HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XVI.

 

 

LES optimates triomphaient du parti populaire. Ils abusent de leur victoire et donnent ainsi contre eux l’exemple d’une réaction terrible. Ils envoient en prison ou en exil les hommes soupçonnés d’être favorables aux idées liciniennes. Maîtres du trésor public, des fonctions de l’Etat, des grandes propriétés, des richesses d’art accumulées dans Rome, ils ne justifient leur domination ni par leurs capacités, ni par leurs vertus. La guerre contre Jugurtha fait éclater leur insuffisance et la supériorité de l’homme nouveau qui va continuer l’œuvre des Gracches, Caïus Marius. Né à Cereatæ (Casamare), près d’Arpinum, de parents obscurs, ouvrier chez un laboureur volsque, puis simple soldat, Marius n’a d’autre moyen de parvenir que la rudesse illettrée de sa nature et une éducation toute militaire. Je n’ai pas étudié la langue grecque, disait-il au peuple ; il me plaisait peu de l’apprendre, parce qu’elle n’a pas servi à rendre meilleurs ceux qui l’enseignent, mais je sais des choses utiles à la République, frapper l’ennemi, garder un poste, ne craindre qu’une honteuse renommée, souffrir également l’hiver et l’été, reposer sur la dure et supporter en même temps le travail et la faim. C’est par ces qualités qu’il gagne sous les murs de Numance l’affection de Scipion Émilien. Un jour, après souper, on parlait sous la tente du mérite de quelques généraux un des convives demande à Scipion quel chef le peuple romain aurait après lui pour le remplacer ; alors Scipion frappant doucement de la main l’épaule de Marius : Celui-ci peut-être, dit-il. Cette parole fut pour Marius comme une révélation qui exalta ses espérances. Il se lance dans la politique, obtient le tribunat, l’édilité, la préture, est envoyé en Espagne et devient allié d’une des grandes familles de Rome, en épousant Julia, tante de Jules César. Rome avait déclaré la guerre à Jugurtha, qui, d’abord allié du peuple romain, s’était rencontré avec Marius au siége de Numance. De retour en Numidie, Jugurtha, fils naturel de Micipsa, avait résolu de s’emparer de la partie du royaume que son père laissait en héritage à ses deux autres fils Hiempsal et Adherbal. Il fait égorger Hiempsal ; Adherbal adresse ses plaintes au sénat, qui nomme des commissaires, entre autres Opimius, chargés de régler le différend. Gagnés par l’or du Numide, ils lui adjugent la meilleure partie du royaume. Peu de temps après Adherbal est assassiné. Le sénat envoie contre Jugurtha le consul Calpurnius Bestia qui se laisse acheter et conclut une paix honteuse (111). Enhardi par l’impunité, Jugurtha ne craint pas de venir à Rome pour se justifier, et il pousse l’audace jusqu’à faire égorger dans la ville même Massiva, petit-fils de Masinissa, qui pouvait lui disputer le trône. C’était combler la mesure. Le sénat ordonne au Numide de quitter Rome sur-le-champ. Quand il en a franchi les portes, il se retourne, et, jetant sur elle un regard de mépris : Ville à vendre, s’écrie-t-il, il ne lui manque qu’un acheteur ! Spurius Albinus est envoyé en Afrique. Jugurtha triomphe de son incapacité comme de la cupidité de Bestia. L’armée romaine passe sous le joug (109). Ou porte alors au consulat un homme intègre et sévère, mais plein d’orgueil aristocratique, Cæcilius Metellus, qui emmène avec lui Marius comme lieutenant. -Metellus avant tout rétablit la discipline dans l’armée corrompue par l’oisiveté ou démoralisée par des défaites. Marius l’aide dans cette entreprise et se montre le vrai modèle du soldat. Jugurtha est battu près du Muthul, et sa défaite entraîne la soumission de quelques villes importantes. Jugurtha s’effraie d’une guerre devenue sérieuse et dans laquelle les Romains suivent sa tactique d’escarmouches et de petits combats. Il demande la paix. Metellus ne veut traiter que si Jugurtha se livre lui-même : la guerre continue et Metellus est prorogé dans son commandement. Marius s’était conduit glorieusement dans toute cette campagne. De l’armée on écrivait à Rome que la guerre ne finirait que s’il était nommé consul. Il demande à Metellus la permission d’aller briguer le consulat. Metellus lui répond avec dédain : Il sera temps de te présenter quand mon fils aura l’âge. Or, le jeune Metellus faisait alors ses premières armes. Le consul finit cependant par céder. Marius est élu, soutenu par Memmius et par le parti populaire : on lui assigne pour province la Numidie.

