HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TROISIÈME PARTIE

 

CHAPITRE XXIX. — SUITE DE LA JOURNÉE DU 15 MAI. - L'ENQUÊTE. - VOTE FAVORABLE À M. LOUIS BLANC. - LA RÉUNION DU PALAIS-NATIONAL ET LA COMMISSION EXÉCUTIVE.- FÊTE À LA CONCORDE. - LA FAMILLE D'ORLÉANS À CLAREMONT. - DÉCRET DE BANISSEMENT. - ÉLECTIONS DU 5 JUIN.

 

 

Dans la nuit qui suivit cette étrange journée, la commission exécutive manda au petit Luxembourg le préfet de police, afin qu’il expliquât sa conduite. Il paraissait hors de doute que M. Caussidière était resté neutre, tout au moins, tant qu’avait duré la mêlée, se réservant, selon que tournerait la fortune, de se prononcer pour ou contre l’insurrection.

À partir de dix heures du matin, ses rapports avec l’autorité avaient cessé. Renfermé dans la préfecture pendant que la colonne populaire s’avançait vers l’Assemblée, il n’avait donné aucun ordre. On savait qu’après l’envahissement de la salle deux ou trois cents factieux étaient accourus lui demander des armes, et qu’ils avaient voulu le mettre à leur tête pour marcher sur l’Hôtel de Ville. Il les avait renvoyés, il est vrai, en leur disant qu’il attendait les ordres du pouvoir constitué ; mais il avait souffert que ses Montagnards battissent aux champs et criassent à bas l’Assemblée ! en apprenant que Barbès venait de proclamer un nouveau gouvernement provisoire ; il les avait vus, sans s’y opposer, fêter les prisonniers qu’amenaient les gardes nationaux, leur distribuer du vin, des fusils, et finalement leur rendre la liberté. On n’ignorait pas que Laviron, Flotte et d’autres conjurés étaient restés longtemps en conférence avec lui : le bruit s’accréditait même que les Montagnards et les gardes républicains complotaient un coup de main pour le jour suivant, de concert avec la Société des droits de l’homme.

M. Caussidière, qui se savait compromis et qui se défiait des intentions de plusieurs des membres de la commission exécutive, ne se rendit pas sans hésitation au petit Luxembourg. Son beau-frère, M. Mercier, colonel de la garde républicaine, était persuadé qu’on lui tendait un piège et qu’on les allait tous deux retenir prisonniers ; plusieurs fois, dans le trajet, il exhorta Caussidière à rebrousser chemin. À tout événement, il donnait l’ordre à sa petite escorte de se ranger en bataille sous les fenêtres du Luxembourg, afin qu’au premier signal elle pût courir à la préfecture de police et revenir avec toute la garnison, restée sous les armes, pour enlever de vive force les prisonniers de la commission exécutive.

En arrivant au Luxembourg les appréhensions de M. Mercier redoublent. Il est deux heures après minuit ; comme il entrait dans la salle d’attente, il voit passer le colonel Saisset, chef d’état-major de la garde nationale, que l’on conduit en prison ; un secrétaire de M. Ledru-Rollin, qui sort du conseil, sans s’arrêter, sans oser même regarder M. Mercier, lui glisse à l’oreille qu’on va l’envoyer à Vincennes.

M. Mercier s’approche d’une fenêtre et tire son mouchoir ; il va l’agiter, c’est le signal convenu avec ses Montagnards ; mais, au même moment, la porte s’ouvre. Il est introduit devant la commission exécutive pour y subir un interrogatoire ; Caussidière y était déjà depuis quelques minutes ; à la grande surprise de Mercier, il entend son beau-frère refuser obstinément de donner sa démission, que MM. Marie et Garnier-Pagès lui demandent avec instance ; Caussidière est loin, d’ailleurs, de parler le langage d’un prévenu. La présence de M. Ledru-Rollin qui lui a tendu la main quand il est entré dans la salle du conseil, l’attitude bienveillante de M. de Lamartine, l’enhardissent à braver ses adversaires.

Au lieu de se justifier, il accuse ; au lieu de prier, il menace. Le gouvernement, dit-il, n’a rien fait pour la garde républicaine et les Montagnards ; on les a négligés, oubliés à dessein ; ils attendent encore la juste récompense des services qu’ils ont rendus à la République. Le décret qui doit les constituer ne paraît pas au Moniteur, les grades donnés à l’élection dans leurs rangs ne sont pas officiellement confirmés.

Et comme, après deux heures de discussions, on prie M. Caussidière de sortir un moment pour aller attendre dans la pièce voisine la décision du conseil, il tire sa montre. Citoyens, il est quatre heures du matin, dit-il avec une merveilleuse audace ; si dans un quart d’heure nous ne sommes pas rentrés à la préfecture de police, on vient nous chercher ici. Vous connaissez nos hommes ; rien ne les fera reculer ; ce qui peut arriver, je l’ignore, mais vous seuls en serez responsables.

La délibération du conseil fut courte. M. Ledru-Rollin et surtout M. de Lamartine obtinrent de leurs collègues qu’on ne livrerait pas M. Caussidière à ce qu’on commença dès ce jour d’appeler la réaction. On le laissa partir.

Allez, lui dit M. Garnier-Pagès en lui serrant la main, rentrez vite à la préfecture de police, calmez vos hommes et comptez sur nous, comme nous comptons sur vous.

