HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

QUATRIÈME PARTIE

 

LA RÉACTION.

 

 

Ici s’arrête, à proprement parler, le mouvement révolutionnaire de 1848 et la tâche que j’ai entreprise de rechercher, jusque dans ses moindres oscillations, jusque dans ses manifestations les plus éphémères, son caractère essentiel.

La victoire remportée par le général Cavaignac sur l’insurrection de juin est le dernier terme de ce mouvement complexe, provoqué par l’action commune du prolétariat et de la bourgeoisie, auquel l’instinct populaire donnait, le 24 février 1848, le nom de révolution politique et sociale.

Par cette victoire, la scission à peine sensible au sein du gouvernement provisoire, mais toujours croissante depuis l’ouverture de l’Assemblée entre la révolution sociale et la révolution politique est consommée. Le prolétariat, qui a attenté deux fois au principe de la souveraineté du peuple, est châtié sévèrement et disparaît de la scène ; désormais le mouvement appartient exclusivement à la bourgeoisie.

Sous le gouvernement des républicains auxquels elle en remet la direction, il demeure un moment comme suspendu entre le flux et le reflux de l’opinion, entre la révolution et la réaction. Mais bientôt le courant naturel de l’opinion qui, laissé à lui-même, s’arrêterait à la République tempérée, grossit et déborde sous l’action des partis. Les hommes d’État des anciennes dynasties se croyant près de ressaisir le pouvoir poussent au renversement des institutions républicaines. De la réaction contre la révolution sociale la bourgeoisie se laisse emporter jusqu’à la réaction contre la révolution politique. Les républicains modérés sont écartés, après qu’ils ont servi à mettre hors de cause les socialistes et les radicaux. Tout recule, tout se précipite en arrière ; la société semble disposée à rentrer dans les formes qu’elle vient de détruire, quand un nom surgit tout à coup, dont la fascination attire et arrête à soi les courants les plus opposés de l’opinion, et, s’imposant avec une puissance inouïe à la révolution chancelante, lui annonce et promet de lui donner une forme, une impulsion, une existence nouvelle.

Le moment n’est pas venu encore d’écrire l’histoire circonstanciée de cette nouvelle phase du mouvement démocratique qui commence à l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la République ; moins qu’à tout autre, d’ailleurs, il m’appartiendrait de le tenter.

Profondément convaincue de l’excellence des institutions libres et certaine que la démocratie, le jour où elle aura une parfaite conscience d’elle-même, de ses principes, de ses besoins moraux et matériels, ne leur trouvera pas d’expression supérieure et rentrera dans les conditions rationnelles du progrès, j’expliquerais mal certaines crises de son développement, inévitables peut-être, mais bien douloureuses, puisqu’elles semblent exclure la liberté. Je me bornerai donc ici, afin d’éclairer encore de quelque reflet l’histoire qu’on vient de lire, à rapporter succinctement les principaux actes politiques du général Cavaignac et la fin rapide d’un gouvernement qui emporta dans sa chute le dernier simulacre de pouvoir resté encore à la bourgeoisie républicaine.

Certes, ce n’est point une exagération de dire que, après l’insurrection de juin, la société tout entière, qui demeurait, malgré sa victoire, en proie à un sentiment de terreur auquel on ne saurait rien comparer depuis l’invasion de Rome par les barbares, salua son libérateur d’une acclamation unanime et lui remit, dans un véritable transport de reconnaissance, le soin de la conduire et de la préserver de nouveaux périls.

Depuis longtemps prévue, souhaitée par l’opinion, nécessitée enfin par l’événement, l’élévation du général Cavaignac avait un sens profond, auquel peut-être on n’a pas donné jusqu’ici une attention suffisante.

Pour la troisième fois depuis le renversement du trône de juillet, ce qu’on appelle la force des choses, c’est-à-dire cette voix latente qui se dégage à certains moments décisifs dans la vie des peuples de l’état général des idées et des mœurs, se prononçait et proclamait la République ; pour la troisième fois aussi, et à chaque fois d’un accent moins équivoque, elle marquait le caractère démocratique, mais le mouvement tempéré que le pays entendait donner au gouvernement républicain.

Le nom de M. de Lamartine au gouvernement provisoire, la popularité passionnée qui l’entoura et qui ne voulut voir que lui, même en ces heures d’ivresse où l’élément populaire débordé semblait assigner à quelques-uns de ses collègues le rôle principal, furent une première indication, mais déjà très-précise, des limites tracées à la révolution par le commun instinct ; les élections pour l’Assemblée constituante en furent un autre. Ces élections, aussi générales, aussi libres qu’il était possible de les concevoir, donnèrent à l’état républicain sa sanction, en même temps que son interprétation la plus large et la plus modérée.

Aussi, quand l’Assemblée constituante, en se réunissant, fit retentir le cri de : Vive la République ! ne parut-elle à personne ni hypocrite ni téméraire, car chacun sentait en elle et souhaitait qu’elle exprimât dans les lois l’esprit de liberté, d’égalité, de fraternité qui éclairait visiblement alors la raison et qui remuait les entrailles de la France.

J’ai tâché d’expliquer, en retraçant les fautes politiques des partis qui se formèrent au sein de l’Assemblée, comment s’opéra la scission entre les deux classes qui, dans Paris, avaient fait la révolution, si ce n’est de concert, du moins ensemble.

Cette scission funeste, née dans le cerveau malade de quelques fanatiques, rendue plus profonde par l’inaction du gouvernement, par les excitations des factieux et les prédications des sectaires, cet antagonisme plus factice que réel, entre la république politique et la république sociale entre la bourgeoisie et le prolétariat, aboutit, comme nous venons de le voir, par une logique rapide à la révolte et à la défaite des prolétaires.

La victoire que l’Assemblée nationale remporta sur l’insurrection fut applaudie par la France et par l’Europe, comme une victoire de l’ordre sur l’anarchie. Cette appréciation était juste, mais incomplète. Réprimer une révolte contre la souveraineté nationale, c’était assurément rétablir l’ordre, mais non pas seulement un ordre apparent et tout matériel, tel que le concevait la peur du vulgaire, ou tel que le voulait, en attendant autre chose, l’hypocrisie des partis, c’était surtout rétablir cet ordre moral autant que politique, qui naît, dans une société libre, de la soumission des esprits à des institutions conformes à l’état des mœurs.

C’est ainsi que le comprit l’Assemblée constituante lorsqu’elle conféra le pouvoir suprême à un homme dont le nom et l’épée étaient tout à la fois un symbole et un gage de l’ordre républicain. De son aveu, de l’aveu du peuple qu’elle représentait, l’idée républicaine se concentra dans un homme, comme pour se rendre plus sensible. Afin d’imposer mieux à ses ennemis le sentiment de sa force, elle se personnifia dans un soldat.

En présence de ce grand fait, la société préservée de l’anarchie par les républicains, aucune opposition sérieuse à la République n’était plus possible. L’élévation du général Cavaignac, comme l’État républicain lui-même qu’il venait de sauver et qu’il était chargé de raffermir, avait un caractère de nécessité qui, sans en diminuer l’éclat, en doublait la force et devant lequel tous les partis rentraient dans le silence. Jamais plus soudaine élévation ne s’était produite avec moins de part de la personne exaltée. Le général Cavaignac n’avait pas été libre de la vouloir ou de ne la pas vouloir ; la convoiter ou la repousser, lui eût été presque également impossible. Son absence prolongée de la France et la trempe de son caractère, en le rendant étranger aux partis qui se disputaient la conduite des affaires, étaient une cause principale, mais toute négative de sa fortune. Plus sa personne restait inconnue, mieux la double idée qui s’attachait à son nom républicain et à sa profession de soldat devait apparaître à l’heure où le besoin de contenir la révolution et l’impossibilité de fonder, en dehors de cette révolution même, une autorité capable de la dominer, éclataient à la fois de toutes parts et s’imposaient à la conscience publique.

C’est le propre des civilisations avancées qu’elles se soustraient davantage, dans leur marche plus compliquée et plus savante, aux influences personnelles, à ce qu’on pourrait appeler l’accident, le hasard. Les idées y engendrent plus manifestement les faits. Les événements semblent s’y ranger sous une loi supérieure que trouble de moins en moins l’action des volontés particulières. Par une contradiction qui n’est qu’apparente, plus la liberté humaine croît en puissance, plus aussi elle s’ordonne et se soumet à cette nécessité divine, à cette invisible souveraineté qui gouverne le monde. Aussi voyons-nous dans la suite des histoires qui transmettent d’une génération à l’autre les révolutions des empires, la tâche du narrateur s’amoindrir à mesure que s’étend celle du philosophe. Les aventures perdent leur vraisemblance, les faits ne s’expliquent plus par le caprice du sort ; les héros même ne sauraient plus nous intéresser si l’on ne sait nous montrer en eux l’expression vivante d’un temps et le génie d’un peuple.

C’est ce genre d’intérêt et d’instruction sévère, mais supérieure, qu’offre à un haut degré, selon moi, la révolution de 1848. Le mouvement général des idées y est tout ; la valeur relative et passagère de certains hommes que ce mouvement amène au premier rang y est peu de chose. Nous l’avons vu dans la popularité si instantanée et si vite évanouie de M. de Lamartine ; l’élévation et la chute du général Cavaignac en seront un nouvel exemple ; plus tard, l’exemple deviendra plus frappant encore dans la fortune prodigieuse du nom de Louis Bonaparte.

Il n’est presque personne en France qui ne crût, après l’insurrection de juin, le gouvernement républicain raffermi pour un long espace de temps. En voyant l’Assemblée nationale et le général Cavaignac, en parfait accord d’intentions, préparer ce gouvernement régulier, ce pouvoir constitutionnel après lequel chacun soupirait, on ne mettait plus guère en doute la possibilité de combiner, dans des institutions durables, la liberté et l’autorité dont on éprouvait un égal besoin.

La force mutuelle que se prêtaient en ce moment le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif en paraissait un présage certain ; toutes les difficultés de la situation politique semblaient aplanies. Le socialisme et ses exigences outrées pour longtemps hors de cause ; la majorité républicaine dans l’Assemblée, désormais confiante dans ses propres forces, mais disposée à suivre l’impulsion du chef qu’elle s’est donné ; les partis royalistes réduits, une seconde, fois, par la grandeur de l’événement, à feindre l’acquiescement à la République ; l’armée rétablie dans Paris ; des généraux victorieux qui ne réclament rien, après le péril de l’honneur du succès et se rangent avec déférence derrière celui auquel ils commandaient encore la veille ; la révolution, bien que domptée au dedans, assez puissante au dehors pour que les souverains ne puissent susciter à la France aucun embarras : tel était l’ensemble des faits qui créaient au général Cavaignac une situation plus grande et plus forte, en apparence, que ne l’avait eue, depuis longtemps, aucun des hommes qui avaient possédé le pouvoir. Mais si la situation d’un homme lui est faite le plus souvent par des circonstances où il n’a que peu ou point de part, l’avantage qu’il tire de cette situation est toujours son œuvre personnelle.

Ce fut un malheur pour la France que le général Cavaignac ne joignît pas au sentiment du bien, du beau, du juste, qui était en lui et qui le plaçait au niveau des situations les plus élevées, cette pénétration de l’intelligence qui les comprend tout entières et cette spontanéité d’action qui les domine. Si son génie lui eût révélé la triple force qui s’attachait à son nom, à son épée, à sa situation, il eût accompli une phase décisive de la révolution française, en fondant, pour une longue période de temps, le gouvernement républicain. Mais, ainsi qu’ont pu le faire pressentir quelques traits esquissés précédemment, le général Cavaignac ne devait comprendre sa tâche et son rôle que d’une manière incomplète. Tout au contraire de M. de Lamartine, qui, pour s’être formé un idéal trop vaste de la révolution, négligea de pourvoir à l’établissement de la République, le général Cavaignac, s’embarrassant dans une application scrupuleuse, défiante et timide du gouvernement républicain, ferma son esprit aux inspirations hardies de la révolution. Ces deux hommes, semblables en courage et en noblesse d’âme, mais qui formaient par d’autres côtés de leur nature un contraste très-accusé, devaient avoir une même fin politique. Lamartine, à force de rêver la gloire, laissa échapper l’autorité ; Cavaignac, occupé à défendre son autorité et surtout à préserver son honneur, ne connut pas ces élans vers la gloire qui entraînent les hommes. L’un et l’autre, en présence d’une Assemblée qui ne demandait qu’à être dirigée, ne surent ou ne voulurent exercer sur elle aucune action ; Lamartine, parce qu’il la dédaignait un peu ; Cavaignac, parce qu’il la respectait trop. Tous deux se perdirent et perdirent la révolution ; l’un, parce qu’il la croyait accomplie déjà ; l’autre, parce qu’il la jugeait impossible.

J’ai dit qu’au moment où le général Cavaignac prit en main la conduite des affaires, la société tout entière s’abandonnait à un sentiment de terreur rétrospective qui survécut longtemps au danger qu’elle avait couru. Le combat acharné qu’on s’était livré pendant quatre jours laissait dans les imaginations une impression profonde que l’aspect de Paris ravivait à toute heure. La vaste étendue du champ de bataille dont chacun, pendant le combat, n’avait mesuré qu’un point circonscrit, étonnait la pensée. Sur un espace de plusieurs lieues et qui comprend plus de la moitié de la ville, le boulet, l’obus, la mitraille, le canon, la sape et la mine n’ont pas cessé, pendant près de cent heures, d’exercer leurs ravages. Les colonnades, les frontons des palais et des églises sont mutilés, des façades entières de maisons ont disparu. Des bivouacs, des parcs d’artillerie, sont établis sur les places publiques ; on voit passer des chariots remplis d’armes enlevées aux vaincus[1]. De longs convois de prisonniers s’acheminent vers les forts ; les prisons sont encombrées ; les arrestations sont faites par masses. On assure que dans le premier moment il n’y en a pas eu moins de vingt-cinq mille. Bien des haines personnelles, bien des rivalités de professions ont saisi l’occasion inespérée de se satisfaire en paraissant servir la chose publique ; les délations anonymes sont innombrables. Les enfants de la garde mobile, qui se considèrent comme les vainqueurs de Paris et qu’on ne parvient pas à faire rentrer sous la discipline, plus de cent mille gardes nationaux, accourus de tous les points de la France et qui n’ont pas pris part au combat, amusent leur désœuvrement et signalent leur zèle par des perquisitions et des arrestations, dont leur caprice est la seule règle et l’unique prétexte. Au bout de quelques jours, l’autorité est si embarrassée de ses prisonniers, le danger de pareilles agglomérations d’hommes dans des espaces étroits et insalubres devient tel, qu’elle en fait relâcher, sans examen, plus de la moitié[2].

On craignait aussi, malheureusement ce n’était pas sans raison, que les ressentiments de la garde nationale ne la portassent à de tristes excès. Les factionnaires en sentinelle devant le caveau de la terrasse du bord de l’eau, dans le jardin des Tuileries, où quinze cents personnes sont entassées dans une boue fétide, ont tiré sur ces malheureux qui se disputaient les places voisines des soupiraux par lesquels leur venait un peu d’air et de lumière. Pour contenir les gardes mobiles, quelques officiers leur ont laissé entendre que l’on procéderait incessamment à des fusillades en masse[3]. La peur inouïe qu’inspiraient aux bourgeois de Paris les insurgés vaincus, tolérait, encourageait en quelque sorte les mauvais traitements auxquels ils étaient en butte. Pendant plus d’un mois après l’insurrection, l’annonce de quelque événement impossible venait chaque jour jeter l’alarme dans la population. Tantôt les insurgés, cachés dans les catacombes, allaient faire sauter en l’air le faubourg Saint-Germain ; tantôt ils devaient couper tous les conduits de gaz et se livrer dans les ténèbres à un immense massacre. Le soir, on prétendait apercevoir des signaux qui se répondaient de maison en maison ; on entendait dans les caves des bruits inexplicables ; les orgues de Barbarie jouaient des refrains mystérieux. Les imaginations troublées attribuaient aux insurgés une volonté et une puissance du mal véritablement satanique[4]. Le spectacle que présentaient les hôpitaux était navrant. Pendant les premiers jours, l’affluence y avait été si grande que, malgré le dévouement des médecins, on n’était parvenu à donner à tous les blessés que les premiers soins indispensables[5]. En dépit de la surveillance des gardiens, les gardes nationaux, les gardes mobiles, les insurgés, qui gisaient là, dans les mêmes salles, dans les mêmes rangs, s’insultaient, se menaçaient d’un lit à l’autre. Ceux-ci gardent à leur chevet le drapeau qu’ils ont enlevé sur la barricade ; ceux-là disent tout haut qu’ils ne tarderont pas à prendre leur revanche ; quelques-uns trouvent dans le délire de la fièvre la force de se lever et se jettent avec rage sur le malheureux dont le lit est le plus voisin. D’affreux accidents nerveux, des folies furieuses se déclarent[6]. On est obligé de mettre la camisole de force à plusieurs blessés ; la sentinelle présente la baïonnette en allant et en venant dans les couloirs.

La mortalité dépasse toute proportion. Dans le seul hôpital Saint-Louis, elle est d’un blessé sur quinze pour les militaires ; d’un sur six pour les insurgés[7].

L’exaltation et le désespoir des insurgés aggravent singulièrement leur état. Beaucoup d’entre eux, dans la crainte d’être fusillés, sont restés cachés longtemps dans des réduits d’où ils ne sortent que vaincus par d’intolérables souffrances et quand la gangrène ronge déjà leurs os. Privés des soins de leurs familles qui n’osent se présenter dans les hôpitaux, en butte aux mauvais traitements des gens de service qui, malgré les ordres sévères des médecins, n’ont de soins et d’égards que pour les blessés de la garde nationale, forcés de répondre aux interrogatoires du juge d’instruction[8], et certains que, s’ils guérissent, ce sera pour passer devant les conseils de guerre, leur condition est la plus misérable du monde. Plusieurs arrachent l’appareil de leurs blessures ; d’autres essayent de se laisser mourir de faim, préférant la mort à de si douloureuses incertitudes.

On n’a pas connu avec exactitude le chiffre des morts[9]. Encore aujourd’hui, on n’est parfaitement certain ni du nombre des détenus, ni du nombre des insurgés. D’après la statistique des journaux de médecine, il y aurait eu 2.529 blessés soignés dans les hôpitaux de Paris ; le nombre de ceux qui ont été soignés à domicile a dû être beaucoup plus considérable, mais il est impossible de le constater. Selon le rapport du préfet du police, M. Ducoux, en date du 8 octobre, le nombre total des morts, civils et militaires, à la suite de l’insurrection, aurait été de 1.460 ; les deux tiers appartenaient à l’armée et à la garde nationale[10]. Le général Cavaignac a dit, à la tribune, dans la séance du 3 juillet, que personne n’évaluait à plus de cinquante mille le nombre total des insurgés, et que l’armée comptait en tout sept cent trois hommes tués ou blessés.

Cependant les convois et les services funèbres se succédaient avec une continuité lugubre. Le 6 juillet, on fit une cérémonie générale en l’honneur de toutes les victimes de l’insurrection. Au pied de l’obélisque de Louqsor, un autel somptueux fut dressé où trois évêques, appartenant à l’Assemblée constituante, célébrèrent le service divin. L’Assemblée et son président, le général Cavaignac, le maire de Paris, la plupart des officiers supérieurs de l’armée, les chefs de la garde nationale, y assistaient. Un char symbolique, surmonté d’un catafalque et qui renfermait les corps d’un certain nombre de victimes, s’avança par l’avenue des Champs-Élysées vers l’autel et fut béni par les évêques.