A la tête de l’armée, Marius serre la guerre avec plus de vigueur que Metellus. Jugurtha s’était allié avec son beau-père Bocchus, roi de Mauritanie. Ils marchent tous deux vers Cirta (Constantine), sous les murs de laquelle les Romains s’étaient retranchés : Marius les repousse, est près de tuer Jugurtha de sa propre main, s’empare de Capsa et de plusieurs autres villes, pénètre, grâce à l’adresse d’un soldat ligurien, dans une forteresse dominant le fleuve Mulucha et renfermant les trésors du roi i mais,’craignant d’être enveloppé par la masse énorme de la cavalerie des deux rois, il se replie sur le Mulucha et finit, dans deux rencontres successives, par massacrer un grand nombre de Maures et de Gétules. Cornelius Sulla, le futur dictateur, prête en ces diverses circonstances à Marius, dont il est le questeur, une aide intelligente et dévouée. Aussi lorsque Bocchus, détaché de Jugurtha par les échecs qu’ils viennent d’éprouver, cherche à négocier avec les Romains, c’est Sulla que Marius charge de la mission délicate de se faire livrer le roi des Numides. Jugurtha, invité à une conférence par son beau-père, est chargé de liens, remis à Sulla et emmené à Rome par Marius. Après le triomphe, il est jeté dans la prison du Tullianum. On dit que, en y entrant, il s’écria : Grand dieu ! que cette chambre de bain est froide ! Il y mourut de faim au bout de six jours de captivité (101).

A peine Marins a-t-il terminé la guerre d’Afrique, que les frontières de l’empire romain sont menacées du côté du Danube, d’Orient en Occident, par les Cimbres, du Nord au Sud par les Teutons. Les Cimbres ou Kampar (preux, brigands), et les Teutons (Deutschen, nom actuel des Allemands), étaient des peuples septentrionaux, de race germanique, d’une taille élancée, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, qui étaient partis, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs chiens et tout leur avoir, à la recherche d’une nouvelle patrie. Des chariots couverts de cuir tendu servaient de maisons ambulantes à la famille et au mobilier. Vêtues de peaux de bêtes et de cuirasses de fer poli, coiffées de casques qui figuraient grossièrement des gueules et des mufles d’animaux, avec des cimiers d’ailes d’oiseaux et de hauts panaches, armées d’un long sabre et d’une javeline appelée mataris, protégées par un bouclier blanc et luisant, ces hordes s’étaient mises en route vers les contrées méridionales. La soif des voyages et des aventures, le penchant de l’homme du Nord pour les pays de soleil, l’excès de la population, peut-être un débordement de la Baltique, semblent avoir été les causes déterminantes de cette émigration. Après avoir quelque temps erré sur la lisière habitée par les Celtes, prés des rives du Danube, ils entrent dans le Norique et descendent la vallée de la Drave à deux jours de marche des Alpes carniques. Le consul Papirius Carbon court au-devant d’eux et se fait battre. L’armée cimbro-teutone, après avoir tout dévasté autour d’elle, entre, par la vallée du Rhin, sur les terres des Helvètes, qui s’unissent à eux. Ils sont en Gaule (109). Le consul Marcus Junius Silanus s’empresse de couvrir le pays des Allobroges (Dauphiné), mis en danger par l’invasion. Les Cimbres lui demandent des terres. Pour toute réponse, Silanus les attaque, mais il est complètement défait. Le Rhône couvre sa retraite en barrant le passage à l’armée cimbro-teutone. Les Tigurins, peuplade du Jura, qui s’est unie aux Cimbres, s’acheminent vers Genève, où le Rhône offrait des gués, tandis que les Teutons attaquent les Romains par le bas du fleuve. Cassius Longinus, Caïus Pison et Caïus Popilius trouvent la mort ou la honte dans les combats qu’ils livrent aux barbares. On envoie contre eux le consul Cn. Servilius Cæpion, qui profite d’un répit pour se jeter sur Tolosa, ville de la Narbonnaise, révoltée contre Rome. Du pillage de Tolosa Cæpion tire, dit-on, cent dix mille livres de pesant d’or et quinze cent mille d’argent. Il dirige ce trésor vers Massalie et le fait enlever sur la route par des gens à lui, qui massacrent l’escorte. Mais tous ceux qui avaient touché cette proie funeste périssent misérablement, et, quand on voulait désigner un homme frappé d’un mauvais sort, on disait de lui : Il a de l’or de Tolosa !

