LES guerres qui recommencent sur plusieurs points détournent les esprits de ces événements intérieurs. Les Liguriens, désarmés par Postumius en 283, n’étaient pas encore réduits. Ils étaient dispersés et retranchés dans les vallées et sur les montagnes du nord-ouest de la Cisalpine. Tout ce qui touchait à la rive droite de l’Arno est tué ou pris par Paul Émile. Les Apouans, logés sur l’Apennin, entre l’Arno et la Macra, pillaient et ravageaient sans cesse les territoires de Pise, de Mutine et de Bononia. Ceux que le fer épargne sont emmenés en colonie dans le Samnium, aux environs de Bénévent (180). Les tribus plus occidentales, cantonnées dans l’Apennin génois et les Alpes maritimes, n’offrent pas moins de résistance. Jamais Rome ne vint absolument à bout de ces pirates redoutables. Tout ce qu’elle put faire ce fut de maintenir libre la grande route côtière qui allait de Luna (golfe de Spezzia) jusqu’à Empuries, colonie massaliote de l’Espagne Tarragonaise. Le massif intérieur, formé de vallées impénétrables et de rochers à pic, vrais nids de brigands, avec ses habitants pauvres, alertes et rusés, fut un bon champ d’école pour les soldats et les officiers des légions romaines. Une expédition dirigée en Sardaigne par Tiberius Gracchus a pour résultat le massacre de quatre-vingt mille hommes et l’envoi à Rome d’une foule d’esclaves. Sardes à vendre à bon marché ! devint un cri proverbial (168). En Macédoine, Persée, fils et successeur de Philippe V, trouvant, à son avènement, le trésor rempli, la population augmentée et la Thrace conquise en partie par son père, songe à venger la défaite des Cynocéphales. Il réussit d’abord, soutenu par les Thraces, et sont battus près de Larisse. Les Illyriens, les Romains, conduits par des chefs inhabiles, sont battus dans plusieurs rencontres, notamment à Larisse. On se décide, pour en finir, à envoyer contre Persée le consul Lucius Paulus Æmilius, fils de celui qui était mort sur le champ de bataille à Cannes. C’était un général distingué. Il s’était signalé d’une façon éclatante en Espagne et en Ligurie, et, malgré ses soixante-dix ans, il était vif, alerte, robuste. Le 22 juin de l’année 168, Paul Émile range ses troupes en face de celles de Persée, dans les plaines de Pydna. Une éclipse de lune effrayait les légions. Sulpicius Gallus, tribun des soldats et astronome, les rassure en leur expliquant que c’est un présage de victoire. La phalange cette bête monstrueuse, comme l’appelle Plutarque, dont les dards se hérissaient de tous côtés, rompt l’avant-garde romaine et refoule le corps d’armée jusque sur une colline voisine du camp. Paul Émile, tête grise et vétéran de cent batailles, court dans les lignes sans cuirasse et sans casque, criant, rappelant les fuyards, déchirant sa cotte d’armes. Tout à coup, il lui vient à l’esprit de charger par pelotons. La pression devenant inégale, la phalange cède, ouvre des vides par où les Romains s’introduisent, et périt jusqu’au dernier soldat. Sur quarante-quatre mille hommes, vingt mille se font tuer, onze mille sont environnés et pris. Salius, chef des Péligniens, et le jeune Marcus, fils de Caton et gendre de Paul Emile, se distinguent dans ce combat par leur valeur. Persée, blessé en luttant avec courage, rentre à Pydna .et passe de là dans l’île de Samothrace. Arraché de cet asile, il se rend à la merci du vainqueur implorant sa clémence et demandant à n’être pas traîné derrière son char, au milieu des insultes de la populace romaine, Paul Emile lui répond par quelques mots, mêlés de sévérité et de bienveillance, et .en faisant remarquer à ses jeunes officiers l’instabilité des choses humaines. La Macédoine vaincue cesse de vivre comme nation et ne conserve que le souvenir de son glorieux passé (168). Le triomphe de Paul Émile, le plus splendide qu’on eût jamais vu, dure trois jours : long cortége de tableaux, de statues colossales, de trophées d’armes, de trois mille hommes portant l’argent monnayé et les vases d’argent, les vases d’or, la monnaie d’or et quatre cents couronnes d’or données par les villes : puis viennent cent vingt