HISTOIRE ROMAINE

SECONDE PARTIE. — RÉPUBLlQUE

CHAPITRE VII.

 

 

PENDANT que la domination de Rome, victorieuse du Latium, de l’Étrurie et des peuples sabelliques, étendait ses progrès vers l’Italie du midi ; de grands événements s’accomplissaient en Grèce et en Orient. Philippe, roi de Macédoine, asservissait la Grèce, et son fils Alexandre conquérait la Perse, pour en laisser les lambeaux à ses lieutenants. Leurs luttes coïncident avec les guerres samnites. Leurs armées licenciées ou errantes se répandent jusque dans l’Italie méridionale. Il manquait un chef à ces espèces de condottieri : ils en trouvent un dans un brillant aventurier, Pyrrhus, roi d’Épire, surnommé l’Aigle par ses sujets. Pyrrhus était par son père, Alexandre le Molosse, cousin d’Alexandre le Grand. Il eut, de même que lui, moins le génie, les vastes désirs et le goût des lointaines entreprises. Echappé comme par miracle aux meurtriers de son père, recueilli par le roi des Taulantiens Glaucias, chassé à dix-sept ans de son royaume par Cassandre, fils d’Antipater, il accompagne en Asie son beau-frère Démétrius Poliorcète, assiste à la bataille d’Ipsus (3oi), où il déploie un grand écurage, se rend en Égypte auprès du roi Ptolémée Lagus, qui lui donne sa belle-fille en mariage et des forces pour reconquérir ses Etats. Pyrrhus réussit, essaie la conquête de la Macédoine, obtient une part du trône de Lysimaque, mais en est, dépossédé après sept mois de règne. Il revient alors en Epire, où son ardeur aventureuse subit avec peine la nécessité du repos. Tourmenté par cette soif de conquêtes, qu’a rendue proverbiale son dialogue avec Cineas, il brûle d’exécuter eu Occident les exploits dont le vainqueur de Darius a étonné l’Orient Tarente lui en offre l’occasion.

Une coalition nouvelle avait surgi contre Rome. La ville grecque de Thurium, l’ancienne Sybaris, devenue ville romaine, avait été attaquée par une armée de Tarentins, de Samnites, d’Étrusques, d’Ombriens et de Gaulois (285). Treize mille Romains, commandés par le préteur Lucius Cæcilius, sont défaits par les Sénonais sous les murs d’Arretium. Le sénat réclame. Britomar, chef des Sénonais, fait massacrer les envoyés de Rome. Le consul Publius Cornelius Dolabella tire de ce crime une vengeance éclatante. Vainqueur des Sénonais, il en passe une partie au fil de l’épée et chasse le reste hors du pays (283). Les Boïens, unis aux Etrusques, ne craignent pas de marcher sur Rome. Dolabella les bat près du lac Vadimon et sous les murs de Populonia (283, 282). La coalition est anéantie. Sena, jadis port et capitale des Sénonais, devient colonie romaine. Les Lucaniens et les Bruttiens qui ont continué le siège de Thurium sont ensuite défaits par le consul Caïus Fabricius Lucius, qui fait prisonnier leur général Statilius (282). Aussitôt toutes les petites villes doriennes de la Grande Grèce, Locres, Crotone, Rhegium ouvrent leurs portes aux garnisons romaines. Rome se trouve ainsi en face de Tarente, dont la conduite hésitante pendant la guerre contre les Samnites avait fait douter si elle était alliée ou ennemie.

Tarente, colonie lacédémonienne, était la cité la plus puissante et la plus florissante de la Grande Grèce. Située sur la côte occidentale de la presqu’île de Calabre et sur une baie d’environ cent stades de circuit, elle offrait un excellent port de relâche dans le golfe auquel elle a donné son nom.

