Toutes ces rivalités d’ambition, toutes ces intrigues de coterie, n’étaient pas de nature à améliorer l’état moral de la population ; bien au contraire. À la grande surprise des esprits honnêtes, qui avaient attendu de la réunion d’une Assemblée nationale le retour à l’ordre et la sécurité, tout allait empirant de jour en jour. Le malaise et l’inquiétude étaient universels. Les propriétés territoriales n’avaient plus de valeur appréciable ; le cours de la rente 5 pour 100 ne pouvait s’élever au-dessus de 69 ; le 3 pour 100 restait à 46. La bourgeoisie et le prolétariat se plaignaient également de la stagnation des affaires. Quoique les motifs de leur mécontentement fussent opposés, ils s’entendaient pour accuser de tout le mal le mauvais esprit de la commission exécutive et l’inaction de l’Assemblée. Ce dernier reproche, assez motivé si l’on considérait le résultat des délibérations, cessait d’être équitable dès qu’on l’adressait aux intentions de la majorité. J’ai montré de quel bon vouloir elle était animée au commencement de la session ; elle avait le ferme dessein de travailler, de travailler sans relâche au bien public. Afin de mettre plus d’ordre et d’apporter plus d’activité dans ses travaux, elle avait adopté l’usage des anciennes assemblées, et s’était divisée, non-seulement en bureaux, où les représentants se trouvaient périodiquement appelés par la voie du sort, mais en comités spéciaux, correspondant aux différentes branches du service administratif, où chacun se faisait inscrire conformément à ses aptitudes particulières. Ce mode, excellent en lui-même, tourna cependant, par l’effet des circonstances, au détriment des intérêts démocratiques. Il devint beaucoup plus facile aux représentants de la minorité, dans ces fractions de l’Assemblée, dans ces comités, qui ressemblaient à des cercles intimes, d’émettre des opinions qu’ils n’auraient osé hasarder à la tribune, en présence d’une majorité imposante. Du moment surtout qu’ils se virent conseillés et guidés par M. Thiers, ils profitèrent de tous les avantages que leur donnaient la vieille habitude de la discussion, la pratique des affaires, et, gagnant peu à peu du terrain dans les comités importants, particulièrement dans le comité du travail et dans celui des finances, ils purent, sans se déceler encore à l’Assemblée, qui n’aurait pas souffert leurs prétentions, paralyser l’élan républicain et miner à sa base l’établissement des lois démocratiques. Du 4 mai au 20 juin, époque à laquelle nous voici parvenus, on avait perdu en discussions assez vaines un temps précieux, et rien ne s’était fait pour améliorer la condition du peuple. Cependant l’Assemblée, en diverses occasions, même après l’émeute du 15 mai, avait encore témoigné de ses sympathies pour les classes laborieuses. Le 21 mai, elle écoutait et renvoyait aux trois comités des finances, de l’agriculture et de la législation, une proposition tendant à créer une banque hypothécaire, qui rappelait les plans d’institutions économiques de l’école phalanstérienne. Le 22, elle votait un crédit d’un million pour les ateliers nationaux. Dans la séance du 25, elle examinait un plan de M. Bouhier de l’Écluse pour l’organisation d’une banque nationale foncière. Souvent même il lui arrivait d’écouter avec trop de patience des propositions déraisonnables, celle de M. Charbonnel, entre autres, qui voulait que l’on forçât les propriétaires à faire des défrichements et des améliorations dans leurs terres pour la valeur d’un cinquième de leur revenu. Parfois elle accueillait des paroles qui, plus tard, dans une autre assemblée, paraîtront insensées ou séditieuses ; elle se laissait dire, par exemple : Qu’en proclamant la République, le peuple n’a pas voulu seulement changer la forme du gouvernement, mais détruire la cause de la misère et modifier d’une manière profonde les institutions sociales. Elle supporte qu’on affirme à la tribune qu’il serait d’une bonne politique de ne pas repousser légèrement les conseils des novateurs, et d’encourager les écoles socialistes à tenter des essais au lieu de chercher à les rendre ridicules[1]. Elle se préoccupe enfin très-sérieusement des ateliers nationaux, et beaucoup de ses membres les plus éclairés cherchent avec application les moyens de pourvoir au sort des ouvriers, en les employant à des travaux utiles. Par malheur, pendant qu’on se livrait à ces recherches sérieuses, bien des accidents fâcheux étaient survenus ; des cabales au dedans de l’Assemblée, des troubles au dehors, avaient accru les difficultés et frappé d’impuissance les hommes de bien. Depuis quelque temps, la fermentation des esprits effrayait et décourageait tous ceux qui avaient espéré terminer pacifiquement, par voie de conciliation et de composition entre les classes et les partis, la crise révolutionnaire. On ne se communique plus que de mauvaises nouvelles. Presque chaque jour on apprend qu’un nouveau corps de métier est entré en grève. Depuis le mois de mars, les ouvriers ont des altercations très-vives avec les patrons, dont ils repoussent les tarifs. Un très-grand nombre d’entre eux, particulièrement les chapeliers, les tisseurs, les mécaniciens, plutôt que d’accepter l’augmentation de salaire qui leur est offerte, se font inscrire aux ateliers nationaux. À tout moment, on voit passer des colonnes d’ouvriers mêlés à des gardes mobiles et à des gardes républicains, qui se promènent par les rues en tenant des propos menaçants. On sait que les montagnards licenciés n’ont jamais cessé de se réunir. Ils se vantent de pouvoir compter sur cinquante mille hommes qui se tiennent prêts pour une insurrection prochaine ; ils affirment que Caussidière reste leur chef ; ils répètent que, s’il avait été libre au 15 mai, l’émeute aurait triomphé ; ils font afficher sa candidature à la présidence de la République. On entend crier par les rues des feuilles dont le titre seul épouvante : le Tocsin des travailleurs, le Robespierre, la Carmagnole, le Journal de la canaille. Les nouveaux journaux bonapartistes fomentent l’esprit de révolte avec un incroyable cynisme[2]. Les représentants, selon ces feuilles, ne sont que des commis oisifs à raison de vingt-cinq francs par jour, qui, lorsque le peuple demande du pain, lui donnent une pierre[3]. Les membres de la commission exécutive sont des Sardanapales gorgés d’or et repus de festins. On excite le prolétariat contre la bourgeoisie, les pauvres contre les riches. On en vient jusqu’à publier des listes de banquiers, de notaires, et d’autres capitalistes, en donnant l’indication de leur fortune. Enfin l’annonce d’un banquet des travailleurs pour lequel quinze mille souscripteurs sont déjà inscrits dans les bureaux du Père Duchesne, et qui se rattache, dit-on, à un complot pour délivrer les prisonniers de Vincennes, est considérée par tout le monde comme un rendez-vous pris pour une insurrection générale. Les nouvelles qui viennent de la province ne sont pas plus satisfaisantes. Dans un grand nombre de départements, la perception de l’impôt des quarante-cinq centimes que l’Assemblée a sanctionné est l’occasion de luttes à main armée. Le gouvernement provisoire n’avait rencontré presque aucune difficulté dans la perception de cet impôt, quelque pesant qu’il fût pour la petite propriété. Dans beaucoup de départements très-pauvres, mais républicains, il avait été recouvré avant les élections dans la proportion surprenante de 77 pour 100. Mais, à partir du mouvement électoral, les choses ont changé d’aspect. Beaucoup de candidats, pour se rendre populaires, se sont engagés à faire abolir l’impôt par l’Assemblée. Ils disent aux paysans que le gouvernement provisoire n’avait pas le droit de l’établir. Les agents de la candidature de Louis-Napoléon annoncent que le neveu de l’Empereur le payera en entier sur ses revenus, ou encore qu’il le fera payer par les Anglais. Il n’est jamais bien difficile de persuader aux pauvres gens qu’il leur est loisible de refuser l’impôt ; aussi le succès de cette propagande est-il rapide. Sur tous les points où elle s’exerce, l’impôt ne se recouvre plus qu’avec une difficulté excessive. En beaucoup de lieux on le refuse au cri de : Vive l’Empereur ! Dans le département de la Creuse, où la propriété est