taureaux destinés aux sacrifices, et la véritable victime, le roi Persée, vêtu de noir, entouré de ses amis enchaînés et de ses trois enfants, deux garçons Philippe et Alexandre, et une fille, tendant leurs petites mains au peuple pour obtenir sa pitié. Cependant le triomphe de Paul Émile n’est pas sans amertume. Il avait perdu l’un de ses deux fils qui lui restaient cinq jours avant son triomphe : il perd le second trois jours après, et se trouve sans enfants. Sa fille s’était mariée à Ælius Tubéron : ses deux autres fils étaient entrés par adoption dans deux familles sabines. L’un Fabius Maximus Æmilianus, lutte prudemment contre Viriathe ; l’autre est Scipion Émilien, le second Africain. Le grand cœur de Paul Émile ne se laisse point abattre par ces coups douloureux. Il adresse au peuple une harangue, où il rend compte de son expédition, et se félicite de ce que la jalousie des dieux ait frappé sa famille plutôt que sa patrie. Il ne tarde pas cependant à rejoindre ses fils dans la tombe. Ses funérailles se font avec une pompe admirable, moins remarquable toutefois par l’or, l’ivoire et l’appareil de la magnificence que par l’affection, le respect et la reconnaissance non seulement des citoyens, mais encore des ennemis. Tout ce qu’il y avait à Rome d’Ibères, de Ligures, et de Macédoniens assistent à ses obsèques. Les jeunes gens mettent le lit mortuaire sur leurs épaules et le portent au bûcher : les vieillards suivent, en appelant Paul Émile le bienfaiteur et le sauveur de la patrie. Les Adelphes de Térence, le chef-d’œuvre du comique latin, sont représentés aux jeux funèbres célébrés en son honneur. A peu de temps de là, (166) Persée, toujours prisonnier, meurt sur les bords du lac Fucin. Son fils Philippe et sa fille meurent également. Alexandre, qui survit, devient habile tourneur, et finit par exercer la profession de scribe dans la ville d’Albe. Dix-sept ans après la bataille de Pydna, un prétendu fils de Persée, Andriscus, foulon d’Adramitte, lève le drapeau de la révolte et trouve des partisans : vaincu par Cæcilius Metellus, il orne le triomphe du vainqueur, et la Macédoine est réduite en province romaine (149). Paul Émile avait traîné derrière son char un autre roi que celui de Macédoine : c’était l’illyrien Gentius. En trente jours, le préteur Lucius Aviscius avait achevé une campagne contre lui. La flotte de ce corsaire est prise, et Scodra, sa capitale, enlevée d’assaut (169). La chute de la Macédoine entraîne celle des autres états de la Grèce et de l’Orient. Le fils d’Eumène roi de Pergame, Attale III Philométor, prince cruel et bizarre, avait institué le peuple romain son héritier, legs qui prépara de grandes complications au sénat. Un fils naturel du roi décédé, Aristonic, jeune homme entreprenant, soulève les villes en sa faveur, et taille en pièce l’armée du préteur Crassus Mucianus qu’il fait prisonnier et qui est tué par des lanciers thraces. Peu de temps après, vaincu par Perpenna, Aristonic se rend et est jeté dans les fers (130). Pergame devient la capitale de la nouvelle province Asia. La Grèce, qui avait cru retrouver son indépendance, est déchirée par les intrigues des partis et par la lâcheté des trahisons. Les Romains, choisis pour arbitres, mettent tout en œuvre pour anéantir l’autonomie hellénique et la remplacer par leur domination. Mille nobles achéens, parmi lesquels se trouve le grand historien Polybe, fils de Lycortas, chef éminent de la ligue achéenne, sont cités devant la justice romaine comme coupables d’intelligences avec le roi Persée et retenus dix sept ans en otage, jusqu’à ce que la mort ait réduit leur nombre à trois cents (167). La basse flatterie du roi Prusias, l’hâte parjure d’Hannibal, provoque dans le sénat, dont il vient implorer l’amitié, un profond mépris pour le monde grec oriental. Se prosternant au seuil de la curie, la tête rasée, avec l’habit et le bonnet d’affranchis, le n tyran de Bithynie à n’a pas honte de s’écrier : Je vous salue dieux sauveurs : vous voyez un de vos affranchis prêt à exécuter vos ordres. Une telle bassesse explique comment les