Mais, malgré l’appareil extraordinaire que l’on avait voulu déployer en cette solennité, elle parut vide et froide à tous ceux qui en saisirent le caractère. Tout y était officiel, contraint, plein de contradictions. On y voyait bien encore les emblèmes républicains ; on y lisait partout la devise : Liberté, égalité, fraternité, mais elle ne faisait plus naître d’autre sentiment que celui d’une amère ironie. Pour la première fois aussi depuis la révolution de février, le peuple était absent d’une cérémonie publique. Aucune corporation n’avait été convoquée ; on ne voyait flotter nulle part les bannières populaires ; la foule n’était plus mêlée, comme on l’avait vue jusque-là, de blouses et de vestes. Un très-petit nombre d’ouvriers étaient venus, et ils étaient tenus à distance par la haie des troupes.

Mille bruits sinistres s’étaient répandus ; on parlait de machine infernale ; on disait que le général Cavaignac devait être assassiné pendant la cérémonie. Le char funèbre qui, selon le programme, devait conduire les corps jusqu’au caveau de la colonne de Juillet, s’arrêta devant l’église de la Madeleine. On n’osait pas se rapprocher des quartiers populaires, tant la terreur qu’ils avaient inspirée était profonde encore.

C’est sous cette impression générale de tristesse et de terreur que le général Cavaignac eut à reconstituer un gouvernement et à composer son ministère.

On a vu que la réunion de la rue de Poitiers avait élevé quelques difficultés à ce sujet, se croyant assez forte déjà pour imposer ses choix au chef du pouvoir exécutif. Mais M. Thiers, qui jugeait prématurée son intervention directe dans les affaires, fit comprendre aux impatients qu’il ne serait pas d’une bonne politique de peser trop tôt sur l’opinion et qu’il fallait, avant d’écarter les républicains, les laisser s’user eux-mêmes, amoindrir, par les fautes qu’ils ne manqueraient pas de commettre, l’autorité que leur donnait l’insurrection vaincue.

En conséquence, une députation officieuse, composée de MM. Vivien, Degousée, Desèze, de Falloux et de Vesins, s’était rendue, le 27 juin, dans la soirée, auprès du général Cavaignac pour lui donner l’assurance que l’on accepterait ses choix, quels qu’ils fussent, et que l’on soutiendrait son gouvernement. Mais, à peine la composition du nouveau ministère fut-elle connue que l’on murmura : il ne déplaisait point trop à la réunion de la rue de Poitiers de voir M. Senard à l’intérieur et le général Lamoricière au ministère de la guerre. Le rôle qu’ils avaient joué l’un et l’autre pendant l’insurrection nécessitait, d’ailleurs, leur entrée aux affaires. On acceptait même sans répugnance M. Goudchaux comme ministre des finances, M. Bastide comme ministre des affaires étrangères, M. Bethmont comme ministre des travaux publics ; mais le nom de M. Recurt et surtout celui de M. Carnot, qui complétaient la liste ministérielle, soulevèrent l’opposition la plus vive.

M. Recurt était un républicain de la veille, accusé d’incliner aux mesures de clémence envers les insurgés. Quant à M. Carnot, le parti clérical, celui qui suivait la direction de M. de Falloux plutôt que celle de M. Thiers et qui n’avait abandonné qu’à grand’peine la prétention de porter son chef au ministère de l’instruction publique, ne pouvait supporter sa rentrée aux affaires. Ce parti haïssait particulièrement en lui le fondateur de l’école d’administration. Mais, comme il n’osait encore lever entièrement le masque et confesser sa répulsion pour une institution essentiellement démocratique qui, depuis 1789, était le vœu constant de l’opinion, il rappela les circulaires, le Manuel républicain de l’homme et du citoyen. Certain de réveiller sur ce point beaucoup de susceptibilités, même dans la majorité de l’Assemblée, il ouvrit l’attaque dans la séance du 5 juillet, à l’occasion d’un projet de décret sur l’amélioration de la condition des instituteurs primaires, et força M. Carnot à donner sa démission.

Ce triomphe de l’opinion contre-révolutionnaire fut tempéré encore par la prudence de M. Thiers, qui, satisfait de voir que l’Assemblée pourrait être entraînée déjà à se séparer du général Cavaignac sur des questions de personnes, ne souffrit pas qu’on poussât le succès à l’extrême et fit accepter comme successeur de M. Carnot M. Vaulabelle, qui n’était pas moins désagréable au parti clérical, mais qui avait l’avantage de ne s’être pas compromis encore dans l’action politique.

Ce fut pour le même motif que la réunion de la rue de Poitiers ne combattit pas la candidature de M. Marie à la présidence de l’Assemblée. M, Thiers et ses amis prétendaient encore, à ce moment, accepter sincèrement la République ; ils se faisaient appeler républicains honnêtes et modérés, par opposition à ceux qu’ils désignaient sous le nom de républicains rouges, leur tactique étant de se mettre encore pendant quelque temps à couvert derrière la majorité républicaine et de la pousser à des mesures antidémocratiques dont on profiterait plus tard.

L’épouvante laissée dans les imaginations par l’insurrection servait, d’ailleurs, et surabondamment, ces projets et cette tactique. Malgré la facilité avec laquelle s’opéraient le désarmement de la garde nationale et la fermeture des clubs ; malgré les bonnes nouvelles que l’on recevait des départements, où tout restait tranquille[11] ; malgré l’occupation de Paris par une armée de 80.000 hommes, on ne se rassurait pas. L’Assemblée tout entière était possédée d’un esprit de réaction qui l’emportait hors de toute mesure. Non contente d’avoir, dès le 26, pendant que l’on se battait encore au faubourg Saint-Antoine, voté la fermeture des clubs reconnus dangereux, le licenciement et le désarmement de trois légions, la formation d’une commission d’enquête chargée de rechercher les causes de l’insurrection en remontant jusqu’à l’attentat du 15 mai, elle avait fait afficher, le 28, une proclamation au peuple, dans laquelle elle traitait les insurgés vaincus de forcenés armés pour le massacre et le pillage ; de nouveaux barbares, sous les coups desquels la famille, la religion, la liberté, la patrie, la civilisation tout entière était menacée de périr. Elle fermait maintenant les clubs et rétablissait un cautionnement de 24.000 francs sur les journaux[12]. Elle votait enfin à la presque unanimité des voix, ce funeste décret de transportation, dont le caractère illégal et inhumain contraste si fortement avec la modération dont elle s’était montrée animée pendant longtemps qu’il deviendra impossible à comprendre le jour où la mémoire des contemporains ne se rappellera plus avec la même vivacité et ne se retracera plus avec une entière exactitude ce vertige de la peur auquel, à cette heure, les esprits les plus fermes et les âmes les plus nobles s’abandonnaient sans réserve et sans honte[13].

Le projet de décret, présenté, le 27, par M. Senard, et qui portait que : Tout individu pris les armes à la main serait immédiatement déporté dans les possessions françaises d’outre-mer, autres que l’Algérie, avait été soumis à l’examen d’une commission. Pendant qu’elle préparait son rapport, le général Cavaignac, en vertu des pouvoirs que lui donnait l’état de siège, ordonnait de son côté aux capitaines rapporteurs des commissions militaires de traduire les prévenus devant les conseils de guerre. Entre ces deux mesures contradictoires, le rapporteur de la commission, M. Méaulle, proposa une transaction qui fut adoptée. Il reconnut qu’une mesure exceptionnelle pour enlever à la capitale tous les ferments de discorde était nécessaire ; que, dans l’impossibilité de juger suivant les formes ordinaires, on devait procéder sommairement et administrativement, par mesure de sûreté générale et de salut public. Il fallait que la loi, ajouta-t-il, se tût un instant et que les hommes qui avaient fait une guerre à mort à la société fussent déportés. Toutefois, distinguant entre les instigateurs de la guerre sociale et ceux qui n’en avaient été que les soldats, il demandait que l’instruction commencée contre les premiers suivît son cours.

Quelques expressions de ce rapport appelèrent le chef du pouvoir exécutif à la tribune. Ces expressions tendaient, dit le général Cavaignac, à faire croire qu’en attribuant à la juridiction militaire la connaissance de l’insurrection, il avait voulu se montrer plus sévère que la nation et que l’Assemblée. Il protestait avec vivacité contre une telle imputation. À sa demande expresse, le mot transportation qui n’impliquait pas la prison dans l’exil fut substitué au mot déportation. Allant plus loin encore, il s’engagea dans le conseil des ministres à ne pas faire exécuter le décret dans toute sa rigueur et à ne s’en servir que pour éloigner de Paris les prisonniers, dans un moment où il était dangereux pour eux-mêmes de les y garder. Il promit enfin de donner l’amnistie aussitôt que les terreurs de la bourgeoisie paraîtraient calmées.

En parlant et en agissant ainsi, le général Cavaignac était d’une sincérité parfaite. Étranger à la peur qu’avaient inspirée les combattants, il l’était également au ressentiment contre les vaincus. Il n’ignorait pas non plus que, si parmi ces prisonniers que l’on allait frapper en masse, condamner sans jugement et souvent même sans constater leur identité[14], il se trouvait des hommes pervers, le plus grand nombre étaient des ouvriers honnêtes, attachés à la République[15], et qu’il serait aussi impolitique qu’injuste et immoral de les châtier, eux et leur famille, d’un crime très-grand, il est vrai, mais que la conscience publique, si elle était équitable, ne pouvait imputer à eux seuls.

D’autres considérations encore, quoique secondaires, portaient le chef du pouvoir à user de clémence envers les vaincus. Ombrageux et défiant par nature, le général Cavaignac se tenait en garde contre les perfidies du parti dynastique. Son instinct l’avertissait que, s’il cédait aux premières exigences d’un parti qui ne faisait déjà que le tolérer au pouvoir, il perdrait bientôt toute autorité et ne serait plus qu’un instrument que l’on briserait dès qu’il aurait été jugé inutile. Cependant, par un effet regrettable de cette indécision dans la volonté qui ne provenait chez lui ni de l’indifférence, ni de l’inapplication aux affaires, mais de l’absence de ces vues larges et hautes de l’homme d’État qui mesure et domine les obstacles quotidiens et les incidents particuliers de la politique, le général Cavaignac n’entra pas résolument dans les voies d’une politique généreuse et forte où il dépendait de lui d’entraîner l’Assemblée. S’exagérant les dangers que courait la République, il crut les conjurer en prolongeant le régime du pouvoir militaire et des mesures exceptionnelles. Au lieu de rentrer le plus promptement possible dans l’ordre légal, il demandait la prolongation de l’état de siège (7 juillet) pour un temps indéfini ; il froissait une certaine délicatesse de l’opinion républicaine en décorant des soldats, des gardes nationaux et des gardes mobiles qui s’étaient signalés pendant l’insurrection[16] ; il suspendait un grand nombre de journaux[17] ; il tenait au secret, pendant onze jours, le rédacteur en chef de la Presse, dont les imprudentes publications perdraient, disait-il, la République, la nation et la société tout entière[18] ; il se laissait arracher enfin, quoique avec beaucoup de répugnance, la déclaration que le gouvernement ne s’opposerait pas à la mise en accusation de MM. Louis Blanc et Caussidière, désignés par le rapport de la commission d’enquête comme coupables de complicité dans l’attentat du 15 mai et dans l’insurrection de juin[19].

La commission d’enquête, présidée par M. Odilon Barrot et dans laquelle les républicains étaient en très-petite minorité, après avoir siégé sans désemparer pendant près de six semaines et entendu plus de deux cents témoins, avait nommé pour son rapporteur M. Quentin-Bauchart, l’un de ses membres les plus hostiles à la République. Le rapport qui, avec les pièces justificatives, ne formait pas moins de trois volumes in-4°, était un acte d’accusation en règle contre la révolution de Février. Remontant non-seulement au 15 mai, mais au 16 avril et au 17 mars, incriminant les conférences du Luxembourg, les bulletins et les circulaires du ministre de l’intérieur et du ministre de l’instruction publique, à peu près tous les actes enfin d’un gouvernement qui, d’après la sentence de l’Assemblée, avait bien mérité de la patrie, le rapport de M. Quentin-Bauchart était si manifestement dicté par un étroit esprit de rancune, il reposait sur des faits si peu démontrés, il s’appuyait sur des témoignages si suspects ou si puérils, que le public et l’Assemblée, malgré l’excitation des esprits, ne purent s’empêcher de le désapprouver, du moins dans sa forme.

Les débats auxquels il donna lieu furent les plus passionnés qu’on eût encore vus. Ouverts le 25 août, à midi, ils durèrent, presque sans interruption, jusqu’au lendemain, six heures du matin. C’était la première fois que, dans l’Assemblée constituante, la révolution quelle représentait était sérieusement et presque ouvertement attaquée. M. de Lamartine traduit devant une commission d’enquête ; M. Ledru-Rollin forcé de venir défendre à la tribune les actes de son gouvernement ; MM. Louis Blanc et Caussidière ressaisis par leurs ennemis qu’une première défaite n’avait pas découragés, c’était là des signes manifestes du progrès qu’avaient fait les partis dynastiques.

Dans un discours chaleureux, M. Ledru-Rollin essaya d’arracher l’Assemblée à ces emportements de la peur qui la jetaient aveuglément dans des voies rétrogrades. La république rouge est un fantôme, s’écria M. Ledru-Rollin. Il n’y a pas de république rouge. Il y a des hommes qui caressent des illusions, qui, abusés par les besoins, peuvent être entraînés ; mais soyez bien convaincus que l’immense majorité du pays se rattache à la République vraie. Dites-vous surtout, ajouta-t-il d’un accent ému et prophétique, que, en commençant l’ère des proscriptions, tous les partis peuvent y passer les uns après les autres ; et alors ce ne sera pas la perte de la liberté en France, ce sera la perte de la liberté en Europe !

Bien que l’Assemblée considérât M. Ledru-Rollin comme un révolutionnaire dangereux, elle fut sensible à son éloquence ; quand il descendit de la tribune, on sentit que sa cause personnelle était gagnée. Il n’en fut pas de même de M. Louis Blanc. Sa théorie de l’organisation du travail, sur laquelle il revint longuement, avec une obstination honorable mais qui n’avait rien d’habile, refroidit l’auditoire que M. Ledru-Rollin avait vivement ému. La nuit, d’ailleurs s’avançait et amenait avec la lassitude le désir de terminer la discussion. Les pâles clartés de l’aube qui pénétraient par les fenêtres et se mêlaient à la lumière mourante des lustres donnaient à l’aspect de la salle quelque chose de lugubre. Les physionomies devenaient de plus en plus mornes. Dans les tribunes qui s’étaient d’abord montrées sympathiques aux prévenus, le sommeil s’emparait des auditeurs les plus attentifs. En vain le discours de M. Caussidière vint-il remuer de nouveau les esprits et les intéresser par sa verve pittoresque ; en vain le parti révolutionnaire, par l’organe de MM. Flocon, Bac, Lagrange, essaya-t-il de lutter encore et d’obtenir du moins de l’Assemblée qu’elle ne votât pas l’urgence ; au moment où l’on pouvait croire qu’il allait obtenir ce faible succès, le président du conseil parut à la tribune. Un profond silence s’établit. La parole du chef du pouvoir exécutif allait mettre fin aux incertitudes ; son opinion allait tout trancher ; on ne la connaissait pas, on la croyait favorable aux prévenus. Dans une des séances précédentes, le jour de la lecture du rapport, on avait vu le général Cavaignac tendre la main à M. Ledru-Rollin, au moment où celui-ci descendait de la tribune après avoir réfuté avec éclat les principales accusations du rapport. Les personnes bien informées assuraient que le chef du pouvoir exécutif, déjà très-irrité des exigences de la réaction, avait résolu de rompre avec elle plutôt que de lui faire une concession nouvelle. La surprise fut donc extrême lorsqu’on entendit le général Cavaignac demander, au nom de la tranquillité du pays, que l’Assemblée dont la conviction devait être formée, ne prolongeât pas la discussion et n’ajournât pas son vote. Mais, bien que cette surprise fût mêlée d’improbation, la majorité se rangea à l’opinion du gouvernement. Un seul représentant, M. Grévy, essaya de protester encore et demanda l’ajournement au nom de la justice, en démontrant jusqu’à l’évidence que le temps avait manqué pour examiner les documents fournis par l’enquête. D’ailleurs, ajoutait M. Grévy, à côté des documents de l’enquête, il y avait aussi les documents apportés par les prévenus, qu’il était d’autant plus nécessaire d’examiner que la commission avait violé toutes les formes judiciaires, en ne confrontant pas les accusés avec les témoins, en n’articulant devant eux aucun des faits produits à leur charge. Au-dessus des intérêts momentanés de la politique qui pouvaient faire désirer au pouvoir de presser la solution, disait M. Grévy, n’y avait-il pas les intérêts éternels de la justice qu’une grande assemblée ne devait pas sacrifier ?

Mais ces considérations d’un esprit élevé et indépendant venaient trop tard. L’Assemblée était décidée. Sur 785 votants, 493, après avoir prononcé l’urgence, livrèrent MM. Louis Blanc et Caussidière à la justice.

Si la majorité républicaine n’avait pas trouvé dans sa conscience la condamnation de ce vote impolitique, elle n’aurait pas tardé à reconnaître l’étendue de sa faute à la joie extrême qu’en ressentit la minorité dynastique. Bien que le gouvernement eût favorisé l’évasion de MM. Louis Blanc et Caussidière et les eût ainsi soustraits aux rancunes de leurs ennemis, le triomphe des adversaires de la révolution n’en était pas moins complet. Du moment qu’ils avaient réussi à diviser les républicains, à compromettre le général Cavaignac et à lui arracher un gage de cette nature, ils ne devaient plus rencontrer d’obstacles insurmontables.

Le parti de l’ordre, comme on l’appelait alors, devait ce succès décisif à l’habileté de son chef, M. Thiers. Aussi longtemps que ce parti n’avait eu pour le conduire que la volonté indécise de M. Odilon Barrot et pour le représenter que les noms impopulaires de MM. de Falloux et de Montalembert, il avait fait peu de progrès dans l’Assemblée ; mais, depuis l’arrivée de M. Thiers, tout avait changé de face.

Un moment déconcerté par la révolution de février, M. Thiers avait repris très-vite cette parfaite confiance en lui-même, cette liberté d’esprit et d’allures qui faisaient la plus grande partie de sa force. Il ne lui fallait pas, du reste, beaucoup d’efforts pour s’accommoder d’une République qui ne blessait chez lui ni des principes ni des sentiments bien profonds. Les origines, l’éducation, les travaux, l’ambition, toute la fortune de M. Thiers l’attachaient à la révolution. Il n’était pas dans la nature de son esprit de chicaner beaucoup avec elle et de lui demander un compte trop rigoureux de ses emportements. Comme historien, il l’avait expliquée et approuvée jusqu’à Danton ; comme homme d’État, il avait combattu en son nom la politique conservatrice. La crise qui renversait cette politique en la personne de son rival donnait, jusqu’à un certain point, raison à la sienne. Quelque chose lui disait, d’ailleurs, que, à moins de circonstances inattendues, il ne pouvait manquer sous un gouvernement libre de reprendre tôt ou tard une grande influence. Patriote sincère, il n’était pas insensible à la pensée que la politique révolutionnaire allait relever en Europe le rôle de la France. Orateur et écrivain, qu’avait-il personnellement à perdre dans l’établissement d’une République parlementaire ? L’institution de la présidence ne devait pas non plus déplaire beaucoup à l’un des hommes que sa fortune, son talent, sa célébrité conviaient si naturellement à y prétendre.