Cæpion était campé sur la rive droite du Rhône ; son collègue Manlius occupait la rive gauche avec son lieutenant Æmilius Scaurus. Les barbares, conduits par leur roi Boïorix, se présentent en masses effrayantes aux environs d’Arausio (Orange). Scaurus est écrasé. Une rivalité survenue entre Cæpion et son collègue fait diviser les forces romaines qu’il aurait fallu concentrer. L’armée cimbro-teutone se rue successivement sur les deux camps et en fait un horrible massacre. De quatre-vingt mille soldats, de quarante mille esclaves ou valets d’armée, il n’échappe que dix hommes. Cæpion est un des dix (105). Sommé plus tard de rendre compte de sa conduite, il est condamné à l’exil et va mourir à Smyrne (95). L’Italie est ouverte aux barbares.

C’en était fait de Rome, dit Florus, si ce siècle n’eût produit Marius. Nommé consul cinq fois de suite, afin que le terme de son mandat ne l’arrête pas dans ses entreprises et aussi pour braver l’aristocratie et les lois, Marius réalise lei espérances du parti populaire. Tandis que les Cimbro-Teutons envahissent l’Espagne et que la bonne contenance des Celtibériens les force à repasser les Pyrénées, il renforce son armée de gens de main, pris, sans distinction, parmi les Romains et les Italiotes, et les discipline en les faisant bêcher et piocher la terre ; creuser un vaste canal (Fossa Mariana, près du village de Foz), et faire des marches forcées. Après trois ans d’attente, les Romains voient enfin arriver les Teutons, grossis des Tougènes, peuplade inconnue, et des Ambrons, peuplade celtique. Marius se tient sur la défensive dans un camp fortement assis au confluent de l’Isère et du Rhône, gardant ainsi les deux routes militaires de l’Italie, celle du Petit Saint Bernard et la voie longeant la mer. Les Teutons, conduits par Teutobock, attaquent le camp romain qui les repousse avec perte. Ils renon cent à l’assiéger et continuent leur marche sur l’Italie Pendant six jours, ils défilent, en insultant les Romains, auxquels ils demandent s’ils n’ont rien à faire dire à leurs femmes n. Marius demeure impassible, immobile ; mais, dès qu’ils sont passés, il les suit en bon ordre, les atteint à Aquæ Sextiæ (Aix en Provence), et dispose tout pour la bataille. Ses soldats mouraient de soif : il leur montre le Cœnus (l’Arc) qui coulait près du camp barbare : C’est là, dit-il, que vous trouverez à boire. Le combat dure trois jours. Les Teutons et leurs alliés sont exterminés. Ceux qui ne sont pas tués sont emmenés en esclavage : le roi Teutobock est parmi les captifs. Les femmes, qui attendaient sur leurs chariots la victoire de leurs maris, se tuent avec leurs enfants pour échapper aux vainqueurs (102). La bataille d’Aix a laissé un profond souvenir dans la Gaule romane. On voit encore auprès d’Aix la montagne de Sainte-Victoire (Victoriæ mons), la ferme du Déloubre (Detubrum) où se dressait le temple bâti pour célébrer l’événement, et les campagnes du village de Pourrières (Campi Putridi) engraissées du sang des vaincus.