En 281, une flotte romaine, passant de la mer Tyrrhénienne dans l’Adriatique vient jeter l’ancre dans le port même des Tarentins. Ils étaient assemblés dans leur théâtre, d’où l’on découvrait la mer. A la vue des dix vaisseaux latins, un orateur cher au peuple, Philocharis, se lève et soutient qu’un ancien traité défend aux Romains de doubler le promontoire de Junon Lacinienne. La foule excitée court sus aux vaisseaux : un est coulé à fond, cinq sont capturés et les matelots tués ou vendus comme esclaves : le chef de la flotte périt dans la mêlée. Des envoyés de Rome viennent réclamer contre cette lâche agression. Ils sont accueillis par des huées : un Grec même ose souiller d’urine la toge de Postumius. Tout le monde se met à rire : Riez, riez, dit le Romain, votre sang lavera mes habits. La populace tarentine comprend la portée de sa folle conduite. Il était trop tard. Le consul Lucius Æmilius entrait, par le Samnium ; sur le territoire de Tarente. C’est alors que les Tarentins appellent le roi Pyrrhus. Ils avaient eu déjà recours à de semblables appels. En 338, pressés par les Lucaniens et d’autres peuple du voisinage, ils avaient été secourus par Archidamus, fils d’Agésilas, qui périt dans la bataille livrée pour les défendre le jour même où Philippe gagnait la bataille de Chéronée. En 326, Alexandre, roi d’Epire, était aussi venu à leur aide ; mais, après des succès considérables, il avait été tué par les Bruttiens, près de Pandosie, sur les bords de l’Achéron (332). Les Tarentins écrivent à Pyrrhus que avec les Lucaniens, les Messapiens et les Samnites ils peuvent lever vingt mille chevaux et trois cent cinquante mille fantassins. Pyrrhus promet son aide à la condition d’être le maître absolu dans Tarente. On consent. Milon, lieutenant de Pyrrhus, débarque avec trois mille Epirotes et vient occuper la citadelle : Pyrrhus laisse la garde de son royaume à Ptolémée son fils ciné, et se met en mer. Battu par une tempête désastreuse pour son armée et pour ses munitions, il arrive accompagné de son confident le Thessalien Cineas, élève de Démosthène, et de ses deux jeunes fils Alexandre et Helenus. Son armée composée de ses troupes à lui, Molosses, Thesprotiens, Chaoniens et Ambraciotes, puis de fantassins de Macédoine, de cavalerie thessalienne et de bandes mercenaires d’Étoliens, d’Acarnaniens et d’Athamaniens, comptait en tout vingt mille soldats disposés en phalange, deux mille archers, cinq cents frondeurs, trois mille hommes de chevaux et vingt éléphants, soit vingt cinq mille cinq cents soldats. Pyrrhos commence par établir une discipline sévère et intraitable dans la ville efféminée et turbulente. Il fait fermer les gymnases et les théâtres, supprime les banquets et les réunions populaires, met des gardes aux portes pour empêcher de quitter la ville et fait transporter en Epire les mutins et les récalcitrants.

En face d’un ennemi si redoutable, Rome agit avec décision et avec vigueur. On place des garnisons dans les villes suspectes. Les chefs du parti de l’indépendance nationale y sont arrêtés ou envoyés à la mort. Tel fut le sort des sénateurs prénestins. On lève une contribution de guerre : les contingents des alliés sont exigés en entier : les prolétaires sont appelés sous les armes ; trois armées sont mises sur pied. La première reste dans la ville comme réserve. La seconde, conduite par le consul Tiberius Coruncanius, va réduire les cités étrusques de Vinci et de Volsinie. La troisième, forte de cent cinquante mille hommes, commandés par le consul Publius Lævinus, marche à la rencontre de Pyrrhos, après avoir franchi le Siris. La bataille a lieu près d’Héraclée (280). Les Romains attaquent vigoureusement l’ennemi. La victoire leur semble d’abord acquise : Pyrrhus est renversé de cheval i mais il se relève, se met à la tête de son infanterie et le combat recommence. Sept fois les phalanges et les légions s’entrechoquent, et le bruit court que Pyrrhus est mort. Mais tout à coup les éléphants, gardés en réserve, effraient les chevaux et les hommes. Les Romains, qui n’avaient jamais vu ces bêtes monstrueuses, que dans leur simplicité ils appellent des bœufs de Lucanie (boves lucas), s’enfuient en désordre et repassent le Siris. Pyrrhus vainqueur trouve sept mille Romains morts ou blessés sur le champ de bataille : il avait fait deux mille prisonniers. Mais l’armée grecque avait éprouvé des pertes considérables. Quatre mille des meilleurs soldats du roi et plusieurs lieutenants éprouvés avaient péri dans la mêlée. Aussi, comme on le félicitait de sa victoire : Encore une pareille, dit-il, et je retourne seul en Épire.

