La manifestation du 17 mars — c’est le nom qui resta à ce long défilé des corporations et des clubs dont j’ai rapporté plus haut le but, l’ordonnance et l’issue —, avait produit sur les imaginations une impression profonde. La puissance du prolétariat dans Paris était apparue visiblement à tous les yeux. Du moment que les prolétaires se montraient capables de discipline et d’organisation, par cela seul qu’ils savaient régler leurs mouvements, contenir leurs passions, et de l’état confus de masse s’élever à la notion distincte de nombre, ils devenaient formidables ; la nécessité de subir leur loi ne paraissait plus pouvoir être conjurée. Dans le même temps, par la plus étrange anomalie, un mouvement opposé de l’opinion se déclarait dans les provinces, et l’on recevait de tous côtés l’avis que, selon toute vraisemblance, les élections pour la garde nationale et pour l’Assemblée donneraient la majorité à la bourgeoisie conservatrice. Cette contradiction dans des faits simultanés, le contraste fortement tranché entre le triomphe incontesté à Paris et la défaite à peu près certaine dans les départements, suggéra aux meneurs du parti révolutionnaire une idée qui devait achever de brouiller des affaires déjà fort embrouillées et compromettre gravement les intérêts de la démocratie. Ils convinrent entre eux qu’il était urgent de faire ajourner des élections dont on ne pouvait pas se rendre maître, et qu’il faudrait, pendant la prolongation de l’état provisoire, saisir la première circonstance propice pour renverser la majorité du gouvernement et remettre un pouvoir dictatorial aux hommes les plus prononcés du radicalisme et du socialisme. De cette conception impolitique, des trames, des intrigues et des complots qu’elle fit ourdir dans l’ombre, nous allons voir sortir au grand jour un dénouement inattendu qui changera le cours des événements et sera pour le prolétariat le commencement d’une série d’échecs, dans lesquels il perdra peu à peu les avantages qu’il avait conquis en quelques heures et dont il avait usé avec générosité, il est vrai, avec grandeur, mais sans discernement ni prévoyance. L’effet instantané de la journée du 17 mars avait donné dans le conseil du gouvernement provisoire une prédominance marquée à MM. Louis Blanc et Ledru-Rollin ; ni l’un ni l’autre n’en surent tirer parti. M. Louis Blanc, qui manquait d’instinct politique, se contenta d’une démonstration vaine en faveur des ouvriers et d’une mesure dont l’utilité était douteuse. À sa demande, le gouvernement provisoire rendit une visite officielle à la réunion du Luxembourg et autorisa l’envoi dans les départements de quelques ouvriers en qualité d’agents électoraux. Après quoi M. Louis Blanc, sans plus se concerter avec M. Ledru-Rollin, ni avec aucun des autres chefs révolutionnaires, reprit isolément ses conférences, où beaucoup de paroles, et très-éloquentes, accusaient des résolutions peu judicieuses et nourrissaient dans le prolétariat des illusions dont tous les esprits clairvoyants apercevaient déjà l’inévitable, le prochain réveil. De son côté, M. Ledru-Rollin, bien que mieux informé de l’état général des affaires et plus disposé que M. Louis Blanc à comprendre, du moins par moments, ce qu’exigeait la diversité extrême des opinions et des intérêts qui partageaient la France, se laissait pousser cependant par les plus aveugles et les plus compromettants de ses amis à des menées dangereuses. Livré à sa propre inspiration, M. Ledru-Rollin avait, autant que pas un de ses collègues, le désir d’abréger pour le pays l’épreuve difficile de l’état provisoire. Il souhaitait de voir reconstituer une autorité bien assise, une hiérarchie de pouvoirs bien définis, et ne confondait pas la licence avec la liberté. Aussi, le soir même du 17 mars, dans tout l’enivrement d’un triomphe populaire, résistait-il avec beaucoup d’énergie à la multitude qui lui demandait l’éloignement des troupes, et il bravait l’impopularité en terminant sa harangue par le cri de : Vive l’armée ! Ce n’était pas là chez lui l’effet d’un entraînement passager, car, dans le même temps, il prenait, pour la rentrée de plusieurs régiments dans Paris, des mesures sérieuses de concert avec ses collègues ; bien qu’il eût signé avec eux l’ajournement au 5 avril des élections de la garde nationale et paru favorable à l’ajournement des élections pour l’Assemblée, il demandait loyalement aux commissaires, avant de prendre un parti définitif, leur avis sur l’utilité ou l’inconvénient de ce retard. Par malheur, l’entourage du ministre de l’intérieur était possédé d’ambitions plus impatientes ; on y rêvait pour lui la dictature ; on voulait avec lui et par lui gouverner révolutionnairement la France. Ce rêve de quelques hommes passionnés prenait chaque jour plus de consistance par l’intervention très-directe et très-efficace de M. Caussidière. Peu à peu, il se transformait en projet ; du projet au complot, il n’v avait pas loin pour des hommes habitués aux pratiques des sociétés secrètes. Sans y tremper d’une manière active, M. Ledru-Rollin prêtait-une oreille quelquefois distraite, mais souvent complaisante, aux discours des conspirateurs ; tout en agissant contre eux de la manière que je viens de dire, en pressant la rentrée des troupes, il ne les dissuadait pas de leur entreprise et laissait faire leur zèle. Madame Sand était l’un des agents les plus animés de la conspiration, moins dans l’intérêt de M. Ledru-Rollin que dans celui de M. Louis Blanc. Elle y avait amené M. Barbès et travaillait dans ce sens l’esprit des ouvriers qu’elle réunissait tous les soirs dans un petit logement voisin du Luxembourg, où elle était descendue. Vers la fin de la soirée, elle allait rejoindre au ministère de l’intérieur le petit cercle des initiés, parmi lesquels on comptait habituellement MM. Jules Favre, Landrin, Portalis, Carteret, Étienne Arago, Barbès, etc. Là, soit en présence de M. Ledru-Rollin, soit en son absence, on discutait les moyens de remettre entre ses mains le sort de la République. Ces moyens, depuis le succès de la manifestation du 17 mars, paraissaient très-simples. Provoquer, sous un prétexte quelconque, une réunion générale de prolétaires, tenir des armes et des munitions prêtes, ce qui était d’autant plus facile qu’on avait pour soi le préfet de police, entrer à l’Hôtel de ville, en chasser ceux des membres du gouvernement provisoire qui déplairaient, quoi de plus élémentaire et d’une exécution plus prompte ? Une seule inquiétude, mais grave, troublait les conspirateurs. On avait vu, le 17 mars, M. Blanqui paraître inopinément en scène ; on l’avait vu sur le point de remporter en un quart d’heure tout le fruit d’une journée préparée de