine. De nouvelles listes de proscrits sont ajoutées à la première : les massacres s’organisent : les scènes des jours néfastes de Marius et de Sulla recommencent, et de hideux trophées de têtes humaines sont suspendus à la tribune du Forum.

La proscription de Cicéron est le plus grand des crimes commis parles triumvirs. L’illustre orateur, sacrifié par Octave à la vengeance d’Antoine et de Fulvie, avait fui de Tusculum à Gaète. Il s’y repose quelque temps dans une de ses villas, puis il remonte en litière et redescend vers le rivage. Au même instant, les meurtriers arrivent, conduits par le centurion Herennius et par le tribun Popilius, que Cicéron avait sauvé d’une condamnation capitale. Cicéron, qui les entend, ordonne à ses serviteurs de déposer la litière, porte, par un geste qui lui était familier, sa main gauche à son menton, pale, les cheveux en désordre, le visage amaigri par les chagrins, et tend la gorge à Herennius. Il avait soixante-quatre ans. Sa tête, coupée par Popilius ; est portée à Rome avec sa main droite, et on pend au-dessus des rostres ces membres mutilés (7 décembre 43). Les triumvirs déclarent alors les proscriptions finies et tournent leurs efforts contre les assassins de César.

Brutus et Cassius s’étaient enfuis de l’Italie. Plutarque nous montre Brutus, à Élée, pleurant d’attendrissement, avec sa femme Porcia, devant un tableau représentant les adieux d’Hector et d’Andromaque ; mais, arrivé à Athènes, puis en Asie, il reprend toute sa fermeté, réunit une armée assez nombreuse et opère sa jonction avec Cassius, qui s’était mis à la tête des légions de Syrie. Antoine et Octave passent en Macédoine et se disposent à livrer bataille. La veille de ce combat décisif, Brutus a, dit-on, une vision étrange. Il lisait, le soir, ‘dans sa tente éclairée par une faible lumière : il entend du bruit et aperçoit une figure qui semblait d’un spectre. Qui es-tu ? que veux-tu ? lui dit-il. — Je suis ton mauvais génie, dit le fantôme : tu me verras,  demain à Philippes. C’est, en effet, dans les plaines de Philippes que les armées se rencontrent. L’aile de Brutus pousse l’ennemi si vigoureusement qu’elle force le quartier d’Octave. Celle de Cassius, mise en déroute, gagne les hauteurs. Croyant son collègue défait, Cassius dépêche un centurion de vétérans, qui ne peut revenir assez tôt pour lui dire que Brutus est vainqueur, il se couvre alors la tête et présente le cou à son affranchi. Sa tête rouie à terre, au moment où le centurion accourt lui annoncer la victoire de Brutus. Vingt jours plus tard, le combat recommence. Brutus, seul contre les forces combinées de ses rivaux, est vaincu et contraint de s’enfuir. Suivi de quelques serviteurs dévoués, il traverse une rivière aux bords escarpés et boisés, ‘s’arrête dans un endroit creux et s’assoit sur une grande roche. La nuit était avancée. Il adresse quelques paroles à Clitus, un de ses domestiques, et à Dardanus, son écuyer, prie Straton d’Égée, son maître de rhétorique et son ami intime, de lui prêter un fatal secours, élève son bras gauche ‘au-dessus de sa tête, saisit de la main droite l’épée de Straton, en place la pointe contre la mamelle gauche, à l’endroit même où le cœur bât ; et meurt percé d’un seul coup (42). On prétend que, en se donnant la mort, il s’écria : Vertu, tu n’es qu’un nom !

Délivrés des derniers défenseurs de la liberté romaine, les vainqueurs se partagent l’empire romain. Antoine choisit l’Orient ; Octave, l’Occident. Lépide, qui possédait l’Afrique, est dépouillé de sa part et revêtu de la dignité inoffensive de grand prêtre. Pressé de prendre possession de son gouvernement, Antoine se rend en Cilicie, dans la ville de Tarse, où il mande à son tribunal la reine d’Égypte, Cléopâtre, qui, après avoir été aimée de Jules César, veut subjuguer le nouveau maître de l’Orient. Elle remonte le Cydnus sur un navire à poupe d’or, avec les voiles de pourpre déployées et les avirons d’argent, entourée de suivantes vêtues en Néréides et en Grâces, et couchée sous un dais semé d’ors dans la parure traditionnelle de Vénus. Ses charmes dans tout leur éclat et son esprit dans toute sa force séduisent Antoine, et le jettent dans un amour qui l’entraîne à sa perte. Octave, pour arracher son collègue à cette redoutable fascination, lui fait épouser sa sœur Octavia, espérant qu’une grande beauté, unie à beaucoup de sérieux et de bon sens, le ramèneront à la raison. Mais ni ce mariage, ni la lutte coutre Sextus Pompée, qui maître de la Sicile, réduit Rome à la disette en la privant des transports de blé, et ne cesse de combattre que lorsque, vaincu par Agrippa dans un combat naval près de Myles (35), il est mis à mort par ordre d’Antoine, ni une expédition désastreuse contre les Parthes, où l’héroïsme d’Antoine ne peut préserver son armée d’une déroute et d’une retraite qui rappelle celle de Xénophon et des Dix Mille, rien ne le guérit de sou aveuglement fatal.