M. Arago promit à M. Mercier, pour le lendemain, le décret d’organisation de la garde du peuple, à la seule condition qu’elle admettrait dorénavant la garde nationale à faire concurremment avec elle le service de la préfecture de police.

On se quitta ainsi. M. Caussidière parut satisfait ; toutefois, pensant qu’il aurait à s’expliquer devant l’Assemblée, où il ne rencontrerait pas sans doute des juges aussi faciles, il fit immédiatement placarder sur les murs de Paris une proclamation dans laquelle il vantait l’attitude calme et courageuse des représentants ; disait en parlant du magistrat chargé de veiller à la police, que son action, quoique inaperçue, n’avait pas cessé d’exister ; puis, s’adressant à la garde nationale dont il bénissait la salutaire intervention : Vous étiez avec moi sur les barricades de la liberté, disait-il, je serai avec vous sur les barricades de l’ordre[1].

Son discours à l’Assemblée en réponse à M. Baroche, qui venait demander sa révocation, fut d’une verve surprenante et d’une singulière habileté. Après avoir fait avec une sorte de naïveté l’apologie de sa police, qu’il appela une police de bon sens et de conciliation, après avoir exalté le dévouement de ses Montagnards qui, pendant deux mois et demi, avaient fait, sans se plaindre, le service le plus pénible dans les poux et dans la vermine, il s’excusa d’avoir relâché quelques prisonniers, en peignant le zèle excessif des dénonciateurs : La moitié de Paris voulait emprisonner l’autre, dit-il ; puis il résuma son propre panégyrique par ce mot resté célèbre : J’ai fait de l’ordre avec du désordre. Arrivant aux causes de l’insurrection, il prit à tâche de l’amoindrir, de la réduire à rien ; rejeta tout sur Blanqui, renia Sobrier, se mit à couvert derrière M. de Lamartine qui, au commencement de la séance, n’avait pas craint de se faire sa caution, d’attester sa moralité et son patriotisme ; il termina enfin sa longue harangue par un mouvement d’éloquence qui ne laissa pas de produire quelque impression sur l’Assemblée.

Oui, je le confesse, s’écria-t-il, mes pensées et mes paroles sont pour le peuple, pour le peuple souffrant, pour le peuple travaillant, pour le peuple que l’on doit aider. Rappelons à ce peuple, dit-il encore, qu’il est nous et que nous sommes lui ; ne soyons ni de la réaction, ni de la démagogie, faisons de la modération et de la politique.

Pendant que M. Caussidière parlait de la sorte et captivait l’attention de ses adversaires, la préfecture de police était cernée par ordre du pouvoir exécutif ; au lieu du décret d’organisation de la garde du peuple promis à M. Caussidière, au lieu d’un poste de cinquante hommes de gardes nationaux qu’on était convenu d’envoyer, le général Bedeau, le général Clément Thomas, à la tête de quatre bataillons de troupe de ligne et de quelques canons, venaient, accompagnés de M. Recurt, ministre de l’intérieur, sommer M. Mercier de quitter la place, ajoutant que, s’il n’y consentait pas de bon gré, l’ordre, était donné de s’en emparer par la force.

Le colonel Mercier, qui n’avait pas ajouté foi un seul instant aux promesses de MM. Arago et Garnier-Pagès, s’était occupé, depuis sa rentrée à la préfecture, de la mettre en état de défense. Pour toute réponse aux sommations du général Bedeau et aux clameurs des gardes nationaux qui sont accourus au nombre de douze à quinze mille hommes, en apprenant qu’on va mettre la main sur Caussidière, M. Mercier prie le général d’entrer, en compagnie de MM. Clément Thomas et Recurt, pour juger des dispositions prises à la préfecture et se convaincre de l’impossibilité d’en faire l’assaut.

En effet, tout était préparé pour soutenir un siège. Outre la garnison habituelle, il était arrivé des renforts de toutes les sociétés révolutionnaires. On avait des armes, des munitions, des vivres en abondance ; on comptait sur le peuple. La résolution, d’ailleurs, était prise, plutôt que de se rendre, quand on verrait tout perdu, de mettre le feu à la poudrière et d’ensevelir assiégeants et assiégés sous les décombres de la préfecture de police. La situation parut assez grave aux généraux pour les engager à transiger ; ils proposèrent à M. Mercier de les accompagner jusqu’à l’Assemblée, où se trouvait en ce moment le pouvoir exécutif, afin d’y prendre des instructions nouvelles. M. Caussidière, averti par son beau-frère de ce qui se passait, se plaignit à la tribune de ce que l’on braquait des canons sur la préfecture. Le général Bedeau donna quelques explications ; il affirma qu’en ce point le général Tempoure avait excédé ses ordres ; Caussidière parut s’apaiser. Alors M. de Lamartine, saisissant le moment favorable, l’emmena dans sa voiture, l’exhorta, pour prévenir un conflit, à donner sa démission et à faire sortir ses hommes. M. Caussidière ne pouvait s’y résoudre ; il croyait la République menacée ; il se savait très-populaire, en mesure d’engager la lutte. Les bonnes paroles de M. de Lamartine ne le persuadaient qu’à demi cependant il finit par céder et promit sa démission. À son tour, M. de Lamartine s’engagea à obtenir du général Bedeau et de M. Clément Thomas, qui continuaient le blocus de là préfecture, des conditions honorables pour la garnison.