longue-main et combinée en dehors de lui par ses adversaires. Quelle garantie avait-on qu’un homme aussi expert en matière de complot n’avait pas vent déjà de celui qui se tramait et qu’il ne saurait pas le faire tourner à son avantage ? On n’ignorait pas que l’influence de M. Blanqui allait croissant dans les clubs. Il parut donc urgent, et de la plus savante politique, de ruiner cette influence. Pour le cas où l’on n’y parviendrait pas assez vite, on concerta le moyen de se débarrasser de M. Blanqui, à l’instant même où l’on se rendrait maître de l’Hôtel de Ville. Le hasard vint servir à souhait la première de ces résolutions. Parmi les papiers trouvés au ministère des affaires étrangères, on avait mis la main sur un rapport adressé à M. Duchâtel, le 22 octobre 1839, au sujet de la conspiration du 12 mai. Ce rapport non signé, mais d’un style très-particulier et très-incisif que l’on crut reconnaître, contenait des détails sur l’organisation des sociétés secrètes et spécialement sur les hommes qui avaient monté le coup du 12 mai. Dans le conseil du gouvernement provisoire, personne ne révoqua en doute l’authenticité de ce document, car il venait confirmer des soupçons qui depuis longtemps déjà planaient sur la probité politique de son auteur présumé. Tous y virent un moyen assuré de perdre un ennemi dangereux, et l’on s’entendit aussitôt avec un écrivain du parti républicain, M. Taschereau, pour la publication d’une Revue composée de pièces historiques relatives à la monarchie déchue, et dont le rapport en question ouvrirait la série. Le premier numéro de la Revue rétrospective parut le 31 mars. Ce fut un coup de foudre. À peine M. Barbès eut-il parcouru les premières lignes du rapport que, frémissant d’indignation, sans admettre une seule minute l’hypothèse d’une pièce supposée ou falsifiée, il nomma M. Blanqui. Blanqui seul au monde, avec Barbès, avait eu cette connaissance intime des moindres circonstances de la conspiration. Ou Blanqui ou Barbès était le délateur. Poser ainsi la question, c’était assurément la résoudre. Une rumeur effroyable agita les clubs. M. Blanqui, frappé d’un coup si imprévu, protesta dans son club contre un document qui n’était ni écrit, ni signé de sa main, et déclara qu’il ne verrait plus personne jusqu’à sa justification complète. De son côté, le club de Barbès sommait Blanqui de s’expliquer devant un tribunal d’honneur chargé d’examiner l’affaire, d’entendre les témoignages et de prononcer la sentence ; mais Blanqui récusait ce tribunal et refusait d’y comparaître. À huit jours de là, il publiait sa réponse qui était bien moins une justification qu’une accusation contre ses accusateurs. M. Raspail qui, malgré son esprit soupçonneux, prenait seul alors dans la presse parti pour M. Blanqui, trouvait bien, à la vérité, que sa réponse s’était fait attendre un peu trop longtemps, mais il l’excusait en rappelant que M. Blanqui était sorti de prison exténué, incapable d’un travail pénible ; et il terminait en sommant M. Taschereau de comparaître devant le peuple : C’est devant le peuple que l’on triomphe, s’écriait Raspail ; c’est devant des juges opprimés par vous que l’on opprime[1]. Cette intervention d’un homme aussi défiant que M. Raspail, en faveur de M. Blanqui, rendit courage à ses partisans, un moment déconcertés en le voyant assimilé à l’infâme Delahodde. Ils relevèrent la tête et menacèrent à leur tour. Cependant, le tribunal d’honneur présidé par MM. Schœlcher et Étienne Arago, composé de MM. Lamieussens, Cabet, Dupoty, Langlois, Proudhon et Lachambeaudie, tenait ses séances ; il appelait en témoignage tous les compagnons de captivité de M. Blanqui à Doullens et au mont Saint-Michel ; on recueillit un grand nombre de faits qui pouvaient constituer une présomption morale, mais dont aucun ne produisait de charge judiciaire[2]. Peu à peu, les délibérations perdirent leur intérêt ; les procès-verbaux s’amassèrent sans établir aucune preuve matérielle ; bientôt le cours des événements qui se pressaient entraîna les accusateurs et l’accusé dans une même déroute politique. M. Blanqui, cependant, après le premier étourdissement causé par un si rude coup, avait compris, avec son grand instinct, qu’au lieu de chercher à se disculper auprès d’hommes aussi fortement prévenus que MM. Barbès, Lamieussens, Martin Bernard, etc., qui avaient fait partager leur opinion à la presque totalité du tribunal d’honneur, il fallait faire diversion, agiter les ouvriers, les entraîner à un coup de main, se montrer plus révolutionnaire que pas un de ses accusateurs et reprendre ainsi l’avantage que donne infailliblement, dans l’estime des masses, l’action sur la parole, l’audace sur la circonspection. Redoublant autour de lui le mystère, qui était un de ses principaux moyens de fascination, il ne resta plus en communication qu’avec un petit nombre d’hommes tout à lui, dont la confiance n’avait pas été même effleurée et dont l’ardeur s’était encore accrue du désir de venger l’honneur outragé de leur chef. À l’aide de ces hommes très-actifs et constamment en rapport avec les ouvriers, il excita partout le sentiment de crainte que donnait l’approche des élections. Il fit dire, répéter, démontrer que l’Assemblée nationale ne serait composée que de royalistes et que, si l’on ne prévenait pas sa réunion, c’en était fait de la révolution et de la République. De la sorte, il tenait les esprits en éveil, les entretenait dans l’espoir d’un coup de main et se disposait, comme il l’avait déjà tenté au 17 mars, à saisir la dictature au moment même où ses ennemis, dont il connaissait les menées, se croiraient maîtres de l’Hôtel de Ville. La première quinzaine d’avril se passa ainsi : préparatifs au Luxembourg d’une seconde manifestation assez imposante pour achever de détruire, dans le gouvernement provisoire, le parti que M. Louis Blanc croyait frappé au cœur par la manifestation du 17 mars ; conspiration permanente au ministère de l’intérieur et surtout à la préfecture de police, où M. Caussidière servait d’intermédiaire entre les combinaisons de M. Louis Blanc et celles de M. Ledru-Rollin, sans toutefois s’en ouvrir ni à l’un ni à l’autre, les sachant incapables de s’entendre pour une action commune ; enfin, autour de M. Blanqui, comme je viens de le montrer, organisation d’un complot enté sur la conspiration, pour agir selon que l’indiquerait la circonstance et que le permettrait la fortune. Telles étaient les complications étranges du mouvement que, d’un jour à l’autre, on s’attendait à voir éclater dans Paris. M. de Lamartine voyait grossir l’orage, et son esprit, si ferme tant qu’il avait senti la popularité, s’abandonnait à des inquiétudes extrêmes. La journée du 