Aussi M. Thiers ne s’était-il pas oublié en de longs regrets. En se présentant aux électeurs pour l’Assemblée constituante, il avait annoncé l’intention de ne pas rester étranger aux destinées nouvelles de son pays. Attentif à tout et voyant qu’une première fois il avait échoué parce que le clergé lui demeurait hostile, il avait cette fois rendu hommage à la prépondérance des influences cléricales et n’avait épargné de ce côté ni avances ni promesses. Le clergé, dont la politique alors était de tout accueillir, feignit de le croire sincère et le porta sur sa liste[20], M. Thiers entra à l’Assemblée.

Il y entra modestement, sans bruit, en homme désabusé, dont la carrière politique était terminée. Tout au plus, disait-il à des amis chargés de répéter ses paroles, pourrait-il encore mettre au service de l’Assemblée un peu de bon sens pratique ; ouvrir à l’occasion, dans quelque comité, un avis utile sur des questions spéciales. Puis il se rapprochait de tous les républicains qu’il voyait influents ; il les flattait et s’efforçait de leur persuader qu’il voulait comme eux et avec eux la République.

Introduit dans la réunion de la rue de Poitiers que présidait le général Baraguay-d’Hilliers et où se rencontraient encore des représentants de tous les partis, MM. Duvergier de Hauranne, Vivien, Dufaure, Degousée, d’Adelsward, de Montalembert, Falloux, Berryer, M. Thiers était devenu bientôt, par la souplesse et la grâce de son esprit, le lien de ces éléments hétérogènes. Contenant les uns, excitant les autres, donnant à tous l’exemple de l’oubli des torts passés, il sut les discipliner, les amener à une politique bien combinée qui consistait, d’une part, à soutenir en apparence la République, d’autre part, à défaire pièce à pièce tout ce qu’avait fait le gouvernement provisoire et à convaincre ainsi d’impuissance le parti républicain, pour, le jour venu, se substituer à lui sans effort et sans violence. On a vu que, fidèle à cette politique, M. Thiers s’était déclaré favorable au général Cavaignac. Mais déjà, à ce moment, il ne s’exprimait plus avec la même modestie ; son influence sensible dans l’Assemblée, son ascendant sur la réunion de la rue de Poitiers, lui rendaient impossible l’humble rôle qu’il avait pris d’abord ; il commençait à s’ennuyer de garder le silence et n’attendait qu’une occasion pour reparaître à la tribune avec éclat. Un homme, dont la renommée excentrique enflait de jour en jour la présomption, M. Proudhon, ne craignit pas d’entrer en lutte avec M. Thiers et lui fournit bientôt cette occasion désirée.

J’ai dit brièvement, dans la seconde partie de cet ouvrage, quels avaient été les premiers travaux de M. Proudhon et par quelles qualités singulières ils avaient attiré l’attention des esprits curieux de nouveautés.

Le journal qu’il publia après la révolution de Février fit connaître son nom au peuple et le posa en chef de parti. Après avoir, par sa vigoureuse dialectique, contribué plus que personne à ruiner dans l’opinion les systèmes communistes ; quand, par suite des événements, les chefs d’école socialistes eurent disparu de la scène publique, M. Proudhon, dont l’avantage consistait à n’avoir pas de système et à nier plus hardiment que personne ne l’avait jamais fait les principes constitutifs d’une société que le prolétariat accusait de tous ses maux, demeura le seul représentant de l’instinct populaire et vit se diriger contre lui tous les ressentiments de la bourgeoisie.

Elle ne voulut voir dans son élection à l’Assemblée constituante qu’un défi jeté par les anarchistes à la moralité publique[21]. La personne de M. Proudhon se prêtant, d’ailleurs, par je ne sais quel flegme puissant et ironique d’attitude, de physionomie et d’accent, au rôle extraordinaire que lui créait la peur ; son orgueil, qui s’en trouvait flatté, l’acceptant avec complaisance, on en vint à le regarder comme un être à part, exempt des sentiments qui animent la généralité des hommes ; comme une perversité incarnée qui souhaitait, méditait et préparait savamment la ruine de la société.

Mais, après la victoire de juin, les esprits s’étant un peu rassis, on commença dans l’Assemblée à s’étonner de l’importance que l’on y accordait à M. Proudhon et à son silence ; on pensa qu’il serait bon de la réduire à ses proportions véritables, en mettant cet adversaire audacieux de la propriété en demeure de produire enfin au grand jour ses théories sociales et surtout les moyens qu’il proposait pour les réaliser.

Pressé de toutes parts, non-seulement par ses collègues, mais par l’opinion publique, M. Proudhon consentit à déposer sur le bureau de l’Assemblée une proposition tendant, suivant ses propres expressions, à réaliser sans violence, sans expropriation, sans banqueroute, ce qu’il appelait la liquidation de la vieille société, c’est-à-dire l’abolition de la propriété. Orgueil ou vertige, a dit plus tard M. Proudhon, je crus que mon heure était venue.

M. Thiers, qui nourrissait en secret la même pensée, jugeant également et avec plus d’apparence de raison son heure venue, se chargea de combattre M. Proudhon dans le comité des finances d’abord, puis à la tribune.

La curiosité était excitée au plus haut point par l’annonce de ce débat. Beaucoup de gens considéraient encore comme une grande témérité à l’Assemblée de permettre la discussion publique des doctrines de M. Proudhon. Ce ne fut pas sans peine que M. Thiers obtint dans le comité du travail un peu de calme et qu’il parvint à dominer par son sang-froid les clameurs qui éclataient à chaque parole de son adversaire[22]. Quand M. Proudhon parut enfin à la tribune, le mouvement extraordinaire qui agita l’Assemblée fit voir combien elle avait besoin d’efforts pour garder quelque bienséance envers un homme dont l’effronterie égalait, à ses yeux, la perversité.

Cependant, malgré de violentes interruptions, des injures, des éclats de rire qui partaient à la fois de tous côtés, M. Proudhon, qui n’en paraissait aucunement ému, occupa la tribune pendant près de quatre heures. Il exposa de nouveau, il développa tout l’ensemble de sa proposition que ni le comité ni M. Thiers, disait-il, n’avaient comprise.

Elle était pourtant, suivant lui, d’une simplicité parfaite. Selon M. Proudhon, la société était aux abois. Pour la sauver d’une ruine imminente, il fallait établir, au moyen d’un système de crédit gratuit et réciproque qui supprimât l’intérêt du capital, l’équilibre exact de la production et de la consommation. Il fallait une loi qui obligeât tous les capitalistes et rentiers à faire à leurs fermiers, locataires, débiteurs de tous genres, remise, à titre de prêt, d’un sixième de leur revenu — M. Proudhon évaluait ce sixième à la somme totale de 1.500 millions —, et à verser dans les caisses de l’État, à titre d’impôt, un autre sixième destiné à la création d’une banque d’échange. C’étaient là, d’après M. Proudhon, des moyens assurés de faire renaître la circulation, le travail, la concurrence, l’industrie et de procéder graduellement à l’abolition de la propriété.

M. Thiers n’eut pas besoin d’une dialectique très-forte pour démontrer combien une pareille mesure serait violente et inapplicable. L’Assemblée tout entière, le parti républicain en particulier et surtout les quelques socialistes qui s’y trouvaient encore et qui s’indignaient de voir M. Proudhon compromettre par des formules absurdes et des projets vides de sens la cause qu’il prétendait défendre, protestèrent contre lui.

Dans un ordre du jour motivé qu’elle vota à l’unanimité moins une voix, l’Assemblée déclara que la proposition de M. Proudhon était une attaque scandaleuse contre les principes de la vraie morale, une menace à la propriété, et qu’il avait calomnié la révolution de Février en la faisant complice de ses propres doctrines.

Ainsi se termina cet étrange débat, qui fut jugé par l’opinion publique comme une dernière et définitive victoire du parti de l’ordre sur la révolution.

M. Thiers, si prudent et si modéré jusque-là, fut ébloui de son facile triomphe. Applaudi comme le sauveur de la propriété, ouvertement reconnu désormais par toutes les fractions du parti de l’ordre comme leur chef, il cessa de contenir leurs espérances ; il lâcha la bride à des passions qu’il ne partageait pas, mais qui servaient son ambition. Cette ambition n’allait à rien moins déjà qu’à se rendre l’arbitre des destinées du pays, en s’emparant d’une force morale assez considérable pour pouvoir, selon que tournerait l’événement, relever la dynastie déchue ou garder pour soi-même le gouvernement de la République.

Dans ces vues, il paraissait utile à M. Thiers d’entretenir les alarmes de la bourgeoisie, d’inquiéter surtout la propriété, de lui faire entendre qu’elle n’était pas suffisamment protégée par le gouvernement et qu’elle devait chercher ailleurs son point d’appui. C’est alors qu’il imagina de faire ouvrir une souscription dont le produit, qui dépassa bientôt la somme de 200.000 francs, servirait à la publication à bon marché et à la propagande de livres destinés à combattre les prétendus ennemis de la propriété, de la religion, de la famille, que l’on comprenait tous sous la dénomination générale et vague de républicains rouges.

La réunion de la rue de Poitiers seconda avec zèle l’initiative de M. Thiers, et l’on vit rapidement paraître une multitude de brochures et de pamphlets, écrits sans bonne foi, sans talent, et dont aucun en particulier n’avait de valeur, mais qui, par leur nombre et la publicité qu’on leur donna, produisirent sur les imaginations un effet général et continu de terreur dont les conséquences furent incalculables[23]. Cette propagande détourna l’attention du pays de ses intérêts supérieurs et l’absorba dans des préoccupations aussi mesquines que déraisonnables. En lui persuadant que l’ordre social était constamment menacé, on le désintéressa de la lutte des idées. L’égoïsme étroit qui devint la seule politique de la classe influente se communiqua insensiblement aux masses ; le grand élan que la révolution de Février avait suscité dans les cœurs s’affaissa. À l’enthousiasme du patriotisme succéda je ne sais quelle défiance froide, égoïste et calculée de tous envers tous. Dans cet abaissement général des sentiments et des pensées, se prépara et se consomma peu à peu la ruine de la République.

La discussion sur le rapport de la commission d’enquête avait fourni aux orateurs du parti dynastique l’occasion d’attaquer les hommes de la révolution de Février. Dans les débats sur le projet de constitution, ils purent attaquer ses principes mêmes. Le droit au travail, reconnu dans le premier projet, puis effacé sous l’impression des journées de juin et repris par voie d’amendement par M. Matthieu de la Drôme et par M. Glais-Bizoin, fut définitivement écarté. Faiblement soutenu par M. Billault, dont le discours ne fut qu’une thèse brillante et paradoxale, par M. Arnaud de l’Ariège, qui se plaça au point de vue du sentiment chrétien, par les anciens membres du gouvernement provisoire, MM. de Lamartine, Ledru-Rollin, Crémieux, qui obéissaient évidemment, en le défendant, plutôt à une nécessité de situation qu’à une conviction sincère ; vigoureusement attaqué par MM. Dufaure, Goudchaux, Duvergier de Hauranne, Thiers ; compromis par un propos inconsidéré de M. Proudhon[24], le droit au travail fut remplacé dans la constitution par le droit à l’assistance, qui n’était qu’une formule un peu rajeunie de l’aumône, une sorte de constitution légale du paupérisme[25].

Convaincu qu’il venait ainsi de réduire à rien les dernières traces de la révolution sociale, le parti dynastique rassembla toutes ses forces pour tenter une vigoureuse attaque contre la révolution politique, en donnant à la République la forme la plus voisine de la monarchie. MM. Thiers, Duvergier de Hauranne, Odilon Barrot, soutinrent le principe de la division de la représentation nationale en deux Chambres. À l’appui de leur opinion, ils invoquèrent l’exemple de l’Angleterre et surtout celui des États-Unis ; ils représentèrent avec beaucoup de vivacité le danger des entraînements d’une assemblée unique, d’un pouvoir non balancé et tendant nécessairement au despotisme ; mais l’Assemblée ne se montra sensible à aucune de ces considérations. Elle était alors dominée par un sentiment très-opposé à la pondération des pouvoirs et se préoccupait assez peu des dangers que pouvait courir la liberté. Créer un pouvoir fort, c’était à ses yeux tout le secret de constituer l’État. M. Marrast, au nom de la majorité républicaine, soutint avec talent le principe de la représentation unique. Après avoir écarté l’exemple de l’Amérique et de l’Angleterre, comme inapplicable à la société française dont le caractère et les mœurs exigeaient une organisation politique qui leur fût propre, M. Marrast insista sur les inconvénients d’une dualité qui ne pouvait manquer d’enfanter la lutte entre les pouvoirs législatifs. Il fit valoir la nécessité de se prémunir contre la tendance toujours usurpatrice du pouvoir exécutif, en lui offrant un pouvoir législatif indivisible et concentré. Il rappela un exemple historique fameux : Quand on a pour soi les Anciens, dit M. Marrast, en faisant allusion à un événement bien récent encore, on fait sauter les Cinq-Cents par les fenêtres.

Aux arguments politiques de M. Marrast en faveur d’une assemblée unique, M. Dupin vint ajouter des raisons tirées de la nécessité d’opposer au communisme et à l’anarchie qui menaçaient la société la plus grande concentration possible du pouvoir. M. de Lamartine parla dans le même sens. Tout en déclarant qu’il préférait théoriquement le système des deux Chambres et en lui réservant l’avenir, M. de Lamartine, en présence des difficultés actuelles, reconnut l’avantage d’un pouvoir concentré, et l’Assemblée, qui s’était déjà prononcée dans ses bureaux avant la discussion publique, adopta à une immense majorité l’unité du pouvoir législatif et sa délégation à une assemblée unique.

La question du suffrage direct et universel ne fut pas discutée en principe. Tous les partis sentaient également qu’il n’y avait plus d’autre fondement possible à l’autorité politique que la souveraineté du peuple. Du moment que l’on décidait l’unité de la représentation, il aurait été illogique de scinder le corps électoral et de créer, par les deux degrés d’élection, la dualité à la base d’une institution dont on voulait faire l’instrument de l’unité démocratique. Mais lorsqu’on en vint à la constitution du pouvoir exécutif, trois opinions tranchées se prononcèrent et passionnèrent le débat.

La commission proposait un président responsable, élu directement par le suffrage universel. C’était l’opinion presque unanime des bureaux et d’un grand nombre de représentants, de M. de Cormenin entre autres, qui croyaient sage, même dans l’intérêt de l’institution républicaine, de ne pas rompre trop brusquement avec les traditions du pays, et qui, à défaut d’un roi, souhaitaient un président le plus roi possible. D’autres, au contraire, animés d’un sentiment plus démocratique et se défiant du gouvernement personnel, voulaient établir nettement la subordination du pouvoir exécutif ; ils demandaient que le président fût nommé par l’Assemblée. Enfin, un petit nombre de démocrates, en opposition complète avec l’opinion dominante, et qui parurent à ce moment emportés par l’esprit révolutionnaire au delà de toute raison politique, ne voulaient pas de président du tout et proposaient que l’Assemblée continuât à déléguer, comme elle le faisait actuellement, le pouvoir exécutif à un conseil de ministres, qui serait, ainsi que son président, toujours révocable.

Un représentant de la montagne, M. Félix Pyat, parla le premier en faveur de cette opinion. Il peignit avec force à l’Assemblée le danger pour la liberté de créer dans le pays un pouvoir égal, à son origine, au pouvoir de l’Assemblée, et d’établir ainsi une lutte qui ne pouvait manquer de se terminer à l’avantage du pouvoir personnel.

M. de Tocqueville, au nom de la commission, entreprit de réfuter les arguments de M. Pyat et de prouver que le président, dont le pouvoir serait suffisamment limité par la constitution, n’aurait aucun moyen d’usurpation. Mais ce qui fit plus que ces raisonnements assez faibles le succès de M. de Tocqueville, c’est qu’il se montra tout à coup plein d’enthousiasme pour le suffrage universel. Par une étrange inconséquence, M. de Tocqueville, qui, dans la discussion sur le droit au travail, avait dit le premier devant l’Assemblée qu’il ne fallait pas que la révolution fût sociale[26], la conjura de ne pas douter du peuple et de lui remettre avec une confiance entière l’élection du premier magistrat de la République.

L’Assemblée applaudit à ces sentiments exprimés en termes chaleureux. Quand des orateurs plus prévoyants que M. de Tocqueville vinrent lui demander de retenir la nomination du président, dans la crainte que l’élu du suffrage universel ne fût plus qu’un roi[27], elle trouva injustes et indignes d’elles de semblables défiances.

Un amendement présenté par M. Grévy, qui formulait ces défiances en proposant la nomination par l’Assemblée d’un président du conseil élu pour un temps illimité et toujours révocable, la jeta dans un étonnement profond. M. Grévy jouissait parmi ses collègues d’une réputation incontestée de rectitude d’esprit et de modération. En le voyant s’associer, comme il le faisait par son amendement, aux vœux du parti le plus extrême, la majorité ne revenait pas de sa surprise. Elle l’écouta néanmoins avec attention.

L’opinion de M. Grévy, qui parut si excentrique, n’allait cependant pas à autre chose qu’à supplier l’Assemblée de garder la forme de gouvernement qu’elle avait éprouvée, avec laquelle elle venait de traverser les plus grandes difficultés. Cette opinion reposait, d’ailleurs, sur des considérations très-fortes et s’appuyait d’un exemple frappant tiré de notre propre histoire. S’attachant à démontrer que le pouvoir exécutif, tel qu’on allait le constituer, n’était pas un pouvoir républicain, et qu’un président de la République nommé par le suffrage universel serait plus puissant que l’Assemblée, plus formidable qu’un roi, M. Grévy rappela que dans le passé toutes les républiques étaient allées se perdre dans le despotisme. Puis, voyant que l’Assemblée ne se laissait pas émouvoir par ces considérations trop générales, il particularisa sa pensée, il indiqua, par des allusions aussi directes qu’il était possible de les faire, de quel côté se portaient ses inquiétudes. Il rappela les élections de l’an X qui donnèrent à Bonaparte la force de relever le trône et de s’y asseoir : Êtes-vous bien sûrs, s’écria M. Grévy, dans un beau mouvement d’éloquence inspiré par de tristes pressentiments, que dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la présidence, il n’y aura que de purs républicains empressés d’en descendre ? Êtes-vous sûrs qu’il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s’y perpétuer ? Et si cet ambitieux est le rejeton d’une de ces familles qui ont régné en France, s’il n’a jamais renoncé expressément à ce qu’il appelle ses droits, si le commerce languit, si le peuple souffre, s’il est dans un de ces moments de crise où la misère et la déception le livrent à ceux qui masquent sous des promesses leurs projets contre sa liberté, répondez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ?[28]

Mais l’Assemblée était si loin alors de songer au despotisme, elle puisait dans son honnêteté un tel désir de se montrer désintéressée, que les avertissements de M. Grévy ne produisirent sur elle aucun effet. M. de Lamartine, d’ailleurs, vint lever les derniers scrupules, les derniers doutes qui restaient encore dans quelques esprits.