On arrive ainsi au petit pont Saint-Michel un nombre considérable de gardes nationaux se trouvaient là. À la vue de M. Mercier, qui escortait la voiture à cheval, en uniforme de colonel de la garde républicaine, ils entrent en rumeur. M. Caussidière met la tête à la portière ; il est aussitôt reconnu ; on crie À l’eau ! mort à Caussidière ! On serre de près le cheval de M. Mercier ; on allait lui faire un mauvais parti, quand M. de Lamartine saute à bas de la voiture, monte sur le siège pour dominer la foule, harangue et parvient à calmer un peu ces colères insensées. La voiture reprend son chemin. M. Caussidière, fidèle à sa promesse, rédige sa double démission de représentant et de préfet de police. M. Clément Thomas fait connaître à M. Mercier le décret de licenciement et de réorganisation des Montagnards et de la garde républicaine ; mais il consent à ce que la préfecture ne soit évacuée que le lendemain matin, à la condition, toutefois, qu’une centaine de gardes nationaux y seront introduits sur l’heure.

Le lendemain, les gardes républicains sortirent en silence, mais la rage dans le cœur. Quoiqu’on eût promis aux officiers la conservation de leurs grades, on les destitua presque tous peu de jours après. Les Montagnards de la caserne Saint-Victor ne furent pas mieux traités. Ces hommes intrépides, qu’on appelait depuis trois mois les héros des barricades, les sauveurs de la patrie, furent honnis, maltraités, désarmés, après quoi jetés sur le pavé sans ressource.

M. Trouvé-Chauvel, banquier au Mans, ancien ami de M. Ledru-Rollin, devenu l’ami de M. Marrast, fut nommé préfet de police, en remplacement de M. Caussidière. Le général Tempoure, qui s’était laissé envelopper par les factieux pendant l’invasion de l’Assemblée et qui avait, du haut d’une tribune, assisté malgré lui à ce spectacle, fut destitué, en partie pour ce fait, que l’on voulut considérer comme une preuve de complicité, en partie aussi pour avoir ensuite, par trop de zèle et sans ordre supérieur, fait braquer le canon sur la préfecture de police.

La révocation de M. Saisset, sous-chef d’état-major de la garde nationale, accusé de n’avoir pas obéi à l’ordre de faire battre le rappel, suivit de près. Le club des Droits de l’homme, celui de Blanqui furent fermés les prisonniers furent transportés à Vincennes mais toutes ces mesures de rigueur ne donnaient pas assez de satisfaction à la garde nationale. L’Assemblée elle-même se laissait aller à des soupçons excessifs, à des colères qui, si elles n’étaient pas complètement injustes, étaient du moins très-impolitiques.

À dater du 15 mai, le mot de réaction devint fréquent dans le langage de la presse, parce qu’il exprimait la tendance presque avouée de la droite. À partir de cette malheureuse journée, elle perdit le sentiment de crainte et d’étonnement mêlé de respect que le peuple du 24 Février lui avait inspiré, ou plutôt imposé. En voyant la garde nationale si animée à sa défense et l’émeute si aisément dispersée sans combat, elle se crut de nouveau maîtresse du pays, ne souffrit plus que très-impatiemment la loi de la majorité républicaine, et, loin de chercher désormais à prévenir les luttes à main armée, elle souhaitait plutôt que l’imprudence populaire lui fournit de nouvelles occasions de triomphe et de nouveaux motifs de répression.

Secondée dans ses vues par un certain nombre de représentants sans expérience politique, que le 15 mai troubla beaucoup, qui s’indignaient sincèrement de voir leurs bonnes intentions méconnues par le peuple et croyaient des mesures vigoureuses de répression utiles à la République, la droite, qui, à l’ouverture de l’Assemblée, considérait comme un succès la présidence donnée à M. Buchez, obligea celui-ci à venir excuser sa conduite pendant l’émeute, et l’ayant ainsi humilié, elle ne fit plus que le tolérer jusqu’à l’expiration de ses fonctions. Elle écouta également avec des marques d’incrédulité offensantes les explications du colonel Charras, qu’elle accusait d’avoir favorisé l’émeute en empêchant de battre le rappel ; elle murmura quand M. Clément Thomas, dont elle venait d’applaudir la nomination, déposa sur le bureau une pétition des officiers de la garde nationale, qui déclaraient ne vouloir pas plus de réaction que d’anarchie. Enfin, et ceci montre quel chemin on avait parcouru en peu de jours, et combien on se croyait déjà sûr de la victoire, on commença d’attaquer M. de Lamartine.

Sa popularité, déjà fort ébranlée au 10 mai par son alliance avec M. Ledru-Rollin, reçut, au 15 mai, une nouvelle atteinte. Lorsqu’on le vit soutenir M. Caussidière, on se confia d’abord à voix basse, puis on dit tout haut qu’il était complice des factieux. On assigna les motifs les plus frivoles, ou les plus scandaleux, à sa prétendue intimité avec M. Ledru-Rollin, à son alliance supposée avec M. Blanqui. Bientôt, lorsqu’on s’aperçut que ces bruits ridicules trouvaient des oreilles complaisantes, on alla plus loin ; on ne rougit pas d’attaquer la probité et l’honneur de M. de Lamartine[2].