17 mars l’avait troublé profondément. Jusque-là, il ne lui était pas arrivé de mettre en doute son ascendant sur le peuple ; il avait cru régner sur les volontés parce qu’il enchantait les imaginations. Ce jour-là, son illusion se dissipa. Déjà il voyait pâlir son étoile. Malgré les nombreux avis qui lui arrivaient sur le résultat certain des élections dans le sens de sa politique, il n’avait plus de confiance en lui-même depuis qu’il avait passé la revue de l’armée prolétaire. Le triomphe de M. Ledru-Rollin l’éblouissait ; il croyait voir toute la force de la révolution se concentrer dans cet heureux rival ; il se reprochait de ne lui avoir accordé dans son estime politique qu’une valeur et une importance secondaire. Dès ce moment son attitude changea. Il se rapprocha du ministre de l’intérieur, le flatta et déploya toutes les ressources de son esprit pour prendre sur lui de l’ascendant. Il lui représenta avec force les périls auxquels l’exposait son alliance avec les ultra-révolutionnaires ; il lui montra Blanqui dans l’ombre, minant sous ses pas tous les chemins, disposant des embûches, aiguisant des poignards ; tout prêt, enfin, à donner un signal qui serait la perte, non-seulement de lui et des siens, mais de la République. Pendant qu’il essayait ainsi d’arracher M. Ledru-Rollin aux conspirations et qu’il se servait du nom de Blanqui pour l’effrayer, il voyait secrètement le fameux chef de conjurés, essayait également sur lui la séduction de son beau langage et ne dédaignait même pas de pratiquer les plus obscurs entre les agitateurs de la place publique. Par un effet de son organisation d’artiste, il apportait dans ces pratiques infiniment moins de duplicité qu’on ne l’a supposé plus tard. Sans doute, quand il se rendait chez M. Ledru-Rollin, quand il se décidait à voir MM. Blanqui, Raspail, Cabet, de Flotte, etc., il agissait par calcul politique ; mais, dès qu’il se trouvait en présence de ces hommes passionnés, il subissait jusqu’à un certain point leur influence. Dans l’animation extrême de ses entretiens avec des esprits ardents, il se laissait pénétrer par je ne sais quelle électricité révolutionnaire ; il comprenait, il ressentait jusqu’à un certain point la fièvre de ces âmes agitées. Par un don naturel de poète, il parlait leur langue, il sympathisait avec leurs espérances ; il ne les trompait pas en leur tendant une main qui jamais depuis ne consentit à signer contre eux un acte de rigueur. M. de Lamartine, pas plus que M. Ledru-Rollin, n’eut, dans ces circonstances difficiles, de duplicité préméditée. Il parut quelquefois par élan d’imagination ce que M. Ledru-Rollin était par faiblesse de caractère : mobile et variable à l’excès, suivant l’heure et la circonstance ; mais il ne fut jamais perfide de parti pris ; il n’abusa jamais personne que dans la mesure où il s’abusait lui-même. La disposition éminemment bienveillante et accessible de son esprit paraît dans la manière charmante dont il a raconté lui-même sa première entrevue avec M. Blanqui[3]. Un officier de marine, appartenant à l’école phalanstérienne, M. de Flotte, avait conduit au ministère des affaires étrangères le terrible conspirateur. À ce moment-là, des accusations formelles, des bruits sinistres, des soupçons de toute nature et le fanatisme redoublé de ses adeptes qui parlaient tout haut de le venger par l’assassinat, faisaient à Blanqui comme un cortège invisible d’épouvantements. On le disait, on le croyait capable de tout, prêt à tout. Chaque jour M. de Lamartine était averti que dans la nuit suivante il serait enlevé, enfermé dans quelque lieu inconnu, tué peut-être par les partisans de Blanqui. Ses amis ne le quittaient plus ; ils veillaient armés aux abords de sa chambre, disposant tout dans l’hôtel et dans le jardin, soit pour soutenir un siège, soit pour faciliter une évasion. Les domestiques, malgré les plaisanteries de M. de Lamartine, étaient en proie à l’anxiété la plus grande. Qu’on se figure la stupéfaction de cette petite troupe de fidèles, amis et serviteurs, quand, dans la matinée du 15 avril, un homme vêtu misérablement et de visage très-sombre, suivi de deux ou trois personnes inconnues, vient demander à l’huissier des affaires étrangères de l’annoncer à M. de Lamartine, et déclare se nommer Blanqui. Une telle audace avait de quoi confondre ; mais l’étonnement est au comble, lorsqu’au bout de deux minutes on voit la porte du cabinet du ministre s’ouvrir et se refermer aussitôt sur celui que l’on regardait comme son assassin. L’entretien se prolongea de façon à donner lieu aux interprétations les plus étranges ; ce qu’il fut en réalité, je doute que personne le sache avec exactitude. Une chose certaine, c’est que l’impression qu’en rapporta M. de Lamartine, et qu’il communiqua le soir même à des personnes fortement prévenues, n’était pas défavorable. Blanqui, selon M. de Lamartine, était un caractère aigri, mais non pervers ; un esprit fourvoyé, mais capable de rentrer dans le vrai ; un cœur ulcéré, mais qui sous l’écorce impénétrable qu’il s’était faite, battait encore avec force ; Blanqui, enfin, et comme homme et comme citoyen, n’était pas indigne des enthousiasmes et des dévouements qu’il faisait naître. Pendant que M. de Lamartine essayait par la séduction de son éloquence, par le charme de ses entretiens, auxquels il savait donner l’accent d’une intimité confidentielle, de dissoudre les éléments de conspirations, pendant qu’il concertait avec le général Négrier un plan de résistance dans les départements, en cas que Paris tombât aux mains des conjurés, les autres membres de la majorité du conseil ne demeuraient pas non plus inactifs. Obligés, au lendemain de la manifestation du 17 mars, de feindre la satisfaction, de proclamer leur reconnaissance pour le peuple[4], de donner de nouveaux gages au parti radical par l’ajournement des élections générales et par la suppression de l’impôt sur les boissons, se voyant dans le conseil hors d’état de résister à la domination de M. Ledru-Rollin, ils sentirent la nécessité de se créer au dehors une force capable de lutter avec la force populaire. M. Marrast entreprit avec beaucoup de suite et d’habileté de former à l’Hôtel de Ville un centre de résistance composé d’éléments tirés en partie de la bourgeoisie, en partie du peuple. Secondé par MM. Buchez, Recurt, Edmond Adam, de concert avec M. Marie, il pratiqua des intelligences dans la garde nationale, dans les ateliers nationaux, et s’assura le concours de la garde mobile par le général Duvivier, qui était en ce moment fort irrité contre M. Ledru-Rollin, auquel il attribuait à tort les retards apportés à l’habillement de ses bataillons en blouse. M. Marrast, tout en