Soit, comme on le lui a reproché plus tard, qu’il obéît à des préoccupations personnelles et à une secrète hostilité contre l’Assemblée qui lui avait préféré le général Cavaignac ; soit plutôt qu’ayant vu de près, tout récemment, les dangers d’une autorité faible, il fût plus que personne possédé de la pensée générale qu’il fallait investir le pouvoir exécutif de toute la force possible, M. de Lamartine, niant résolument le danger de l’usurpation, proclama avec une regrettable éloquence le fatalisme politique que le découragement inspirait en cet instant de défaillance à son grand cœur. Il parla de la République comme d’un beau rêve qu’auraient fait la France et le genre humain ; il reporta l’honneur de ce rêve au peuple ; mais, prévoyant que ce peuple allait s’abandonner lui-même, se jouer du fruit de son propre sang, déserter la cause gagnée de la liberté et du progrès de l’esprit humain pour courir après un météore, M. de Lamartine s’écria, en achevant un discours qui entraîna toutes les opinions indécises : Oui ! quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance mal éclairée peut-être redouterait de lui voir choisir, n’importe : Alea jacta est. Que Dieu et le peuple prononcent !

L’Assemblée répondit à ce cri de M. de Lamartine en votant à la majorité de 627 voix contre 150 que le président de la République serait élu pour quatre ans par le suffrage direct et universel. Seulement, par précaution contre les envahissements du pouvoir, elle statua que le président ne serait pas rééligible avant quatre années et se réserva, dans le cas où aucun candidat ne réunirait deux millions de voix, le droit de choisir entre ceux qui auraient obtenu le plus grand nombre de suffrages.

Alea jacta est. Le dé était jeté ! À partir du jour où l’Assemblée abandonna le droit de nommer le président de la République, l’attention du pays se détourna d’elle et de ses débats. On la laissa, sans presque y prendre garde, achever la constitution la plus démocratique et la plus libérale tout ensemble qui eût jamais été faite[29] ; confirmer par cette constitution les intentions généreuses du gouvernement provisoire : l’abolition de l’esclavage et l’abolition de la peine de mort en matière politique ; consacrer le droit d’association et la liberté d’enseignement. On eût dit qu’il n’y avait plus pour la France qu’un seul intérêt ; on n’entendait qu’une seule question sur toutes les bouches : qui sera président de la République ?

Aussi longtemps qu’on avait pu croire que l’Assemblée retiendrait le droit de nommer le président, le parti de l’ordre n’avait pas renoncé à la prétention de porter l’un de ses candidats. On avait cherché d’abord à s’entendre avec quelques républicains pour la candidature du prince de Joinville, espérant les amener à considérer cette candidature d’un prince du sang royal comme une conquête du droit républicain ; mais les ombrages des légitimistes, qui formaient un groupe important dans le parti de l’ordre, firent abandonner ce projet, et M. Thiers résolut alors de tenter pour lui-même les chances de la fortune électorale. Depuis son succès oratoire dans la discussion avec M. Proudhon et l’entreprise des publications à bon marché dont il avait eu l’initiative, il se croyait des chances sérieuses. Aux yeux de beaucoup de gens, en effet, il passait pour le sauveur de la propriété, et la grande masse des peureux, ne se rappelant déjà plus la victoire de juin, lui rapportait tout l’honneur de la sécurité qui leur était rendue. Le talent et l’habileté de M. Thiers lui faisaient dans l’Assemblée une situation si forte que, à l’aide de quelques alliances bien ménagées, la plus haute ambition devait lui sembler permise. Un rapprochement avec M. Marrast qui, par la part active qu’il avait prise à la rédaction et au vote de la constitution, avait acquis également beaucoup d’influence sur l’Assemblée dont il était réélu président pour la troisième fois, parut à M. Thiers le plus sûr moyen d’atteindre son but. Par l’entremise de quelques amis communs il s’efforça de renouer l’alliance électorale des années 1846 et 1847, offrant à M. Marrast, dans le cas où celui-ci l’aiderait efficacement à devenir président, la vice-présidence de la République. En même temps, il resserrait ses liens avec le parti clérical et légitimiste, et, sans se prononcer personnellement contre le général Cavaignac, il le faisait attaquer par le Constitutionnel dont la rédaction était alors entre ses mains. Les prétentions de M. Thiers n’étaient cependant pas assez généralement reconnues dans le parti de l’ordre pour qu’il ne se présentât pas d’autres candidats. Plusieurs, jugeant utile d’opposer à la candidature du général Cavaignac celle d’un autre chef militaire, mettaient en avant le nom du maréchal Bugeaud. Quelques-uns préféraient le général Changarnier, qui, par le commandement en chef de la garde nationale, exerçait dans Paris une certaine action. Le général se prêtait volontiers aux illusions de ses amis. Très-dépité, à son retour de l’Afrique, de voir les honneurs et le pouvoir aux mains de ses anciens rivaux et de n’être plus pour le public, en présence des hommes qui avaient triomphé de l’insurrection de juin, que le héros du 16 avril, il usait de tout son esprit pour les rabaisser dans l’opinion, les voyait avec plaisir perdre chaque jour de leur prestige et se préparait à profiter de leur disgrâce. Une fois maître du pouvoir, qu’en ferait-il ? Ramènerait-il Henri V, comme le prétendaient les légitimistes ? Resterait-il président constitutionnel, ou bien aspirerait-il à la dictature ? Son attitude autorisait toutes ces suppositions ; son silence n’en repoussait aucune.

Mais toutes ces espérances diverses du parti de l’ordre s’évanouirent ensemble le jour où l’Assemblée décida l’élection par le peuple. Le suffrage universel, c’était le triomphe de la démocratie pure ; dès lors tous les candidats des partis dynastiques étaient mis hors de cause. Quatre noms seulement pouvaient encore être prononcés : les noms de MM. de Lamartine, Ledru-Rollin, Cavaignac et Bonaparte. Les amis de M. de Lamartine espéraient qu’une combinaison favorable des opinions modérées de la révolution et des politiques prudents de la réaction s’arrêterait à lui et voudrait lui confier, une fois encore, le soin d’établir sur des principes conservateurs la république des classes moyennes. Ils ne voyaient pas que cette combinaison se faisait, depuis les journées de juin, en faveur du général Cavaignac, qui personnifiait depuis lors l’état républicain tel que le concevait la bourgeoisie. Oubliant l’héroïsme et le dévouement du grand citoyen qui, pendant trois mois entiers, avait chaque jour exposé sa vie pour la défendre contre la révolution débordée, la bourgeoisie, depuis qu’elle se sentait un autre appui, se tournait ingrate et aveugle contre M. de Lamartine et repoussait par l’insulte et la calomnie une candidature que, six mois auparavant, elle n’aurait pas laissé discuter.

Quant à la candidature de M. Ledru-Rollin, les sentiments de la bourgeoisie étaient trop manifestes pour laisser subsister le moindre doute. Mais une propagande active avait répandu son nom dans les campagnes et les meneurs du parti révolutionnaire se flattaient qu’au moyen de l’alliance avec les socialistes, à laquelle on travaillait depuis quelque temps, on obtiendrait un chiffre de voix assez élevé, sinon pour balancer l’élection, du moins pour constater dans le pays une forte opposition aux tendances contre-révolutionnaires de la bourgeoisie. Afin de consolider cette alliance du radicalisme et du socialisme, et surtout pour la rendre apparente, on imagina d’imiter la fameuse campagne des banquets en 1847. On fit un grand bruit de toasts, un grand déploiement de drapeaux et d’emblèmes. M. Ledru-Rollin, qui avait pris avec les socialistes l’engagement, s’il était élu, d’abolir la présidence et de proclamer le droit au travail, s’assit au banquet du Chalet (25 septembre) à côté de la place vide de M. Barbès et porta un toast contre l’infâme capital. Mais ces démonstrations aussi vaines qu’imprudentes, en réveillant dans le pays des inquiétudes qui commençaient à s’assoupir et en signalant de nouveau à l’attention publique les prétentions outrées du parti révolutionnaire, n’eurent pas même pour effet l’alliance souhaitée par ceux qui les avaient organisées. Les socialistes, un moment ébranlés, revinrent à la candidature de M. Raspail ; un grand nombre, sur l’avis de M. Proudhon, décidèrent de s’abstenir.

Alors toute illusion se dissipa et l’on vit avec une évidence à laquelle les esprits les plus obstinés furent forcés de se rendre que deux candidatures restaient seules debout : celle du général Cavaignac et celle du prince Louis-Napoléon Bonaparte.

Le premier de ces candidats avait pour lui des forces considérables. Son caractère bien connu, sa probité politique, sa moralité, son courage, l’immense service qu’il venait de rendre à la cause de l’ordre, lui assuraient les suffrages de la bourgeoisie de Paris, du clergé, de la noblesse légitimiste de province, de tous les hommes intelligents et honnêtes que l’esprit de parti n’aveuglait pas ; il avait pour lui l’administration, les officiers de l’armée de terre et de mer. Le second n’apportait que son nom ; mais déjà on pouvait voir de quel poids énorme ce nom allait peser sur le pays, puisque, même au sein d’une Assemblée hostile, il exerçait une pression à laquelle elle cherchait vainement à se soustraire.

Amené à l’Assemblée par cinq départements, le 17 septembre, en compagnie de MM. Fould et Raspail, le prince Louis-Napoléon, jugeant sa position suffisamment fortifiée par cette élection quintuple, avait déclaré cette fois qu’il estimait de son devoir de ne pas résister au vœu des électeurs. Une curiosité extrême avait accueilli son entrée à la Chambre. À la vérité, les premières paroles qu’il avait lues, d’un accent étranger, à la tribune, son attitude empruntée, n’y avaient produit qu’une impression très-peu favorable et ne donnaient de sa capacité que la plus médiocre opinion ; son silence, son abstention dans tous les votes significatifs, étaient bientôt devenus un sujet de raillerie ; mais pourtant je ne sais quelle inquiétude s’attachait à tous ses mouvements. L’émotion que sa présence causait dans Paris et dans l’armée semblait de mauvais augure ; tout en votant, par une certaine nécessité rationnelle, l’abrogation de l’article 6 de la loi du 10 avril 1832, relatif au bannissement de la famille Bonaparte, l’Assemblée laissait paraître des craintes sérieuses qui se dérobaient mal sous l’ostentation de son dédain. Dans la discussion sur le pouvoir exécutif, ces craintes avaient inspiré tous les orateurs qui s’étaient élevés contre la présidence ; on avait parlé, pour la première fois, de prétendant, d’usurpation et de dictature. Plusieurs républicains, malheureusement très-impopulaires, avaient tenté de provoquer des mesures exceptionnelles de précaution contre la famille Bonaparte. M. Anthony Thouret, par exemple, proposait qu’on déclarât inaptes à l’élection tous les membres des familles qui avaient régné sur la France ; plus tard, M. Molé, qui favorisait ouvertement la candidature du général Cavaignac ; demandait, dans une même pensée de défiance, qu’on ajournât l’élection jusqu’après le vote des lois organiques ; mais l’Assemblée ne se sentait plus l’énergie nécessaire pour entreprendre aucune lutte. Le général Cavaignac[30], d’ailleurs, loin de l’y encourager, repoussait toutes les avances qui lui étaient faites ; il semblait, par son inaction complète, vouloir laisser le champ libre à son rival. Depuis trois mois, les arrêts des conseils de guerre et le départ des convois de colons pour l’Algérie[31] sont à peu près le seul signe de vie que donne son gouvernement. En vain les amis du général Cavaignac, inquiets de voir l’intérêt, l’attention du pays se retirer insensiblement de lui et se porter ailleurs, le pressent de prendre quelque mesure énergique qui ranime son parti et fasse sentir sa force à ses adversaires. Les uns, frappés surtout du progrès de la réaction, lui conseillent de donner l’amnistie et d’intervenir en Italie où les Piémontais, les Lombards et les Vénitiens implorent à la fois le secours de la France. D’autres, au contraire, persuadés qu’il ne peut plus se maintenir au pouvoir qu’avec le concours du parti de l’ordre, l’engagent à choisir un ministère dans la droite de l’Assemblée.

Mais le chef du pouvoir exécutif ne sait se résoudre à temps ni pour l’une ni pour l’autre de ces politiques. Incertain, plein de scrupules, il hésite, il se défie de lui-même et de tout le monde, il ne sait ce que veut l’opinion. Les avances que lui font quelques hommes éminents des partis dynastiques lui sont suspectes, il les repousse avec hauteur ; l’amnistie que lui demandent les républicains lui paraît dangereuse, il la refuse ; un parti considérable dans l’Assemblée désire ajourner l’élection du président jusqu’après le vote des lois organiques, il insiste pour que l’élection soit immédiate, comme s’il avait hâte de se délivrer d’un pesant fardeau. Quant à l’intervention, il déclare dans son conseil au général Lamoricière qui en a fait une question d’honneur national, qu’il ne se sent pas le droit, à la veille de l’élection présidentielle, au moment où il n’exerce plus qu’un pouvoir éphémère, d’engager le pays dans une telle expédition, qui, selon lui, serait infailliblement le signal d’une guerre européenne. Ses scrupules à cet égard vont si loin, qu’il refuse au général Bedeau l’autorisation de se rendre au vœu de l’armée piémontaise et de conduire avec Charles-Albert les opérations de la campagne prochaine.

Pour apprécier avec justesse cette politique de non-intervention dont les conséquences furent décisives et qui acheva de perdre la révolution en Europe, il est nécessaire de revenir un peu sur nos pas.

On se rappelle que le 29 mars, quelques jours après la délivrance de Milan, l’armée piémontaise passait le Tessin sous la conduite de Charles-Albert et de ses fils, qui levaient hardiment l’étendard de l’indépendance italienne.

L’enthousiasme du patriotisme et l’ivresse du succès étaient au comble. Lorsqu’on vit avec quelle précipitation le maréchal Radetzky abandonnait les plaines de la Lombardie pour se retrancher sur le Mincio et l’Adige dans les places fortes de Mantoue, Peschiera, Legnago, Vérone, personne ne mit en doute sa prochaine et complète défaite. La délivrance de l’Italie parut tellement assurée que les partis politiques, unis jusque-là dans un même sentiment de révolte contre l’oppression, et les jalousies d’États à États, étouffées par une commune horreur de l’étranger, reprirent leur vivacité ancienne et se disputèrent à l’avance le fruit d’une victoire qui n’était pas encore remportée.

Le gouvernement provisoire de Milan avait appelé Charles-Albert, en réservant à une future assemblée constituante le droit de décider du sort de la Lombardie. Mais ce prince, qui redoutait à l’excès le mouvement révolutionnaire en Italie et l’intervention de la république française, semblait disposé à se mettre lui-même en possession d’une province dont il se considérait déjà comme le libérateur. Les démocrates, à leur tour, qui se défiaient également de l’aristocratie lombarde et de la noblesse piémontaise, sans souhaiter néanmoins le concours actif de la France, dénonçaient au pays les vues égoïstes de Charles-Albert ; ils disaient que ce prince déloyal négociait secrètement avec l’ennemi qu’il paraissait combattre afin d’accroître en toute hypothèse la puissance de sa dynastie, seule ambition, disaient-ils, à laquelle il fût accessible. Ces divisions, ces défiances mutuelles paralysèrent, dès le début de la campagne, le grand essor que le triomphe de l’insurrection milanaise avait imprimé à l’opinion. Charles-Albert n’était fait, ni comme homme politique, ni comme capitaine pour le ranimer. Très-indécis quant au but qu’il devait poursuivre, circonvenu depuis longtemps par la diplomatie anglaise qui voulait se servir de lui pour affaiblir la maison d’Autriche, sans toutefois permettre qu’il lui fût porté de trop rudes coups, Charles-Albert, à la tête d’une armée de quatre-vingt-dix mille hommes que secondent ses vaisseaux et l’escadre napolitaine dans l’Adriatique, le mouvement des troupes auxiliaires qu’on lui amène de Naples et de Rome et les milices volontaires qui accourent à lui de toutes parts, ne sait pas profiter de deux avantages brillants qu’il remporte coup sur coup à Pastrengo et à Sainte-Lucie. Au lieu de porter secours à la Vénétie, d’envoyer Durando contre Nugent pour empêcher sa jonction avec Radetzky et d’isoler celui-ci du côté du Tyrol, Charles-Albert appelle à lui l’armée romaine et concentre toutes ses troupes sur le Mincio, devant la forteresse de Peschiera, où il attend jusqu’au 15 mai l’artillerie dont il a besoin pour commencer le siège.

Dans le même temps, il insiste auprès du gouvernement français pour qu’on éloigne de la frontière les troupes que M. de Lamartine, dans l’éventualité d’une intervention, a rappelées de l’Algérie, et il donne l’ordre à ses vaisseaux qui croisent devant Trieste de ne pas tirer sur les vaisseaux autrichiens, laissant ainsi l’ardeur de ses troupes et l’enthousiasme des populations se refroidir, tandis que les Autrichiens, revenus de leur première confusion, se raniment et vont bientôt recevoir des renforts qui les mettront en état de reprendre l’offensive.

Un autre effet, non moins déplorable, des lenteurs du siège de Peschiera, c’est qu’elles laissent aux souverains, entraînés malgré eux par le mouvement populaire dans la guerre de l’indépendance, le loisir de se reconnaître et de concerter leurs moyens de résister à la révolution.

Le roi de Naples est le premier à revenir à lui. Jaloux plus que personne de la grande situation que la guerre crée au roi de Piémont, il commence par retarder, sous un prétexte puis sous un autre, la marche des troupes auxiliaires qu’il a promises et dont il a remis le commandement au général Pepe ; puis il essaye d’entraver l’action des Chambres, qu’il s’est vu forcé de convoquer, par une formule de serment qui leur ôte le droit de modifier la constitution et de la rendre plus libérale. Le refus des députés de prêter ce serment et la menace de dissoudre les Chambres ayant fait éclater à Naples une insurrection, le roi ordonne le bombardement de la ville, qui, forcée de céder, est livrée aux brutalités de la soldatesque et à tous les excès d’une populace effrénée. À quelques jours de là, Messine subit le même sort. Alors le gouvernement victorieux dissout les Chambres et la garde nationale, met ses deux capitales en état de siège, dépêche à l’amiral Cosa l’ordre de quitter l’Adriatique et au général Pepe la défense de franchir le Pô.

Le temps presse, écrivait à ce moment au général Pepe le libérateur de Venise, l’héroïque Manin, qui, tout en préparant la population à résister jusqu’aux dernières extrémités, sollicite par ses agents l’Angleterre, la France, le Piémont, toute l’Europe libérale à ne pas laisser périr en Italie la cause sacrée de l’indépendance ; le temps presse : le Quirinal, le camp de Vérone et de Venise sont les trois centres autour desquels s’agitent les destinées de l’Italie !

Un envoyé de Charles-Albert demandait également au général Pepe de faire la plus grande diligence. En quittant Paris, le général avait reçu de M. de Lamartine l’assurance que la France ne se bornerait pas à former des vœux, mais qu’elle tirerait son épée pour l’indépendance italienne. Il se croyait assuré des sympathies de l’Angleterre, assez fort pour désobéir à un maître parjure et pour entraîner son armée. Mais sa désobéissance avait été prévue et le commandement des troupes lui était retiré. Hormis un seul bataillon qui lui resta fidèle, l’armée entière opéra sans hésiter son mouvement de retraite. Pepe, au désespoir, franchit à peu près seul la frontière et courut se jeter dans Venise pour partager du moins ses périls, puisqu’il ne pouvait plus autre chose pour elle.

Au moment où le roi de Naples trahissait si odieusement ses promesses et retirait à la ligue italienne les troupes et le subside qu’il s’était engagé à fournir, la diplomatie autrichienne et le parti des cardinaux réussissaient aussi à lui enlever l’appui du Saint-Père.