extrêmement divisée, une troupe de paysans s’est levée au son du tocsin ; armés de fourches, de faux, de gourdins, de piques et de serpes, ils se sont jetés dans les campagnes, en menaçant de mort les propriétaires qui payeraient l’impôt. À Guéret, un engagement avec la garde nationale a eu lieu ; dix personnes ont été tuées ; cinq sont blessées. Sur d’autres points de la France, les révoltes éclatent par d’autres motifs. Dans le département de Vaucluse, dans la ville de Saint-Étienne, à Rive-de-Giers, les ouvriers quittent les fabriques et se rassemblent par petits groupes ; ils prennent, sans dire pourquoi, la route de Paris. Dans les départements de l’ouest et du nord, les émissaires du bonapartisme mettent tout en mouvement. Mille bruits absurdes sont colportés dans les fêtes de village, dans les foires, dans les marchés. À Lisieux, à Fécamp, à Chartres, à Saintes, les crieurs de journaux annoncent que Napoléon, proclamé empereur, marche sur Paris à la tête de quarante mille hommes ; dans le Morbihan et le Finistère, où l’opinion penche vers le général Cavaignac, on dit qu’il a été tué et que Bonaparte est nommé président de la République[4]. Dans les Ardennes, on distribue des proclamations et des appels aux armes. À Nîmes, à Toulouse, où les discussions prennent le caractère de querelles religieuses entre catholiques et protestants, on y mêle, sans que personne en comprenne la raison, le cri de : Vive l’Empereur[5] ! Mais toutes ces causes d’alarme, tous ces désordres, ne paraissent rien auprès d’un péril imminent. Toute autre appréhension s’efface, tout autre danger est mis en oubli, devant la calamité des ateliers nationaux, qu’on n’espère plus occuper et qu’on n’ose dissoudre. Cent sept mille hommes armés au cœur de Paris ! cent sept mille hommes exaspérés, dit-on, prêts à tout ! L’imagination se refuse à entrevoir les maux innombrables qu’entraîneraient à leur suite de tels éléments déchaînés. J’ai dit comment les ateliers nationaux étaient nés d’une nécessité impérieuse que personne n’avait songé à contester. Longtemps la partie modérée du gouvernement provisoire s’était flattée d’en disposer à son gré, soit au jour des élections, soit pour combattre une émeute, soit, comme au 15 mai, pour faire avorter ce qu’on appelait les manifestations populaires. Dans ce dessein, on les avait tenus en jalousie contre les corporations du Luxembourg, qu’on leur représentait comme des privilégiés. Mais les choses ont tourné, dans les mains mêmes du gouvernement, contre ses prévisions. Peu à peu, des éléments nouveaux se sont infiltrés dans les ateliers et en ont changé le caractère, ou plutôt, cette masse confuse et flottante qu’on a poussée là, pour en débarrasser la place publique, s’est animée insensiblement d’un esprit commun ; elle s’est disciplinée, organisée, par sa force propre ; elle constitue, à l’heure dont je parle, une armée véritable, mais une armée qui ne connaît pas ceux qui l’ont créée, et qui s’est donné, par l’élection, des chefs de son choix auxquels seuls elle obéira au jour décisif. La rivalité avec les corporations a cessé d’exister par les soins d’un nouveau comité, qui, après la dissolution de la commission du Luxembourg et la retraite de M. Louis Blanc, s’est formé sous la direction d’un ouvrier. Les délégués des corporations ont noué des rapports réguliers avec les délégués des ateliers nationaux. Le vote du 5 juin a consommé l’alliance par l’élection de MM. Pierre Leroux, Lagrange et Proudhon. À cette époque également a commencé à s’exercer dans l’un et l’autre de ces centres populaires, mais avec un succès plus prononcé dans les ateliers, la propagande du parti bonapartiste. Elle n’y épargne pas l’argent[6]. Avoir pour soi les ateliers nationaux était, dans ces temps révolutionnaires, un point capital. Le nombre des hommes enrôlés depuis leur fondation s’était accru avec une promptitude incroyable. On se rappelle que, d’après l’état approximatif dressé à l’Hôtel de Ville, le 2 mars, on ne comptait pas plus de dix-sept mille ouvriers sans travail dans Paris ; mais, au 15 mars, le chiffre réel de ces ouvriers s’élevait déjà à quarante-neuf mille ; le 20 juin, il dépassait cent sept mille. Dans ce nombre, quinze mille hommes, entrés par fraude dans les ateliers, ne sont pas des ouvriers, véritables ; on compte environ deux mille forçats ou réclusionnaires libérés. Il reste donc soixante-quinze mille hommes, prolétaires, artisans ou artistes, qui appartiennent à la ville de Paris et qui ont le droit d’y rester. Pendant le long espace de temps qui s’est écoulé depuis la formation des ateliers, on n’a jamais trouvé à occuper sérieusement plus de dix mille hommes par jour. Une somme de quatre millions, votée par l’Assemblée, a été dépensée en pure perte. Les ouvriers n’ont fait autre chose, suivant l’expression de Caussidière[7], que gratter la terre et la transporter d’un endroit à un autre. Ils se sont indignés de plus en plus, en voyant que rien ne se prépare pour améliorer cette condition d’oisiveté et de travail dérisoire qui les humilie. Le danger croît à vue d’œil. Un tel état de choses ne saurait se prolonger sans amener la démoralisation complète des ouvriers, la ruine des finances, l’anarchie dans Paris. Il faut donc qu’il cesse au plus tôt ; c’est ce que personne ne met en doute. Seulement quelques esprits, tenant compte des circonstances et voulant agir avec humanité, dans l’intérêt de la paix publique, considérant, d’ailleurs, l’État comme engagé envers les ouvriers par des promesses formelles, cherchent un mode de dissolution lent et ménagé qui ne jette pas brusquement dans la détresse les familles de soixante-quinze mille braves ouvriers, dont le seul tort est de manquer d’ouvrage. D’autres, au contraire, traitant de complaisance coupable la compassion, l’équité des premiers, veulent sur l’heure, sans transition ni ménagement, chasser de Paris et disperser à tout prix, sans s’occuper de leur trouver du pain, ces lazzaroni, ces janissaires, comme ils les appellent dans leur langage aussi injuste qu’imprudent. Le ministre des travaux publics, M. Trélat, dès le 17 mai, avait nommé une commission ; l’Assemblée en avait, de son côté, choisi une autre, afin d’examiner cette grave question des ateliers nationaux. Le rapport de la commission nommée par M. Trélat fut soumis au bout de peu de jours aux membres de la commission exécutive. Ils refusèrent de le signer, parce que ce rapport reconnaissait en principe le droit au travail qu’ils avaient eux-mêmes proclamé trois mois auparavant. Étrange contradiction ! et qui met dans toute son évidence le trouble et l’incertitude auxquels étaient en proie ceux qui voulaient et croyaient conduire la société. La première commission, formée au ministère des travaux publics, se trouvant ainsi dissoute, une seconde commission, à laquelle il fut interdit de prendre pour base le droit au travail, commença ses travaux et formula bientôt un ensemble de mesures bonnes, humaines, secourables, qui montraient que, à ses yeux, le devoir du gouvernement et de l’Assemblée envers les ouvriers était positif. La commission proposait, entre autres moyens d’occuper les ouvriers à des travaux utiles, la colonisation de l’Algérie sur une vaste échelle. Elle demandait à l’Assemblée de venir en aide aux industriels, aux commerçants et aux ouvriers, par des primes à l’exportation, par des avances sur les salaires, par des commandes directes, par l’organisation d’un système de caisses de retraite et d’assistance. À plusieurs reprises, M. Trélat se rendit dans la commission nommée par l’Assemblée pour lui communiquer et lui faire agréer l’ensemble, ou tout au moins une partie de ces propositions ; mais il rencontrait dans la commission une opposition décidée. Le président, M. Goudchaux, combat les projets au point de vue financier, il allègue la pénurie du Trésor. M. de Falloux, qui a ses vues cachées et qui poursuit un plan politique, prodigue toutes les ressources de son esprit pour déconcerter et tromper tous ceux des membres de la commission qui souhaitent des mesures tempérées : il veut, il lui faut la dissolution immédiate des ateliers nationaux. La lutte à main armée que tout le monde prévoit, que les républicains appréhendent comme