cherchant son principal point d’appui dans la garde nationale, n’était pas exempt d’inquiétudes sur ses dispositions. Il faut se rappeler que le décret du 25 février, en appelant tous les citoyens à en faire partie, l’avait complètement renouvelée. L’ancien effectif des légions (56.751 hommes) était porté à 190.299 hommes. Les ouvriers y étaient conséquemment en majorité[5]. À l’élection des officiers, on avait posé aux candidats une question captieuse à laquelle la plupart avaient répondu en termes évasifs ou ambigus : Si l’Assemblée nationale n’était pas avec nous, disaient les chefs de clubs, marcheriez-vous contre elle ? On comprend que la majorité du conseil ne devait pas se sentir très-solidement appuyée sur une garde civique à laquelle on avait imposé un pareil programme. M. Marrast, en sa qualité de maire de Paris, était chargé de présider à la reconnaissance des officiers. Il en prit occasion pour les rassembler fréquemment, les haranguer, s’ouvrir plus ou moins, selon qu’il les trouvait disposés, sur les attaques projetées contre l’Hôtel de Ville et sur la nécessité d’une défense énergique de la société. Parlant, tantôt vaguement, tantôt d’une manière précise, du jour prochain où la lutte ne pouvait manquer de s’engager entre les communistes et les républicains modérés, défenseurs de la famille et de la propriété, il les animait, il les préparait au combat. Dans les rangs de la garde mobile, il n’était question aussi que de se battre. Contre qui ? On ne le savait pas trop, et, à vrai dire, on ne s’en inquiétait guère. Depuis quelque temps on avait des fusils de munition, les gibernes étaient remplies de cartouches, on savait à fond l’exercice et le maniement des armes, on exécutait des charges et des feux avec une précision admirable, la caserne paraissait fastidieuse ; n’était-il pas bien temps de marcher à l’ennemi ? Sur ce point, tous étaient d’accord dans les rangs bigarrés de cette bizarre milice. Recrutée, comme on l’a vu, au lendemain des barricades, la garde mobile était composée en presque totalité de l’essaim turbulent, et qu’on avait cru jusque-là indisciplinable, de ces enfants, vagabonds des rues et des carrefours, qu’on appelle gamins de Paris. Le reste était un mélange d’hommes de toutes conditions. Plusieurs venaient de ces régiments de soldats insubordonnés auxquels on donne en Afrique le sobriquet de zéphirs. Des fils de famille, croyant les temps glorieux de 92 revenus pour la République, s’étaient engagés dans un esprit tout patriotique, pour marcher à la frontière et pour échapper ainsi honorablement aux malheurs de la guerre civile. Des officiers et des sous-officiers de différents régiments de l’armée avaient été appelés pour instruire toute cette jeunesse dans le métier de soldat. Au temps dont je parle, le plus grand nombre était encore déguenillé ; beaucoup manquaient de chemises, de chaussures. Irrités de la lenteur qu’on apportait à les vêtir, ils allèrent plusieurs fois aux ateliers de Clichy réclamer leurs uniformes. Il y eut à cette occasion des querelles très-vives entre eux et les ouvriers tailleurs. Ce fut l’origine de la scission qui s’opéra entre ces enfants de prolétaires et les prolétaires, entre le peuple en blouse et le peuple en uniforme, scission qui, à peu de jours de là, parut, passive encore et comme inavouée, dans la journée du 16 avril, et qui se révéla deux mois plus tard dans un combat mortel. J’ai dit que M. Marie secondait activement M. Marrast dans ses préparatifs de résistance. Le ministre des travaux publics fondait ses plus grandes espérances pour le jour de la lutte sur les ateliers nationaux. Veillez à ce qu’ils soient armés, disait-il à M. Émile Thomas ; ne ménagez pas l’argent ; le jour n’est peut-être pas loin où il faudra les faire descendre dans la rue. Et ne s’en tenant pas aux paroles, il leur avait fait allouer un crédit de cinq millions, moyennant quoi, du 12 au 20 mars, on avait fait des embrigadements supplémentaires de 1.000 ouvriers par jour. Le 28 mars, on annonça une revue générale des ateliers nationaux. M. Marie harangua les ouvriers, les combla de louanges, leur accorda l’élection de leurs brigadiers. M. Marrast ajouta ses louanges à celles du ministre. Son influence était devenue très-grande dans les ateliers. Chaque jour, par son ordre, MM. Buchez, Recurt, Edmond Adam avaient de longues conférences avec M. Émile Thomas. Enfin, de ce côté, le parti de la résistance se tenait pour assuré de garder à sa disposition une force considérable[6]. Dans la première semaine d’avril, M. Marrast s’occupa plus particulièrement de la défense de l’Hôtel de Ville. Deux bataillons de gardes mobiles bien armés et bien équipés y furent installés. Le général Bedeau et le général Changarnier aidaient M. Marrast de leurs conseils et lui dictaient des mesures stratégiques. Le général Changarnier surtout se montrait plein de zèle. À son arrivée d’Algérie, dans les premiers jours de mars, il s’était rendu tout d’abord chez M. de Lamartine, parce qu’il le considérait comme le moins révolutionnaire d’entre les membres du gouvernement provisoire et qu’il n’était pas éloigné, la guerre devenant fort douteuse, d’accepter une mission diplomatique, si l’on venait à la lui offrir. Sa surprise avait été grande d’apprendre, de la bouche du ministre, sa nomination aux fonctions de gouverneur général de l’Algérie, en remplacement du général Cavaignac, nommé ministre de la guerre. M. de Lamartine insistait même pour que le général Changarnier repartit sur l’heure, et celui-ci avait témoigné plus d’humeur que de satisfaction de se voir ainsi éloigner du théâtre des événements. Il s’était plaint du mal de mer, des fatigues du voyage ; pour se montrer aussi désagréable que possible à un gouvernement qui ne l’employait pas selon son gré, il s’était répandu en éloges des princes de la maison d’Orléans et avait exprimé avec affectation ses regrets de la monarchie. Le général Changarnier était possédé d’ambitions d’autant plus impatientes qu’elles avaient été longtemps comprimées. Né à Autun, d’une famille obscure, il avait pris jeune du service ; mais, sans protection, sans occasion de se signaler, il était resté pendant toute la Restauration dans les grades inférieurs. En 1836, il n’était encore que chef de bataillon, lorsqu’à la retraite de Constantine, comme il commandait l’extrême arrière-garde, il protégea l’armée par une manœuvre aussi hardie que savante et mérita dans le rapport du maréchal Clauzel, cette phrase devenue célèbre et qui donna en quelque sorte l’essor à sa fortune : Le commandant Changarnier s’est couvert de gloire. À partir de cette heure, il eut un avancement rapide et marqué par des actions d’éclat. Lieutenant