Romains ne gardent plus aucun ménagement à l’égard des princes et des États étrangers. L’exemple le plus significatif de leurs procédés arrogants est l’injonction hautaine de Popilius Lænas au roi de Syrie Antiochus Epiphane, engagé dans une campagne contre le roi d’Égypte. Popilius vient lui ordonner, au nom du sénat, d’abandonner sa conquête. Antiochus veut délibérer. Alors Popilius, traçant un cercle autour du roi avec la baguette qu’il tenait à la main : Avant de sortir de ce cercle, dit-il, rendez réponse au sénat. Antiochus promet d’obéir et sort de l’Égypte. Popilius partage entre les deux frères Philométor et Physcon le royaume qui n’appartenait qu’à l’aîné (162). Les Achéens, d’abord alliés des Romains, cherchaient à reconquérir leur liberté. Ils reçoivent de Metellus l’ordre de ne plus compter dans leur ligue Lacédémone, Argos, Corinthe et quelques autres villes du Péloponnèse. L’indignation du peuple est telle, qu’il massacre les Lacédémoniens qui se trouvaient à Corinthe. Les commissaires romains n’ont que le temps de prendre la fuite. La ligue achéenne, déterminée à périr au moins glorieusement, déclare la guerre à Rome. Elle a pour chef Critolaüs. Les Béotiens et les Chalcidiens s’unissent aux Achéens. Vaincus d’abord par Metellus aux Thermopyles et à Scarphéa, dans la Locride, ils reprennent les armes avec Diacus et sont de nouveau battus à Leucopétra (la roche blanche), à l’entrée de l’isthme de Corinthe, par Mummius, successeur de Metellus. Sur les hauteurs les confédérés avaient placé leurs femmes et leurs enfants pour les voir vaincre ou mourir : ils leur donnent ce triste et héroïque spectacle. Le barbare et grossier Mummius, poursuivant sa conquête, assiège, prend et détruit l’opulente Corinthe la belle étoile d’Hellé, le dernier joyau de la Grèce. Un ordre du sénat interdit, avec une exécration, la reconstruction de la ville (146). Le peuple est vendu comme esclave : les tableaux d’Apelle, les statues de Phidias, des vases de tout métal, des richesses et des chefs-d’œuvre de toute espèce sont transportés à Rome. On dit que Mummius, ce vandale romain, ne comprit la valeur d’un tableau célèbre, sur lequel des soldats jouaient aux dés, qu’en entendant le roi de Pergame en offrir cent talents. On ajoute qu’il dit aux entrepreneurs chargés de transporter ces trésors en Italie : Prenez garde de les gâter ; vous seriez condamnés à. les refaire. C’en est fait de la Grèce ; elle est réduite en province romaine sous le nom d’Achaïe. La même année, l’heure fatale a sonné pour Carthage et pour l’Afrique. Carthage, dit Florus, ébranlée par la première guerre punique, est abattue par la seconde, anéantie par la troisième. Les Carthaginois avaient retrouvé une situation florissante par le commerce et, par l’agriculture. Cet essor de prospérité nouvelle éveille la jalousie méfiante des Romains. Le roi des Numides, Masinissa, leur allié, dont la vieillesse toujours verte et haineuse semble prendre plaisir à faire le désespoir des. Carthaginois, leur enlève villages sur villages, provinces sur provinces. Carthage envoie des députés à Rome pour vider le différend. Masinissa de son côté, y députe son fils Gulussa. Le sénat nomme une commission chargée d’aller en Afrique régler l’affaire. Caton, qui la préside, se montre si partial, que les Carthaginois refusent d’accepter son arbitrage. Le dur et vindicatif Romain ne leur pardonne pas ce grief. En traversant leur pays, il avait remarqué l’accroissement extraordinaire de la richesse et de la population. Il affecte de craindre que la rivale de Rome ne devienne encore redoutable. A son retour, il laisse tomber de sa robe des figues de Libye : on en admire la beauté : La terre qui les porte, dit-il, n’est qu’à trois journées de marche de Rome ; et dès lors, il ne prononce aucun discours qu’il n’ajoute en terminant : Et de plus, je suis d’avis qu’il faut détruire Carthage... C’est le fameux Delenda Carthago ! Caton, mort en 149, ne voit pas cette destruction, qui pourtant ne se fait pas attendre. Quelques sénateurs, entre autres Scipion Nasica, pensaient qu’il fallait