le plus grand péril que puisse courir la République, il ne la craint pas, lui, qui n’a vu dans la révolution qu’un moyen extrême, mais assuré, de revenir à la monarchie légitime. Il redoute bien plutôt que, par des mesures prudentes et bien combinées, on gagne sans secousse le moment prochain où l’Assemblée va discuter la constitution. Si cette constitution est faite en conformité avec les principes de la révolution de Février, si elle est votée en pleine paix publique, sans effroi, sans que la scission entre la bourgeoisie et le prolétariat soit consommée, l’état républicain, selon toute vraisemblance, est fondé ; la démocratie française a trouvé son expression et sa forme. Pour les ambitieux des partis royalistes, c’est là la plus insupportable des perspectives, la pire des humiliations. Mieux vaut cent fois le mal passager d’une insurrection de prolétaires, que l’on ne peut manquer de vaincre, et qui produira sur les âmes un salutaire effroi. C’est à cette politique pleine d’arrière-pensée, à ce tortueux esprit d’égoïsme et de rancune, qu’il faut attribuer en grande partie les paroles et les actes provocants qui, tout à l’heure, vont tomber sur les esprits, comme l’étincelle sur la poudre, et faire éclater la plus calamiteuse des insurrections. Cet esprit dangereux s’insinue dans les salons, dans les clubs, dans l’Assemblée, dans le gouvernement. Il faut en finir ! tel est le mot qu’on entend prononcer partout. La commission exécutive se laisse aller, comme nous venons de le voir, au mouvement de réaction violente qui se fait contre les ateliers nationaux. Le temps, d’ailleurs, a dissipé ses illusions. Elle ne se sent plus maîtresse de cette foule ; elle se défie de son chef, M. Émile Thomas. Dans sa déroute politique, elle s’en prend à tout, hormis à ses propres fautes. En ce qui concernait M. Émile Thomas, les soupçons de la commission n’étaient pas sans fondement, seulement ses craintes étaient exagérées. Le directeur des ateliers montrait beaucoup de présomption, mais il exerçait peu d’autorité réelle sur les ouvriers. Il avait longtemps combattu en vain l’influence croissante de M. Louis Blanc ; il se laissait maintenant circonvenir par M. de Falloux et par les amis du prince Louis Bonaparte. Les brigadiers, les lieutenants, les chefs d’escouade et de compagnie, dont beaucoup étaient d’anciens militaires, avaient seuls de l’ascendant sur les ouvriers. Quoi qu’il en fût, le ministre des travaux publics et M. Garnier-Pagès conçurent un jour la singulière pensée de se délivrer de M. Émile Thomas, en le faisant enlever de vive force. Le procédé des lettres de cachet fut remis en pratique de la manière que nous allons voir, sans que, dans le moment même, ni plus tard, le public ait jamais eu l’explication de cette violation de la liberté individuelle, si peu d’accord avec l’ensemble des actes du gouvernement. Le 26 mai au soir, M. Émile Thomas est mandé au ministère des travaux publics. Une voiture attelée attend dans la cour. Un commissaire de police et deux officiers de paix sont dans l’antichambre du ministre. À sa grande surprise, M. Émile Thomas, introduit auprès de M. Trélat, apprend de sa bouche que le gouvernement a décidé de le faire partir sur l’heure pour Bordeaux. Dans quel dessein, pour quel motif, en vertu de quelle loi ? A-t-on contre lui un mandat d’amener ? Ne pourra-t-il du moins, avant de partir, aller prendre quelques dispositions dans sa demeure, voir sa mère ?… À ces questions le ministre de la République répond, comme aurait pu le faire un lieutenant de police sous le régime du bon plaisir, qu’il n’a pas de compte à rendre, et que les ordres du gouvernement doivent être exécutés sans délai. Puis il sonne. Le commissaire de police paraît ; on dresse le signalement de M. Émile Thomas ; on le fait monter en voiture ; M. Trélat remet une bourse aux deux officiers de paix qui, armés de pistolets, prennent place aux deux côtés du prisonnier. Pour toute consolation, le ministre déclare à M. Émile Thomas qu’il sera remis en liberté à Bordeaux, où on lui fera connaître la mission de confiance dont le gouvernement juge à propos de le charger. Arrivé à Bordeaux, le 29, M. Emile Thomas est arrêté par la gendarmerie sur un ordre du télégraphe. Relâché deux heures après sur un ordre nouveau, il est conduit chez le commissaire du département, M. Duclos. Celui-ci lui dit qu’il ne comprend rien aux instructions contradictoires reçues depuis vingt-quatre heures, lui rend la liberté et lui explique sa mission, qui consiste à aller étudier un projet de canalisation et l’embrigadement des ouvriers dans le département des Landes. Cependant le bruit de l’enlèvement de M. Émile Thomas arrive aux ateliers nationaux et augmente l’inquiétude que la menace d’une prochaine dissolution y a déjà fait naître. On ne sait rien de précis. Quel est le motif de cette arrestation ? est-ce prévarication dans l’administration ? est-ce quelque complot contre l’Assemblée ? Où se trouve le prisonnier ? Personne ne peut le dire. Sans aucun doute, on veut se défaire de nous, disent les brigadiers ; cette violence n’est que le prélude de celles qu’on nous prépare. On commence par le directeur, puis viendra le tour des ouvriers. M. Trélat, connaissant ces discours et se flattant de calmer l’agitation par sa présence, se rend à Monceaux. Il fait réunir les délégués. Il leur annonce, en termes ambigus, la démission de M. Émile Thomas, son départ. On l’écoute d’abord en silence ; puis on l’interrompt. On exige des explications catégoriques. M. Trélat n’en saurait donner ; ses réponses évasives provoquent des murmures. Des murmures, on en vient aux menaces ; des menaces, on va passer à l’effet, quand les sous-directeurs s’interposent ; ils détournent l’attention des délégués en proposant de signer une pétition à l’Assemblée en faveur de M. Émile Thomas. Pendant qu’on se presse au bureau, ils font évader le ministre par une porte de derrière. Le lendemain, malgré une si grande fermentation, M. Lalanne, ingénieur des ponts et chaussées, nommé directeur en remplacement de M. Émile Thomas, est bien reçu à Monceaux. Il trouve la plupart des ouvriers encore très-accessibles au langage de la raison. Ils consentent à rentrer chez leurs patrons, sous la seule garantie que leur donne la nouvelle loi des prud’hommes[8]. Approuvant le recensement ordonné par M. Trélat pour détruire les fraudes et les abus, ils se prêtent à toutes les investigations nécessaires pour constater l’identité de l’individu, le domicile et la profession des hommes inscrits[9]. Ils témoignent la meilleure volonté pour faciliter au gouvernement les moyens de diminuer le mal et d’y porter remède. Voyons cependant ce qui se passait à l’Assemblée. Dans la séance du 15 juin, à l’occasion d’un projet d’assimilation de l’Algérie à la France, l’angoisse d’une situation qui troublait les meilleurs esprits fut exprimée avec éloquence par un orateur qui paraissait pour la première fois à la tribune. En entrant à l’Assemblée, peu de temps auparavant, M. Pierre Leroux y avait causé un étonnement extrême. Il serait difficile, en effet, de peindre l’étrangeté de son apparition. La flamme subtile de son regard, sa lèvre sensuelle, son cou épais et court sortant d’une cravate à peine nouée, le geste de sa main amollie, sa chevelure inculte, et jusqu’au vêtement d’étoffe grossière dont l’ampleur informe accuse vaguement la forte stature un peu affaissée d’un homme entré dans la maturité de l’âge, tout cet ensemble d’une beauté à la fois épicurienne et rustique exprime avec une rare puissance le caractère de l’apostolat moderne. Son entretien achève l’impression que produit son aspect. Passant avec une insinuante souplesse de la contemplation des civilisations évanouies à l’anecdote du jour, qu’il conte avec une négligence piquante, M. Pierre Leroux possède et anime tous les sujets. Religions, arts, sciences, industries, mœurs, histoire, il sait tout ramener à sa conception primitive. Mais il emploie selon les esprits divers un mode différent de persuasion : pour les uns, les figures voilées d’un vague mysticisme ; pour d’autres, le sentiment ; pour très-peu, la logique ; auprès de tous, la séduction des paroles flatteuses. On conçoit qu’un discours de