général en 1844, il fut obligé de quitter l’Algérie parce que son caractère hautain et provocant ne pouvait se plier à l’autorité absolue du maréchal Bugeaud ; il n’y retourna qu’en 1847, pour fortifier de sa présence et de ses conseils l’autorité du duc d’Aumale. Nous avons vu comment il remit le commandement au général Cavaignac. Pendant qu’il faisait route pour aller le remplacer, celui-ci adressait au gouvernement provisoire un refus formel d’accepter le ministère de la guerre[7], de sorte que le général Changarnier, à peine débarqué en Afrique, reprit la route de Paris, où le pressentiment de quelque événement favorable et d’une carrière politique nouvelle l’attirait puissamment. Cet événement favorable ne tarda pas. La journée du 16 avril mit en évidence le général Changarnier et le plaça en quelque sorte à la tête du mouvement réactionnaire. Cependant les discussions au sein du gouvernement provisoire prenaient un caractère d’acrimonie qu’elles n’avaient pas eu jusque-là. Il semblait que, lassé enfin de ménagements réciproques, on se reconnût ennemi et qu’on renonçât à le cacher. M. Ledru-Rollin, de plus en plus circonvenu par les conspirateurs, s’absentait fréquemment du conseil où sa présence irritait la discussion, et l’on disait hautement qu’il se préparait au combat. M. Louis Blanc donnait des avertissements qui ressemblaient à des menaces. Le peuple, disait-il, ne se contenait plus ; le jour approchait d’une manifestation semblable à celle du 17 mars, mais beaucoup plus décidée, cette fois, à ne se retirer que satisfaite. Le 14 avril, dans une séance qui se prolongea très-avant dans la nuit, il annonça positivement que cette manifestation aurait lieu le surlendemain. Déjà M. Flocon qui, malgré ses relations intimes avec M. Ledru-Rollin, désapprouvait les entreprises violentes et se tenait politiquement avec M. de Lamartine, avait appris à ce dernier de la manière la plus précise le plan et le but de la conjuration. Enfin le Bulletin de la République, placardé le 15 au matin sur les murs de Paris, parut le signal décisif et comme l’appel aux armes des conjurés. Le Bulletin de la République, affiché de deux en deux jours sur la place publique et envoyé dans toutes les communes de France, avait pour but, ainsi que l’indique l’article d’introduction au premier numéro du 13 mars, de mettre les habitants des campagnes et les ouvriers des cités en communication directe avec le gouvernement et de leur faire connaître les droits et les devoirs de la vie politique qui commençait pour eux. Le plus solide lien entre un gouvernement et le peuple, disait, avec une raison parfaite, le premier Bulletin, c’est un perpétuel échange d’idées. La royauté, qui dédaignait le peuple, n’avait pas besoin de lui parler ; le gouvernement républicain, qui est une émanation du peuple, doit lui parler sans cesse pour l’éclairer ; car l’éclairer, c’est le rendre meilleur, et le rendre meilleur, c’est le rendre plus heureux. C’était là une pensée philosophique, républicaine, et qui répondait exactement aux vœux et aux besoins d’un peuple où commençaient à s’agiter les nobles curiosités de la vie politique. Si la rédaction des Bulletins eût été conforme à ce premier dessein, il n’est guère douteux qu’ils n’eussent fortement contribué à former dans le pays une opinion publique plus stable et plus réfléchie. Mais les intentions sages du gouvernement provisoire furent encore en ceci mal servies dans l’application. Rédigés dans l’origine par MM. Elias Régnault et Jules Favre, les Bulletins passèrent à peu près inaperçus jusqu’au commencement d’avril où, sur la proposition de M. Étienne Arago, madame Sand en devint le rédacteur principal[8] et donna au langage du ministre de l’intérieur, et à son insu[9], un accent d’impatience et en dernier lieu un ton de provocation qui dénaturaient complètement le caractère officiel et le but politique de cette publication. Si le Bulletin n° 12, où madame Sand peignait avec éloquence les souffrances de la femme du peuple et les hontes de la prostituée, trahissait plus qu’il n’était acceptable pour l’opinion et utile dans la circonstance, un talent de femme et d’artiste, le Bulletin n° 16 parlait la langue des factieux et proclamait hautement l’intention secrète des clubs : à savoir que, si les élections ne se faisaient point au gré du peuple de Paris, il manifesterait une seconde fois sa volonté et ajournerait les décisions d’une fausse représentation nationale[10]. Cette imprudente menace produisit immédiatement un effet tout contraire à celui qu’en attendait sans doute l’auteur. Au lieu d’intimider, elle anima le parti de la résistance. Averti de la sorte vingt-quatre heures à l’avance, il eut tout le temps de prendre ses mesures et d’opposer à une conspiration si mal conduite des moyens bien concertés. Cependant les clubs directeurs, persuadés que M. Ledru-Rollin marchait avec eux et que la majorité du gouvernement provisoire, encore sous le coup de la manifestation du 17 mars, serait aisément expulsée de l’Hôtel de Ville, faisaient, sans beaucoup de mystère, leurs préparatifs pour le lendemain. Dans une réunion qui délibéra pendant la nuit chez M. Sobrier, on avait arrêté la liste des noms qui devaient composer le comité de salut public. On y gardait de l’ancien gouvernement, MM. Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc et Albert, auxquels on adjoignait MM. Raspail, Blanqui, Kersausie et Cabet. M. Sobrier que M. de Lamartine tenait pour sien, et qui l’était à demi, selon que le vent révolutionnaire soufflait avec plus ou moins de force sur ses pensées flottantes, avait reçu quelques jours auparavant, d’après l’ordre formel du ministre de la guerre, 400 fusils et 3.000 paquets de cartouches[11]. On était autour de lui parfaitement résolu aux dernières extrémités ; mais M. de Lamartine se flattait que dans la mêlée dont il connaissait, par M. Sobrier et par d’autres hommes bien instruits, tous les fils, Sobrier, comme au 17 mars, après avoir poussé à l’attaque, tournerait à la défense du gouvernement provisoire et servirait à faire échouer la conspiration. Pendant qu’on délibérait et qu’on s’armait rue de Rivoli, M. Caussidière, à la préfecture de police, faisait également des distributions d’armes et de munitions[12] ; il prenait, à moitié d’accord avec le Luxembourg et avec le ministre de l’intérieur, ses mesures pour le lendemain. Assez mécontent de M. Ledru-Rollin qui, malgré sa vive opposition, venait de placer au département de la police un ancien agent de M. Duchâtel, M. Carlier, M. Caussidière agissait néanmoins encore en vue de la dictature du ministre de l’intérieur, le jugeant plus propre à gouverner révolutionnairement