conserver cette ville de peur que Rome, n’ayant plus à redouter de rivale, ne s’abandonnât à la mollesse qu’enfante la prospérité. L’autre avis l’emporte. A la faveur des trois factions romaine, numide et Martine, qui divisent Carthage, les Romains interviennent pour terminer les débats. Après avoir, par une subtilité déloyale, promis d’épargner la cité, c’est-à-dire les citoyens et non pas la ville, ils envoient contre elle les consuls Manilius et Censorinus. Utique, qui s’est déclarée pour Rome, leur sert de quartier général. Carthage cherche encore à traiter. On exige d’elle un désarmement complet. Elle livre tout le matériel naval, tous les approvisionnements des arsenaux, trois mille armes de jet, deux cent mille armures. Alors Censorinus déclare que ce n’est pas tout. Le sénat a condamné la ville : elle doit être rasée ; mais les habitants peuvent transporter la cité ailleurs, à quatre lieues au moins de là mer. Les Carthaginois répondent qu’ils mourront plutôt que de subir cette ignominie. Ils appellent les esclaves à la liberté et fabriquent des armes avec tous les métaux qui leur restent : cent boucliers par jour, trois cents épées, cinq cents lances, mille traits. Les femmes coupent leurs longs cheveux pour faire des cordages aux machines de guerre. Quand les, consuls arrivent et croient n’avoir besoin que d’échelles pour monter sur des murailles sans’ défense, ils se trouvent en face de remparts couronnés de catapultes et d’autres engins. Les béliers romains échouent contre cette résistance imprévue. L’armée de la ville, placée sous les ordres d’Hasdrubal, petit-fils maternel de Masinissa, et dont l’incapacité a quelques intermittences d’énergie, repousse vivement plusieurs assauts. L’armée des émigrés, commandée par un autre Hasdrubal et postée sous la forteresse de Nepheris, inquiète les Romains, auxquels un habile officier de cavalerie tue bon nombre d’hommes. Les échecs de Manilius et de Censorinus irritent le sénat pressé d’en finir. On les remplace par Lucius Piso et Lucius Mancimis, qui ne réussissent pas davantage Le camp romain est désolé par la peste, la flotte brûlée par de hardis nageurs qui lancent le feu sur les vaisseaux. Rome tourne alors ses regards vers un homme dont le nom seul lui semble un présage de victoire. Scipion Emilien briguait l’édilité ; on lui donne le consulat avant l’âge avec le commandement en chef de l’armée d’Afrique, où il servait comme tribun militaire. Le premier soin du jeune général est de rétablir la discipline. Il purge le camp de la cohue inutile des cabaretiers et des vivandiers, et il reprend avec vigueur les opérations du siège. Les assiégés redoublent de courage. Hasdrubal, le petit-fils de Masinissa, ayant été tué comme suspect d’intelligence avec les Romains, Hasdrubal l’émigré le remplace. Un chef de Numides, Bithyas, lui amène des renforts. Scipion ne perd pas de temps. Maître de Magalia, le grand faubourg de Carthage, il élève dans le golfe, à partir de la langue de terre qui le séparait de la mer, un empierrement de quatre-vingt-seize pieds de large et bloque l’entrée du port. Mais pendant que les Romains se livrent à ce travail gigantesque, les assiégés travaillent jour et nuit, creusent un second port d’un autre côté de la ville et y lancent une flotte qui semble sortir des eaux. Scipion dirige alors son attaque vers un endroit faiblement défendu, en dehors de l’enceinte de la ville. Les Carthaginois le repoussent, mais il revient à la charge et reprend sa position. Dés lors le blocus est complet, et l’hiver suspend les travaux d’attaque et de défense. Au printemps de 146, l’assaut recommence. La faim, les maladies viennent en aide aux Romains. Hasdrubal essaie de repousser l’ennemi qui veut pénétrer dans le Côthôn : Lælius, escaladant la muraille mal défendue par des soldats affamés, entre dans le bassin intérieur. La ville est gagnée : elle n’est pas encore prise. Les assiégés se retirent pied à pied dans les trois rues étroites qui montent vers Byrsa. Les vainqueurs les poursuivent jusque sur les maisons à sept étages, garnies de monde comme des