La défaite de Rome tourne contre elle les peuplades récemment soumises. A l’exception de Rhegium, opprimée par une bande de brigands campaniens, toutes les cités italiques passent du côté de Pyrrhus. Le roi songe pourtant à négocier avec les vaincus. Après avoir honorablement traité ses prisonniers, il envoie à Rome son conseiller Cineas proposer au sénat l’évacuation et la liberté des cités gréco-italiennes de Lucanie et de Campanie, la restitution de leur territoire aux Samnites, aux Dauniens, aux Lucaniens et aux Bruttiens, et la remise de Nuceria et de Venouse. Le sénat hésite un moment ; mais Appius Claudius, jadis censeur et consul, et constructeur de la voie Appienne ; aujourd’hui vieillard aveugle et blanchi par les années, ranime les courages incertains, et s’écrie qu’on ne traitera de la paix avec Pyrrhus que quand il sera hors de l’Italie. Le sénat a honte de son hésitation et Cincas retourne auprès de son maître sans avoir rien obtenu.

On dit que Pyrrhus lui ayant demandé ce qu’il pensait de Rome et du sénat, il répondit que Rome lui avait paru un temple et le sénat une assemblée de rois. On raconte que, quelque temps après, le médecin de Pyrrhus offrit aux Romains de l’empoisonner pour de l’argent. Le consul Fabricius qui était venu traiter du rachat des prisonniers, en donna généreusement avis au roi qui prononça ces paroles : Il serait plus facile de détourner le soleil de sa route que Fabricius du sentier de la justice et de la probité.

Ce qui parait plus certain que ces légendes, c’est que ni le consul Lævinus, ni les Romains ne perdirent courage. Deux nouvelles légions accourues de Rome couvrent la capitale, à huit milles de laquelle Pyrrhus s’était avancé. Des hauteurs de Préneste, il regarde la ville à l’horizon ; mais aucune des cités du Latium n’ouvre ses portes au roi d’Épire. Cependant la fortune le favorise encore à la bataille d’Asculum (279). L’armée grecque comptait soixante-dix mille hommes de pied, huit mille chevaux et dix-neuf éléphants ; l’armée romaine, soixante-dix mille fantassins, huit mille cavaliers, et, pour repousser les éléphants, des chars de combats armés de barres, de réchauds et de pointes de fer. Les forces étaient égales. Pyrrhus, vaincu le premier jour, est vainqueur le second. Les éléphants assurent la victoire. Mais elle n’a rien de décisif. Les pertes sont peu considérables et les alliés de Rome ne bougent pas. Pyrrhus, pour opérer une diversion, tourne ses projets vers la Sicile. Gendre d’Agathocle par un second mariage, il espérait y réaliser la fortune heureuse de ce fils de potier, devenu général.

La Sicile était alors envahie par les Carthaginois, qui, maîtres d’Agrigente, menaçaient Syracuse. Les Syracusains appellent Pyrrhus à leur secours. Les Carthaginois, pour tenir tête à ce nouvel ennemi, songent à convertir en alliance offensive et défensive avec les Romains les traités de commerce qu’ils avaient antérieurement contractés (509 et 347). Ce pacte est conclu. L’armée romaine et carthaginoise essaie d’enlever Rhegium, mais l’attaque ne réussit pas. La flotte phénicienne ; cinglant alors vers Syracuse, la bloque par mer, tandis qu’une forte armée l’investit par terre. Pyrrhus arrivé à ce moment (278). Il débarque malgré la flotte punique, débloque Syracuse, refoule les Carthaginois à ;dessine et les Mamertins leurs alliés à Lilybée. Carthage, demande la paix que Pyrrhus lui refuse. Le roi d’Épire règne dans l’île en maître souverain ; mais, abusant bientôt du pouvoir, il soulève contre lui l’esprit mobile des Siciliens et se voit forcé de revenir en Italie.