que M. Louis Blanc qui, d’ailleurs, se refusait à conspirer et se berçait, avec les délégués du Luxembourg, d’espérances trop vagues pour satisfaire l’activité pratique du préfet de police. La grande préoccupation de M. Caussidière, c’était M. Blanqui. Il se demandait parfois si, en poussant au renversement du gouvernement provisoire, il ne travaillait pas pour le compte d’un adversaire. S’il avait fait tant de bruit les jours précédents, c’est qu’il avait, lui aussi, souhaité, en intimidant le conseil et la bourgeoisie[13], de rendre superflue une manifestation populaire dont il n’était pas certain de demeurer maître. À l’exception des clubs où dominait l’influence, de M. Blanqui, le prolétariat n’était pas non plus sans hésitation. Le club de la Fraternité avait décidé de ne pas se rendre à la manifestation et d’envoyer des délégués au gouvernement provisoire pour l’assurer de son dévouement[14]. Le club de M. Cabet désapprouvait la conspiration. Au club de M. Barbès, on tenait en suspicion les menées de M. Blanqui. M. Pierre Leroux, arrivé la veille du Berry, et qui avait vu MM. Ledru-Rollin, Louis Blanc, madame Sand, etc., augurait mal d’une manifestation dont les éléments lui semblaient si confus. Très-inquiet cependant de la tournure que prenaient les élections dans les départements, il venait avertir le ministre de l’intérieur que si l’on n’avisait pas au plus vite, la révolution serait étouffée par une Assemblée réactionnaire. Il proposait, dans ce péril pressant, un moyen qui, pour être différent du plan des conjurés, n’en était pas beaucoup plus praticable ; il voulait que l’on rapportât sur l’heure la loi électorale, que l’on formât un conseil d’État composé des principaux chefs du socialisme et du radicalisme, et que le ministre soumît à leur approbation un projet de loi électorale, imité du plan de Saint-Just, d’après lequel tous les électeurs, votant sur toutes les candidatures, les neuf cents candidats qui obtiendraient le plus de suffrages formeraient l’Assemblée nationale. Mais ni M. Ledru-Rollin ni M. Louis Blanc n’avaient goûté cette proposition. Ce dernier ne concevait pas la moindre inquiétude sur l’esprit de la future Assemblée. Il pensait qu’une fois réunie à Paris, elle se sentirait trop dominée par la force populaire pour oser agir contre la République. Il voulait, d’ailleurs, rester dans la légalité, au moins relative, du gouvernement, et se sentait engagé d’honneur à ne pas revenir sur les décisions prises en conseil. M. Ledru-Rollin était, lui, plus soucieux de l’avenir. Informé par ses commissaires, il savait que sa politique recevrait aux élections un échec considérable. Cependant, il refusait de revenir sur la loi, ne voulant pas se séparer de M. de Lamartine[15] ; tout en rêvant le renversement de la majorité, en souhaitant de se débarrasser de MM. Garnier-Pagès, Marie, Marrast, il craignait de travailler pour M. Blanqui et n’était pas trop sûr de pouvoir s’entendre avec M. Louis Blanc, dont le socialisme ne lui convenait guère. Quelques-uns de ses amis, les plus clairvoyants, commençaient à craindre pour lui qu’il ne restât pas vainqueur de la double et triple conjuration dans laquelle ils l’avaient si légèrement engagé, et, s’efforçant un peu tard de le retenir, ils agissaient sur son esprit dans le même sens que M. de Lamartine. M. Carteret combattait l’influence de M. Caussidière ; MM. Jules Favre et Landrin le rendaient attentif aux menées de M. Blanqui ; M. Flocon le fortifiait dans la volonté de ne point se séparer de ses collègues. L’indécision naturelle de M. Ledru-Rollin leur venait en aide. À la veille même du jour de l’exécution, lorsque l’un des conjurés apporta au futur dictateur la liste de ses nouveaux collègues dans le comité de salut public, il entra dans une violente colère, déclara avec emportement qu’il ne consentirait jamais à aucune combinaison avec M. Blanqui, et, malgré les instances, de MM. Caussidière et Sobrier, il refusa obstinément de recevoir Flotte. Les choses ainsi brouillées et tous les fils de la conspiration à la fois mêlés et détendus de la manière que nous venons de voir, le jour parut sans qu’il fût possible aux hommes les mieux informés et le plus avant dans le complot de prévoir ce qu’il apporterait. Dix heures avaient sonné. Déjà les corporations du Luxembourg se rendent au champ de Mars, bannières déployées. Les mots Organisation du travail, Abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, inscrits sur ces bannières, montrent que, ostensiblement du moins, les corporations suivent la direction du Luxembourg. Dans les jours précédents, M. Louis Blanc a obtenu de l’intervention de M. Guinard, pour contre-balancer l’effet des élections de la garde nationale qu’il juge mauvaises, quatorze places d’officiers d’état-major au choix des ouvriers ; le motif apparent de la réunion au champ de Mars, c’est le scrutin préparatoire pour les candidatures populaires. On a décidé aussi de faire une collecte et de la porter en signe d’hommage au gouvernement provisoire. Pour la majeure partie des prolétaires, c’est là, comme au 17 mars, tout le but de la réunion. Pour d’autres mieux informés, c’est un moyen de pénétrer dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville et d’y seconder le coup de main préparé par M. Blanqui. Cependant, sauf un infiniment petit nombre, tous sont venus sans armes et ils ne sont pas plus de huit mille. Dans le même temps, les ouvriers des ateliers nationaux, obéissant à l’impulsion donnée par M. Caussidière, se rassemblent à l’Hippodrome. Il était convenu entre les meneurs que les deux colonnes, parties du champ de Mars et de l’Hippodrome, se rejoindraient en route et marcheraient ensemble vers l’Hôtel de Ville. Nous avons vu qu’on s’y préparait depuis quelque temps à la résistance ; mais, à mesure que le jour de la lutte approchait, on s’inquiétait davantage, car, malgré la vigilance des agents de M. Marrast et malgré ses informations nombreuses, il n’était guère possible de connaître avec exactitude ni le nombre des agresseurs, ni l’état des forces défensives. Les dispositions de la garde nationale, qui n’avait pas encore été réunie depuis sa nouvelle formation, et les éléments incroyablement mêlés de la manifestation populaire ne pouvaient être appréciés que d’une manière conjecturale. Tout dépendait, d’ailleurs, selon la plus grande vraisemblance, du parti qu’allait prendre M. Ledru-Rollin. À cet égard, on était et l’on avait mille motifs d’être dans la plus complète incertitude. Le 16 de grand matin, M. Marrast, à tout événement, avait fait passer dans les mairies des ordres secrets, afin que les gardes nationaux prévenus se tinssent prêts à un rappel