Pierre Leroux fût un événement dans une assemblée où il n’avait pas encore pris la parole, mais où sa conversation avait intéressé, charmé jusqu’à ses adversaires politiques les plus déclarés. Ses écrits n’y étaient connus que d’un petit nombre de personnes. Un silence de curiosité et de sympathie l’accueille. L’occasion du discours est, comme je l’ai dit, la colonisation de l’Algérie, mais on ne s’attend pas à ce que l’orateur s’en occupe. L’Assemblée ne songe guère en ce moment à l’Algérie ; elle pense aux ateliers nationaux, au paupérisme, à la révolution sociale. On sait que M. Pierre Leroux est l’un des apôtres les plus populaires du socialisme ; plusieurs se disent que, peut-être, il ne tient qu’à lui d’allumer ou d’éteindre les brandons de la guerre civile. Peut-être, va-t-il exposer un moyen de satisfaire les ouvriers sans ruiner les chefs d’industrie ; peut-être, possède-t-il le secret de faire transiger le capital et le travail, de réconcilier les intérêts en lutte. On écoute. M. Pierre Leroux, laissant promptement de côté le prétexte de son discours, entre en plein dans le sentiment qu’il lit sur les physionomies. Il annonce qu’il va prendre les choses particulièrement dans leurs rapports avec la France. Il débute par poser en fait et en principe que la France a besoin de colonisation, de migrations ; qu’il lui faut des communes républicaines ; qu’elle a besoin de faire sortir de son sein tout un peuple qui demande une civilisation nouvelle. Puis, voyant l’attention excitée par ses premières paroles, et s’abandonnant à l’inspiration intérieure : Je dis, reprend-il avec autorité, en se tournant vers la droite, que si vous ne voulez pas admettre cela ; si vous ne voulez pas sortir de l’ancienne économie politique ; si vous voulez absolument anéantir toutes les promesses, non pas seulement de la dernière révolution, mais de tous les temps de la révolution française dans toute sa grandeur ; si vous ne voulez pas que le christianisme lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne voulez pas de l’association humaine, je dis que vous exposez la civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible. Une sorte de frayeur anticipée émeut l’Assemblée. L’orateur continue. Après avoir produit une statistique, heureusement très-exagérée, du paupérisme[10] ; après avoir examiné un instant la situation de la propriété qu’il ne trouve guère plus favorable[11], il en vient à accuser le gouvernement d’agir sans ensemble, sans une idée, faute de connaître la situation profonde de la société, faute d’avoir médité sur le problème que la révolution de Février a présenté aux esprits. Vous n’avez pas de solution, dit-il ; pas d’autre que la violence, la menace, le sang, la vieille, fausse, absurde économie politique. Il y a des solutions nouvelles, le socialisme les apporte ; ne le calomniez pas, comme vous faites depuis trois mois ; permettez au socialisme de faire vivre l’humanité. Examinez les solutions du socialisme, et si vous n’avez pas le temps, laissez le peuple les essayer, car il en a le droit, car il ne veut pas détruire le présent, mais le mettre d’accord avec l’avenir, réaliser dans un temps plus ou moins prochain la République. Assurément, rien ne devait paraître plus singulier à cette assemblée, qui commençait à trouver qu’elle était un peu trop en république, que de s’entendre dire qu’elle n’y était pas assez. Mais la gravité de la situation commandait d’écouter jusqu’au bout l’orateur socialiste. Pierre Leroux poursuit ; il développe sa pensée en une image hardie et frappante, qui fut alors comprise d’un petit nombre. Selon lui, la république actuelle n’est pas la république vers laquelle l’humanité aspire, mais bien la mère d’une nouvelle république, d’une nouvelle société. Il ne faut pas que la mère se fasse avorter ; il ne faut pas qu’elle détruise le germe qu’elle porte dans son sein, de même qu’il ne faut pas que la république nouvelle tue sa mère[12]. Passant aux conseils, M. Pierre Leroux veut qu’on favorise l’association agricole, la colonisation, et, présentant cette pensée dans sa généralité la plus vaste, ce grand mouvement de migration qui s’est accompli à toutes les grandes époques de l’humanité, dit-il, doit s’accomplir encore, mais non pas de la même façon que dans l’antiquité. C’est la grande loi de migration qui a fondé toutes les grandes choses humaines. Ceux qui connaissent l’histoire savent que c’est ainsi que l’humanité s’est toujours régénérée. C’est toujours une civilisation nouvelle qui est venue se placer à une certaine distance de l’ancienne, en apportant à l’humanité une vie nouvelle, une conception nouvelle de la vie. Et il termine ainsi : Nous marchons à l’association ; souffrez-la, ouvrez-lui la terre, la terre, notre mère. Oui, c’est vers la terre, vers
l’agriculture que l’association, que la commune républicaine doit marcher. Il
faut lui ouvrir la route. Autrement, vous allez être obligés d’enfermer l’essaim
dans la ruche, et alors ce qui s’observe dans les abeilles s’observera dans
la société humaine : la guerre, la guerre implacable. Comment concentrer ce
qui veut vivre ? comment contenir ce qui veut sortir, ce que la loi divine
veut qui sorte ! Ce discours si inattendu, qui semblait adressé à un concile plutôt qu’à une assemblée politique, causa une impression singulière. On n’entrevoyait qu’à travers un voile nébuleux les horizons qu’embrassait la pensée du philosophe ; mais on était monté au ton tragique ; les âmes étaient remplies de tristes pressentiments ; on sentait l’approche des mauvais jours. Personne n’imagina de railler les paroles prophétiques de M. Pierre Leroux. M. de Montalembert vint lui serrer la main avec effusion en signe d’assentiment. M. de Falloux traversa toute la salle pour lui mieux témoigner son admiration et sa sympathie. Cependant les républicains politiques, ceux qu’on appelait encore les républicains de la forme, ou de la république bourgeoise, ne voulurent pas rester sous le coup des accusations du philosophe socialiste. Ils avaient à cœur de laver le gouvernement, dont ils avaient fait ou dont ils faisaient encore partie, des reproches si graves qui venaient de lui être adressés. Ils poussent en quelque sorte M. Goudchaux à la tribune. Le ministre des finances des premiers jours de la République venait d’être élu représentant. Il avait la faveur de l’Assemblée parce qu’on le savait adversaire prononcé des théories communistes. On n’ignorait pas non plus son opinion invariable sur la question des biens de la maison d’Orléans ; son opposition constante à tout projet d’émission de papier-monnaie. Il est accueilli avec une bienveillance marquée. M. Goudchaux s’attache à relever, dans le discours de M. Pierre Leroux, d’assez nombreuses erreurs de chiffres ; il dit qu’à son avis on a beaucoup exagéré le péril, que l’on va chercher un remède inouï pour un mal auquel il est très-facile de porter remède ; ce remède, affirme M. Goudchaux, il est très-simple, il est dans l’organisation du travail. À ce mot, qui avait si fort offusqué l’Assemblée quand M. Louis Blanc l’avait prononcé pour la première fois, on se regarde avec une surprise extrême. M. Goudchaux explique sa pensée. Sous Louis-Philippe, dit-il, les travailleurs qui sont le nerf, la vie du pays, étaient dans une situation insoutenable ; ils ne jouissaient pas de l’égalité ; ils l’avaient en droit, pas en fait ; ils manquaient des choses nécessaires pour sortir de la position dans laquelle ils se trouvaient. Un conseil de prud’hommes les jugeait ; ce conseil était composé d’une manière partiale et rendait des jugements partiaux. Les lois du pays étaient également défavorables aux ouvriers. À cette époque, la grève avait toutes mes sympathies. Ce qui manquait aux ouvriers, continue M. Goudchaux, ce qui leur manque encore aujourd’hui, c’est l’instruction gratuite à tous les degrés ; c’est une part au crédit, qui jusqu’à ce jour n’a existé que pour une certaine classe de la société, il faut aussi les décharger des impôts trop onéreux. Il faut réformer enfin toutes les lois destinées à protéger le travail. Vous avez déjà réformé la loi des prud’hommes ; d’une loi injuste vous avez fait une loi juste. Vous ne pouvez pas donner immédiatement