HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE XIV.

 

 

LES travaux de l’ethnographie et de la philologie moderne ne permettent plus de s’abandonner aux hasards de la conjecture au sujet de la langue que parlaient les premières populations de l’Italie. On ne soutient plus que Noé est venu peupler la péninsule et que le fond de la langue latine est l’hébreu. On ne croit pas davantage que les Italiens ont commencé tout de suite à parler latin et que leur langue dérive immédiatement du grec. Aucune langue ne se crée tout d’une pièce ou par un accord commun. Chacune d’elles procède par des modifications sans nombre. Elles traversent des phases lentes et continues. Le latin a subi la loi propre à tous les idiomes. La fusion progressive des peuples autochtones et immigrants de l’Italie, Illyriens, Etrusques, Osques ou Ombriens, a fini par produire la langue parlée depuis les Alpes jusqu’au golfe de Tarente. C’était un mélange d’illyrien et d’osque,qui, parle dialecte grec, se rattachait au sanscrit ; puis d’étrusque et de celte, importés par les colonies du nord de l’Italie ; et enfin de grec dorien, mais d’abord en quantité restreinte, introduit parles populations du midi.

Pendant la période des guerres puniques, et surtout après la conquête de la Grèce, Rome commence à sentir s’éveiller en elle et autour d’elle l’esprit littéraire, le goût de la science et des beaux-arts. Jusque-là pour toute littérature, ce peuple pasteur, agricole et guerrier n’avait connu que des chansons de laboureurs ou chants des Frères Arvale, adressés au ciel pour obtenir une bonne récolte ; des hymnes Saliens ou Axamenta, chantés par les prêtres de Mars en sautant et en frappant sur des boucliers ; des scènes dialoguées ou chants Fescennins, composées en vers saturniens, espèce de prose cadencée, et premières ébauches de l’art dramatique. Des histrions venus d’Étrurie développent ce goût, naturel d’ailleurs à des tribus agrestes, douées du talent de l’improvisation aimant encore aujourd’hui, à l’époque des moissons et des vendanges, travailler ou danser au son du tambourin et des castagnettes, le corps revêtu de costumes à couleurs éclatantes, la tête chargée de fleurs et de fruits. Ces improvisations, nommées fables Atellanes, se perpétuent jusqu’au siècle d’Auguste. Les chansons rustiques, les vieilles ballades des Osques deviennent le germe de la poésie lyrique et de l’épopée.

Des essais d’histoire et de législation signalent encore cette période de culture primitive ; mais il ne subsiste rien des Annales des Pontifes, des Recueils d’oracles, des Lois de Numa, du Droit Papirien, des Traités de paix, d’alliance ou de commerce, que Tite-Live dit avoir péri lors de l’invasion des Gaulois. Quelques fragments de la Loi des XII Tables, l’inscription de la colonne rostrale de Duilius et celle du tombeau de Scipion Barbatus sont à peu près les seuls monuments de ces siècles stériles pour l’histoire de la pensée.

Mais au moment où, avec les trésors de l’art hellénique transportés à Rome des villes conquises, les productions du génie grec semblent ouvrir un nouveau monde à la portion éclairée de la nation romaine, les poètes et les prosateurs éprouvent et manifestent des sentiments et des idées jusqu’alors inconnus. Un parti puissant, ayant à sa tête les Scipions, les Marcellus, les Flamininus et d’autres encore, accueille avec faveur la sagesse, la poésie et les beaux-arts de la Grèce, encourage les savants, les poètes et les artistes de ce pays et cherche à transplanter à Rome les idées et la langue du peuple vaincu. Cette irruption salutaire, cette conquête de la civilisation sur la rusticité fait disparaître les produits grossiers de l’inspiration locale. La littérature romaine manque, il est vrai, d’originalité : son caractère propre est l’imitation ; mais un peuple doué de qualités solides et d’une trempe d’esprit vigoureuse ne petit pas être tellement imitateur, qu’il ne donne à ses copies l’empreinte de sa personnalité, et qu’il né produise après avoir traduit, Si donc l’esprit positif, guerrier et politique de la race latine est moins favorable que le génie grec aux spéculations philosophiques, aux effusions passionnées de la poésie, à l’expression délicate et profonde des sentiments humains, soit idiome rude, énergique, concis et fait pour commander, s’assouplit et s’affine au moment où un commerce étroit avec les colonies doriennes de la Grande-Grèce et de la Sicile en tempère l’âpreté par un heureux mélange avec les dialectes helléniques. Dès lors il se prête plus facilement aux diverses productions de la pensée, surtout à celles qui veulent un style mâle et serré. C’est l’époque où fleurissent Livius Andronicus, Ennius, Nævius Pacuvius, traducteurs d’épopées, de tragédies ou de comédies grecques, auteurs d’hymnes et de poèmes didactiques. Le plus original d’entre eux est Attius, qui s’exerce dans la tragédie nationale, en faisant représenter un Brutus. Viennent ensuite Plaute et Térence, qui, sous des masques grecs, représentent des mœurs latines, des caractères et des passions de tous les temps et de tous les pays.