La Gaule et Rome n’étaient délivrées que de la moitié de leurs ennemis. Les Cimbres, grossis des Helvètes, se montrent bientôt en deçà des Alpes, et descendent dans la plaine italique par les vallées de l’Eisach et de l’Adige. De fausses manœuvres et une connaissance imparfaite du pays empêchent le consul Catulus d’entrer en ligne avec eux : il recule jusqu’à la rive droite du Pô et laisse en leur pouvoir toute la plaine transpadane. Rome aurait couru de grands dangers, si les Cimbres eussent poussé en avant ; mais ils s’attardent en hiver dans cette riche contrée, où ils trouvent des quartiers clos et couverts, des bains chauds, des boissons nouvelles et des mets savoureux. Marius a le temps de rejoindre son collègue Catulus et de doubler les forces de l’armée romaine. Les Cimbres lui envoient des députés : Donnez-nous, disent-ils, des terres pour nous et pour nos frères les Teutons. — Laissez là vos frères, répond Marius, nous leur avons donné des terres qu’ils garderont éternellement. Et comme les Cimbres le menacent de l’arrivée des Teutons : Ils sont ici, dit-il ; il ne serait pas bien de partir sans les saluer, et il fait amener les captifs. Les Cimbres lui demandent rendez-vous pour une bataille ; il la fixe au troisième jour dans les Champs Raudiques, près de Verceil. On était à la fin de juillet. Marius dispose ses troupes de manière à ce que le soleil, le vent et la poussière soient tournés contre les ennemis. La déroute des Cimbres est complète. Marius secondé par Sulla et surtout par Catulus, qui soutint seul au centre presque tout le poids de la lutte, tue aux ennemis près de cent mille hommes et fait le reste prisonnier. Boiorix périt dans la mêlée. Les femmes se défendent avec toute l’énergie du désespoir. Elles étouffent leurs enfants, les jettent sous les roues des chars ou sous les pieds des chevaux et se tuent ensuite elles-mêmes. Quelques-unes se pendent aux timons des chariots (101).

Bien que Catulus ait largement contribué au gain de la bataille, la gloire en revient à Marius qui avait habilement rangé les troupes et commandé en chef. Rome le salue du titre de troisième Romulus, et tous les regards sont fixés sur lui.

Pendant que Marius arrête la première invasion des tribus germaniques, la guerre servile éclate une seconde fois en Campanie et en Sicile. Un chevalier romain, Minucius ou Vettius, ne pouvant payer ses dettes, s’arme coure ses créanciers, prend le diadème et la pourpre, s’entoure de licteurs et réunit trois mille esclaves campaniens. Lucius Lucullus, envoyé contre lui, corrompt son lieutenant Apollonius, qui promet de le livrer aux Romains. Vettius, se voyant trahi, se donne la mort (104).

Les esclaves de Sicile sont plus difficiles à réduire. Un pâtre, nommé Athénion, et un aruspice, appelé Salvius, s’unissent pour livrer bataille aux Romains. Ils attaquent la place de Morgantia, défont un préteur qui vient la secourir, et osent défier Lucullus en pleine campagne. Salvius est tué, et Lucullus poursuit les esclaves jusqu’à Triocale, qu’il assiège sans la prendre. Le sénat le punit d’une amende et le remplace par Servilius, qui n’a pas plus de succès et qui est condamné à l’exil. M’ Aquilius, collègue de Marius, attaque enfin les rebelles avec une grande énergie, tue Athénion de sa main et disperse son armée. Ceux qui il saisit sont envoyés à Rome pour être livrés aux bêtes, mais la plupart se donnent la mort avant de subir cet affreux supplice (100).