l’instruction et le crédit, mais vous pouvez prendre l’engagement immédiat de les donner, et porter dans votre budget des sommes suffisantes pour réaliser ce que vous promettez. M. Goudchaux confesse qu’on a trop différé, qu’on n’a pas exprimé d’une manière assez complète, ce qu’on voulait faire pour la classe des travailleurs. À toutes ces propositions, que l’Assemblée écoute avec quelque étonnement, il ajoute une conclusion qui rachète aux yeux de la droite tout ce qui précède. Il faut, dit M. Goudchaux, que les ateliers nationaux disparaissent immédiatement à Paris ainsi qu’en province. Il ne faut pas qu’ils s’amoindrissent, répète-t-il, comme s’il craignait qu’on ne le comprît pas assez, il faut qu’ils disparaissent. Il demande enfin que cette question soit portée sans retard devant la commission exécutive, et qu’une proclamation adoptée par l’Assemblée entière établisse, dans des termes clairs, positifs et très-formels, ce qu’on fera pour les ouvriers. On a trop cru, dit en terminant M. Goudchaux, que l’on pouvait ajourner la solution. Il fallait la résoudre immédiatement. On a perdu du temps, il n’en faut plus perdre. Il faut résoudre, aujourd’hui même, la question des ateliers nationaux. Si vous ne la résolvez pas, la République périra, et la société passera par un tel état de choses que je ne veux, pas vous le dépeindre. Le sol sous vous est maintenant très-miné. J’ai jeté la sonde et je pourrais vous en dire la profondeur ! Cette conclusion du discours de M. Goudchaux, si contraire à son intention qui était de combattre ce qu’il avait appelé les exagérations de M. Pierre Leroux, augmente les terreurs de l’Assemblée. Elle ne s’attache pas à ce qu’il propose en faveur des ouvriers, elle ne retient qu’une chose, c’est qu’il faut dissoudre immédiatement, aujourd’hui même, les ateliers nationaux. En vain M. Trélat vient demander un peu de temps, promettant d’apporter dans quinze jours un ensemble de projets de colonisation, de défrichements, qui occuperont les ouvriers sur tout le territoire. On veut en finir. La presse royaliste continue de représenter les ateliers nationaux comme un réceptacle de monstruosités, où vingt mille forçats et quatre-vingt mille ouvriers, comparables à tout ce que les bagnes vomissent de plus abject, attendent en frémissant le signal du meurtre, de l’incendie, du pillage. Il faut en finir : jamais les mauvaises passions qu’enfantent les guerres civiles ne trouvèrent dans la peur publique une aussi déplorable crédulité pour de plus tristes mensonges. Pendant que l’on parlait ainsi des ateliers nationaux, ils envoyaient incessamment au ministère des travaux publics des députations qui apportaient les propositions les plus justes et les plus raisonnables. Les ouvriers demandent que l’entrepreneur ne pèse plus sur eux comme par le passé ; qu’on les aide à s’associer ; qu’on leur fasse une part légitime dans les bénéfices. Ils ne refusent pas de rentrer dans les ateliers privés, pourvu qu’on les y protège contre la puissance sans contrôle du patron. Voici en quels termes ils répondaient, le 18 juin, par une affiche, posée sur tous les murs de Paris, au discours de M. Goudchaux : LES TRAVAILLEURS DES ATELIERS NATIONAUX AU CITOYEN GOUDCHAUX. Ce n’est pas notre volonté qui manque au travail ; c’est un travail utile et approprié à nos professions qui manque à nos bras. Nous le demandons, nous l’appelons de tous nos vœux. Vous demandez la suppression immédiate des ateliers nationaux, mais que fera-t-on des cent dix mille travailleurs qui attendent chaque jour de leur modeste paye les moyens d’existence pour eux et leurs familles ? Les livrera-t-on aux mauvais conseils de la faim, aux entraînements du désespoir ? Les jettera-t-on en pâture aux factieux ? Ouvriers appelés à la construction de l’édifice social, organisez, instruisez, moralisez les ateliers nationaux, mais ne les détruisez pas ! Dans le même temps ils rédigent, de concert avec les délégués du Luxembourg, la proclamation suivante : RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. À TOUS LES TRAVAILLEURS. Nous, délégués des ouvriers au Luxembourg, nous, voués corps et âme à la République, pour laquelle, comme vous tous, nous avons combattu, nous vous prions, au nom de cette liberté si durement achetée, au nom de la patrie régénérée par vous, au nom de la fraternité, de l’égalité, de ne pas joindre vos voix et votre appui à des voix anarchiques, de ne pas prêter vos bras et vos cœurs pour encourager les partisans d’un trône que vous avez brûlé ! Ces hommes sans âme, sans conviction, amèneraient inévitablement l’anarchie au milieu du pays, qui n’a besoin que de liberté et de travail. Nul ne doit prétendre désormais qu’au plus beau de tous les titres, à celui de citoyen. Nul ne doit essayer de lutter contre le véritable souverain, le peuple. Le tenter serait un exécrable crime, et quiconque l’oserait serait traître à l’honneur et à la patrie. La réaction travaille, elle s’agite ; ses nombreux saires feront luire à vos yeux un rêve irréalisable, un bonheur insensé. Elle sème l’or. Défiez-vous, amis, défiez-vous. Attendez encore quelques jours, avec ce calme dont vous avez fait preuve et qui est la véritable force. Espérez, car les temps sont venus, l’avenir nous appartient ; n’encouragez pas par votre présence les manifestations qui n’ont de populaire que le titre ; ne vous mêlez pas à ces folies d’un autre âge. Croyez-nous, écoutez-nous, rien n’est maintenant possible en France que la République démocratique et sociale. L’histoire du dernier règne est terrible, ne la continuons pas ; pas plus d’empereur que de roi. Rien autre chose que la liberté, l’égalité, la fraternité. Tel est notre vœu, tel doit être le vôtre, celui du peuple. Vive la République ! Certes, les hommes qui pensent et écrivent ainsi ne sont ni des brutes ni des anarchistes. Si les représentants bien intentionnés avaient eu l’idée très-simple de constater la vérité par eux-mêmes, ils n’auraient pas servi, comme ils le firent, les passions des partis. Ces partis voulaient en finir ; et ce n’était pas uniquement avec les ateliers nationaux qu’ils voulaient en finir, c’était avec la révolution, avec la liberté, avec la République. L’homme qui exerça dans ces jours mauvais l’influence décisive, celui qui, par une longue et habile tactique déjà signalée, contribua le plus à amener les esprits, dans la commission d’abord, puis dans l’Assemblée, à cette pensée, à ce mot terrible : il faut en finir, ce fut sans contredit M. de Falloux. Il fut à ce moment l’organe principal, le seul courageux, le plus éloquent de la réaction. Son nom reste attaché à la mesure funeste de la dissolution violente qui jeta les ateliers nationaux dans l’insurrection. Il ne sera donc pas sans intérêt de nous occuper un ment de ses antécédents et de son caractère, afin de mieux apprécier le rôle qu’il lui a été donné de jouer dans des circonstances si grandes. Né en Anjou, d’une famille aisée, récemment anoblie, en faveur de laquelle Louis XVIII créait, en 1823, un majorat avec le titre de comte, Alfred de Falloux avait reçu de la nature une intelligence déliée, un certain charme de paroles et de manières. Sa mère, dont la jeunesse s’était passée à la cour de Louis XVI, lui communiqua de bonne heure l’esprit d’insinuation et l’art de bien dire. Lorsque le jeune Falloux, en quittant le collège d’Angers, où il avait été élevé, vint à Paris pour y faire son entrée dans le monde, une autre femme, par une influence analogue, mais supérieure, acheva de le former dans la politique. C’était une étrangère, une Russe convertie au catholicisme par M. de Maistre, et qui s’était créée à Paris, par son esprit très-fin, par ses grâces mélangées de dévotion et de mondanité, un cercle nombreux où l’on voyait assidus les membres du haut clergé et les hommes actifs du parti clérical. Ce fut à cette époque, sous une inspiration féminine et sous un patronage jésuitique, qu’Alfred de Falloux, flatté et caressé comme un homme dont on attendait beaucoup pour la cause de l’Église, fut initié aux mystères de la politique cléricale. Dès l’année 1840, il publiait une histoire de Louis XVI, puis une brochure sur la Saint-Barthélemy, qui furent suivies bientôt de l’histoire de saint Pie