Lorsqu’on eut appris à Vienne que Pie IX envoyait en mission extraordinaire au camp de Charles-Albert un prélat dévoué à la cause de l’indépendance, le gouvernement conçut les plus vives alarmes. La sanction du pape donnait à la ligue un caractère sacré. Sa bénédiction transformait la guerre en croisade. L’alliance de Pie IX et de Charles-Albert, l’union de la plus grande autorité morale avec la force matérielle la mieux organisée, portait un coup mortel à une domination étrangère qui ne s’était soutenue jusque-là que par la mésintelligence des souverains, la rivalité des États, la division des forces de l’Italie.

Aussi le cabinet de Vienne usa-t-il pour rompre cette alliance et parer ce coup de toutes ses ressources. Connaissant l’esprit timide, mais sincèrement croyant de Pie IX, il déroba, en cette circonstance, l’action de la diplomatie sous les doléances de l’épiscopat ; les nonces du pape, à Vienne et à Munich, les cardinaux de l’Allemagne, les évêques furent mis en avant. On les poussa à faire au Saint-Siège de douloureuses représentations. Le pape déclarer la guerre à la catholique Autriche ! Rome tirer l’épée contre ses plus fidèles enfants ! Quel scandale ne serait-ce pas donner à la chrétienté ! N’était-ce pas vouloir provoquer un schisme ! Pour achever d’ébranler la conscience timorée de Pie IX, on eut recours aux miracles ; on troubla, on inquiéta son âme par des interventions surnaturelles ; on la remplit d’épouvante.

Quand la population romaine redoublait pour lui d’enthousiasme, dans l’espoir qu’il allait se rendre en personne auprès près de Charles-Albert et bénir la croisade italienne, Pie IX, circonvenu par les ambassadeurs de Russie et d’Autriche, prononçait le 29 avril une allocution, par laquelle il reniait tout ce qu’il y avait eu jusque-là de libéral dans ses actes, et déclarait que, s’il avait autorisé la levée de quelques troupes, ce n’était pas assurément pour venir en aide aux ennemis de l’Autriche, mais uniquement en vue de protéger ses propres États contre les agitations révolutionnaires.

La nouvelle de cette défection exaspère le peuple de Rome. À la voix d’un Transtévérin, Angelo Brunetti, devenu fameux sous le nom de Ciceruacchio, il s’insurge et obtient pour la seconde fois du faible pontife, avec la rétractation de la nouvelle encyclique, la formation d’un ministère laïque sous la présidence du comte Mamiani et la convocation des Chambres.

Mais bientôt Mamiani, en butte à des difficultés sans nombre que lui suscitent les cardinaux, désespérant d’amener le pape à une politique sincère, très-affaibli aussi dans l’opinion par le ralentissement du mouvement révolutionnaire et l’inaction de l’armée piémontaise en Lombardie, se décourage et donne sa démission. Alors Pie IX, après plusieurs essais de ministères insignifiants, appelle à la tête des affaires un ancien carbonaro converti à l’école doctrinaire récemment ambassadeur de Louis-Philippe à la cour de Rome, le comte Pellegrino Rossi, dont la politique déclarée en ce moment est d’unir les États italiens dans une ligue présidée par le pape et de procéder aux réformes intérieures en ajournant indéfiniment la guerre contre l’Autriche.

Le gouvernement autrichien se réjouit de la retraite du ministère Mamiani comme d’un succès inespéré. Quand la nouvelle lui en arriva, il commençait à peine à se remettre de la frayeur extrême que la révolution survenue à la fois dans tous les États de l’empire lui avait causée.

Jamais, en effet, la maison d’Autriche n’avait été plus voisine de sa perte. Jamais la possibilité, la nécessité d’un démembrement de ses possessions n’avait paru plus imminente.

Pendant que la Lombardie se révoltait à main armée et rompait violemment ses chaînes, la Hongrie, par la seule force du droit historique invoqué avec constance et fermeté, obtenait une constitution indépendante et des libertés qui devaient, en peu de temps, la conduire à une régénération complète. En Bohême, quatre millions de Tchèques, qu’un mouvement de nationalité, purement littéraire à son origine[32], mais devenu insensiblement politique, soulève contre la domination des Allemands, rêvent de former avec les Serbes et les Croates un empire slave dont Prague serait la capitale. Ils convoquent, en opposition avec l’assemblée allemande de Francfort, une assemblée qui doit réunir les représentants de toutes les provinces de la race slave.

À peu près dans le même temps, l’assemblée de Francfort, réunie le 18 mai sous la présidence de M. de Gagern, chef du parti constitutionnel dans le sud de l’Allemagne, déclare qu’elle se reconnaît le droit et la mission de constituer l’unité de l’empire germanique.

Menacée de toutes parts, la cour d’Autriche ne fonde plus d’espoir que sur l’armée de Radetzky, qui, malgré ses échecs, tient encore tête à l’ennemi. Pour être plus à portée d’un secours dont elle pense avoir bientôt besoin, elle quitte Vienne, où l’esprit révolutionnaire fait des progrès rapides, et se réfugie à Insprück, dans le Tyrol.

Nous avons vu que les longueurs du siège de la forteresse de Peschiera, qui ne fut prise que le 30 mai, avaient laissé à Radetzky le loisir de relever l’esprit de ses troupes, de recevoir des renforts et de combiner un nouveau plan de campagne. Le général Nugent a réuni 13.000 hommes sur l’Isonzo, repris Udine et remporté une victoire sur les troupes romaines à Cornuda. Par une fausse attaque, il a attiré à Trévise le principal corps de ces troupes, commandé par Durando qui abandonne ainsi sa position sur la Brenta et livre la route de la Lombardie ; grâce à cette manœuvre habile il a rejoint Radetzky à Vérone, après avoir rallié en route le corps du général Welden. Ainsi fortifié, Radetzky se dispose à marcher sur Milan. Mais Charles-Albert l’arrête à Goïto et le repousse après une lutte sanglante où trois mille Autrichiens sont mis hors de combat. Radetzky se retire d’abord sur Mantoue, puis il se dirige sur Vicence que le général Durando défend vigoureusement. Forcé enfin de céder au nombre, la garnison romaine capitule et promet que de trois mois elle ne prendra pas les armes. Radetzky se hâte de retourner à Vérone pendant que le général d’Aspre prend Padoue, Trévise, Palma-Nuova et soumet toute la Vénétie, à l’exception d’Osoppo et de Venise. Charles-Albert échoue dans une tentative sur Vérone et Radetzky reprend l’offensive.

Charles-Albert avait étendu ses lignes du Tyrol jusqu’à l’embouchure du Mincio ; le gros de son armée était occupé au siège de Mantoue. Radetzky conçut le plan de rompre les lignes des Piémontais à Rivoli et de prendre le reste de leur armée à revers entre ses propres troupes et la ville qu’ils assiégeaient. Le combat s’engage à Rivoli où cinq mille Italiens défont 12.000 Autrichiens ; mais ils sont contraints d’abandonner la position à des forces trop supérieures. Ils se retirent sur la rive droite du Mincio. Charles-Albert essaye à son tour de prendre les Autrichiens en flanc, de les repousser sur la rive droite du Mincio et de les séparer de Vérone. Si ce plan eût réussi, l’Italie était délivrée par une seule victoire ; il échoua. Radetzky remporta un avantage signalé à Custoza, où il sut habilement engager 45.000 hommes contre 25.000 Piémontais (25 juillet). Charles-Albert, déconcerté, bat en retraite et repasse le Mincio. C’est le signal de ses revers. Les soldats piémontais ont perdu confiance dans des chefs qui ne savent pas les conduire ; une mauvaise administration laisse l’armée manquer de tout ; elle reste plusieurs jours sans vivres et sans munitions ; elle se démoralise, se débande ; Charles-Albert est atteint lui-même d’un abattement profond. Bien qu’il n’ait pas éprouvé de très-grandes pertes, bien que son artillerie et sa cavalerie soient encore presque intactes, il se retire précipitamment devant l’ennemi ; sous prétexte de couvrir Milan, il abandonne la ligne de l’Adda. Le 3 août, il arrive devant Milan, dont la population qui compte sur lui se prépare à faire une résistance énergique. Les Milanais n’ont rien perdu de leur ardeur première ; ils sont décidés, plutôt que de se rendre à Radetzky, à s’ensevelir sous les ruines de la ville. On fait à la hâte des travaux de tranchée ; déjà de fortes barricades s’élèvent dans les rues. Un comité de défense, investi de pouvoirs extraordinaires, dirige ces préparatifs ; il arme les citoyens qui s’animent et s’exhortent au combat. Charles-Albert, un moment entraîné par l’exaltation des Milanais, jure de les sauver ou de mourir avec eux. Mais à deux jours de là, cédant aux conseils de ses généraux, il fait proposer à Radetzky, qui a pris Crémone, et qui, à la suite d’un faible engagement, a pénétré les lignes de l’armée piémontaise, de lui ouvrir les portes de Milan, quitte furtivement la ville et rentre dans ses États, livrant la population héroïque qui s’est donnée à lui aux vengeances barbares d’un ennemi implacable.

L’armistice de six semaines, signé le 9 août, par le général piémontais Salasco, était dur et humiliant. Il rétablissait toutes choses dans l’état où elles se trouvaient avant la campagne, rendait aux Autrichiens les forteresses de Peschiera et de Rocca d’Anfo avec tout le matériel de défense. La flotte sarde devait quitter l’Adriatique ; Venise était abandonnée.

C’est alors que le marquis Ricci, envoyé piémontais à Paris, sollicite enfin du général Cavaignac l’intervention de la France. Milan et Venise, de leur côté, ont envoyé des délégués qui implorent un prompt secours. Le péril de l’Italie est grand, mais il peut encore être conjuré. Le gouvernement autrichien, très-inquiété par les mouvements de la Hongrie, ne se sent pas suffisamment raffermi par les succès de Radetzky pour refuser de traiter. La probabilité de l’intervention française l’effraye et le dispose à faire des concessions[33]. Il sait que l’armée piémontaise est encore presque intacte ; que l’esprit révolutionnaire, loin de s’être éteint, se ranime en Lombardie ; qu’à Venise enfin, le peuple, qui venait de voter avec une profonde douleur l’adjonction au Piémont, s’est soulevé en apprenant l’indigne capitulation de Milan, qu’il a chassé les commissaires sardes, annulé le vote de fusion, reconstitué la république, rétabli le triumvirat sous la présidence de Manin, et qu’il se dispose à une défense désespérée.

La diplomatie autrichienne n’a garde en de telles circonstances de se montrer exigeante. Elle n’a en ce moment qu’un but, c’est de tromper par des négociations d’une apparente bonne foi le gouvernement du général Cavaignac et d’empêcher à tout prix ou tout au moins de retarder indéfiniment l’entrée des troupes françaises en Italie. Elle y réussit. La médiation de l’Angleterre acceptée par le général Cavaignac, les lenteurs inévitables des correspondances diplomatiques entre Vienne, Londres, Turin et Paris, achèvent ce que la campagne si mal conduite par Charles-Albert et la capitulation de Milan ont déjà déplorablement compromis. L’opinion publique en France, bien que très-attiédie et peu disposée à la guerre, se montrait cependant encore assez favorable aux Italiens. L’Assemblée nationale en avait tout récemment donné la preuve en rappelant, dans une de ses précédentes séances, le vote du 24 mai, par lequel elle imposait à la commission exécutive un programme de politique étrangère qu’elle résumait ainsi : Pacte fraternel avec l’Allemagne, reconstitution de la Pologne indépendante, affranchissement de l’Italie.

Si le général Cavaignac eût voulu exercer sur l’Assemblée l’influence qu’il lui convenait de prendre en une telle occasion, elle n’aurait pas reculé devant l’intervention. Dans le conseil des ministres, le général Lamoricière, ministre de la guerre, et M. Bastide, ministre des affaires étrangères, se prononçaient, l’un, avec une vivacité extrême, le second, avec une grande persistance, pour que l’on secourût Venise. Un moment, celui-ci, croyant l’avoir emporté sur les résistances du ministre des finances et sur les scrupules du chef du pouvoir exécutif, annonçait au consul de France à Venise le départ de quatre bâtiments à vapeur, portant une brigade de trois mille hommes sous les ordres du général Mollière, et il expédiait à Marseille un aide de camp du général Lamoricière pour présider à l’embarquement. D’après les instructions qui étaient transmises à cet égard, le duc d’Harcourt croyait également pouvoir écrire à Manin : Tenez bon jusqu’à l’arrivée des Français, et c’est par vous que viendra le salut de l’Italie. Mais malheureusement des considérations d’une prudence méticuleuse, auxquelles l’esprit du général Cavaignac était trop accessible, arrêtèrent tout. Dans une nouvelle réunion du conseil, on décida, à la majorité d’une voix seulement, d’envoyer à Marseille un contre-ordre. Les troupes embarquées depuis cinq jours revinrent à terre. On remit les destinées de l’Italie aux délibérations d’un congrès à Bruxelles, qui ne devait jamais se réunir, et l’Autriche, délivrée ainsi de la crainte d’une intervention contre laquelle elle était résolue à ne pas lutter[34], retira une à une toutes les concessions qu’elle avait offertes et tourna contre ses autres États la politique de ruse dont elle n’avait plus besoin en Italie.

Déjà, selon le système traditionnel de cette politique, elle avait cherché à regagner en Hongrie le terrain qu’elle avait cru devoir céder, non pas en attaquant ouvertement l’indépendance des Hongrois, mais en leur suscitant des ennemis qui les missent hors d’état d’en profiter et de la défendre. Cela n’était pas difficile. La Hongrie, comme on sait, se compose d’une agglomération successive de populations magyares, valaques, croates, serbes, saxonnes, très-diverses d’origine, de religions, d’idiomes, et que de fréquentes luttes à main armée et des persécutions réciproques pendant plusieurs siècles ont rendues excessivement hostiles les unes aux autres. C’était là l’obstacle principal à l’organisation du nouvel État hongrois, dont la diète de Pesth, qui représentait presque exclusivement l’élément magyar, avait, avant la sanction de l’empereur, posé les bases constitutionnelles. Entre ces nationalités jalouses de la prépondérance des magyars, les Croates et les Serbes, de race slave, étaient à la fois les plus fanatiques, les mieux organisés militairement et les plus capables par leur énergie de revendiquer leur indépendance particulière.

Ce furent ceux-là que le gouvernement autrichien excita tout d’abord contre ce qu’il appelait l’oppression des magyars. Par de nombreux émissaires que secondait, quoique dans des vues opposées, la propagande russe du parti panslaviste[35], il souffla partout l’esprit de discorde ; il s’assura, au moyen de faveurs et de promesses de tout genre, un soldat croate, distingué parmi les siens par sa haine contre les Hongrois, par son zèle pour le panslavisme, par son intelligence, son activité et quelques talents militaires, le colonel Jellachich. Mandé à Vienne par le baron de Kulmer, qui l’avait désigné à la cour comme très-capable de jouer un rôle, il s’était vu en moins de huit jours promu au grade de feld-maréchal lieutenant, nommé commandeur de plusieurs ordres et enfin administrateur civil et militaire de la Croatie, avec le titre de ban. Le comte de Fickelmont, l’archiduc Louis et l’archiduchesse Sophie avaient noué avec lui des négociations secrètes. Fort des promesses qui lui étaient faites par de si grands personnages, Jellachich se hâta de convoquer à Agram une diète croate-esclavonne, dont le premier acte fut d’annuler toutes les décisions de la diète de Hongrie. On y brûla en effigie l’archiduc palatin et le premier ministre Batthiànyi ; puis, après avoir conclu une alliance offensive et défensive avec le comité central des Serbes réunis à Carlowitz, qui de son côté décidait de faire de la Serbie une voïvodie indépendante, on fit serment de ne pas remettre l’épée au fourreau avant d’avoir abattu la domination des magyars. Sur ces entrefaites, Jellachich levait de nombreuses troupes et s’apprêtait à entrer en campagne.

À ces nouvelles, l’archiduc palatin, vice-roi de Hongrie, court à Insprück ; il obtient de l’empereur un manifeste dans lequel le ban Jellachich est déclaré traître à la patrie, destitué de toutes ses fonctions et mandé à la cour afin d’y expliquer sa conduite ; puis l’archiduc, avec l’assentiment de l’empereur, convoque à Pesth une assemblée nationale élue selon la nouvelle loi, et, comme pour confirmer à l’avance la parfaite légalité de tout ce qui va s’y faire il vient l’ouvrir en personne et paraît dans la salle en donnant le bras aux deux ministres hongrois : Louis Batthiányi et Louis Kossuth.

L’un des premiers actes de cette diète qui se signala par tant d’énergie, de talent, de patriotisme, ce fut de pourvoir à la défense nationale, en votant, sur la demande de Kossuth, une levée de deux cent mille hommes. Le danger était pressant ; Jellachich venait de passer la Drave (11 septembre) à la tête de quarante mille hommes, et, forçant les lignes du faible corps d’observation hongrois que commande le comte Adam Teleki, il marchait rapidement sur Pesth. Le 20 septembre, on apprend qu’il est à Veszprim, sur les bords du lac Balaton (Plattensee) au cœur même du pays. Le cabinet de Vienne, rassuré par les succès de Radetzky en Lombardie, croit pouvoir lever le masque. Il désavoue le manifeste contre Jellachich ; les officiers de l’armée autrichienne restée en Hongrie, malgré les dispositions de la nouvelle constitution et les réclamations de la diète, accourant auprès du ban, se concertent avec lui, certains de se rendre ainsi agréables au gouvernement impérial.

Cependant la diète décide la formation d’un comité de défense, où Kossuth exerce l’influence principale et qui va bientôt devenir le véritable gouvernement du pays ; elle offre le commandement général des troupes hongroises à l’archiduc Étienne. Celui-ci feint d’accepter et se rend sur les bords du lac Balaton, afin, dit-il, d’entrer en conférence avec Jellachich et de le dissuader, s’il se peut, de la guerre ; mais le ban refuse l’entrevue ; l’archiduc, au lieu de revenir à Pesth, s’esquive, rentre dans Vienne ; presque aussitôt l’on apprend à Pesth qu’il abdique ; que le comte Lamberg, contrairement à la constitution, est nommé commandant en chef de toutes les troupes de la Hongrie et que sans doute il a mission de dissoudre la diète. À cette nouvelle, la diète indignée proteste contre les rescrits impériaux, se constitue en permanence et déclare la patrie en danger. Kossuth revient (27 septembre) des bords de la Theiss où, dans l’espace de trois jours, il a levé dix mille volontaires.

Au milieu de l’agitation causée par de si graves événements, le comte Lamberg est arrivé à Bude (28 septembre), et il se dispose à entrer en fonctions. Mais le peuple dont le patriotisme s’exalte de jour en jour ne peut supporter la pensée qu’on va dissoudre la diète nationale. La vue de l’envoyé, autrichien l’exaspère. Le comte Lamberg est massacré sur le pont de Pesth dans un tumulte populaire.

Au récit de ce meurtre, l’empereur, malgré une déclaration de la diète de Pesth, qui, en déplorant l’événement, supplie encore Sa Majesté de faire cesser l’abus de son nom et la violation des lois, prononce la dissolution de l’assemblée, déclare la Hongrie en état de siège et proclame Jellachich son alter ego. Ce jour-là même, le ban entrait à Stuhlweissembourg ; il n’était plus qu’à une journée de Pesth.

Le général Moga, à la tête des jeunes levées amenées par Kossuth, lui offre la bataille à Pakozd (29 septembre), le bat et le met en fuite ; Perczel et Gœrgey, isolant et enveloppant à Ozora un corps de huit mille hommes commandés par les généraux Roth et Philippowitch, les forcent à mettre bas les armes (6 octobre). Mais Jellachich ayant passé la Laitha, qui marque la frontière autrichienne, Moga, encore plein de scrupules, n’ose le poursuivre.