Une telle audace de la droite, succédant si promptement à tant de circonspection, serait à peine croyable, si nous ne la trouvions expliquée par la conduite de la majorité républicaine. Les républicains de l’Assemblée obéissaient à ce moment à l’influence de M. Marrast. Réunis depuis le commencement du mois de mai au nombre de deux cent cinquante environ, dans une galerie du Palais-National, sous les auspices de M. Dupont (de l’Eure), ils s’étaient d’abord proposé pour but de soutenir la Commission exécutive.

Les principaux orateurs de cette réunion, d’où l’on avait exclu les socialistes, MM. Sénard, Billault, Pascal Duprat, Dupont (de Bussac), d’Adelsward, avaient hâte de se rendre importants. Entrés en rapport avec les membres de la Commission exécutive, ils s’empressaient, s’agitaient, donnaient des avis, offraient leur concours, prétendaient stipuler des conditions ; mais ni M. Ledru-Rollin, ni M. de Lamartine ne comprirent le parti qu’ils pouvaient aisément tirer de ces dispositions. Non-seulement ils ne parurent jamais à la réunion du Palais-National, mais encore ils accueillirent ses ouvertures avec une réserve extrême ; de là un refroidissement sensible. Le zèle dédaigné tourne vite en ressentiment. La réunion du Palais-National commença à critiquer la Commission exécutive, en insinuant qu’elle n’avait pas la confiance du pays, que les départements surtout la croyaient favorable au mouvement ultra-révolutionnaire. Plusieurs journalistes, M. de Girardin entre autres, qui se tournaient contre M. de Lamartine, reproduisirent ces critiques en les exagérant. Ils dénoncèrent au pays le luxe et l’oisiveté du nouveau Directoire ; on inventa que madame Pagnerre occupait au Luxembourg la chambre de Marie de Médicis ; on raconta que M. Marie gardait la cave et les maîtres-d’hôtel du grand référendaire ; on dit que M. Garnier-Pagès se promenait dans les carrosses du roi.

Comme on ne pouvait parvenir à rendre odieux des hommes qui respectaient les libertés publiques et les volontés de l’Assemblée, on essayait de les rabaisser dans l’opinion, et de les tuer par le ridicule.

Quelques républicains éclairés, qui ne s’abandonnaient pas à leurs préférences ou à leurs antipathies particulières, et qui jugeaient sans passion l’état des choses, commencèrent à s’inquiéter sérieusement de ces revirements de l’opinion. On ne pouvait plus se dissimuler l’impopularité de la Commission exécutive. Il devenait fort à craindre que le côté droit, si on lui laissait prendre dans l’Assemblée l’initiative de l’attaque, ne retirât tout l’avantage d’un combat dont l’issue n’était guère douteuse. Il eût été souhaitable que la Commission, allant au-devant de ces difficultés, se retirât d’elle-même, pour faire place à un chef unique du pouvoir exécutif. C’était la seule manière, pensait-on, de mettre un terme aux progrès de la réaction, et de faire reprendre au gouvernement, dans l’Assemblée, une autorité que les tiraillements de la Commission exécutive avaient singulièrement compromise.

Entre les républicains politiques qui souhaitaient cette transformation, ce renouvellement du pouvoir, M. Martin (de Strasbourg) était le plus actif. Son caractère respecté de tous, son excellent esprit de conciliation, le rendaient plus qu’un autre propre à conduire une affaire de cette importance ; on l’en chargea. Après s’être assuré du consentement de M. Arago, qui semblait désigné par l’opinion, peu préparée encore à ce moment à l’acceptation d’un chef militaire, M. Martin (de Strasbourg) alla trouver les membres de la Commission. À plusieurs reprises il essaya de les persuader ; il invoqua leur patriotisme, leur honneur ; il fit valoir l’intérêt de leurs ambitions dans l’avenir ; mais chaque fois qu’il revenait à la charge, ses réflexions étaient moins goûtées, ses propositions repoussées avec plus de hauteur.

M. Marie et sa famille, se trouvant bien dans le palais du Luxembourg, ne comprenaient pas trop la nécessité d’en sortir. M. de Lamartine, irrité contre l’Assemblée, se croyait encore plus fort qu’elle, et ne doutait pas qu’il ne fût indispensable au pays. M. Garnier-Pagès se flattait qu’en livrant aux colères de la droite MM. Albert, Louis Blanc, et peut-être même M. de Lamartine, dont la mise en accusation ne paraissait pas invraisemblable, lui et ses amis apaiseraient la droite ; enfin, M. Ledru-Rollin, ne voyant dans tout ce qui se passait qu’une intrigue de M. Marrast, acceptait le défi et bravait l’attaque.

On en vint bientôt dans ces pourparlers à des personnalités, à des paroles aigres. M. Marrast, qui avait hésité beaucoup jusque-là à se séparer de ses anciens collègues du gouvernement provisoire, voyant qu’il n’obtiendrait rien par négociation, résolut de rompre ouvertement, afin de ne pas compromettre plus longtemps avec eux sa position dans l’Assemblée. S’étant entendu sur ce point avec M. Senard, désigné comme le successeur probable de M. Buchez ; il fit décider, dans la réunion du Palais-National, que l’on pousserait à une enquête politique sur le 15 mai. Cette enquête ne devait avoir en apparence pour principal objet que la conduite de MM. Louis Blanc et Caussidière, mais on espérait bien atteindre jusqu’à MM. Ledru-Rollin et de Lamartine et dissoudre de cette façon la commission exécutive. M. Marrast crut habilement préparer l’attaque en confiant sous le secret, à un très-grand nombre de personnes, qu’il avait vu M. Louis Blanc, le 15 mai, à l’Hôtel de Ville, et qu’il avait, lui-même, favorisé son évasion. Puis MM. Portalis et Landrin demandèrent à l’Assemblée l’autorisation d’exercer des poursuites contre M. Louis Blanc, prévenu, disait le réquisitoire, d’avoir pris part à l’envahissement et à l’oppression de l’Assemblée, ce qui constituait le crime d’attentat ayant pour but soit de détruire, soit de changer le gouvernement.