général des légions. Vers onze heures, le général Changarnier était accouru au siège du gouvernement pour offrir ses services ; autorisé par M. Marrast, à qui un pareil auxiliaire venait bien à point, il prenait des dispositions militaires à l’Hôtel de Ville. C’était par le plus grand des hasards que le général Changarnier avait appris les dangers qui menaçaient le gouvernement. Il était allé au ministère des affaires étrangères, afin de presser son départ pour Berlin, où M. de Lamartine se disposait à l’envoyer en mission. Ne trouvant pas le ministre et voyant sur tous les visages un trouble extraordinaire, il en demanda le motif, et sur l’invitation de madame de Lamartine, qui croyait son mari à l’Hôtel de Ville, il s’y rendit en hâte. M. de Lamartine n’y était pas arrivé encore. Il avait veillé toute la nuit précédente, en proie à une tristesse profonde, recevant d’heure en heure les rapports les plus alarmants, persuadé que le jour qui se levait serait le dernier de la République, telle qu’il l’avait voulue, et le dernier aussi de sa propre existence. Les nombreux agents envoyés par lui dans les réunions d’ouvriers afin d’y réveiller les sympathies populaires et d’organiser, au sein même de la manifestation générale, une manifestation en sa faveur, avaient rencontré l’accueil le plus froid. M. Ledru-Rollin l’évitait depuis quelques jours ; les partisans du ministre de l’intérieur, réunis à ceux de MM. Louis Blanc et Blanqui, ne pouvaient manquer de déterminer un mouvement des masses si formidable qu’il n’y avait pas moyen de songer à en triompher. Ainsi pensait M. de Lamartine, et, croyant sa dernière heure venue, il s’y préparait avec calme. Ses dispositions testamentaires étaient faites ; ses amis devaient conduire sa femme dans un asile sûr ; tous ses papiers compromettants étaient brûlés ; son sacrifice intérieur était accompli. Déjà il se levait pour se rendre à l’Hôtel de Ville, quand, la porte de son cabinet s’ouvrant brusquement, un homme entre, hors de lui, en proie à un trouble extrême : cet homme était M. Ledru-Rollin. Nous sommes perdus ! s’écrie-t-il, sans laisser à M. de Lamartine le temps même de s’étonner ; cent mille hommes sont en marche sur l’Hôtel de Ville. Les corporations du Luxembourg sont maîtresses du mouvement ; Blanqui, au champ de Mars, les excite et les dirige. Les factieux usurpent mon nom, je les renie ; me voici prêt à les combattre avec vous, prêt à mourir, s’il le faut, plutôt que de subir leur épouvantable tyrannie ; je n’ai jamais été, je ne serai jamais un traître envers mes collègues ! M. Ledru-Rollin, tendant la main à M. de Lamartine, convint rapidement avec lui des mesures qu’il fallait se hâter de prendre ; après quoi, ils allèrent tous deux donner de divers côtés des ordres pour lesquels il n’y avait plus une minute à perdre. M. de Lamartine courut prévenir le général Duvivier, à qui M. Marrast venait d’écrire, afin qu’il rassemblât ses bataillons et les fît marcher en colonnes par toutes les rues perpendiculaires au quai, depuis le Louvre jusqu’à la place de Grève. Comme on se plaignait de manquer de munitions, M. de Lamartine passa à l’état-major de la garde nationale pour demander des cartouches et s’assurer, en même temps, que l’ordre de battre le rappel avait été effectivement donné parle ministre de l’intérieur, dont il ne suspectait pas la loyauté, mais dont il craignait le trouble et la faiblesse. Vers midi, enfin, il arriva à l’Hôtel de Ville. Il se hâta d’apprendre à M. Marrast la résolution de M. Ledru-Rollin. Si nous pouvons tenir trois heures ici, lui dit-il, nous sommes sauvés. Le général Changarnier qui, en quelques instants, a transformé l’Hôtel de Ville en place de guerre, et dont l’ardeur s’est communiquée à toute la troupe où règne une animation extraordinaire, répond de sept heures. On attend ainsi l’événement. Il est une heure environ ; on sait que la colonne populaire approche ; ni M. Louis Blanc ni M. Albert ne paraissent ; on n’entend point encore battre le rappel ; le ministre de l’intérieur ne vient pas ; aurait-il trahi M. de Lamartine ? À toute minute les émissaires de M. Marrast accourent et jettent l’alarme. Le faubourg Saint-Antoine est en pleine insurrection, disent-ils ; les communistes ont pris les Invalides ; ils y mettent le feu ; deux cent mille prolétaires en armes s’apprêtent à saccager Paris. Mais sur ces entrefaites, M. Ed. Adam, qui est allé à l’état-major de la garde nationale pour s’assurer que les ordres ont été donnés, revient dire qu’elle accourt de toute part au secours du gouvernement. Bientôt on entend le tambour ; c’est Barbès qui, à la tête de sa légion, débouche sur la place de Grève aux cris de : Vive le gouvernement provisoire ! M. Ledru-Rollin a tenu parole, la partie est perdue pour M. Blanqui ; la conspiration est avortée. Cependant, entre deux et trois heures, la colonne des ouvriers du champ de Mars s’ébranle. Elle s’avance en bon ordre, portant sa collecte ; elle se grossit en marchant d’une partie des ateliers nationaux rassemblés à l’Hippodrome[16] et d’un grand nombre d’hommes du peuple accourus sur le bruit répandu partout que MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc viennent d’être assassinés. Elle arrive ainsi jusqu’au quai du Louvre sans avoir entendu aucun bruit de tambour, ni aperçu le moindre signe de défiance. Mais, là, elle se trouve tout d’un coup en présence de deux légions de la rive droite qui, sans faire de démonstration hostile, enveloppent les ouvriers, les escortent en séparant les groupes et en les observant jusqu’à l’entrée de la place de Grève. À ce moment, les légions de la rive gauche, arrivées par le pont Saint-Michel, coupent la manifestation. La place entière est hérissée de baïonnettes. Le général Duvivier, à cheval au milieu de ses bataillons de gardes mobiles, défend l’abord de la maison commune. Un cri formidable de À bas les communistes ! s’élève de cette forêt de baïonnettes et retentit longtemps. Les ouvriers, resserrés, ne pouvant plus ni avancer ni reculer, ne comprenant pas, pour la plupart, cet appareil de guerre opposé cette fois à une manifestation toute semblable à celle pour laquelle le gouvernement leur adressait, il y a un mois, des remercîments publics, restent déconcertés. Les cris de la garde nationale : À bas Blanqui ! à bas Louis Blanc ! à bas Cabet ! à l’eau les communistes ! redoublent et étouffent la voix de ceux qui essayent de se faire entendre. Cependant, l’ordre est donné d’introduire les délégués du peuple, mais on ne les fait point entrer dans la salle du conseil. Les trois adjoints, MM. Recurt, Buchez, Edmond Adam, les reçoivent dans les salles supérieures, écoutent la pétition qu’ils