A la fin, Octave, irrité des dédains essuyés par Octavia et de l’ascendant de Cléopâtre ; porte ses griefs devant le sénat, et somme Antoine de déposer un pouvoir qu’il n’a pas rougi d’abdiquer pour une femme étrangère. Antoine refuse, et, se faisant l’auxiliaire de Cléopâtre ; il se rend au défi d’Octave et au lieu du combat, fixé près du promontoire acarnanien d’Actium. Agrippa, chef de la flotte d’Octave, a sous ses ordres deux cent cinquante vaisseaux liburnes ; d’une manœuvre facile et rapide. L’armée de terre se compose de quatre-vingt mille hommes de pied et d’environ douze mille chevaux. Antoine n’a pas moins de cinq cents navires de combat, hauts, massifs et munis de tours de bois, semblables à des forteresses. Son armée de terre est de cent mille hommes de pied et de douze mille cavaliers. Un grand nombre de rois alliés, venus de diverses contrées de l’Orient, servent sous ses ordres. La galère capitane, sur laquelle est Cléopâtre, porte le nom d’Antoniade. Le combat engagé vers le midi, les navires d’Octave, de trois à six rangs de rames, prêts à toutes les évolutions, attaquent, se retirent, se détournent avec aisance, et, s’attachant plusieurs en même temps à la lourde masse des galères d’Antoine, les choquent de leurs éperons et les couvrent de traits et de feux. Ceux d’Antoine répondent par des projectiles du haut de leurs tours de bois. Agrippa étend alors son aile gauche pour envelopper Antoine ; ce qui force Publicola, commandant de l’aile droite ennemie, à élargir aussi sa droite et à se séparer du centre. Cette manœuvre jette un commencement de trouble dans la flotte d’Antoine. Cependant le combat est encore douteux et l’issue indécise, lorsque tout à coup l’Antoniade, accompagnée de soixante vaisseaux égyptiens, déploie ses voiles pour faire retraite et cingler vers le Péloponnèse. A ce moment, Antoine, entraîné follement par celle qu’il aime, comme s’il faisait partie d’elle et de ses mouvements, abandonne ses soldats qui combattent et qui meurent pour lui, monte sur une galère à cinq rangs de rames, accompagné de deux lieutenants, et suit la femme qui se perd et qui va le perdre lui-même (2 septembre 31).

Octave s’élance sur leurs traces : ils ont préparé leur fuite sur l’Océan : des garnisons défendent Paretorium et Péluse, les deux boulevards de l’Égypte : mais c’est en vain. Réfugié dans la tour de Timon le misanthrope, puis dans le palais de Cléopâtre, où tous deux s’étourdissent dans les jeux et les banquets de la société des Inséparables dans la mort, Antoine, désespérant de fléchir Octave, se perce de son épée. On le transporte devant les chambres funéraires, voisines du temple d’Isis, où Cléopâtre s’était enfermée. La reine refuse d’ouvrir, mais elle parait à l’une des fenêtres, d’où elle descend des cordes et des chaînes. On y attache Antoine, souillé de sang, respirant à peine, et Cléopâtre, aidée de deux de ses femmes, Iras et Charmium, le soulève à grand peine, les bras raides et le visage tendu. Il venait d’expirer, quand Proculeius arrive de la part d’Octave et promet à Cléopâtre la vie sauve, si elle consent à se rendre. Elle refuse. Octave vient lui-même auprès d’elle et se flatte de l’amener à Rome pour orner son triomphe ; mais Cléopâtre, après cette entrevue, se fait apporter, dit-on, un aspic dans un panier de figues, présente son bras nu à la morsure, et s’endort d’un sommeil mortel. A cette nouvelle, Octave fait courir au palais. On ouvre les portes, et on voit la reine déjà morte, couchée sur un lit d’or, vêtue de s’es habits royaux. Iras était morte à ses pieds. Charmium, affaiblie et défaillante, lui arrange encore le diadème autour de la tète. Un des gardes s’écrie en colère : Voilà qui est beau, Charmium !Très beau, répond-elle en expirant, et digne d’une femme issue de tant de rois !

Antoine mort, l’Égypte est réduite en province ; et la République romaine, n’ayant désormais qu’un seul maître, n’est plus qu’un souvenir du passé.