Milon était resté à Tarente, et Alexandre, fils de Pyrrhus, occupait Locres. Attaqué par les Romains, Milon, habile tacticien leur résiste et les repousse. Moins heureuse, la garnison Locrienne est massacrée par trahison. Pyrrhus, descendu sur la côte italienne, se jette sur Locres, l’enlève, ‘pille le temple de Proserpine pour remplir sa cassette et arrive à Tarente avec vingt mille fantassins et trois mille cavaliers. Mais les Italiens n’ont plus en lui la confiance qu’ils lui avaient d’abord témoignée, et les Romains, par leurs défaites mêmes, ont appris à le vaincre. A l’ouverture du printemps de 275, Pyrrhus rencontre près de Bénévent l’armée du consul Mucius Curius Dentatus. La division grecque qui devait prendre les Romains en flanc s’étant égarée dans les bois, les forces de Curius s’en trouvent comme doublées ; et les éléphants, mis en désordre par les archers préposés à la garde du camp, se tournent cette fois contre les troupes royales. Les vainqueurs s’emparent du camp de Pyrrhus, font treize cents prisonniers, et prennent quatre éléphants, les premiers que Rome eût jamais vus, sans compter un butin immense, dont le produit est appliqué à la construction d’un aqueduc menant de Tibur à Rome les eaux de l’Anio. Sans soldats, sans argent, Pyrrhus demande vainement du secours aux rois d’Asie et de Macédoine ; il est forcé de retourner en Grèce, se jette dans les entreprises les plus périlleuses, gagne encore quelques batailles, et va périr misérablement dans une rue d’Argos écrasé par une tuile qu’une vieille femme lance sur lui du haut de sa maison. Un soldat nommé Zopyre lui coupe la tête (272). Aucune fondation durable ne subsiste après lui. A qui léguerez-vous votre héritage ? lui disaient ses enfants. — A l’épée qui percera le mieux.

La victoire de Curius et la retraite de Pyrrhus livrent aux Romains tout le centre et le midi de l’Italie. Milon négocie avec Lucius Papirius, pour sortir librement de Tarente avec armes et bagages. Les Campaniens, établis à Rhegium, y sont forcés ; trois cents d’entre eux conduits à Rome, sont battus de verges et décapités. Les Samnites, les Lucaniens et les Bruttiens rendent les armes : s’ils résistent, l’épée et le gibet en ont définitivement raison. Rome fidèle à son système de colonisation, construit dans sa nouvelle conquête des forteresses et des routes nouvelles. En Lucanie s’élèvent Pastum et Cosa ; Bénévent et Æsernia enchaînent le Samnium ; Arsinium est jetée en avant pour contenir les Gaulois. La grande voie Appienne est continuée. Passant entre Capoue et Venouse par la station intermédiaire de Bénévent, elle aboutit aux deux ports de Parente et de Brindes. Une colonie occupe cette dernière ville, dont la politique romaine fait la rivale et l’héritière commerciale du marché tarentin. Tarente avait été condamnée à remettre ses vaisseaux et ses armes et à détruire ses remparts. Ses richesses, transportées à Rome, donnent à la république le moyen de frapper pour la première fois une monnaie d’argent (269).

Les Romains n’acquirent pas seulement du territoire en combattant contre Pyrrhus. Cette guerre, dit Saint-Évremond, leur ouvrit l’esprit. Avec un ennemi qui avait tant d’expérience, ils devinrent plus industrieux et plus éclairés. Ils trouvèrent le moyen de se garantir des éléphants qui avaient mis le désordre dans les légions au premier combat ; ils évitèrent les plaines et cherchèrent les lieux avantageux contre une cavalerie qu’ils avaient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former un camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l’ordre et la distinction de ses troupes.

A partir de ce moment, Rome, maîtresse de l’Italie depuis le Rubicon jusqu’au détroit de Messine, entre dans le cercle des événements politiques où se meut le reste du monde, c’est-à-dire la Grèce et l’Orient. Carthage s’est faite alliée des Romains : le roi d’Égypte, Ptolémée Philadelphe, leur envoie une ambassade. Ln même temps la vertu rigide, les mœurs austères, la simplicité de la vie écartent la richesse et le luxe. Curius et Fabricius meurent pauvres comme Aristide. Fabius Maximus est enterré aux frais de ses amis. La probité et la grandeur d’âme donnent seules le rang et la considéraient : patriciens et plébéiens rivalisent d’héroïsme et de bravoure. Par l’extension des frontières romaines, les assemblées populaires perdent de leur importance, et l’autorité se concentre dans le sénat, l’expression la plus noble de la nation, la première corporation politique de tous les temps, dont le patriotisme, l’esprit de suite, la prudence et l’unité parviennent à concilier l’énergie du despotisme avec les franchises de la liberté.

Pyrrhus avait dit, en quittant la Sicile : Quel beau champ de bataille nous laissons aux Romains et aux Carthaginois ! Rome est plus qu’en état de se mesurer avec Carthage, elle peut la vaincre : la louve romaine est assez forte pour arrêter l’essor du coursier libyen.