M. Louis Blanc parla avec beaucoup d’éloquence contre les conclusions du réquisitoire. La voix des passions tombera, dit-il, la voix de l’histoire retentira un jour ; elle fera justice de tous ces mensonges, de toutes ces imputations dont on essaye de noircir ceux qui n’ont commis d’autre crime que de vouloir la République ; de la vouloir grande, noble, glorieuse, respectant la liberté individuelle, à ce point que, pendant deux mois, pas une arrestation n’a été opérée, et que la liberté de personne n’a été ni atteinte, ni même menacée.

De nombreux témoignages s’élevèrent en faveur de M. Louis Blanc ; il fut défendu, avec l’accent de la conviction, par plusieurs de ses adversaires politiques, mais l’Assemblée était prévenue contre lui ; elle écouta à peine la défense, parce qu’elle ne voulait pas être persuadée, et décida qu’une commission serait nommée pour examiner la demande en autorisation de poursuites. Cette commission, après avoir entendu M. Garnier-Pagès et M. de Lamartine, qui parla pour M. Louis Blanc avec une vivacité extraordinaire, conclut à l’autorisation[3] et choisit pour son rapporteur M. Jules Favre.

Le 2 juin, M. Jules Favre apporta à la tribune un rapport très-long, très-embarrassé, qu’il lut d’un ton si adouci, que presque jusqu’à la fin le public des tribunes s’imagina qu’il allait conclure contre l’autorisation de poursuites[4].

Ce rapport produisit sur l’Assemblée une impression pénible et qui inclina favorablement les esprits vers M. Louis Blanc. On n’ignorait pas que M. Jules Favre obéissait en cette circonstance à des animosités personnelles plutôt qu’à l’équité.

La presse tout entière ou resta neutre ou prit parti pour M. Louis Blanc. Le National se prononça fortement dans ce dernier sens ; M. de Lamartine répétait tout haut, dans son salon et dans les couloirs de l’Assemblée, que M. Louis Blanc n’était pas plus coupable que lui-même ; enfin M. Barbès adressa du donjon de Vincennes, au président de l’Assemblée, une lettre dans laquelle il achevait de détruire les vagues accusations du rapport. À chacun la responsabilité de ses paroles et de ses actes, écrivait M. Barbès ; on accuse le citoyen Louis Blanc d’avoir dit dans la journée du 15 mai, aux pétitionnaires Je vous félicite d’avoir reconquis le droit d’apporter vos pétitions à la Chambre ; désormais, on ne pourra plus vous le contester. Ces mots, ou leur équivalent, ont été, en effet, prononcés dans cette séance ; mais il y confusion de personnes ; ce n’est pas Louis Blanc qui les a dites, c’est moi ; vous pouvez les lire dans le Moniteur, écrits quelque part après mon nom. Un pareil témoignage était irrécusable, et il fit dans l’Assemblée le meilleur effet. Cependant il restait encore contre M. Louis Blanc une accusation très-grave ; il avait été vu à l’Hôtel de Ville ; le maire de Paris l’affirmait ; c’était là le fait décisif. Dans la séance du lendemain, 3 juin, M. Dupont (de Bussac) interpella à ce sujet M. Marrast. Celui-ci, dont les propos, plus légers que perfides, n’avaient pas eu à ses propres yeux la gravité d’une accusation formelle, les regretta et s’efforça d’en prévenir les conséquences. Il ne craignit pas de faire à la tribune une rétractation complète : il dit avoir cru, en effet, que M. Louis Blanc avait été vu à l’Hôtel de Ville, mais il reconnut qu’il s’était laissé abuser par quelques apparences sans fondement, et ajouta qu’aujourd’hui, mieux informé, il lui restait la conviction la plus complète que M. Louis Blanc n’avait pas mis les pieds, le 15 mai, à l’Hôtel de Ville[5].

Ainsi donc le seul fait précis qui se fût élevé contre M. Louis Blanc était détruit. Le reste de l’accusation ne se composait plus que de faits sans authenticité et d’inductions forcées. Néanmoins, telle était encore dans l’Assemblée l’irritation contre M. Louis Blanc, que lorsqu’on procéda au vote, une première et une seconde épreuve furent déclarées douteuses ; un bruyant tumulte, qui dura près d’une demi-heure, montra toute la passion qui emportait les esprits. Il fallut passer au scrutin de division ; il donna une majorité de 32 voix sur 706 contre les conclusions du rapport.

Le cabinet vota avec la majorité, à l’exception d’un de ses membres, M. Bastide. Le résultat immédiat du vote fut la retraite de M. Jules Favre et les démissions de MM. Portalis et Landrin.

Cette malheureuse affaire porta un nouveau coup à la commission exécutive, et elle acheva de la dépopulariser dans Paris. Le peu d’accord de ses membres entre eux, leur manque de décision et de franchise apparurent à tous les yeux avec une évidence accablante ; une réprobation générale de l’opinion se manifesta avec force dans le sein de l’Assemblée et au dehors.