V. Ces différents ouvrages révèlent, avec une audace propre à la jeunesse et avec une sincérité qu’on ne retrouvera pas plus tard, tout un ensemble de doctrines dont l’auteur fera constamment la règle de sa vie, et qu’il appliquera au gouvernement de l’État, le jour où la révolution lui donnera sa part de pouvoir. Dans l’histoire du pape Pie V, qu’il considère comme la plus haute personnification de ce qu’il appelle la grande politique de l’Église, M. de Falloux prend à tâche de glorifier l’institution de l’inquisition et de justifier tous ses actes. Par une suite de raisonnements tirés de l’axiome que la fin justifie les moyens, la guerre aux hérétiques y est proclamée légitime et sainte ; la tolérance y est présentée comme le résultat d’une indifférence coupable[13]. À la vérité, suivant M. de Falloux et l’école dont il est un des plus fervents adeptes, l’État étant aujourd’hui athée, les moyens, employés par l’Église aux temps de foi ne sont plus applicables. L’inquisition ne serait plus qu’une erreur, sans bénéfice pour la société. Il s’agit, avant toute chose, pour les croyants, de restaurer la foi, la théocratie ; cela ne se peut faire qu’en renversant les pouvoirs athées. Pour renverser ces pouvoirs, il faut la liberté. M. de Falloux préconise en conséquence la liberté. Il la veut, il l’aime presque, non pas en elle-même, comme un principe sacré qui découle de la nature de l’homme et consacre sa dignité, mais comme un moyen transitoire, dont à l’occasion les gens habiles peuvent tirer un parti meilleur que du despotisme. Quand le gouvernement théocratique sera restauré, alors seulement, selon M. de Falloux, on pourra rétablir les institutions des siècles de foi, qui firent, avec la puissance des Pie V et des Philippe II, la félicité du monde. C’est sous l’inspiration de ces doctrines, réprouvées par la partie saine du clergé, qui n’ose toutefois les désavouer publiquement, que M. de Falloux donna son adhésion au gouvernement républicain. Entré, depuis 1846, dans la vie politique, ayant acquis déjà l’expérience de la tribune et la pratique des coteries parlementaires dans l’ancienne Chambre, où il avait brillamment débuté par un discours sur le mandat impératif auquel M. Guizot avait répondu, M. de Falloux, que sa naissance et ses idées rendaient hostile au gouvernement du juste-milieu, comprit tout de suite l’avantage que donnerait à son parti la liberté absolue de discussion et de presse, proclamée par le gouvernement provisoire. Aussi, dans les réunions électorales de son département, donna-t-il des éloges immodérés à ce gouvernement, parlant en toutes circonstances, avec une chaleur qui ressemblait à l’enthousiasme, de la liberté et des droits du peuple[14]. Il allait jusqu’à proclamer, dans un discours prononcé à Angers, en mars 1848, que la révolution ayant emporté ce qu’on appelait les boulevards de la société, ce qu’il appelait, lui, ses garde-fous, la société ne pouvait désormais être sauvée que par la liberté[15]. Dans l’embarras où se trouvaient les partis monarchiques en face d’une révolution dont ils ne pouvaient triompher que par la ruse, M. de Falloux, avec son esprit pénétrant et ses aptitudes à l’intrigue, était assurément le guide le plus habile. Lui-même se sentait appelé à ce rôle. À son arrivée à Paris, il déploya, malgré sa santé débile, une activité extrême. Se hâtant de reconnaître le terrain où il allait prendre ses dispositions, il observa avec attention les hommes sur lesquels il serait utile d’exercer de l’influence. Ses premiers empressements furent pour M. de Lamartine, le seul membre du gouvernement qui, par ses relations, tînt à l’ancienne société légitimiste, et qui, par sa femme, très-fervente catholique, n’était pas sans rapport avec le parti clérical, mais, tout en cultivant M. de Lamartine, il ne négligeait pas M. Marrast. À peine eut-il entrevu les chances politiques du général Cavaignac, qu’il se tourna de son côté. En même temps, il flattait, en la personne de M. Pierre Leroux, le socialisme, et dès les premières manifestations favorables au prince Louis Bonaparte, il se rapprochait de M. de Persigny. Il jouait avec une facilité merveilleuse ce personnage multiple, en gardant toujours, dans son langage sobre et contenu, dans ses manières pleines de réserve, une sorte de dignité modeste qui cachait à tous les yeux son ambition et ses haines profondes. Ce fut lui qui, à l’ouverture de l’Assemblée, décida son parti à porter au fauteuil M. Buchez, dont les idées révolutionnaires, singulièrement rattachées au dogme catholique, convenaient mieux à sa politique que le républicanisme rationnel et libéral de la majorité. Il tâcha de se faire nommer membre de tous les comités importants. Il sut prendre de l’ascendant dans le comité du travail et dans la commission des ateliers nationaux ; il y accusa, sans ménagements, le pouvoir exécutif, et particulièrement le ministre des travaux publics ; il peignit les ateliers nationaux sous les couleurs les plus effrayantes. Du moment que M. de Falloux fut nommé rapporteur de la commission, la dissolution immédiate fut assurée. Cependant, comme il craignait toujours un retour de l’opinion, il se hâta, pensant ainsi engager ses collègues, d’annoncer au dehors une résolution qui n’était pas encore prise ; il dit partout que la dissolution était prononcée[16]. Dans le même temps, sur l’ordre de la commission exécutive, le ministre des travaux publics signait, le 21 juin, un arrêté qui invitait tous les ouvriers de dix-huit à vingt-cinq ans à s’enrôler immédiatement dans l’armée, ou bien à se tenir prêts à partir pour aller faire, dans les départements qui leur seraient désignés, des travaux de terrassements à la tâche. Le lendemain, 22, un premier convoi d’ouvriers partait pour la Sologne. Cette mesure était dure à l’excès et d’autant plus insupportable qu’il était impossible d’y reconnaître autre chose qu’un expédient pour se débarrasser, à Paris, d’une force à laquelle on ne savait pas trouver d’emploi. Cette espèce de recrutement arbitraire et superflu, dans un temps où l’on déclarait hautement ne vouloir pas la guerre ; ces travaux de terrassements assignés à des hommes appliqués jusque-là à des industries délicates ; cette première désignation d’un pays insalubre, ce n’était pas l’acte d’un gouvernement prévoyant, d’une République qui avait exalté au suprême degré, chez les prolétaires, le sentiment de l’honneur, l’orgueil individuel, le désir des grandes entreprises. À la lecture de l’arrêt, l’indignation éclata dans les ateliers nationaux. Déjà, lorsqu’ils avaient vu le rapport de la commission confié à un homme dont les opinions royalistes leur étaient connues, les ouvriers étaient entrés en défiance ; maintenant, leurs soupçons semblaient confirmés. Le soir même, plusieurs rassemblements se forment sur la place publique. On veut nous envoyer mourir de la fièvre, se disent les ouvriers l’un à l’autre ; on veut, sous prétexte de défrichements dans un pays qui ne saurait rien produire, nous réduire à gagner 15 sous par jour ; on nous proscrit ; on a juré notre mort, la ruine de nos familles… Nous ne partirons pas. Et, comme pour faire connaître cette résolution, ils parcourent les rues par bandes, en chantant la Marseillaise. Entre chaque strophe, quelques hommes en blouse crient : Vive Napoléon ! Dans la nuit, les délégués des ateliers et les délégués du Luxembourg se réunissent et décident de faire une protestation en masse. On se donne rendez-vous sur la place du Panthéon pour neuf heures du matin. Le 22, à neuf heures, douze à quinze cents ouvriers des ateliers nationaux et des corporations, portant leurs bannières, se dirigeaient vers le Panthéon. Sur la route, ils rencontrent un de leurs lieutenants, nommé Pujol ; celui-ci les arrête ; il leur dit qu’ils se trompent, que ce n’est pas au Panthéon qu’il faut aller, mais au siége même du gouvernement, au Luxembourg. À cette proposition, on bat des mains ; Pujol se place à la tête de la colonne ; on se remet en marche. Depuis un certain temps, cet homme exerce sur les ouvriers un ascendant extraordinaire. Il est doué d’une sorte d’éloquence naturelle, à laquelle il sait donner un tour mystique, qui répond à la disposition générale des