HISTOIRE ROMAINE

PREMIÈRE PARTIE — ROYAUTÉ

CHAPITRE PREMIER.

 

 

L’ITALIE, le pays des bœufs (ίταλός, jeune taureau), est une longue presqu’île, montagneuse et volcanique, séparée du continent européen par la chaîne circulaire des Alpes, qui la limitent au Nord. Un rameau puissant, détaché du système alpestre, la parcours dans toute son étendue : c’est l’Apennin, l’épine dorsale de l’Italie, qui se prolonge jusqu’en Sicile, où il forme la masse de l’Etna. Le point culminant de l’Apennin est le Gran-Sasso, dans les Abruzzes. La longueur diagonale de la péninsule italique est de treize cents kilomètres ; sa largeur varie entre soixante et cinq cents. Sa configuration lui donne l’air d’une botte éperonnée.

Baignées au nord-est par la mer Adriatique, au sud-ouest par la mer Tyrrhénienne, les côtes de l’Italie sont découpées en golfes profonds et en nombreuses échancrures. La côte septentrionale de la mer Tyrrhénienne est élevée, rocheuse et saine : vers le centre, elle est basse ; sablonneuse, couverte de landes marécageuses, de marais pestilentiels et fiévreux : au midi, elle redevient rocheuse et salubre, avec les golfes magnifiques de Naples, de Salerne, de Tarente, et la pyramide fumante du Vésuve. Le littoral de la mer Adriatique, droit et élevé vers le centre, est bas et plat dans le reste de son développement, et il offre au nord de vastes lagunes.

Dans la partie continentale de l’Italie, les grands escarpements, les glaciers et les neiges des Alpes font contraste avec les plaines arrosées par le Pô et par ses affluents, le Tanaro, le Tésin, le Mincio, le Réno, la Trébie, et par les diverses branches de l’Adige. On y rencontre une suite de lacs aux rives pittoresques, entre autres ceux de Côme, de Garde et le lac Majeur. La partie péninsulaire est très accidentée. Des montagnes, des plateaux âpres et stériles, des vallées et des plaines fécondes, des terrains sulfureux et volcaniques en varient les aspects. Les fleuves y sont petits et rares, les torrents nombreux. Les principaux cours d’eau de la mer Tyrrhénienne sont l’Arno, le Tibre, le Vulturne, et les torrents de la Calabre ; ceux de la mer Adriatique sont l’Aufide, le Métaure et le Rubicon. On y trouve les lacs de Trasimène, Fucin, Averne, Lucrin, cratères d’anciens volcans.

L’Italie jouit, en général, d’un climat sain et tempéré l’air est pur dans les montagnes et dans les grandes plaines : il ne contient d’éléments méphitiques et morbides que dans les terrains paludéens. Les contreforts montagneux, fertiles et tapissés de verdure ; se prêtent merveilleusement, ainsi que les campagnes et les pâturages du nord et du centre, à l’agriculture et à l’élève du bétail, des abeilles et des vers à soie. Les céréales, la vigne, le figuier, l’olivier, l’oranger, le mûrier et les différentes essences d’arbres fruitiers s’y trouvent en abondance : les arbres forestiers, tels que le chêne, le hêtre, le pin, le châtaignier et le platane, y croissent partout : les lauriers, les peupliers et les saules se plaie sent auprès des cours d’eau. On y rencontre de nombreux troupeaux de toute espèce, et c’est le seul pays de l’Europe où l’on voit encore des buffles ou bœufs sauvages. La faune et la flore italiennes sont d’une très grande variété.

Les richesses minérales de l’Italie sont le cuivre, le plomb, le fer, le zinc, des bancs d’alun, des gisements de sel, de soufre, des carrières de marbres et de pierres à bâtir. Les anciens exploitaient quelques filons d’or et d’argent.