C’était dans des circonstances pareilles, quand la discorde éclatait partout, que l’on imaginait de célébrer la fête de la Concorde. Cette fête était offerte aux gardes nationales des départements, dont les délégués devaient être passés en revue dans le champ de Mars par la commission exécutive et par l’Assemblée. Le gouvernement n’avait pas voulu que la revue eût un caractère purement militaire. L’Agriculture, l’Industrie et l’Art y devaient être représentés. Toutes les professions, tous les métiers, portant leurs insignes et des œuvres excellentes de leur travail, allaient passer sous les yeux du peuple et lui montrer, pour ainsi dire, son propre génie dans ses applications les plus variées. On n’épargna rien pour rendre cette solennité splendide. La saison la favorisait ; le lieu était merveilleusement approprié au déploiement des pompes théâtrales. La pensée, le plan, la décoration, tout était bien conçu et fut bien exécuté. L’à-propos seul manquait.

Le mécontentement de la population parisienne en était encore à ce premier période où il se fait jour par les propos moqueurs dans la fête de la Concorde, chaque chose devint matière à raillerie. On rit du char de l’Agriculture, traîné sur le programme par des bœufs à cornes dorées, mais en réalité par vingt chevaux de labour ; on persiffla les cinq cents jeunes filles couronnées de chêne qui suivaient le char ; on se moqua de la statue de la République et des quatre lions couchés à ses pieds ; on s’obstina, enfin, à ne voir dans la fête de la Concorde qu’un mauvais pastiche de la fête à l’Être suprême[6]. Combien l’on était loin, en 1848, de cette disposition naïvement déclamatoire, qui permettait, en l’an III, au peintre David, de célébrer dans son programme, le peuple laborieux et sensible ; d’inviter les mères à s’enorgueillir de leur fécondité ; les jeunes filles à promettre au pied des rameaux protecteurs de l’arbre de la liberté, de n’épouser jamais que les hommes qui auraient servi la patrie ; de faire périr, enfin, dans les flammes et rentrer dans le néant le monstre désolant de l’athéisme[7].

La commission exécutive, en ordonnant une semblable fête, montrait assez qu’elle avait complètement perdu ce tact, cette divination de l’état des esprits, qui sont l’un des secrets de l’art de gouverner. Le refus de l’archevêque de Paris de se joindre au cortège aurait dû lui servir d’avertissement. En lisant dans le Moniteur le programme de la fête de la Concorde, en voyant la place assignée au clergé, derrière le char de l’Agriculture, après les choristes de l’Opéra, l’archevêque comprit que le peuple allait tourner toutes ces choses en ridicule, et il fit dire aux ordonnateurs de la fête que ni lui ni aucun prêtre n’y assisteraient. Ce refus n’était pas sans gravité. C’était le premier acte d’opposition du clergé de Paris, depuis l’avènement de la République, et cet acte émanait d’un prélat considérable qui jusqu’alors avait montré beaucoup de bon vouloir.

Nous avons vu que, dès le 24 février au soir, M. Affre s’était empressé d’envoyer au gouvernement provisoire son adhésion, et qu’à son exemple le clergé de Paris avait béni pendant deux mois consécutifs les arbres de la liberté. L’archevêque avait décidé également que l’on irait aux élections ; on n’ignorait pas qu’il avait voté pour les candidats du gouvernement ; il promettait, enfin, à la République un concours plus actif qu’il ne l’avait jamais accordé à la monarchie de 1850. M. Affre était sincère en ceci comme en toutes choses. Dans la longue lutte qu’il avait soutenue pour défendre l’indépendance de son église, contre le roi Louis-Philippe, qui voulait un clergé dynastique dans sa lutte avec son propre clergé pour introduire des réformes utiles aux ecclésiastiques pauvres ; par son zèle à rétablir dans les séminaires la culture des sciences et des lettres, à propager l’éducation dans la classe ouvrière ; par sa tolérance envers les comédiens, il avait fait paraître un esprit élevé, capable de comprendre les besoins d’une société démocratique, une âme toute préparée, par la vertu chrétienne, à l’état républicaine[8]. Aussi, ce premier acte de désapprobation, de la part d’un homme si bien intentionné, parut-il à tous les esprits attentifs un signe fâcheux ; il concordait, d’ailleurs, avec beaucoup d’autres signes du malaise général.

Tout le monde était mécontent : la bourgeoisie, parce qu’elle ne sentait nulle part d’autorité qui la protégeât contre l’émeute ; la droite de l’Assemblée, parce qu’elle ne se trouvait pas encore assez maîtresse de la situation le parti de M. Marrast, parce qu’il ne réussissait pas à renverser la commission exécutive, et qu’il venait de subir un échec dans l’affaire de M. Louis Blanc ; MM. de Lamartine et Ledru-Rollin, parce qu’ils se voyaient injustement soupçonnés dans l’Assemblée et abandonnés par leurs collègues dans la commission exécutive.

Le peuple à son tour murmurait. Les ateliers nationaux, oubliés dans le programme de la fête de la Concorde, menacés par le rapport que M. de Falloux venait de déposer au nom de la commission du travail, commençaient à laisser paraître des dispositions hostiles. La prison de Barbès, l’arrestation de Blanqui, servaient de texte aux conversations des ouvriers sur la place publique ; de nombreux rassemblements stationnaient dans les rues ; on y tenait mille propos séditieux. La presse communiste, un moment silencieuse, reprenait le ton menaçant, et, laissant de côté les questions politiques, elle posait ce fatal antagonisme entre la bourgeoisie et le peuple qui devait, à peu de temps de là, éclater d’une manière si formidable.