esprits, accoutumés dans les clubs et dans les banquets à entendre les orateurs socialistes emprunter leurs textes et leurs métaphores aux Écritures. Généralement le peuple était comparé, dans ces harangues, au Christ flagellé, outragé, crucifié par les grands de la terre ; et jamais cette image, quoique incessamment répétée, ne manquait de produire un grand effet. À la réouverture du club de Blanqui, le 15 juin, on applaudissait avec frénésie le président Esquiros, qui représentait l’Assemblée nationale et la commission exécutive souffletant tour à tour le peuple couronné d’épines, en lui criant : Devine qui t’a frappé ? Pujol était l’auteur d’un pastiche des Paroles d’un croyant, intitulé la Prophétie des jours sanglants, où il mêlait le plus bizarrement du monde, le vent de la colère de Dieu avec la griffe de Tarquin ; le sang d’Abel et le baiser de Judas avec les mousquets, les baïonnettes et les cavernes mystérieuses de la royauté. La dernière strophe de ce dithyrambe politique faisait un appel direct aux ressentiments qui couvaient dans le cœur du peuple. Ils espèrent réserver les jours d’agonie pour le peuple, y disait le Prophète des jours sanglants, en parlant des hommes qui gouvernaient la République, et garder pour eux les fêtes et l’ivresse de l’or. Ces sortes de déclamations remuent fortement les esprits incultes. Pujol était devenu le harangueur favori des ateliers nationaux. En cette circonstance solennelle, où il s’agissait de porter devant le conseil du pouvoir exécutif la parole du peuple, on s’estima heureux d’avoir pour soi un orateur dont l’éloquence paraissait irrésistible. Ce fut M. Marie qui reçut Pujol, que suivaient quatre délégués choisis par les ouvriers ; la masse attendait sur la place la réponse du conseil. Le rassemblement était en grande fermentation : Nous ne partirons pas, répétaient les ouvriers ; mieux vaut être tué d’une balle à Paris que d’aller mourir en Sologne, de la fièvre ou de la faim, loin de nos familles. On entendait des murmures contre Lamartine, contre Marie, contre Thiers, contre l’Assemblée, contre les riches ; le nom de Napoléon était fréquemment prononcé par ceux qui semblaient les meneurs, et le terrible mot : Il faut en finir, résumait énergiquement toutes ces colères. Pujol, introduit devant M. Marie, l’aborde d’un ton hautain. Citoyen, dit-il, avant la révolution de Février… — Pardon, interrompt M. Marie, mais il me semble que vous remontez un peu haut ; souvenez-vous que je n’ai pas de temps à perdre. — Votre temps n’est pas à vous, citoyen, il est au peuple, dont vous êtes le représentant… — Citoyen Pujol, dit M. Marie, avec un geste de menace, nous vous connaissons depuis longtemps ; nous avons l’œil sur vous. Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons ; vous avez parlementé avec moi, le 15 mai, après avoir, un des premiers, franchi la grille de l’Assemblée. — Soit ! dit Pujol, mais sachez que du jour où je me suis voué à la défense des libertés du peuple, j’ai pris, vis-à-vis de moi-même, l’engagement de ne reculer devant aucune menace ; vous me menacez donc inutilement. M. Marie, se tournant alors vers l’un des délégués qui accompagnaient Pujol : Je ne puis, dit-il, reconnaître un organe du peuple dans un homme qui a fait partie de l’insurrection du 15 mai ; parlez, vous, exposez vos griefs, je vous écoute. — Nul ici ne parlera avant moi, dit Pujol, en étendant le bras entre M. Marie et les délégués. — Non, non ! s’écrient-ils. — Êtes-vous donc les esclaves de cet homme ? reprend M. Marie, avec indignation. Un murmure prolongé accueille ce mot. Vous insultez les délégués du peuple, s’écrie Pujol. — Savez-vous, lui dit M. Marie en le saisissant par le bras, que vous parlez à un membre du pouvoir exécutif ? — Je le sais, dit Pujol en dégageant son bras, mais je sais aussi que vous me devez du respect ; car si vous êtes membre du pouvoir exécutif, je suis, moi, délégué du peuple. En ce moment, plusieurs officiers qui étaient dans la salle voisine, entendant ce bruit de voix, entrèrent et entourèrent les délégués en silence. Puisque vous ne voulez pas nous entendre, dit Pujol à M. Marie, en les voyant entrer, nous nous retirons. — Puisque vous voilà, parlez, dit M. Marie. — Citoyen représentant, reprit Pujol avec beaucoup d’assurance, avant la révolution de Février, le peuple des travailleurs subissait la funeste influence du capital. Pour se soustraire à l’exploitation de ses maîtres, il fit des barricades, et ne déposa les armes qu’après avoir proclamé la République démocratique et sociale, qui devait pour toujours le soustraire à la servitude. Aujourd’hui, les travailleurs s’aperçoivent qu’ils ont été indignement trompés ; c’est vous dire qu’ils sont prêts à faire tous les sacrifices, même celui de leur vie, pour le maintien de leurs libertés. — Je vous comprends, dit M. Marie, eh bien ! écoutez : si les ouvriers ne veulent pas partir pour la province, nous les y contraindrons par la force ; par la force, entendez-vous ? — Par la force, c’est bien ; nous savons maintenant ce que nous voulions savoir. — Et que vouliez-vous savoir ? — Que la commission exécutive n’a jamais voulu sincèrement l’organisation du travail. Adieu, citoyen. À ces mots, Pujol, suivi des délégués, s’éloigne ; il redescend sur la place. L’impatience y était grande ; déjà l’on commençait à dire qu’il était retenu prisonnier. Quand on l’aperçoit, il se fait une explosion de joie dans la foule ; on se précipite à sa rencontre, on le suit jusqu’à la place Saint-Sulpice, où, étant monté sur le rebord de la fontaine, Pujol commence à haranguer le peuple, et rend compte de sa mission. À mesure qu’il parle, les délégués attestent par signes la vérité de son récit, ou répètent ce que l’éloignement et le bruit des cloches empêchent d’entendre. C’est le 22 juin, on célèbre la Fête-Dieu ; la foule est à l’église, en prières. Quelques ouvriers montent dans le clocher et font taire la sonnerie qui les gêne. Pujol reprend son discours ; l’effet en est immense. Il le termine en convoquant ses hommes, pour six heures du soir, sur la place du Panthéon. On se disperse aux cris de : Vive Barbès ! Vive Napoléon ! Vive Pujol ! et cette masse tumultueuse, divisée en plusieurs colonnes, se répand sur les quais, sur la place de Grève, dans le faubourg Saint-Antoine ; elle jette l’effroi dans Paris ; la physionomie des ouvriers est sinistre ; leur attitude les montre résolus à tout. À six heures du soir, cinq ou six mille hommes sont rassemblés sur la plate du Panthéon. Pujol arrive ; il monte sur le bord de la grille et s’écrie : Citoyens, êtes-vous fidèles au saint drapeau de la République ? — Oui ! répondent, comme une seule voix, les voix de ces six mille prolétaires. — Eh bien ! gloire à vous, enfants de Paris ! vous allez donner à la France un exemple de votre patriotisme et de votre courage. Unissons-nous, et que ce cri retentisse aux oreilles de nos persécuteurs : Du travail ou du pain ! S’ils sont sourds à la voix du peuple, malheur à eux ! Vous avez promis trois mois de misère à la République, mais vous saurez vous venger de trois mois de trahison. En avant ! Les ouvriers se forment en colonne, Pujol les conduit ; il descend avec eux la rue Saint-Jacques, traverse la Seine, parcourt le faubourg Saint-Antoine, recrute en chemin trois à quatre mille hommes, et revient à huit heures sur la place du Panthéon. Cette promenade, à laquelle beaucoup de femmes viennent se joindre, exalte encore les esprits. Mes amis, dit Pujol, je déclare au nom des vrais républicains, que vous avez bien mérité de la patrie ; vous avez, en 1830 et en 1848, versé votre sang pour la conquête de vos droits, vous saurez les faire respecter. — Oui ! oui ! crient à la fois plus de dix mille voix. — Aux promesses, continue Pujol, vous avez accordé la confiance, aux erreurs le pardon ; mais, aujourd’hui, l’on nous trahit, et il faut que la trahison s’éteigne dans le sang de nos ennemis ; elle s’y éteindra, je vous le jure ! — Nous le jurons ! répond la foule. — À demain, à six heures, dit Pujol. Les torches s’éteignent et tout rentre dans le silence. Je me suis étendu à dessein sur ce premier ébranlement donné à la masse des ateliers nationaux. J’insiste sur ce point de départ de