Cependant la population viennoise applaudissait à la victoire de Pakozd et se passionnait pour la cause hongroise ; le 6 octobre, un bataillon de grenadiers italiens, qui avaient ordre de rejoindre Jellachich, refuse de quitter Vienne, mais placé entre deux régiments de cavalerie, il est contraint d’obéir et de se mettre en marche. En arrivant à l’embarcadère, les soldats y trouvent la légion académique des étudiants qui forme, depuis la révolution de mars, le noyau de tous les mouvements populaires, avec une masse d’ouvriers et de bourgeois rassemblés autour d’elle. Le combat commence ; les soldats, à demi gagnés, font volte-face. Le général Bréda qui les commande est tué. Le peuple se pousse en avant, chasse devant soi, de rue en rue, la cavalerie envoyée pour le disperser, prend l’arsenal, s’empare de l’église Saint-Étienne que défend la garde nationale, pénètre dans l’hôtel du ministre de la guerre, le comte de Latour, et le tue ; puis enfin, après un combat sanglant qui dure trois jours entiers, il force le commandant militaire d’Auersperg à sortir de la ville.

Une partie de la diète autrichienne, qui siégeait depuis le 22 juillet et discutait un projet de constitution, quitte Vienne ; l’autre, très-affaiblie, très-indécise, entame des négociations avec la cour réfugiée à Olmütz[36]. Le gouvernement, suivant sa coutume, traîne les choses en longueur, place à la tête de l’armée le feld-maréchal Windischgrætz, qui vient de réprimer l’insurrection de Prague, le charge de bloquer Vienne, de concert avec Auersperg, et appelle à son secours le ban Jellachich. Cet instant est décisif : à la prise ou à la délivrance de Vienne se rattachent les dernières espérances de la révolution en Allemagne. Partout ailleurs la réaction triomphe.

Le parlement de Francfort, qui envoyait en ce moment à Vienne quatre délégués, MM. Robert Blum, Moritz Hartmann, Frœbel et Trampusch, pour donner à la population viennoise un gage de sa sympathie, n’était déjà plus capable d’exercer aucune influence.

Il avait perdu beaucoup de temps en intrigues et en discussions stériles. Les radicaux s’y étaient trouvés en minorité et sans expérience des affaires ; le parti monarchique-constitutionnel, où les Prussiens avaient la majorité et qui comptait de brillants orateurs, MM. de Vincke, de Radowitz, le prince Lichnowsky, déjà exercés par les discussions de la diète prussienne, s’était montré animé d’un très-mauvais esprit. Plein de haine contre la France, sans aucune sympathie ni pour la nationalité italienne, ni surtout pour la Pologne, un étrange orgueil germanique avait aveuglé ce parti. Il parlait hautement d’incorporer le grand-duché de Posen, Trieste, l’Illyrie et même Venise, à la Confédération. Il voulait, dans des vues de conquête, former une flotte allemande et ne s’intéressait en apparence qu’à une seule question : à qui donnerait-on l’empire d’Allemagne ? Le président de la diète, M. de Gagern, avait d’abord agi avec zèle en faveur du roi de Prusse ; mais bientôt les dédains de Frédéric-Guillaume pour le titre d’empereur par la grâce du peuple forcèrent d’abandonner cette combinaison. On se tourna alors vers l’archiduc Jean d’Autriche que sa longue opposition au prince de Metternich, ses goûts simples et ses mœurs démocratiques rendaient assez populaire et qui, ayant accepté le titre de vicaire général de l’Empire, fit son entrée solennelle à la diète le 12 juillet. À partir de ce jour, l’Autriche reprit son ancienne influence sur les affaires. Sous l’impression des journées de juin, l’assemblée, d’ailleurs, entrait de plus en plus dans les voies rétrogrades. La minorité radicale, en perdant l’espoir de rien obtenir par les moyens légaux, décida de se séparer à la première occasion, de se former en Convention et d’appeler à soi la force populaire. L’armistice de Malmoë devint le signal de cette tentative.

L’Allemagne prenait un intérêt très-vif à la guerre que les duchés de Schleswig-Holstein soutenaient pour leur indépendance contre le Danemark. Frédéric-Guillaume s’était engagé à protéger les populations de ces duchés, qui, refusant de se laisser incorporer au Danemark, demandaient une constitution séparée et leur représentation à la Confédération germanique. Une armée confédérée, sous les ordres du général Wrangel, était entrée sur le territoire schleswig-holsteinois, et la campagne avait eu des succès divers ; mais l’opinion publique, très-favorable à l’indépendance des duchés, accusait le roi de Prusse de conduire trop mollement la guerre et le soupçonnait presque de trahison. Lorsqu’on apprend à Francfort que Frédéric-Guillaume vient de signer un armistice de sept mois, le peuple, à l’instigation de la minorité, se soulève contre la majorité de l’assemblée qui a ratifié l’armistice. On élève partout des barricades ; on se bat pendant douze heures avec courage. Deux députés de la droite, le prince Lichnowsky et M. d’Auerswald, sont impitoyablement massacrés par le peuple ; mais bientôt les insurgés, mal secondés par les députés qui les ont provoqués, abandonnés à eux-mêmes, enveloppés par les troupes hessoises, autrichiennes, prussiennes et wurtembergeoises accourues à l’appel de l’assemblée, sont vaincus ; l’état de siège est proclamé.

On apprend sur ces entrefaites que l’insurrection républicaine commandée par Struve dans le grand-duché de Bade est complètement dispersée. En de pareilles conjonctures l’appui moral du parlement de Francfort n’était plus d’une grande importance pour l’insurrection de Vienne. Néanmoins la population viennoise était encore pleine de confiance. On continuait avec ardeur les préparatifs pour soutenir un long siège. Le camp insurrectionnel de Vienne comptait environ quarante mille hommes ; un officier polonais, le colonel Bem, a pris le commandement de la garde mobile ; il dirige, de concert avec Messenhauser, commandant de la garde nationale, les opérations stratégiques. Le blocus se resserre de plus en plus. Le général Windischgrætz a rassemblé soixante mille hommes autour de la ville. Le siège devient très-rigoureux, les assauts se multiplient ; mais la population résiste héroïquement ; elle attend avec une confiance absolue une prochaine et forte diversion de l’armée hongroise.

Malheureusement, une irrésolution extrême régnait à cet égard dans l’esprit de l’armée et dans les Conseils de la diète hongroise. On attendait l’appel de la diète autrichienne. Pensant qu’il ne pouvait tarder, deux fois le général hongrois passe la Laitha, et deux fois il revient en arrière. Les sociétés populaires de Vienne, à défaut de la diète, se résolurent enfin à réclamer les secours de la Hongrie. L’arrivée de Kossuth au quartier général de Pahrendorf vint donner l’impulsion décisive ; son éloquence triompha de toutes les hésitations. Malgré l’avis du général Moga, malgré l’opinion formelle du colonel Gœrgey, qui démontre l’impossibilité de vaincre une armée régulière avec des troupes levées à la hâte et mal exercées, Kossuth déclare que l’honneur et le devoir commandent impérieusement et à tous périls de secourir les Viennois insurgés pour la Hongrie. Il décide le passage de la Laitha.

Le 30 octobre, l’armée hongroise qui compte en tout trente mille hommes, dont seize mille seulement de troupes disciplinées, attaque à Schwechat les forces réunies de Windischgrætz, de Jellachich et d’Auersperg, s’élevant à soixante mille hommes. L’infériorité numérique des troupes hongroises est rendue plus sensible encore par les mauvaises dispositions stratégiques du général Moga, par l’irrésolution des officiers, par l’indiscipline et l’inexpérience des jeunes recrues. Un ordre mal compris jette, la confusion dans leurs rangs, et Moga se décide à battre en retraite.

Comme on entendait à Vienne le canon de Schwechat, le peuple, qui se croit enfin secouru par les Hongrois, force la municipalité à déchirer la capitulation qu’elle vient de signer avec Windischgrætz. La générale bat dans les rues ; on court aux armes. On s’apprête au combat, mais Messenhauser n’ose commander une sortie qui, peut-être, en prenant l’armée autrichienne à revers, aurait changé le sort de la bataille, et les Autrichiens, sans s’amuser à poursuivre les Hongrois qu’ils ont mis en déroute, reviennent sous les remparts de la ville dont ils recommencent le bombardement. L’incendie s’allume sur vingt-six points à la fois, les murailles s’écroulent, les portes sont prises d’assaut. Jellachich entre triomphant dans Vienne, à la tête de ses Croates ; tout est mis au sac et au pillage. Le gouvernement ferme les yeux et laisse commettre, dans la capitale de l’Empire, des actes d’une férocité barbare. Il viole lui-même le droit des gens, en faisant fusiller Robert Blum, sujet saxon, envoyé de la diète germanique, qui, se fiant à son caractère inviolable, a refusé de fuir avec ses collègues. On ne connaît plus à Vienne d’autre droit que le droit de vengeance.

Un mois après ce triste triomphe, la camarilla faisait signer à Ferdinand son abdication et plaçait la couronne d’Autriche, encore trempée de sang, sur le front du jeune archiduc François-Joseph, fils de l’archiduchesse Sophie.

Le parlement de Francfort proteste, à la vérité, contre la mort de Robert Blum, mais timidement et comme un pouvoir abandonné de l’opinion. Bientôt la majorité et la minorité, que l’insurrection de septembre avait rendues irréconciliables, se séparent et tentent de constituer, l’une à Gotha, l’autre à Stuttgard, deux assemblées nationales.

Une pareille tentative ne pouvait manquer d’avorter. La réaction, devenue toute-puissante par la prise de Vienne, emporte les constitutionnels et les radicaux dans son courant rapide. La réunion de Stuttgard est dispersée par les baïonnettes. Celle de Gotha renonce à continuer ses délibérations, devenues dérisoires. Avec elles disparaissent les derniers vestiges du pouvoir central et de l’unité germanique.

Pendant que ces déplorables événements s’accomplissaient en Autriche, la démocratie prussienne a subi des phases analogues. À la révolution succède la réaction ; à l’exaltation de la liberté la honte d’une oppression devenue plus pesante et plus arbitraire.

Depuis le 21 mars, jour où Frédéric-Guillaume a pris les couleurs germaniques et convoqué l’assemblée constituante, une lutte sourde, mais opiniâtre, avait commencé entre le parti rétrograde, qui cherchait à éluder les promesses du roi, le parti avancé, qui en voulait déduire toutes les conséquences, et les hommes d’opinions mixtes qui, souhaitant une transition ménagée entre l’ancien et le nouvel état, s’efforçaient de faire accorder les partis extrêmes.

La majorité de l’assemblée où les électeurs avaient envoyé, avec les hommes les plus libéraux de la bourgeoisie, un grand nombre d’ouvriers et même de paysans, était pénétrée du sentiment de son droit et d’un esprit franchement démocratique. Une camarilla hautaine, aveugle et obstinée influençait le roi dans le sens contraire. Entre la camarilla et l’assemblée, les divers ministres qui se succédèrent aux affaires, MM. de Camphausen, Hansemann, de Beckerath, d’Arnim, d’Auerswald, essayaient de concilier les vues opposées et soutenaient alternativement les prétentions du pouvoir royal et les droits de la Chambre.

Mais il n’était pas de conciliation possible entre un prince sans loyauté et une assemblée sans confiance. Le projet de constitution présenté par les ministres était, d’ailleurs, complètement inadmissible. Les discussions de l’assemblée, à laquelle le roi refusait la qualité de constituante et qui refusait à son tour à Frédéric-Guillaume le titre de roi par la grâce de Dieu, allèrent s’animant et s’envenimant de plus en plus, jusqu’au jour où le roi, qui voyait la révolution partout arrêtée en Allemagne, se crut en mesure de braver l’opinion, quitta Berlin, s’établit à Postdam, et de là, après avoir fait prendre au général Wrangel les dispositions militaires nécessaires pour réduire au besoin sa capitale, promulgua un décret (8 novembre) qui suspendait les séances de l’assemblée et la transférait à Brandebourg, sous le prétexte qu’elle était opprimée à Berlin par les sociétés révolutionnaires.

L’assemblée ne voulut pas céder. Quand le comte de Brandebourg se présenta, au nom du roi, pour lui intimer l’ordre de se dissoudre, son président Unruhe refusa de lever la séance. Deux cent cinquante-deux représentants contre trente déclarèrent qu’ils ne se sépareraient pas ; mais comme ils étaient décidés à n’agir que par les voies légales et ne voulaient pas faire appel à l’insurrection, la force armée les expulsa, les poursuivit partout où ils essayaient de se réunir ; la garde nationale, qui les soutenait, fut dissoute. La nouvelle de la prise de Vienne vint achever leur défaite. Frédéric-Guillaume, résolu à ne plus rien ménager, chargea le général Wrangel de soumettre Berlin. L’état de siège fut proclamé, et, le 5 décembre, le roi, portant au comble l’ingratitude, le mépris de sa parole et l’oubli de son honneur, octroya à la Prusse une constitution qui effaçait les dernières traces de ses concessions et remettait toutes choses à peu près dans l’état où elles étaient avant la révolution.

Pendant que les souverains absolus, secrètement encouragés par la Russie, agissaient de la sorte à Naples, à Vienne, à Milan, à Pesth, à Berlin, et reprenaient peu à peu, par la ruse d’abord, puis par la force, tous leurs avantages, la diplomatie française, depuis le ministère de M. de Lamartine jusqu’à celui de M. Bastide, suivait la même marche incertaine et se laissait partout effacer ou éconduire. Mal informée ou mal servie par des agents dont les uns, qui appartenaient à l’école révolutionnaire, s’étourdissaient du bruit d’une démagogie tapageuse et croyaient que les clubs menaient le monde, et dont, les autres, suivant les anciens errements de la diplomatie dynastique, ne savaient ou ne voulaient pas faire parler la France au nom de la Révolution, elle entamait avec les princes des négociations timides, perdait un temps précieux, laissait s’engourdir l’opinion. Bientôt, entre la Russie qui menaçait d’intervenir et l’Angleterre qui l’abusait par une amitié feinte, entre la diète centrale qu’il négligeait, la Prusse et l’Autriche qui se jouaient de lui, le gouvernement du général Cavaignac se trouva réduit à l’impuissance. Il laissa succomber Milan, périr Venise ; il abandonna Charles-Albert ; et le jour où il montra enfin quelque volonté, ce fut pour tendre au pape Pie IX, chassé de ses États, une main que celui-ci ne daigna pas même prendre.

Nous avons vu que Pie IX, poussé par les cardinaux à rompre l’alliance piémontaise et à se retirer de la ligue nationale, avait mis à la tête de son gouvernement le comte Rossi (14 septembre). Cette nomination avait causé dans le parti démocratique et dans la population qui regrettait le comte Mamiani une irritation extrême. Le 15 novembre, jour de l’ouverture de l’assemblée, comme le nouveau ministre descendait de voiture et traversait le vestibule du palais de la chancellerie, il fut entouré, séparé de sa suite par un groupe d’hommes inconnus, frappé à mort d’un coup de stylet.

Le parti des cardinaux et le parti populaire se renvoyèrent l’accusation de cet acte odieux, mais tout le monde en parut complice par l’indifférence avec laquelle on l’apprit et par la négligence qui fut mise à en poursuivre les auteurs. La Chambre n’interrompit même pas la lecture de son procès-verbal et ne fit pas la moindre mention de l’événement pendant la séance ; le peuple fit disparaître l’assassin et célébra l’assassinat par des promenades aux flambeaux ; la police refusa de prendre aucune mesure contre les démonstrations populaires ; la garde nationale, enfin, et les soldats fraternisèrent avec le peuple.

Le lendemain, une députation de l’assemblée et de la garde nationale, suivie d’une foule nombreuse, vint demander au pape un ministère libéral et le retour du comte Mamiani. Pie IX, entouré de ses cardinaux et de la plupart des membres du corps diplomatique, refusa d’abord de prendre un engagement explicite. Pendant les longues négociations qui s’entamèrent à ce sujet au Quirinal, le peuple et la garde nationale, accourus en masse autour du palais, le cernèrent et menacèrent d’en faire l’assaut. Les Suisses, qui en gardaient les portes, firent une décharge qui d’abord força le peuple à s’éloigner ; mais il revint bientôt avec la garde civique, la légion romaine, la troupe de ligne et la gendarmerie qui s’étaient jointes au mouvement, et recommença la fusillade contre le palais. Le pape, convaincu enfin qu’il n’avait plus le pouvoir de lutter contre le vœu général, feignit de s’y rendre ; il promit le retour de Mamiani, le renvoi des Suisses. Pour tout le reste, il s’en remettait, disait-il, à la décision des Chambres. Ayant réussi de la sorte à tromper encore une fois l’opinion, Pie IX échappe à la surveillance de ceux qui le gardaient, et, quittant furtivement son palais et ses États dans la voiture du comte de Spaur, ministre de Bavière, qui faisait les fonctions d’ambassadeur d’Autriche à Rome, il se réfugie à Gaëte.

Depuis longtemps déjà notre ambassadeur, le duc d’Harcourt, et, dans ces derniers jours, M. de Corcelle, envoyé par le général Cavaignac en mission extraordinaire à Rome, pressaient le pape, qui ne se regardait plus comme libre, d’accepter un asile en France. Pie IX semblait disposé à prendre ce parti et témoignait au général Cavaignac, dans les termes les plus affectueux, sa reconnaissance et son estime. Le Saint-Père n’élevait à sa venue en France qu’une seule objection sérieuse, fondée sur le peu de temps que le chef actuel du pouvoir exécutif avait encore à diriger les affaires. Si l’élection ne répondait pas aux vœux du pape, disait-on au Quirinal, si le prince Louis-Napoléon devenait président de la République, le Saint-Père, qui considérait la famille Bonaparte comme son ennemie, ne pourrait avec honneur accepter la protection du chef de cette famille.

Néanmoins, en ces derniers temps, les scrupules du pape semblaient dissipés ; en partant pour Gaëte, Sa Sainteté laissa croire au duc d’Harcourt qu’elle y attendrait un bâtiment français, afin de s’embarquer pour Marseille. En conséquence, l’ordre fut expédié au consul de Civita-Vecchia de faire chauffer le bateau le Ténare, pour aller chercher immédiatement le pape à Gaëte. Le général Cavaignac décida de faire embarquer une brigade de 3.500 hommes sur quatre frégates à vapeur pour protéger la retraite du pape, et, sur l’avis reçu par dépêche télégraphique de Marseille et communiqué à l’Assemblée par le chef du pouvoir exécutif en personne, le ministre de l’instruction publique partit de Paris afin de se trouver au débarquement du Saint-Père et de le recevoir avec tous les honneurs qui lui étaient dus.

Mais tout d’un coup la nouvelle se répand et se vérifie que le pape a joué le gouvernement français ; que, loin de songer à demander un asile à la République, Pie IX s’est rendu à la cour du roi de Naples, d’où il annule tous les actes de son gouvernement à partir du 16 novembre, c’est-à-dire toutes les concessions faites à l’opinion libérale et au parti laïque.

Un pareil dénouement à une négociation diplomatique à laquelle le gouvernement avait évidemment attaché une grande importance touchait au ridicule. Les adversaires du général Cavaignac saisirent avec empressement cette occasion de l’attaquer par l’épigramme. Depuis quelque temps les hostilités de la presse dynastique redoublaient. Des calomnies politiques on en venait à des calomnies toutes personnelles, dont l’effet était plus certain encore sur le vulgaire ; le Constitutionnel et l’Assemblée nationale unissaient leurs efforts pour ruiner dans l’opinion le chef du pouvoir exécutif. Le rédacteur en chef de la Presse ne laissait plus passer un seul jour sans attaquer le général Cavaignac, soit dans son propre honneur, en l’accusant d’avoir favorisé l’insurrection de juin, afin de se frayer une voie sanglante à la dictature[37], soit dans l’honneur de son père, dont on chargeait la mémoire de crimes odieux.