citadelles. Pendant six jours le massacre continue. Enfin on arrive à Byrsa. Hasdrubal s’y était réfugié avec le peu de soldats qui lui restaient. Scipion fait briller toutes les rues conquises et aplanir tous les décombres sous lesquels est asphyxiée la multitude cachée dans les maisons. Là foule entassée dans la citadelle demande merci. Il y avait là trente mille hommes et vingt-cinq mille femmes. Neuf cents transfuges romains avec Hasdrubal, sa femme et ses deux enfants, avaient cherché asile dans le temple d’Aschenoûm, sur le plateau de Byrsa. Désespérant d’avoir la vie sauve, les transfuges mettent le feu au sanctuaire. Hasdrubal a peur en face de la mort : il va se jeter aux pieds du consul. Sa femme, montant alors sur le faite du temple, parée de ses plus beaux habits, prononce des imprécations contre son indigne époux, poignarde ses enfants et se jette avec eux dans les flammes. La lutte était finie. L’allégresse fut sans bornes dans le camp et dans la ville de Rome. Mais on dit que Scipion, qui assistait, avec son ami Polybe, à cet incendie de dix-sept jours, versa des larmes de tristesse et prononça ces vers d’Homère (Iliade IV, 164) : Il
viendra un jour on périra Ilios la sainte, Et Priam et le peuple de Priam à la bonne lance de frêne, Dans le sort de Carthage il pressentait l’avenir de sa propre patrie. Les cinquante mille prisonniers, échappés au fer et à la flamme sont vendus ou retenus en prison : Hasdrubal et Bithyas sont internés en Italie. La ville est rasée, ainsi que les localités environnantes. La charrue passe sur la place déserte : le sol est chargé d’une malédiction éternelle avec défense d’y bâtir et d’y semer. Désormais la cité souveraine de la Méditerranée n’est plus qu’un monceau de décombres, où la science moderne n’a pu rencontrer que des fragments de poutres à demi-carbonisées, des morceaux de fer rongés par la rouille et des balles de frondeurs. Où vivait et travaillait un peuple industrieux, actif, en relation avec le monde entier, les esclaves romains ou les bergers numides vont mener paître leurs troupeaux. L’empire carthaginois est transformé en province d’Afrique, et le surnom de second Africain donné à son vainqueur (146). Après Corinthe et Carthage vient le tour de Numance : La chute de la grande cité celtibérienne couronne ce siècle de ruines. Malgré les succès de Caton, de Tiberius Sempronius Gracchus et de Publius Cornelius Scipion, l’Espagne n’était pas vaincue. Elle oppose aux exactions des conquérants une résistance intrépide. C’est une guerre interminable : rien ne peut triompher de cette race indépendante et fière. Les mesures les plus perfides et les plus cruelles sont inutiles. En Celtibérie Lucullus, en Lusitanie Galba offrent des terres fertiles aux tribus qu’ils n’ont pu vaincre, les établissent sur le Tage et les massacrent ainsi disséminées. Galba seul en égorge trente mille (151). Il n’avait pas pu tout tuer, dit Michelet : un homme s’était échappé qui vengea les autres. Viriathe était, comme tous les Lusitaniens, un pâtre, un chasseur, un brigand, un de ces hommes aux pieds rapides, qui faisaient leur vie de la guerre, qui connaissaient seuls leurs noires montagnes (sierra merena), leurs broussailles, leurs défilés étroits, qui savaient tantôt tenir ferme, tantôt se disperser au jour, pour reparaître au soir, et s’évanouir encore, laissant derrière eux des coups mortels et bondissant sur les pics, sur les corniches des monts et par les précipices, comme des chevreuils ou des chamois. Cette guerre d’escarmouches délivre pour quelque temps la Lusitanie et l’Espagnole occidentale de l’opposition romaine. Viriathe est reconnu roi de toute la Lusitanie. Sa haute fortune n’altère point sa simplicité pastorale. Aucun signe ne le distingue du commun des soldats. Chez son beau-père le prince Astolpa, dans l’Espagne romaine, il se lève du riche banquet nuptial, sans avoir touché aux mets exquis ni à la vaisselle d’or, met sa fiancée à cheval et retourne avec elle dans ses montagnes On dirait un héros des temps homériques. Une idée ferme, arrêtée, domine tous ses projets : unir les Lusitaniens et les Celtibériens dans une alliance commune pour sauver l’indépendance espagnole. Il défait successivement cinq préteurs, surprend les Romains occupés au siège d’Érisone, les bat et les rejette sur un rocher où il les tient captifs comme aux Fourches Caudines. Le consul Fabius Servilianus est forcé de conclure un traité entre le peuple romain et Viriathe (141). Le sénat le ratifie, mais avec l’arrière-pensée de le rompre à tout prix. Les armées romaines, augmentées de renforts, pressent Viriathe sur deux points à la fois. Il est contraint de négocier à son désavantage. Pendant les pourparlers, trois traîtres, Audas, Ditalco et Minucins vendent sa tête à l’étranger et le poignardent pendant son sommeil (139). La guerre d’Espagne se concentre alors dans la Celtibérie, autour de Numance, capitale des Arévaques. C’était une cité fortement assise sur une éminence escarpée près du Durius (Duero). Les cruautés et les vexations des Romains avaient poussé les Arévaques à la résistance du désespoir. Couverte par deux fleuves, des vallées âpres et des forêts profondes, Numance n’a de place que pour huit mille guerriers, mais durant dix ans tous les braves de l’Espagne viennent tour à tour renouveler cette population héroïque. Megaravius, leur chef, bat l’inhabile consul romain Quintus Pompeius, malgré la supériorité du nombre. Popilius Lamnas n’est pas plus heureux. Mancinus, enfermé dans une gorge de montagnes, est réduit à conclure la paix et à reconnaître l’indépendance des Celtibériens. Mais le sénat refuse sa sanction (137). Mancinus, désavoué, est conduit jusqu’aux avant-postes ennemis, nu, les mains liées au dos et donné en spectacle comme traître à sa patrie. Les successeurs de Mancinus continuent sans plus de succès un siège meurtrier. Le fer de l’ennemi, la maladie et la faim les déciment tour à tour. Ce sont les mêmes désastres que sous les murs de Carthage. L’espérance de Rome se tourne encore vers Scipion Émilien. Singulière destinée ! Cet homme, dit Michelet, de manières élégantes et polies, tacticien habile et général impitoyable, était par tout le monde l’exécuteur des vengeances de Rome. Arrivé devant Numance, il rétablit, comme en Afrique, la discipline relâchée des légions, exerce les soldats aux travaux des lignes et les fait marcher et manœuvrer tous les jours. Il avait soixante mille hommes sous ses ordres. Les Numantins lui offrent le combat. Il refuse, et continue les lignes de circonvallation, avec murailles, tours et fossés : la pioche et la bêche ont remplacé dans les mains du soldat la lance et l’épée. Le Durius, enfermé dans l’enceinte romaine et complètement barré, ne peut plus porter de vivres aux assiégés. La faim les contraint à se rendre. Les habitants sont vendus comme esclaves, la ville rasée, et le territoire partagé entre les cités voisines (133). Au siège de Numance, deux hommes servaient sous les ordres de Scipion et se distinguaient par leur bravoure : c’étaient le romain Marius et le numide Jugurtha. On ne tardera pas à les voir aux prises. En attendant cette lutte, l’Espagne devient tributaire de Rome : tous les pays en deçà et au delà de l’Ebre sont assujettis à son empire et ses armes parviennent jusqu’au détroit de Gadès. Decimus Brutus, dit Florus, passe le fleuve de l’Oubli (Guadalété), si redouté des soldats, parcourt en vainqueur tous les rivages de l’Océan et ne ramène ses légions qu’après avoir vu, non sans être saisi d’une religieuse horreur, non sans craindre d’avoir commis un sacrilège, le soleil se plonger dans la mer et ensevelir ses rayons dans les flots. Vers le même temps (138), la première guerre des esclaves éclate en Sicile dans la ville d’Enna. Un esclave syrien, Eunus d’Apamée, appelle ses compagnons à la révolte, en se donnant comme prophète et fils d’un roi. Le riche Damophile est tué, et plusieurs maîtres subissent le même sort. Deux cent mille esclaves se réunissent sous la conduite d’Eunus, qui tient tête durant quatre années à quatre préteurs. Rupilius les assiège dans Enna, les réduit par la famine et les fait mettre en croix. |