Un pays si heureusement doué, ouvert par le nord aux peuplades germaines et gauloises, parle sud et par l’est à celles d’origine asiatique et hellénique, ne pouvait manquer de devenir un jour le théâtre historique d’une nation forte et puissante. Aussi, dès les temps les plus reculés, indépendamment de la race primitive et autochtone dont l’origine et la destinée échappent à l’histoire, différents peuples y font invasion et essaient d’y fonder des colonies plus ou moins stables, attirées et retenues par la beauté du climat et par la fertilité du sol. Parmi ces immigrations successives, les traditions les plus authentiques en signalent trois principales.

Environ quinze cents ans avant l’ère chrétienne, les défilés des Alpes carniques, au nord de l’Italie, livrent passage à une peuplade asiatique de pâtres, de laboureurs et de chasseurs, que l’antiquité appelle illyrienne, et que l’ethnographie moderne nomme pélasgique. Elle se composait de plusieurs tribus : les Sicules, les Liburnes, les Vénètes, peuple navigateur, industrieux, religieux, connaissant l’art de bâtir et peut-être celui d’écrire. Les Liburnes et les Vénètes s’établissent sur les bords de l’adriatique. Une partie des Sicules suit la côte occidentale, entre dans le Latium et s’y fixe sous le nom de Tyrrhéniens et de Latins. L’autre partie descend jusqu’à l’extrémité de la péninsule, traverse le détroit et s’établit dans l’île de Trinacrie, qui prend dès lors le nom de Sicile. A peu près vers le même temps une population ibérique, les Sicanes, venus des bords du Sicoris, fleuve d’Espagne, pénètre dans l’ouest de l’Italie, est repoussée par les immigrations suivantes jusque dans la Sicile et s’y mêle avec les Sicules.

La seconde invasion a lieu cent ans après la première, vers 1400. La race celtique des Isombres ou Ombriens, vient s’établir dans la Gaule cisalpine et dans la Vénétie, où elle fonde Milan. De là les Ombriens poussent une pointe vers le milieu de l’Italie, et, se ramifiant à gauche et à droite, s’étendent dans l’Étrurie et dans le Picénum. Le trait caractéristique de cette invasion est un commencement d’unité de race et de langue. L’idiome commun aux populations des deux versants des Apennins et de la Campanie devient l’ombrien ou osque, parlé plus tard depuis Rome jusqu’à Tarente, et, comme la voie Appienne, traversant l’Italie dans toute sa longueur.

La troisième invasion, celle des Rasènes, venus de la Rhétie (Tyrol), a lieu vers le XIe siècle avant l’ère chrétienne. Les nouveaux envahisseurs se jettent sur les Ombriens, établissent une première colonie dans les plaines du Pô, et fondent ensuite, entre l’Arno et le Tibre, un établissement durable, sous le nom de Tusci ou Étrusques. Ils franchissent alors le Tibre, traversent le Latium, occupent la Campanie et y organisent une confédération de douze cités : la principale était Capoue.

Telles sont les trois grandes immigrations des peuples qui se substituent ou qui se mêlent à la race indigène de l’Italie. De cette fusion, plus ou moins étroite, d’éléments illyriens, ombriens, étrusques, sortent les Aborigènes, dont les principales tribus sont les Osques ou Opiques, les Marses, les Sabins, les Samnites, les Lucaniens et les Campaniens.

Quelques légendes fabuleuses ou allégoriques, embellies par la poésie et par le patriotisme romain, s’ajoutent aux réalités de l’histoire. Caton l’Ancien, Nævius, Cicéron, Tite-Live, Virgile et d’autres écrivains latins parlent du règne de Saturne, du combat d’Hercule et de Cacus, des arrivées successives de l’Arcadien Évandre qui fonde Pallantie sur une colline du Tibre, du Grec Diomède, fondateur d’Arpi, de l’Argien Tibur, fils d’Amphiaraüs, qui bâtit une ville de son nom, du Troyen Anténor, qui fonde Padoue, et surtout du troyen Enée, dont le fils. Ascane, est chef de la lignée des rois albains, ancêtres de Romulus. Toutefois Tite-Live n’admet pas ces traditions comme certaines. L’antiquité, dit-il, a le privilège de faire intervenir des divinités à la naissance des villes, pour imprimer à leur berceau un caractère plus auguste ; mais qu’on accueille ces récits on qu’on les rejette, il n’y faut pas attacher d’importance.