l’insurrection, parce qu’il en marque à mes yeux le véritable sens et qu’il en détermine le caractère. Les prolétaires, insurgés en juin, ne formaient pas, comme l’esprit de parti l’a osé dire, le rebut de l’espèce humaine ; ce n’étaient pas cent mille forcenés se ruant tout à coup, dans un accès de cupidité brutale, sur les riches pour les égorger ; nulle part non plus on n’a vu, que je sache, ces misérables aux gages des factions, signalés par une presse envenimée, et auxquels on payait, à raison de tant par heure, le salaire d’une besogne de meurtre, de viol et d’incendie. S’il en eût été ainsi, une telle bande de malfaiteurs, en la supposant plus nombreuse encore, n’aurait pas tenu un seul jour, à la clarté des cieux, contre l’art et la discipline d’une armée, contre l’horreur et l’exécration de la population entière. Ce qui fit la puissance de l’insurrection de juin et son incroyable durée, bien qu’elle n’eut jamais ni plan, ni chef, c’est qu’elle avait à son origine, et qu’elle conserva jusqu’à la fin, dans l’esprit d’un grand nombre, le caractère d’une juste protestation contre la violation d’un droit ; c’est qu’il y avait ainsi en elle, malgré les éléments impurs qui la corrompirent, malgré les violences quelle commit, un principe moral, un principe égaré, mais vrai, d’enthousiasme, de dévouement, d’héroïsme : un mont sacré intérieur ou le peuple sentait le droit. L’insurgé de juin, ne l’oublions pas, c’est le combattant de février, le prolétaire triomphant, à qui un gouvernement, proclamé par lui-même, assure solennellement, à la face du pays qui ne proteste pas, le fruit modeste de sa conquête : le travail pour récompense de sa misère, le travail comme prix du combat. Et ce prolétaire, à qui l’on confie en tremblant les embarras de la République, ajourne l’exécution de la promesse ; il se montre désintéressé, patient ; il donne du temps à l’État qui s’est reconnu son débiteur ; il offre trois mois de misère à la patrie. Trois mois sont écoulés. Le prolétaire confiant vient réclamer son droit au travail ; mais qu’entend-il alors ? que rencontre-t-il ? quelle réponse et quel accueil ? Les mêmes hommes qui ont débattu avec lui, d’égal à égal, les conditions d’un pacte qu’ils ont ratifié, lui enjoignent, par un commandement subit et inexpliqué, de quitter sa famille, sa demeure, la ville où il est né, le séjour qui a vu ses triomphes, pour s’enrôler dans une armée qui n’ira pas, il le sait bien, au secours des peuples dont il souhaite la délivrance ; et, s’il refuse de devenir soldat, ces hommes, portés par lui au pouvoir suprême, le condamnent à gagner loin de leurs yeux, par des travaux insalubres qui ne sont pas de son choix, auxquels il n’est pas propre, un salaire dérisoire qui ne saurait suffire à la plus humble existence. La simple exposition de ces faits inouïs, le seul rapprochement de ces deux dates : 28 février — 22 juin, me dispensent de réflexions plus longues. Le lecteur ne doit point perdre de vue ces dates, s’il veut apprécier avec équité les tragiques, les néfastes jours de juin ; s’il veut comprendre cette insurrection formidable, où le peuple de Paris, qu’on venait de voir si généreux, si plein de douceur et de sagesse, se jeta d’une aveugle furie dans une mêlée barbare ; noya dans son sang, dans le sang de ses fils et de ses frères, la liberté qu’il avait voulu fonder sur la raison, et porta à la République, pour laquelle il croyait une seconde fois donner sa vie, une atteinte mortelle. |
[1] Voir, au Moniteur, les séances des 28 et 30 mai 1848.
[2] On lit, par exemple, dans le Napoléon républicain, numéro du 14 juin : Peuple, lorsque tes commis violent leur mandat, souviens-toi du drapeau rouge du Champ de Mars et du courage de tes frères en 1793. Le 16 juin, la même feuille s’adresse aux gardes mobiles, afin qu’ils éclairent les soldats de la ligne que la terreur bourgeoise voudrait transformer en bourreaux de leurs frères. Cherchant à dépopulariser, l’un après l’autre, tous les républicains connus du peuple, le Napoléon appelle les membres du pouvoir exécutif les cinq invalides à vingt mille francs par mois. En parlant de M. de Lamartine, il dit : L’aigle de la République n’en est plus que la chouette (numéro du 18 juin). À propos des rassemblements dissipés par M. Clément Thomas : Pour n’être général que de la veille, dit-il, on n’est pas tenu de faire sabrer le peuple de Paris. Ce sont de mauvais états de services que ceux que l’on écrit sur le pavé d’une capitale avec le sang de ses concitoyens. (18 juin). À l’occasion des troubles réprimés à Guéret, la feuille bonapartiste parle avec horreur de quatorze Français tués par des fusils français, et s’écrie : Quand vos frères malheureux se trompent, vous ne savez que les tuer ou les emprisonner.
[3] Voir, entre autres, l’Organisation du travail, journal fondé par M. Clavel, négociant, appartenant au parti bonapartiste.
[4] Voir Rapport de la Commission d’enquête, vol. III.
[5] Voir Rapport de la Commission d’enquête, vol. III.
[6] À cette époque très-voisine de l’insurrection de juin, plusieurs brigadiers des ateliers avaient toujours beaucoup plus d’argent sur eux qu’il ne leur en fallait pour payer les hommes placés sous leurs ordres. L’un d’eux, ancien sous-officier dans le régiment du marquis de Bonneval, sous la Restauration, montra un jour à une personne de ma connaissance pour huit mille francs de billets de banque. Comme c’était un pauvre diable, on lui demanda d’où lui venait une somme aussi considérable. Il répondit : Je sers un maître plus généreux que la République.
[7] Voir, au Moniteur, la séance du 20 juin.
[8] Cette loi avait été présentée par M. Flocon, alors ministre du commerce.
[9] Voir aux Documents historiques, n° 31, le résultat du recensement par profession.
[10] Selon cette statistique, il y aurait en France, sur trente-cinq millions d’hommes, huit millions de mendiants et d’indigents ; sur trois hommes qui meurent à Paris, il y en aurait un qui meurt à l’hôpital ; outre ces huit millions de mendiants et d’indigents, il y aurait quatre millions d’ouvriers dont le salaire n’est pas assuré.
[11] Selon M. Pierre Leroux, il existe cinq millions de cotes au-dessous de cinq francs ; l’on compte en France plus de six millions d’hectares de terres incultes. Au total, un million d’hommes vivent en France de revenu net ; et trente-quatre millions vivent de salaires à différents titres. Voir, au Moniteur, la séance du 15 juin 1848.
[12] Après les journées de juin, le journal de M. Proudhon, reprenant cette image, disait, en s’adressant au général Cavaignac : Tu as tué l’enfant pour sauver la mère.
[13] Quand l’État et la religion sont solidaires, dit M. de Falloux, quand la société civile repose entièrement sur la foi religieuse, attaquer la foi, c’est ébranler l’ordre social. On a donc pu faire légitimement contre les hérétiques et les impies, ce qu’on fait aujourd’hui contre ceux qui prêchent, ou conspirent contre le gouvernement établi. — La tolérance, dit-il encore dans ce livre curieux, n’était pas connue des siècles de foi, et le sentiment que ce mot nouveau représente ne peut être rangé parmi les vertus que dans un siècle de doute. Autrefois, il y avait en immolant l’homme endurci dans son erreur toute chance pour que cette erreur pérît avec lui, et que les peuples demeurassent dans la paix de l’orthodoxie.
[14] Le 3 mars, il écrivait dans une lettre citée par l’Univers : Les instincts du peuple de Paris sont d’une générosité, d’une délicatesse qui surpassent, celles de beaucoup de corps politiques qui ont dominé la France depuis soixante ans. On peut dire que les combattants, les armes à la main, dans la double ivresse du danger et du triomphe, ont donné tous les exemples sur lesquels n’ont plus qu’à se régler aujourd’hui les hommes de sang-froid ; ils ont donné à leur victoire un caractère sacré.
[15] On raconte qu’après le coup d’État du 2 décembre, M. de Falloux changeait d’avis. Visité au mont Valérien par M. de Persigny, il le félicitait de son heureuse audace. Je l’avoue tout bas, à cause de mes collègues, disait le grand politique, mais, au fond, je pense que vous avez bien fait.
[16] Elle ne le fut qu’après l’insurrection, dans la séance du 28 juin, par l’Assemblée nationale.