Les républicains éclairés ne voyaient pas sans chagrin de grands talents s’employer à cette œuvre de dissolution[9]. De telles erreurs servaient trop bien les partis dynastiques, pour qu’ils ne se hâtassent pas d’en profiter. Les agents légitimistes commençaient à sonder les dispositions du peuple en prononçant le nom d’Henri V. Les bonapartistes allaient, s’asseoir auprès des ouvriers, dans les banquets populaires ; ils rappelaient dans leurs discours les gloires oubliées de l’Empire et le neveu de l’Empereur captif sous Louis-Philippe, exilé sous la République. Les orléanistes, qui se croyaient, déjà plus près du but, imprimaient des pancartes où l’on posait la candidature du prince de Joinville pour les élections prochaines à la représentation nationale.

L’attention publique venait de se tourner de nouveau vers les princes de la famille d’Orléans. L’Assemblée nationale avait voté, à la majorité de 631 voix contre 64, le 26 mai, un décret portant que le territoire de la France et de ses colonies, interdit à perpétuité à la branche aînée des Bourbons, par la loi du 10 avril 1852, était interdit également à Louis-Philippe et à sa famille[10]. Le peuple, qui aime la politique généreuse, n’approuvait pas ce décret. Les partisans de la maison d’Orléans en profitèrent pour la rappeler à la mémoire des habitants de Paris, qui, dans les préoccupations de la crise révolutionnaire, avaient oublié, ou peu s’en faut, le roi et les princes.

La famille royale, un moment dispersée après le 24 février, s’était réunie à Claremont, jolie résidence dans le voisinage de Londres, qui appartenait au roi des Belges. Elle y vivait dans la retraite, peu importunée de visites, avec une frugalité et une économie poussées jusqu’à l’excès. C’était la volonté de Louis-Philippe. Soit qu’il voulût prouver ainsi la fausseté des bruits qui l’accusaient d’avoir, depuis son avènement au trône, placé en Angleterre des capitaux considérables, soit qu’il ne se fiât pas entièrement aux assurances du gouvernement provisoire, et qu’il craignît après le séquestre la confiscation de ses propriétés[11], toujours est-il qu’on se privait à Claremont des choses les plus nécessaires. La reine ne buvait pas de vin ; les princesses travaillaient elles-mêmes à leurs robes. La famille était triste, mais, hormis chez Marie-Amélie, cette tristesse n’avait rien de royal.

La couronne de France avait bien pu échoir, par un hasard heureux, aux princes de la maison d’Orléans, mais le sentiment de la royauté n’était pas entré dans leur âme. Louis-Philippe, imbu dès sa première jeunesse des idées de la Révolution, plus semblable par ses goûts et ses opinions à un citoyen des États-Unis d’Amérique qu’à un prince du sang de Bourbon, ne s’était jamais considéré, même en s’asseyant sur le trône de Louis XIV, comme un souverain par droit héréditaire, mais comme un grand administrateur de la chose publique, qui portait occasionnellement le titre de roi. Il n’avait jamais examiné la légitimité, mais seulement l’utilité de ce pouvoir royal qui lui était confié, à certaines conditions, par des hommes de mœurs républicaines. Il ne possédait ni les vertus, ni les vices de la souveraineté traditionnelle ; ses défauts et ses qualités étaient, à un degré éminent, ceux d’un bourgeois de Paris, émancipé par le dix-huitième siècle et la Révolution française. Aussi, sa chute ne l’avait-elle pas étourdi plus que son élévation. Comme il n’avait pas connu les soucis de la grandeur, il ne connaissait pas davantage les angoisses de l’exil. Les trop rares visiteurs de Claremont le trouvaient là, comme aux Tuileries, causeur infatigable, d’humeur bien tempérée, familier avec les vicissitudes des temps démocratiques ; comprenant tout, expliquant tout ; ramenant tout à cette ligne moyenne qui, parce qu’elle avait été la mesure de sa vie, lui semblait la régulatrice du monde.

Ses fils, élevés sous ses yeux, dans nos collèges, non en princes du sang, mais en particuliers riches, se montraient, autant que lui, résignés aux caprices du sort et soumis à la volonté du peuple. Le projet de décret de bannissement leur arracha un premier cri de douleur. La lettre qu’ils adressèrent, en cette circonstance, au président de l’Assemblée nationale, exprimait avec une simplicité parfaite, leur étonnement de se voir assimilés, dans le style du décret, aux princes de la branche aînée des Bourbons. Dans le même temps, le prince de Joinville écrivait à un officier de marine des lettres que publiait la Presse, où il laissait entrevoir le désir de devenir représentant du peuple et l’ambition de la présidence ; annonçant, dans le cas où le pays ne voudrait pas le rappeler, l’intention d’aller aux États-Unis s’établir et faire à ses enfants une petite fortune : singulières pensées, langage étrange pour un fils de roi, et qui montre en un exemple frappant la pénétration universelle des idées et des mœurs démocratiques.