L’opinion, ainsi travaillée sans relâche, s’altérait ; elle se retirait de celui qu’elle avait d’abord si fortement soutenu et se tournait insensiblement contre lui. L’Assemblée elle-même n’appuyait plus le général Cavaignac qu’avec une certaine mollesse ; l’inertie du gouvernement attiédissait son zèle et paralysait son action. Depuis quelque temps la majorité, qui ne se sentait pas conduite, hésitait, se troublait. Subissant malgré elle l’influence d’une minorité habile qui, à l’approche du jour décisif de l’élection présidentielle, mettait tout en œuvre pour achever d’éteindre ou d’égarer l’esprit républicain, elle n’apportait plus au gouvernement qu’un concours presque inefficace, tant il semblait de convenance plus que de conviction politique. Quelques amis particuliers du général Cavaignac, voyant se multiplier les symptômes de ce refroidissement de l’Assemblée, insistaient avec beaucoup de vivacité auprès de lui pour qu’il cédât au mouvement de l’opinion en éloignant de son conseil les républicains que l’on appelait encore de la veille, et en y appelant des représentants du côté droit. Le chef du pouvoir exécutif écoutait ces avis avec défiance. Il éprouvait une répugnance presque invincible à se séparer du parti républicain proprement dit et ne voulait pas acheter son élection au prix de ce qu’il regardait comme une trahison envers ses anciens amis politiques. Son antipathie instinctive pour M. Thiers n’avait fait que s’accroître dans leurs relations parlementaires. Il ne croyait pas à la sincérité des avances que M. Molé continuait à lui faire. Quand le général Lamoricière lui proposait d’appeler à lui M. Dufaure, qui, dans la discussion de la constitution, avait pris de l’autorité sur l’Assemblée et qui se ralliait loyalement à la cause républicaine, le général Cavaignac repoussait la pensée d’une telle concession. Il marquait, comme terme extrême des sacrifices que son honneur lui permettait de faire, le choix d’un ministère dans une petite fraction de l’Assemblée que l’on considérait comme à demi révolutionnaire et dont M. Billault était l’expression la plus éloquente. Un vote hostile de l’Assemblée vint brusquement mettre fin aux irrésolutions du général Cavaignac. Le gouvernement qui recevait de tous côtés des renseignements fâcheux sur la disposition du peuple des campagnes, sur les menées royalistes et sur les progrès rapides du parti napoléonien, proposait d’envoyer dans les départements un certain nombre de représentants, choisis par l’Assemblée, avec mission d’éclairer l’opinion et de déjouer les manœuvres électorales des ennemis de la République. À l’instigation de M. de Falloux, qui rappela en cette circonstance les commissaires de M. Ledru-Rollin, l’Assemblée rejeta la proposition du ministère et mit ainsi le chef du pouvoir exécutif dans la nécessité absolue de changer son cabinet. Il le fit à contre-cœur et laissa paraître son déplaisir. Commencée le 12 octobre par la démission en masse du ministère et la levée de l’état de siège, la crise ministérielle ne se termina que le 24 par la démission de M. Goudchaux et par la formation définitive d’un cabinet mixte où entrèrent MM. Dufaure, Vivien, Freslon, et dans lequel restèrent, comme une dernière satisfaction donnée à l’opinion républicaine, MM. Thouret, Bastide et Marie.

Cette concession, très-importante si on l’envisage au point de vue purement théorique, fut absolument nulle dans ses résultats. Charger M. Dufaure de diriger les affaires de la République, c’était, en apparence, reculer au delà de la révolution du 24 février, au delà du ministère Odilon Barrot, au delà même du mouvement réformiste de l’année 1847. Membre de ce qu’on appelait dans les anciennes Chambres le tiers parti, entré dans le cabinet du 12 mai 1839, M. Dufaure n’avait jamais fait au gouvernement de Louis-Philippe qu’une opposition, non de principes, mais de détails et de circonstances, et tout récemment il avait professé ses opinions dynastiques en s’abstenant de paraître au banquet de Saintes, parce qu’on avait refusé d’y porter le toast : Au roi ! Il n’était pas surprenant que les républicains prissent ombrage d’une concession de telle nature qu’elle amenait aux affaires un homme qui, à leurs yeux, était la personnification de la contre-révolution[38].

Mais en même temps le ministère Dufaure, composé d’hommes intègres, fermement résolus à servir la République, ne répondait aucunement aux prétentions de la droite et ne devait servir qu’à isoler davantage le général Cavaignac, à le faire dévier plus rapidement sur cette pente des concessions tardives, incomplètes, par lesquelles se déconsidèrent et se perdent tous les gouvernements qu’abandonne l’esprit politique.

La réunion de la rue de Poitiers voyait sans aucun plaisir l’entrée de M. Dufaure aux affaires. M. Thiers ne l’aimait pas et n’était nullement disposé à le soutenir. Il existait entre ces deux hommes d’insurmontables antipathies de caractères et d’anciens ressentiments politiques. La droite savait, d’ailleurs, que M. Dufaure n’entrait aux affaires ni traîtreusement, ni inconsidérément, mais avec la conviction raisonnée que la République était désormais le gouvernement le plus conforme à l’état de nos mœurs, et que la présidence du général Cavaignac serait le moyen le plus sûr et le plus honorable d’établir d’une manière durable les institutions républicaines. On ne lui pardonnait pas non plus d’accepter le concours des républicains de la veille.

Le parti de M. Thiers demeura donc très-indifférent au changement de ministère. Affectant, ainsi que son chef, une attitude dédaigneuse entre les deux concurrents à la présidence[39], il n’exerça plus désormais d’action politique, active et n’eut qu’une part indirecte dans les événements.

M. Molé ne se trouvait pas plus satisfait que M. Thiers du ministère Dufaure et prenait également la résolution de rester neutre. M. Odilon Barrot inclinait vers Napoléon. Quant à la fraction du côté droit où dominait l’esprit clérical, après avoir sondé, par l’entremise de M. de Falloux, le nouveau ministère et l’avoir trouvé aussi ferme à repousser ses prétentions outrées que les ministères précédents, elle entra en négociations avec le prince Louis Bonaparte, et, satisfaite de ses promesses, elle favorisa ouvertement sa candidature.

Ainsi abandonné par tous les hommes considérables de l’Assemblée, blâmé par un grand nombre de républicains, attaqué avec une violence qui ressemblait à de la rage par la presse de tous les partis, le général Cavaignac s’irritait de plus en plus et laissait percer dans ses discours une amertume excessive. Chaque fois qu’il paraissait à la tribune, c’était pour prononcer des paroles hautaines, qui, au moment même où il venait de faire une concession énorme à ses adversaires, en détruisaient tout l’effet. Ainsi, obéissant à un mouvement de piété filiale exagéré par les attaques récentes dont la mémoire de son père était poursuivie, il vient un jour (2 novembre), sans nécessité, déclarer à l’Assemblée qu’il est heureux et fier d’appartenir à un tel homme. Une autre fois, dans un sentiment dont l’inspiration est la même, il trahit l’esprit de sa politique par ces paroles étranges à entendre dans une assemblée délibérante, au sein d’un État libre, en présence de partis puissants qu’on semble vouloir ramener à soi : Ce que nous voulons détruire, c’est la faculté de nier le droit républicain. Quiconque ne voudra pas de la République est notre ennemi, notre ennemi sans retour.

Cependant, durant ces derniers jours attristés d’un pouvoir dont la force s’alanguissait de plus en plus sans qu’on pût assigner à cette extinction de la vie une cause positive, le général Cavaignac devait encore remporter sur ses adversaires un triomphe inattendu, couvrir de confusion ses calomniateurs et faire briller aux yeux du pays, avec un éclat nouveau, son honneur et sa fierté vengés.

Quatre de ses anciens collègues à la commission exécutive, MM. Garnier-Pagès, Duclerc, Barthélemy Saint-Hilaire et Pagnerre, poussés par un médiocre esprit de rancune, et aussi, assure-t-on, par les excitations de la droite[40], avaient répandu un récit des journées de juin plein d’allégations inexactes et dans lequel ils cherchaient à établir que le général avait trahi la commission exécutive, ourdi contre elle un complot parlementaire et favorisé l’insurrection dans un dessein odieux.

Le chef du pouvoir exécutif ressentit jusqu’au plus profond de son âme l’iniquité d’une imputation pareille. Comme il n’avait plus affaire à des calomniateurs vulgaires, mais à un homme tel que M. Garnier-Pagès, dont la réputation de loyauté était incontestée ; comme on attaquait l’acte essentiel qui, bien ou mal compris et jugé, devait laisser sur sa vie un sceau suprême, il provoqua un débat public et voulut que l’Assemblée prononçât entre lui et ses adversaires. Le 25 novembre, après que M. Barthélemy Saint-Hilaire eut fait devant l’Assemblée la lecture du long récit en forme d’accusation sous lequel on croyait accabler le général Cavaignac, il monta à la tribune. Jamais on ne l’avait vu plus ému ; mais son émotion, dominée par la fierté, loin de trahir l’expression de sa pensée, lui donna une puissance extraordinaire. Il occupa la tribune pendant quatre heures sans lasser un moment l’attention de l’Assemblée, dont il reconquérait, à mesure qu’il parlait, toutes les sympathies. Passant de l’émotion à l’ironie, de l’ironie à une précision mathématique, toujours vrai, simple, fier, toujours convaincant, le général Cavaignac écrasa ses ennemis personnels comme il avait écrasé les ennemis de l’Assemblée.

La séance se prolongea jusqu’à onze heures du soir sans que personne s’en aperçût, tant l’intérêt en était profond. Tout était grave dans la disposition des esprits. On se rappelait les transports de reconnaissance avec lesquels, au sortir d’un péril immense, on avait salué le sauveur de Paris ; on ne regardait pas sans une sorte d’attendrissement ce noble visage pâli par l’indignation, ces traits où la fatigue, la tristesse, l’amertume et le découragement des luttes politiques avaient prématurément marqué leur empreinte.

Quand le vieux Dupont (de l’Eure) parut à la tribune et proposa à l’Assemblée de consacrer une seconde fois, par un vote solennel, sa reconnaissance pour le vainqueur de juin, un applaudissement passionné lui répondit. Les misères de l’esprit de parti se turent un moment encore devant l’évidence et la justice. Cinq cent trois représentants contre trente-quatre[41] votèrent l’ordre du jour formulé de la manière qui suit par Dupont (de l’Eure) :

L’Assemblée nationale, persévérant dans le décret du 28 juin, ainsi conçu : Le général Cavaignac, chef du pouvoir exécutif, a bien mérité de la patrie, passe à l’ordre du jour.

 

Mais ce vote mémorable, ce triomphe éclatant, dont l’effet sur Paris fut sensible et put faire croire au gouvernement qu’il allait changer le courant de l’opinion et le résultat de l’élection générale, ne produisit presque aucune impression sur la province et ne modifia en rien l’état des esprits. Les calomnies de la presse, suspendues pendant quelques jours, recommencèrent avec acharnement. Le ministre de l’intérieur, ayant cru pouvoir retarder de six heures le départ des malles-poste, afin de faire connaître aux départements le vote de l’Assemblée, fut attaqué comme s’il avait commis un crime d’État. Une liste de récompenses nationales qui avait été faite dans les premiers jours de la Révolution servit de texte à de nouvelles attaques contre des ministres qui n’en avaient pas même eu connaissance.

Le congrès de la presse départementale, qui avait décidé de seconder l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, répétait à l’infini les attaques de la presse parisienne.

Pendant ce temps, le candidat impérial, retiré dans une maison de campagne à Auteuil, pour éviter, disaient ses amis, les ovations populaires, attirait à lui tous les hommes influents, à quelque opinion qu’ils appartinssent. Il s’entretenait avec tous, à peu près comme il l’avait fait au temps de sa détention à Ham, parlant avec simplicité et avec un désintéressement apparent de l’avenir de la France. Il ne repoussait ni ne dédaignait personne. Le socialisme avait semblé d’abord avoir une part sérieuse dans ses préoccupations. Avant son départ de Londres, il avait vu M. Louis Blanc et M. Cabet. Dès son arrivée à Paris, il avait exprimé le désir de connaître M. Proudhon. Mais, après un séjour de quelques semaines, son appréciation de la force des partis s’étant modifiée, il rechercha plus ouvertement les hommes de la droite, en particulier les légitimistes, M. de Genoude, entre autres, et surtout les ultramontains. Il ne négligeait pas non plus d’autres moyens de gagner à ses intérêts des personnages moins importants, mais qui disposaient de quelque publicité ou qui exerçaient quelque influence, fût-elle même subalterne, sur les esprits. Les hommes éminents de l’Assemblée, qui dans l’origine avaient été très-opposés à sa cause et à sa personne, ne luttaient plus contre ces influences, soit qu’ils fussent découragés par la connaissance qui leur venait du grand mouvement bonapartiste des campagnes, soit qu’ils préférassent courir toute espèce de chances inconnues plutôt que de voir se fonder le gouvernement républicain. L’opinion que les représentants de la droite s’étaient formée de la médiocrité d’esprit du prince Louis Bonaparte contribua beaucoup à la préférence qu’ils lui accordèrent sur le général Cavaignac. Les légitimistes et les orléanistes pensaient également que, pour revenir, ceux-là au gouvernement de la branche aînée, ceux-ci à la dynastie d’Orléans, la voie la plus sûre et la mieux ménagée serait la présidence temporaire d’un homme dont le nom rappellerait aux populations les formes monarchiques et dont la faiblesse personnelle n’opposerait, le moment venu, aucun obstacle sérieux au renversement du gouvernement républicain.

C’est ainsi que de toutes parts la pusillanimité, l’intérêt, la vanité, les petites ambitions, toutes les passions mauvaises aveuglèrent les hommes de parti et les poussèrent, contre toute raison, contre tout honneur et toute politique, dans un état incomparablement pire pour leur orgueil que celui auquel ils prétendaient se soustraire.

Cependant le dix décembre approche, c’est le jour fixé par l’Assemblée pour l’élection. Déjà le peuple est convoqué ; son droit est reconnu. Quel que soit le nom qu’il fasse sortir de l’urne, personne désormais n’imagine qu’il serait possible de contester son choix. Le voici maître de ses destinées.

Cette heure et l’acte qu’elle amène avec elle sont plus solennels encore qu’on ne le sent généralement. L’opinion, qui s’inquiète du résultat de l’élection à la présidence comme d’un grave événement politique, ne comprend pas que l’élection en elle-même et dans son principe constitue précisément cette révolution sociale dont on repoussait encore tout à l’heure avec tant d’énergie jusqu’à la plus lointaine pensée, et dont on se persuade avoir triomphé en envoyant sur les pontons quelques milliers de prolétaires. On ne voit pas que la convocation du peuple en une pareille circonstance, le mode et le but de cette convocation, quel qu’en doive être le résultat politique immédiat, marquent avec une précision rigoureuse la fin de l’ancien état social établi sur la division des pouvoirs et le balancement des droits historiques, et qu’ils fondent l’état nouveau sur le principe opposé d’un droit unique et indivisible : la souveraineté du peuple.

Mais bientôt l’instinct des masses et le nom de l’homme qu’il choisit avec un prodigieux accord pour lui déléguer la souveraineté viennent révéler aux esprits attentifs la profondeur et l’étendue de cette révolution qui passe inaperçue du vulgaire. Rejetant le nom de Cavaignac et même celui de Ledru-Rollin, qui tous deux représentent à des degrés différents la lutte politique et sous lesquels il sent encore une certaine individualité dont il se méfie, le peuple des campagnes, que l’on voit pour la première fois apporter à l’exercice de son droit un intérêt vif, parce qu’il va créer dans l’État une force véritablement souveraine, donne à cette force un nom qui ne représente pour lui aucun parti, mais qui signifie victoire : victoire de l’égalité sur le privilège, victoire de la démocratie sur les rois et les nobles, victoire de la Révolution française sur les dynasties européennes.

C’est là ce que, dans l’esprit du peuple, expriment de la manière la plus absolue le règne et le nom de l’empereur Napoléon ; c’est là ce qu’il veut et croit faire revivre par l’élection de Louis Bonaparte.

Les masses populaires, encore incultes, à demi barbares et pour ainsi dire inorganisées (le mot même de masse l’indique suffisamment), sont, comme les sociétés primitives, uniquement inspirées et conduites par le sentiment et l’imagination. Incapables de concevoir des idées abstraites ni d’embrasser l’ensemble, le rapport et la succession des choses, elles personnifient dans un même nom, elles concentrent dans un même moment l’action des forces multiples qui concourent au progrès social, elles donnent ces personnifications d’une puissance surnaturelle et d’une durée légendaire. Napoléon Bonaparte est dans les temps modernes le plus éclatant exemple de ce don de personnification. Tout ce que la pensée des philosophes avait conçu avant lui, tout ce que les assemblées politiques avaient réalisé de progrès, toute la puissance, toute la gloire qu’une suite ininterrompue de grands hommes avait donnée à la nation, le peuple en a investi ce nom prédestiné. L’œuvre des Jean-Jacques, des Condorcet, des Turgot, des Mirabeau, des Danton, des Hoche, des Marceau, le peuple injuste et ingrat par ignorance l’attribue à Bonaparte. Renouvelant de nos jours les merveilleuses fictions de la Grèce antique, il concentre sur un seul homme le respect, l’admiration, la reconnaissance que méritaient les inspirations et les travaux d’un grand nombre. Napoléon est pour lui tout à la fois le génie qui crée et la force qui exécute, l’Orphée et l’Hercule de la Révolution française.

Jamais, on peut l’affirmer, l’homme des campagnes n’a cru très-positivement à sa mort, et quand le neveu obscur du grand capitaine vient, après la chute de deux dynasties, revendiquer son droit à gouverner la France, il croit voir apparaître une seconde fois son empereur. L’évocation est magique, l’identification complète dans sa pensée ; si complète, qu’il ne songe seulement pas à demander quelle a été jusque-là l’existence, quelles sont les vertus, quel sera le génie de ce nouveau Bonaparte.

Cet instinct de personnification et de transmission qui est le signe et le caractère d’un état de développement inférieur, devient, au moment dont je parle, la raison du triomphe populaire. Il est dans l’ordre de la nature que ce qui veut devenir ait plus de force d’impulsion que ce qui veut seulement continuer d’être. Le principe de liberté qui a été la force des classes bourgeoises tant qu’elles ont eu une révolution politique à faire, s’éclipse momentanément ; le principe d’égalité, au nom duquel la masse populaire veut à son tour accomplir la révolution sociale, l’emporte. Aux quinze cent mille suffrages donnés par les classes cultivées au général Cavaignac, le peuple oppose les cinq millions de voix par lesquelles il proclame Louis-Napoléon Bonaparte[42]. La démocratie, que personne n’a voulu ou n’a su comprendre, s’impose doublement par l’écrasante brutalité du nombre et par le choix d’un nom qui personnifie le pouvoir absolu. La loi du talion va peser sur la France. Les classes supérieures ont voulu la liberté pour elles seules ; le peuple à son tour veut l’égalité à son profit. Pour n’avoir pas accompli par la liberté leur tâche civilisatrice en élevant jusqu’à elles les masses incultes, les classes dirigeantes vont se voir arrêtées dans le développement de leurs prospérités ; elles vont être privées de tout mouvement.