La satire (satura), genre que Quintilien considère comme essentiellement latin, est créée ou développée par Caïus Lucilius, poète spirituel, au nez fin, d’une verve intarissable, qu’Horace représente dictant deux cents vers en une heure et se tenant sur un seul pied. Les fragments de ses satires sont une peinture curieuse des mœurs romaines. Les fausses croyances, les passions, les vices et même les vertus, il consigne. tout sur ses tablettes de poche, et tant pis pour les avares, les prodigues, les gourmands, les rhéteurs, les sophistes, les hypocrites, lés tribuns braillards, les mauvais poètes, les charlatans de toute espèce ! Lucilius les harcèle et les frappe de son vers, comme d’une épée nue, au nom du bon sens et de la probité.

Les historiens de cette époque ne sont encore que des annalistes et des chroniqueurs, comme le préteur Cincius Alimentus, qui fut prisonnier d’Hannibal. Quelques-uns cependant suivent une voie moins étroite. Fabius Pictor et Cassius Hemina, remontant aux origines de Rome, essaient d’éclairer les traditions mythologiques de l’Italie. Caelius Antipater comprend la nécessité d’unir la géographie à l’histoire : il s’enquiert de la diversité des races et des productions propres à chaque pays : il atteste avoir vu un marin, qui, pour son commerce, avait fait par mer le trajet d’Espagne en Éthiopie. Sempronius Asellio, ami et biographe des Gracches, fournit à Plutarque des détails fort intéressants sur les deux grands réformateurs. Claudius Quadrigarius mérite d’être appelé le précurseur de Tite-Live, Caton, dont les Origines sont perdues, montre dans son de Re Rustica un talent réel d’écrivain et expose la situation agricole de son pays.

L’éloquence et la philosophie prennent l’essor. Caton se distingue par son talent oratoire : les Gracches l’égalent ou le surpassent. Scipion et Lælius comptent aussi parmi les bons orateurs de ce temps. Les doctrines de Zénon et d’Epicure font de nombreux prosélytes, de sorte que, quand les députés grecs Carnéade, Cristolaüs, et Diogène ouvrent, durant leur séjour à Rome, des écoles de rhétorique et de philosophie, ils trouvent des auditeurs capables d’apprécier leur mérite.

L’Italie est la terre classique de la jurisprudence. Une partie du droit romain a passé dans celui des nations modernes. Aussi la patience, l’ordre et la discipline, qui sont les vraies sources de la domination romaine, se manifestent-ils déjà dans les premiers monuments juridiques et législatifs du peuple roi. Les responsa des jurisconsultes préparent ce grand corps de lois qu’on appellera plus tard la raison écrite.

Les beaux-arts se développent avec lenteur, mais non sans succès. Les Romains en abandonnaient la pratique aux Grecs ; mais ils en avaient le goût. Quoique le nom de l’architecture toscane indique une influence étrusque plutôt que grecque, c’est une forme mixte où le style latin a sa part. Les sept corps de métiers énumérés dans les institution, de Numa, joueurs de flûte, orfèvres, ouvriers en cuivre, charpentiers, foulons, teinturiers, cordonniers, potiers, ne peuvent se concevoir qu’avec l’art du dessin et quelques notions de plastique et de céramique. Ainsi, quand l’hellénisme semble faire une invasion soudaine en Italie, il y a, en présence d’éléments essentiellement grecs, une langue et une littérature italiennes, un art italien, romain, qui offrent, outre leur caractère original, une affinité toute prête, des points de contact possibles avec la civilisation hellénique.