J’ai dit que les partisans du prince de Joinville, croyant le moment opportun, avaient posé sa candidature pour les élections prochaines. Par suite de plusieurs élections doubles, de la démission de M. Caussidière et de celle du P. Lacordaire qui n’avait pas eu à la tribune le succès qu’il obtenait à la chaire, et qui, pour s’être assis à la Montagne, s’était vu sévèrement repris par un journal religieux[12], on allait avoir à élire onze représentants du peuple.

Nous avons vu dans quel état de malaise, de trouble et d’irritation, l’inertie de la commission exécutive, l’indécision de l’Assemblée et les extravagances de la presse avaient jeté le pays ; tous les mécontentements, toutes les inquiétudes, toutes les intrigues, agirent en sens inverse, pendant la crise électorale, et amenèrent le résultat le plus surprenant qui se pût imaginer.

Pendant que les ateliers nationaux et les délégués du Luxembourg, réconciliés par l’entremise de quelques ouvriers intelligents, qui voyaient le prolétariat se perdre faute de concert, nommaient MM. Pierre Leroux, Proudhon et Charles Lagrange, une partie de la bourgeoisie, constante dans sa reconnaissance pour le préfet de police, se joignait aux ouvriers pour renvoyer à l’Assemblée M. Caussidière[13]. Les républicains modérés nommaient M. Goudchaux ; les hommes qui désiraient par-dessus toute chose la tranquillité votaient pour M. Moreau, maire du septième arrondissement, et pour M. Boissel. La réaction se donnait un chef militaire par l’élection du général Changarnier, et un chef politique, en la personne de M. Thiers, envoyé à la Chambre par quatre collèges.

Enfin un nom, sorti de l’urne dans trois départements, couvrit tous les autres de son éclat et retentit jusque dans les profondeurs du pays avec une puissance extraordinaire le nom du prince Louis-Napoléon Bonaparte.

 

 

 



[1] La rédaction de cette proclamation a été attribuée à M. de Lamartine.

[2] Voir la Lettre aux dix départements, dans laquelle M. de Lamartine répond à ces ignobles calomnies.

[3] Ce fut à la majorité de quinze voix contre trois. Les trois représentants qui votèrent contre l’autorisation de poursuites étaient MM. Freslon, Bac et Dupont (de Bussac).

[4] Dans un journal du temps on compare le rapport de M. Jules Favre à une jatte de lait empoisonné.

[5] Cette déclaration verbale de M. Marrast n’était que la répétition d’une déclaration écrite que les représentants Lefranc, Raynal, Pelletier étaient allés lui faire signer à l’Hôtel de Ville peu d’heures avant la séance.

[6] On ne fait pas les fêtes, les fêtes se font ; me disait M. de Lamennais, que frappaient comme moi la froideur extrême du peuple, en cette solennité, et les observations malignes de la bourgeoisie.

[7] Voir le curieux programme du peintre David, pour la fête à l’Être suprême, du 20 prairial an III.

[8] Siete buoni christiani, e sarete ottimi democratici, disait, en 1797, l’évêque d’Imola, depuis Pie VII.

[9] Un article de madame Sand, entre autres, publié dans la Vraie République, le 28 mai, fit sensation. Elle mettait dans la bouche d’un ouvrier, qui racontait à sa femme la journée du 15 mai, l’explication que voici : Nous tombâmes tous d’accord qu’il fallait aller chercher nos armes et obéir au rappel ; mais nous y avons tous été avec l’intention bien arrêtée de tirer sur le premier habit qui tirerait sur une blouse, car, dans ce moment d’étonnement où nous ne comprenions rien du tout à tout ce qui se passait, nous sentions que Coquelet était mieux inspiré par son cœur, que nous ne l’avions été par la raison. Oui, oui, criait Bergerac, quand même ce serait Barbès qui tirerait sur la blouse, et quand même la blouse cacherait Guizot, malheur à qui touchera à la blouse ! Coquelet a raison. Voilà toute notre politique à nous autres.

[10] La plupart des amis de la famille d’Orléans votèrent pour ce décret. M. Odilon Barrot, selon son habitude, s’abstint ; M. Louis Blanc vota contre.

[11] Louis-Philippe méconnaissait en cela les intentions loyales du gouvernement provisoire. Dans la plus extrême pénurie d’argent, alors que les hommes réputés conservateurs conseillaient de réunir les domaines de la maison d’Orléans à l’État, le gouvernement, si divisé sur d’autres points, resta d’accord pour repousser ce conseil. M. Ledru-Rollin, sollicité par ses amis de donner ces biens au peuple, s’y refusa toujours. À plusieurs reprises, il déchira un projet de décret de confiscation que lui apportait M. Jules Favre. M. Goudchaux, en prenant le portefeuille des finances, avait annoncé à M. de Montalivet et à M. Vavin, nommés administrateurs des biens, qu’il ne considérait le séquestre que comme une mesure temporaire de prudence, et qu’immédiatement après la réunion de l’Assemblée nationale les biens de la maison d’Orléans lui seraient remis intégralement.

[12] L’Univers alors sous l’influence de M. de Montalembert.

[13] Voici le chiffre des voix obtenues par les candidats élus à la représentation nationale, le 5 juin 1848.

MM.

Caussidière

146.400

Moreau

126.889

Goudchaux

107.097

Changarnier

105.539

Thiers

97.294

Pierre Leroux

91.394

Victor Hugo

86.965

Louis-Napoléon Bonaparte

84.420

Lagrange

78.682

Boissel

77.247

Proudhon

77.094