Aux guerres périlleuses que la République soutient à l’extérieur avec des ennemis très rapprochés, tels que les Sabins, les Latins, les Étrusques, les Aurunces, viennent s’ajouter des luttes violentes au dedans entre les patriciens et les plébéiens. Il semble que ce soient deux races, deux villes en présence et en guerre. La question des dettes soulève les premières tempêtes. Le patricien avare prêtant au plébéien pauvre à l’intérêt énorme de douze pour cent, le plébéien ne peut s’acquitter. Dans nos sociétés modernes le commerce et l’industrie fournissent au travailleur endetté le moyen de payer le riche auquel il a fait un emprunt. A Rome, le riche n’a pas besoin du pauvre : le travail de ses esclaves lui suffit. Au contraire, le laboureur pauvre a besoin du riche pour compenser la perte de sa chaumière incendiée, de ses charrues, de ses bœufs enlevés par les Èques ou les Sabins. Et quelle est l’hypothèque qui garantit la créance ? Le propre champ du cultivateur soldat, qui compte sur une victoire pour payer. La victoire ne vient pas. La valeur du champ engagé est bientôt absorbée par les intérêts accumulés. Alors c’est la personne du plébéien qui répond de sa dette ; le débiteur devient la chose du créancier : il est lié, enchaîné, nexus. Quelques patriciens impitoyables, poussant à bout les rigueurs de la loi, tiennent les nexi emprisonnés dans leurs maisons et les traitent comme des esclaves. Un jour, un vieillard parait dans le Forum, couvert de haillons, maigre, pâle, la barbe longue, les cheveux en désordre : on dirait d’une bête sauvage. C’était un brave soldat, à la poitrine couverte de cicatrices. Il conte que dans la guerre des Sabins sa ferme a été brûlée, ses troupeaux pris par l’ennemi. Pour payer l’impôt, il a dit emprunter ; mais n’ayant pu payer, il a été enfermé dans l’ergastulum, la prison des esclaves : son créancier est devenu son bourreau : son dos saigne encore des coups de fouet qu’il a reçus. Un cri d’indignation s’élève. Les débiteurs prêtent main-forte au vieillard et s’ameutent. Les patriciens sont en péril. Les consuls Servilius et Appius se présentent au peuple. On réclame d’eux qu’ils rassemblent le sénat. Après de longues hésitations, l’esprit conciliant de Servilius l’emporte sur l’orgueil inflexible d’Appius. On incline vers des concessions qu’un incident imprévu rend encore plus nécessaires. Pendant qu’on délibère, on annonce tout à coup que les Volsques viennent assiéger la ville. Que les patriciens aillent combattre, s’écrient les plébéiens : à eux les dangers de la guerre, puisqu’ils en ont le profit !... Le sénat, sur la proposition de Servilius, rend un décret par lequel il est défendu de tenir emprisonné un citoyen romain qui doit être inscrit comme soldat ; de posséder ou de vendre la terre d’un soldat sous les armes, de détenir sa propre personne ou quelqu’un des siens. Aussitôt les nexi donnent leurs noms, prêtent le serment, vont combattre les Volsques et reviennent vainqueurs (495). Les Sabins et les Aurunces sont battus dans la même campagne. Le butin distribué soulage les plébéiens indigents. Des colonies établies à Suessa Pometia, à Ecetra et à Vélitres, nouvellement conquises, débarrassent la cité d’une multitude misérable. L’année suivante, le péril éloigné rend les patriciens plus sévères, plus cruels contre les débiteurs. L’influence de Servilius cède aux duretés d’Appius. L’irritation populaire se porte sur l’un et l’autre consul Tous les deux se disputaient l’honneur de dédier le temple de Mercure. Le peuple décerne ce privilège à un simple centurion, nommé Lætorius. La fermentation continue. Le Forum est plein de trouble et de bruit. Des assemblées nocturnes se forment sur l’Aventin, sur l’Esquilin, dans le quartier remuant de Subura. Quand le consul veut faire arrêter ut citoyen turbulent, les licteurs sont repoussés et le mutin soustrait à la justice. Le sénat même est menacé. Appius Claudius propose de nommer ion dictateur. Le sénat, par esprit de prudence, choisit M. Valerius, frère de Publicola. On s’enrôle sous ses ordres pour repousser les Volsques, les Sabins et les Èques, qui ont repris simultanément les armes. Les légions sont victorieuses. Le dictateur, au retour, veut qu’on adoucisse le sort des débiteurs. Le sénat s’y refuse, Alors invoquant le dieu de la bonne toi (dius Fidius), le dictateur abdique et rentre dans la vie privée, accompagné des applaudissements de la foule. Irrités de la perfidie des patriciens, les plébéiens, au nombre de quatre mille, prennent le parti de quitter Rome, sous la conduite de Sicinius Bellutus, et de fonder une autre ville sur le Mont Sacré, dans une prairie baignée par l’Anio. Au bout de quatre mois, les patriciens effrayés envoient des députés pour traiter avec les plébéiens. La légende attribue à Menenius Agrippa et à l’apologue des membres en querelle avec l’estomac le retour des plébéiens dans Rome. Ce qu’il y a de certain, c’est que les plébéiens ne consentent à revenir qu’après avoir obtenu la création de deux tribuns, tirés exclusivement de la plèbe et investis du pouvoir de la protéger contre les patriciens Les tribuns n’exercent aucune autorité ; ils ne commandent point, ils ne jurent point, mais ils sont armés d’un droit d’opposition, veto, je m’oppose : et cette voix négative, cette unique parole leur permettra de conquérir toutes les libertés. Comme le lieu même qui a été le berceau de la liberté plébéienne, la personne du tribun est sacrée. Quiconque met la main sur un tribun est dévoué aux dieux. Les empereurs eux-mêmes garantiront plus tard leur inviolabilité par la puissance tribunitienne. Les deux premiers tribuns du peuple furent Licinius et Albinus opposés aux deux consuls patriciens ; mais ils demandèrent et obtinrent trois autres collègues Sicinius Bellutus, Junius Brutus et Icilius. Une autre magistrature plébéienne, l’édilité, inviolable comme le tribunat, prend naissance avec lui et lui sert d’auxiliaire. Chargés de la police intérieure, des édifices publics, du prix des denrées et de l’approvisionnement des marchés, les édiles veillent à ce que la plèbe ne meure pas de faim, tandis que les tribuns veillent à ce qu’elle ne soit plus opprimée. |