L’expérience incomplète et le châtiment si doux du 24 février n’ayant pas suffi, le 10 décembre va les frapper d’un coup plus rude. Pendant qu’elles disputent encore et calculent les chances de leurs prétendants, un prétendant qui n’a cessé de grandir dans l’ombre s’est levé : il se produit tout à coup en pleine lumière et réclame son droit. Ce prétendant oublié ou méconnu, c’est le vieux Jacques devenu, de serf, prolétaire ; de prolétaire, possesseur du sol ; de possesseur, législateur ; c’est Jacques l’opprimé qui veut opprimer à son tour, et qui menace de tout absorber dans son sein, de tout niveler sous sa muette et formidable loi.

L’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, cette résurrection du pouvoir impérial par l’évocation populaire, n’a pas d’autre sens. Le 10 décembre a, comme le 24 février, relativement aux classes inférieures, le caractère d’une émancipation légale venue par la faute des classes dirigeantes avant l’émancipation intellectuelle, et qui tourne, à cause de cela même, contre la liberté.

La démocratie du dix-neuvième siècle serait-elle réservée, comme on l’a dit, au triste sort de la plèbe romaine ? Incapable de s’élever à la liberté, n’aurait-elle d’autre idéal que le pain et les spectacles, d’autre fin que l’invasion des barbares ?

Trop de présages certains, trop de signes, trop d’évidences rationnelles sont là qui répondent à ces questions et dissipent ces craintes. Sans parler des vicissitudes politiques qui peuvent surgir dans un avenir non éloigné, une vue générale de la société et de son développement nous enseigne l’espérance.

La démocratie moderne n’est pas soumise à la loi du destin antique. Le christianisme dont elle est issue, la philosophie qui l’adopte, lui ont révélé le principe et lui préparent les voies d’un progrès indéfini. Ce n’est pas une aveugle énergie qui la pousse, c’est une force organique qui l’anime ; une force qui cherche la forme et la loi d’une civilisation plus vaste et plus parfaite. Au sein de ce qui peut paraître une dissolution momentanée, ou du moins le retour à une sorte de barbarie relative, puisque c’est le triomphe de la masse sur l’élite, de l’instinct sur l’intelligence, on sent fermenter des germes puissants. Un progrès mystérieux se réalise par des moyens qui confondent notre esprit. De masse voici déjà le peuple devenu nombre. Dans le grand acte auquel il vient d’être appelé, on l’a compté, il s’est compté lui-même. Désormais il se connaît ; il a acquis, avec le sentiment de sa force, la conscience de son droit ; et dans les temps modernes, l’idée de droit engendre nécessairement le besoin et finit par produire la capacité de la liberté. Déjà nous voyons l’instinct social du peuple et la science politique des classes lettrées, tout en cherchant encore à se combattre parce qu’ils se croient ennemis, se pénétrer en quelque sorte malgré eux, dans la lutte qui les rapproche et les met en présence. Bientôt, réconciliés et se fortifiant l’un par l’autre, dans le mouvement ascendant d’une civilisation plus générale, ils institueront de concert les lois de la société nouvelle. Alors seulement, mais certainement alors, le génie de la France se réveillera ; les mœurs et les institutions se retrouveront dans un accord dont le brisement se fait aujourd’hui sentir par de vives souffrances. Le règne de la démocratie sera fondé. La Révolution française, qui est devenue la révolution européenne, c’est-à-dire la plus vaste des révolutions sociales depuis rétablissement du christianisme, sera accomplie.

 

 

 



[1] On a compté plus de cent mille fusils saisis dans les quartiers insurgés.

[2] Selon le rapport de la commission d’enquête, sur vingt-cinq mille personnes arrêtées pendant l’insurrection et immédiatement après, on n’en garda, au bout de quelques jours, que onze mille cinquante-sept.

[3] On a parlé beaucoup de fusillades qui auraient eu lieu après le combat ; aucun des récits que j’ai entendus n’établit à cet égard de faits positifs. Selon les témoignages les plus dignes de foi, on compterait environ cent cinquante insurgés fusillés par la troupe ou la garde mobile. M. Louis Blanc, qui n’est pas suspect d’indulgence pour les vainqueurs de juin, a constaté en termes énergiques le caractère purement individuel de quelques actes odieux. Pas de responsabilité collective, pas d’accusations généralisées, s’écrie-t-il ; grâce au ciel, il n’est pas de classe en France à qui l’on puisse légitimement imputer de tels excès ; ils furent l’œuvre de forcenés, dignes d’être reniés par tous les partis, mais à qui, malheureusement, l’état de siège, la stupeur publique, la colère et la peur des uns, la douleur des autres, livrèrent une odieuse puissance. (Nouveau Monde, n° 6, 1er mars 1851). Nulle part, quoi qu’on en ait dit, ces exécutions ne se firent sur l’ordre, ni même avec la tolérance des chefs. Le général Bedeau, M. Guinard et d’autres officiers supérieurs firent des efforts inouïs, pour sauver les prisonniers. Sur la place de l’Hôtel de Ville, MM. Marrast et Edmond Adam luttèrent avec les gardes mobiles pour leur arracher leurs victimes.

[4] L’autorité fut obligée de donner quelque satisfaction à ces frayeurs absurdes. On fit des fouilles aux flambeaux dans les catacombes et des perquisitions dans les maisons signalées. Ces fouilles et ces perquisitions n’amenèrent aucun résultat. Les reflets de la lune sur le pavillon vitré d’un daguerréotypeur, la chandelle d’une pauvre ouvrière restée à son ouvrage très-avant dans la nuit, le piaffement des chevaux dans des écuries souterraines, avaient causé ces incroyables alarmes. Voir, aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 37, la proclamation de M. Ducoux, aux habitants de Paris, le 26 juillet.

[5] Voici le relevé général des blessés reçus pendant les quatre jours de l’insurrection dans les principaux hôpitaux de Paris :

Charité

120

Saint-Antoine

60

Val-de-Grâce

190

Lourcine

11

Hôtel-Dieu

451

Bicêtre

9

Hôpital Dubois

90

Cochin

11

Clinique

78

Incurables

85

Saint-Lazare

75

Hôtel-Dieu (annexe)

61

Saint-Louis

560

Hôpital Necker

11

Beaujon

110

Hôpital du Midi

4

Bon-Secours

16

Tuileries

78

Saint-Merry

47

Ambulances connues

364

Pitié

98

Soit un total général de 2.529 blessés.

[6] On a constaté que la plupart des folies furent, chez les insurgés, des folies d’orgueil. Presque tous se croyaient de grands hommes et des réformateurs. Ils dictaient des constitutions, abolissaient l’esclavage et la misère. Chez les femmes, c’était l’inquiétude pour leurs maris ou leurs enfants qui produisait généralement l’aliénation mentale. Malgré les accidents nombreux qui suivirent l’insurrection, le chiffre total des aliénations mentales, en 1848, ne dépassa que de très-peu le chiffre ordinaire. Les révolutions qui multiplient certaines causes d’aliénations en font disparaître d’autres. Les événements de la vie privée perdent de l’importance à mesure que ceux de la vie publique en prennent davantage.

[7] Voir les journaux de médecine : la Gazette des hôpitaux, l’Union médicale, etc.

[8] Il faut dire à l’honneur des médecins de la faculté de Paris qu’ils s’opposèrent avec beaucoup de fermeté à ces interrogatoires. Il n’y a ici pour moi que des malades et non des prévenus, répond N. Michon, chirurgien de la Pitié, au juge d’instruction qui voulait savoir de lui le chiffre des insurgés reçus dans ses salles. Je ne connais ici que des blessés, dit le docteur Roux, à qui l’on demande combien il a dans son service de gardes nationaux et combien d’insurgés.

[9] La presse anglaise a prétendu qu’il y avait eu cinquante mille morts.

[10] La seule garde républicaine a eu 92 morts, dont deux officiers supérieurs. On a compté six généraux tués : ce sont les généraux Bourgon, Damesme, Renaut, Duvivier, Négrier, Bréa ; et six blessés : Bedeau, François, Korte, Lafontaine, Foucher, Courtigis. Deux représentants ont été tués, MM. Dornès et Charbonnel. Pendant les trois journées de juillet 1830, il y avait eu 500 hommes tués. Au mois de février 1848, on n’en a compté que 200. Selon le général Lamoricière, deux millions cent mille cartouches auraient été distribuées aux soldats, et environ trois mille coups de canon auraient été tirés pendant les quatre jours du combat. Les insurgés avaient des armes en quantité ; sur un seul point, dans le petit village de Gentilly qui compte à peine 1.200 habitants, on trouve 1.800 fusils de munition et 2.000 sabres ; mais ils avaient fort peu de munitions. Ils fabriquèrent eux-mêmes presque toute la poudre dont ils se servirent. Vers la fin du troisième jour, elle leur manquait.

[11] Les ateliers nationaux de Marseille s’étaient insurgés, mais avant ceux de Paris et sans aucune connivence avec eux. L’insurrection avait été promptement réprimée.

[12] En faisant paraître, le 11 juillet, un dernier numéro, bordé de noir, du journal le Peuple constituant, M. de Lamennais flétrissait ainsi le vote de l’Assemblée : Il faut aujourd’hui de l’or, beaucoup d’or, pour jouir du droit de parler. Nous ne sommes pas assez riches. — Silence au pauvre !

[13] MM. Caussidière, Sarrans et Pierre Leroux protestèrent seuls à la tribune, le 27 juin, contre le décret de transportation. M. Pierre Leroux obtint que les femmes et les enfants des transportés seraient autorisés à les suivre en exil. M. de Lamennais dit alors dans le Peuple constituant ces belles paroles (29 juin) : Encore quelques mois, et vous n’aurez pas trop de bras pour défendre vos frères d’Italie et vos frontières de Belgique et d’Allemagne. Au lieu de déporter vos prisonniers, faites-en l’avant-garde de votre armée d’Italie. Je trouve dans une note remise à la commission d’enquête par le chef de division de la sûreté générale, M. Panisse, une remarquable appréciation des causes de l’insurrection. Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 38.

[14] Il y eut un assez grand nombre d’individus transportés par erreur, que l’on relâcha après qu’ils eurent passé plusieurs mois sur les pontons.

[15] Dans son discours du 3 juillet, le général Cavaignac a dit des ouvriers des ateliers nationaux : La plupart, il faut l’avouer, ne demandent qu’à travailler. Et plus loin : Ce qu’on appelle à Paris la Société du bâtiment ne fait que des demandes extrêmement mesurées.

[16] Le général Changarnier fut obligé d’adresser à plusieurs colonels qui refusaient les décorations au nom de leurs légions une lettre dans laquelle il en appelait au principe de l’obéissance.

[17] Entre autres, la Presse, l’Assemblée nationale, la Liberté, la Vraie République, l’Organisation du travail, le Napoléon républicain, le Journal de la canaille, le Père Duchesne, le Pilori, la Révolution de 1848, le Lampion.

[18] Ce sont les propres expressions du général Cavaignac dans une lettre en réponse à M. de Girardin.

[19] Je crois devoir rapporter ici le témoignage de M. de Lamartine, non suspect quand il s’agit de rendre justice aux socialistes. Ceux-là même, parmi les membres du gouvernement les plus démocrates, que l’ignorance publique a accusés de connivence perfide avec l’insurrection étaient, au fond, les plus impatients et les plus actifs dans la préparation des mesures militaires destinées à écraser cette sédition. Les socialistes, chefs et disciples, furent des citoyens loyaux, pacifiques, intermédiaires, messagers de paix et de réconciliation sur tous les points, pendant toute la mêlée, et, s’ils ont démérité du bon sens avant, pendant et après la République, ils n’ont pas démérité un seul jour de la patrie et de l’humanité. La justice n’est pas un hommage, mais elle est un devoir. Les socialistes furent innocents de ces fatales journées. (Cours familier de littérature. — Entretien, LXXIII, p. 24 et 30.)

[20] Je ne suis pas obligé de me mettre à la place de Dieu et de sonder les consciences, disait l’abbé Fayet, évêque d’Orléans, représentant du peuple ; mais apparemment, visiblement, M. Thiers est tout à fait revenu à nous.

[21] Depuis l’insurrection de juin, la répulsion qu’inspirait M. Proudhon était devenue un véritable sentiment d’horreur. En entrant, le 25, dans le faubourg du Temple, les troupes y avaient rencontré M. Proudhon, qui, plus tard, sommé par la commission d’enquête d’expliquer sa présence, répondit simplement : qu’il était allé contempler la sublime horreur de la canonnade.

[22] Il ne faut pas, disait M. Thiers, que les Érostrates du temps puissent s’en croire les Galilées, en disant qu’on a refusé de les entendre.

[23] Cette propagande a été très-bien appréciée plus tard par un ecclésiastique de mérite, M. l’abbé Bernard (Mémoire adressé à M. le ministre de la police générale, Avignon, 25 octobre 1852). Quand des hommes, dit-il, unis par la peur seulement et divisés profondément dans leur foi religieuse et politique, s’associent pour une propagande basée sur de mutuelles concessions, où le croyant cache son symbole devant l’incrédule, où le monarchiste dissimule sa cocarde en présence de son voisin effrayé à l’endroit de sa caisse, mais démocrate intraitable sur tout le reste, en fait comme en principe il ne peut résulter de cet amalgame que des négations. J’ai été autorisé à écrire que la croisade de la rue de Poitiers devait être battue, que le flot continua à monter et que les idées socialistes ne rebroussèrent pas de l’épaisseur d’un cheveu, nonobstant les traités de l’Institut et les brochurettes prêchant le respect de la propriété et de la famille au nom de l’intérêt humain et par des déductions philosophiques très-controversables.

[24] M. Proudhon avait dit dans le comité du travail : Donnez-moi le droit au travail et je vous abandonne le droit de propriété.

[25] Voici quelle fut la rédaction adoptée par l’Assemblée : La République doit par une assistance fraternelle assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail, dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler.

[26] Voir, au Moniteur, le discours de M. de Tocqueville, séance du 15 septembre.

[27] Voir, au Moniteur, le discours remarquable que prononça M. Martin (de Strasbourg) au nom de la minorité de la commission, séance du samedi 17 octobre.

[28] Voir, au Moniteur, séance du 6 octobre 1848.

[29] La Constitution fut votée le 24 novembre, à la majorité de 734 voix contre 30. Parmi ces trente opposants qui la déclaraient illégale parce qu’elle avait été faite pendant l’état de siège, sous le régime de l’arbitraire, dans le silence de l’opinion publique, on compte MM. Victor Hugo, Proudhon, Berryer, de Montalembert, la Rochejaquelein et Pierre Leroux.

[30] Le général Cavaignac a sauvé la nation qui ne pourra jamais l’oublier, disait M. Molé à la tribune, le 26 octobre.

[31] Voici le relevé exact des arrestations et des condamnations faites à la suite de l’insurrection de juin : 11.057 individus sont arrêtés pendant et après l’insurrection. Une instruction spéciale confiée à des commissions militaires, partage en deux catégories les inculpés : 1° les auteurs, fauteurs ou instigateurs de la révolte qui sont envoyés devant les conseils de guerre ; 2° ceux qui ont simplement mis les armes à la main. Après cet examen, 6.600 prisonniers sont immédiatement rendus à la liberté ; 4.348, désignés pour la transportation, sont conduits dans les ports. Sur des réclamations nombreuses, de nouvelles commissions, formées de magistrats, opèrent une révision complète de ces premières dispositions et désignent 991 condamnés à la clémence du gouvernement. Aucune transportation n’a été effectuée. (Moniteur, 26 octobre 1848.) Bien que l’esprit des conseils de guerre fût de beaucoup meilleur et plus humain qu’on ne l’a vu en d’autres circonstances, il n’en était pas moins révoltant, pour l’idée de justice telle que la conçoivent les sociétés modernes, de voir des vainqueurs juger des vaincus, sans contrôle et sans appel. Des faits singuliers se produisirent. On vit des officiers, blessés pendant le combat, nommés rapporteurs près des conseils de guerre. Le chef d’escadron Constantin fut arrêté aux Tuileries dans l’exercice des fonctions de rapporteur et convaincu d’avoir pris part à l’insurrection. Un insurgé qu’il interrogeait lui exprima sa surprise de le trouver là et lui dit : Rappelez-vous donc que vous deviez être notre ministre de la guerre.

On avait décidé que 20.000 ouvriers libres seraient envoyés en Algérie. Le premier convoi partit le 3 septembre.

[32] Le manuscrit d’un poème ossianique, en langue Tchèque, découvert en 1826 par l’écrivain Hanka, fut l’origine de ce mouvement, protégé d’abord par le gouvernement autrichien et secrètement favorisé par la Russie, dans un système de domination politique auquel on a donné le nom de Panslavisme.

[33] Depuis la victoire de Goïto, l’Autriche, par la bouche de son envoyé à Londres, le baron de Hummelauer, parlait d’abandonner la Lombardie jusqu’à l’Adige, en la laissant libre de se joindre au Piémont ou de se constituer en état séparé, et promettait de donner à Venise une constitution analogue à celle de la Hongrie.

[34] L’envoyé d’Autriche disait alors au cabinet anglais : Si les Français entrent en Piémont, nous ne nous battrons pas ; nous nous retirerons derrière l’Adige d’abord, puis derrière l’Isonzo.

[35] Ce parti prêchait partout l’unité d’un empire slave, sous le protectorat du grand czar moscovite, qui devait abattre la domination des allemands et des magyars.

[36] La diète demande qu’on retire le rescrit relatif aux affaires de Hongrie, qu’on révoque Radetsky et qu’on donne un gouvernement civil à l’Italie. Elle exige l’exil de l’archiduc Louis, de l’archiduchesse Sophie et de son mari, l’éloignement des troupes et un ministère démocratique.

[37] Pour se convaincre de la fausseté de ces accusations, il suffirait, à défaut d’autres preuves, de lire, au volume VII de l’Encyclopédie moderne, l’article Juin, dont j’extrais le passage le plus important, tiré des mémoires de M. Bastide. (Voir aux Documents historiques, à la fin du volume, n° 39.)

[38] Ce furent les expressions par lesquelles M. Goudchaux motiva sa démission.

[39] L’indécision de M. Thiers fut extrême et dura jusqu’aux approches de l’élection. Tantôt il lançait des épigrammes contre le prince Louis Bonaparte et disait que son élection serait une honte pour la France ; tantôt il promettait aux partisans du prince sa neutralité bienveillante. Mais dans les derniers jours il se décida pour le candidat impérial et s’efforça de faire voter ses amis politiques en sa faveur.

[40] On cite, entre autres, MM. Thiers et de Maleville comme ayant poussé à cette attaque. On s’était flatté d’y entraîner M. de Lamartine, mais la noblesse de son esprit déjoua cette perfidie.

[41] Parmi ces trente-quatre opposants, on remarque ; Le général Baraguay-d’Hilliers, Théodore Bac, Victor Hugo, Lucien Murat, Pierre Leroux, Proudhon, Eugène Raspail.

[42] On compte, le 10 décembre 1848, 7.526.345 votants.

Louis-Napoléon

obtint

5.434.226

voix.

Cavaignac,

1.448.107

Ledru-Rollin,

370.119

Raspail,

36.920

Lamartine,

7.910

Le général Cavaignac eut la majorité des suffrages dans quatre départements : le Var, les Bouches-du-Rhône, le Morbihan, le Finistère. Ce furent les départements les plus socialistes, Saône-et-Loire, la Creuse, la Haute-Vienne, l’Isère et la Drôme, qui donnèrent le plus grand nombre de voix à Louis-Napoléon.