Quoi qu’il en soit, chacune des races, qui se partagent l’Italie, suit sa destinée dans l’histoire. Dans la Haute-Italie, les Gaulois et les Étrusques se combattent et s’asservissent tour à tour, au milieu de luttes, où triomphent tantôt la barbarie, la soif du pillage, l’esprit de conquête et d’aventure, tantôt l’esprit de sociabilité, de commerce, d’épargne, de civilisation. Dans la Basse-Italie, les Siciliens, ainsi que les habitants de la Campanie et de la Grande-Grèce, qui se trouvent en contact immédiat avec les contrées helléniques, en subissent pour toujours l’influence.

Il n’en est pas de même des peuplades de l’Italie centrale, établie au nord du Tibre et au midi de l’Anio, c’est-à-dire dans la Sabine et dans le Latium. Jetons un coup d’œil sur ces deus peuples de même famille, mais de race distincte, du mélange desquels doit sortir le peuple romain, et qui, avant de former un corps de nation, sont séparés et ennemis.

Lorsque de l’un des points qui dominent la campagne romaine, on contemple le paysage qui se déploie sous les regards, on aperçoit d’un côté des montagnes abruptes, qui se rattachent aux Apennins, et de l’autre une plaine qui s’étend jusqu’à la mer, où elle se découpe en havres rares et étroits. La montagne c’est la Sabine, dure et guerrière, le pays des Quirites, du peuple-lance (quir, lance ou Sabin). La plaine, c’est le Latium agricole (πλατύς, latus, le large pays). Cette plaine, où se dresse le Soracte, le mont Albain et quelques éminences, est arrosée par le Tibre, jadis Albula (eau sulfureuse), qui descend du massif ombrien, et dont le cours, ondulant comme une couleuvre jaune, aboutit, au-dessous d’Ostie, à la mer Tyrrhénienne, après avoir longé plusieurs collines couronnées de forêts. Les Latins, d’abord hommes des bois, véritables loups, fils de Faunus (de favere, dieu protecteur des forêts) et de Picus (le pivert), sont ensuite civilisés par Saturne (Sator, le semeur), c’est-à-dire passent de la vie de chasseurs et de pillards à une existence pacifique et agricole. Mais les Sabins rudes et belliqueux ne les laissent point en repos. Leur dieu Janus Quirinus, le même que le soleil qui tue en dardant ses rayons, et leur dieu Mars, symbole ou synonyme de la mort (Mars, Mors), les poussent à s’élancer de leurs montagnes aux arêtes accentuées et fermes comme de l’acier, sur les plaines fertiles du Latium, à ravager les moissons, à enlever les bestiaux, à massacrer les laboureurs.

Cependant un trait commun d’organisation politique rapproche les deux peuples. Les Sabins, malgré leur fougue indépendante, forment une confédération de villes unies par l’intérêt ou par l’amitié, Cures, Réate, Amiterne. Nomentum, Nursia, sans avoir cependant une capitale pour centre. Les Latins, campagnards énergiques, menant, dans leurs villages ouverts ou sur leurs collines boisées et fortifiées, une vie simple et laborieuse, forment aussi, comme les Sabins, une confédération de bourgades et de hameaux, Tusculum, Aricie, Gabies, Lavinium, Préneste. Seulement, ils se groupent autour d’un château fort, espèce de nid d’aigle, qui sert de lieu de rassemblement, de défense et d’asile. Albe-la-Longue, située sur un étroit plateau du mont Albain, est regardée comme la plus ancienne capitale de la confédération latine, la métropole de Rome, le berceau du peuple à qui le ciel réservait l’empire de l’univers.