apportaient avec une froideur glaciale, et y répondent par des paroles d’une sévérité extrême[17]. Les délégués vont se plaindre à M. Louis Blanc. Celui-ci, accablé en voyant la déroute de cette marche des prolétaires qu’il avait voulue triomphale ; isolé, suspecté, presque honni par la garde nationale, retrouve cependant quelque vivacité de colère pour reprocher à ses collègues l’accueil fait aux ouvriers et pour ordonner au colonel Rey de faire ouvrir un large passage sur la place de Grève, afin que le défilé des corporations puisse se faire avec convenance et dignité. L’ordre est, en effet, donné immédiatement de laisser les ouvriers défiler devant le gouvernement provisoire ; mais il est exécuté de façon que la manifestation perde tout son caractère. On lui trace entre deux rangs, très-serrés de gardes nationaux en armes, un passage étroit, coupé de distance en distance, assez éloigné du perron pour que les vivats des ouvriers ne puissent être entendus distinctement par le gouvernement. Ce jour-là, les rôles et les attitudes étaient bien différents de ce qu’ils avaient été au 17 mars. MM. Marrast, Marie, Garnier-Pagès triomphaient visiblement. M. de Lamartine, délivré d’un parti ennemi, en voyait surgir un autre plus redoutable et restait pensif. M. Crémieux se félicitait avec le général Changarnier et se lamentait avec M. Louis Blanc de l’issue de la journée. Quant à M. Ledru-Rollin, par un heureux don de son tempérament, il se réjouissait de son triomphe supposé sur ce qu’il appelait alors les sectaires, comme il s’était réjoui, au 17 mars, de son triomphe supposé sur la bourgeoisie ; il n’était pas très-fâché de l’humiliation du Luxembourg ; il ressentait une satisfaction sincère de son union politique désormais fortement nouée avec M. de Lamartine. Cependant, le morne défilé des ouvriers achevé, la garde nationale commença le sien, aux cris mille fois répétés de : Vive Lamartine ! à bas les communistes ! Les derniers bataillons passèrent à la clarté des flambeaux devant l’Hôtel de Ville ; une illumination splendide éclaira la nuit. La bourgeoisie de Paris resta persuadée qu’on venait de la sauver du communisme. Tout en se félicitant de la victoire obtenue sur le Luxembourg et sur M. Blanqui, la majorité du gouvernement ne laissa pas d’en être embarrassée. Un esprit de réaction exigeant et aveugle se déclarait tout à coup dans les rangs de la garde nationale. La bourgeoisie, à peine délivrée de l’oppression morale que lui avait causée la vue du prolétariat au 17 mars, voulait se venger ; les arrestations et les dénonciations arrivaient de toutes parts. La moitié de Paris veut emprisonner l’autre, disait le préfet de police. Des maires et des officiers supérieurs pressaient M. Marrast de faire arrêter M. Louis Blanc. On s’était porté au club de M. Blanqui et à la maison de M. Cabet dans l’intention de mettre la main sur les deux chefs de parti[18]. Le langage des journaux conservateurs prenait un ton d’insolence extrême. L’accusation de communisme devenait l’occasion et le prétexte des calomnies les plus odieuses[19]. On représenta le Luxembourg comme un lieu de délices, où les plaisirs les plus raffinés et les festins les plus dispendieux rassemblaient chaque jour les sybarites du prolétariat[20]. Sous cette rubrique : Nouvelles de la Cour, le Constitutionnel et l’Assemblée nationale racontaient des orgies à Trianon, qui n’avaient jamais existé. Selon ces chroniques scandaleuses, M. Ledru-Rollin faisait à une célèbre actrice des présents de roi ; des sommes immenses étaient détournées du Trésor et passaient en Angleterre ; M. Crémieux achetait une forêt avec les deniers de l’État[21] ; l’ouvrier Albert devenait millionnaire[22], etc. Toutes ces attaques, répétées journellement par la presse royaliste, produisaient une impression très-vive sur les esprits. Dans les salons de l’ancienne noblesse, où l’on ne s’était dans aucun temps piqué d’austérité, on ne voulait pas permettre à un gouvernement bourgeois de goûter des plaisirs aristocratiques ; la petite bourgeoisie, qui avait si fort apprécié les habitudes plus que modestes du roi Louis-Philippe à son avènement, était véritablement outrée de ce luxe présumé du gouvernement provisoire ; les ouvriers eux-mêmes, à force de l’entendre dire, commençaient à croire qu’on leur avait fait faire une révolution uniquement pour procurer à quelques prétendus républicains le luxe et les divertissements des familles royales. Pendant que le gouvernement allait ainsi s’affaiblissant dans l’opinion, il se divisait chaque jour davantage. À partir du 16 avril, les discussions dans le conseil devinrent d’une violence inouïe. M. Marrast et M. Ledru-Rollin ne pouvaient plus se contenir ; il fallait les efforts constants de M. de Lamartine pour les empêcher de rompre avec éclat. À chaque instant, l’un ou l’autre membre de la minorité, quelquefois la minorité tout entière, menaçait de se retirer. C’est de cette manière qu’elle obtint coup sur coup plusieurs décisions entièrement opposées à l’opinion qui venait de triompher. Ainsi, le 18 avril, on vit paraître au Moniteur une première proclamation qui affectait de confondre dans un même remercîment au peuple les deux journées si différentes du 17 mars et du 16 avril. Une proclamation rédigée en conseil par M. Louis Blanc confirmait la liberté des clubs déjà menacée, frappait de réprobation les cris hostiles aux personnes, c’est-à-dire les cris de À bas les communistes ! poussés par la garde nationale pendant la journée du 16 avril. Un décret supprimait les droits d’octroi sur la viande de boucherie et modifiait le droit d’octroi sur les vins. Un autre décret mettait à la retraite soixante-cinq officiers supérieurs de l’armée. On proposa même dans le conseil de reprendre le drapeau rouge, mais la majorité, et en particulier M. Arago, s’y opposant avec force, les choses restèrent dans le premier état. Ces concessions de la majorité à la minorité apaisèrent pour un moment les colères. M. Ledru-Rollin surtout s’adoucit. On le vit alors fréquemment chez M. de Lamartine. Le ton des Bulletins changea du tout au tout. Quant aux communistes, disait le numéro du 20 avril, attribué à madame Sand, contre lesquels se sont fait entendre des cris de réprobation et de colère, ils ne valaient pas la peine d’une démonstration. Qu’un petit nombre de sectaires prêchent le chimérique établissement d’une égalité de fortunes impossible, il ne faut ni s’en étonner ni s’en effrayer. À toutes les époques, des esprits égarés ont poursuivi, sans l’atteindre, la réalisation de ce rêve[23], etc. M. Louis Blanc demandait de très-bonne foi une enquête sur la manifestation du 16 avril ; M. Ledru-Rollin, qui savait ce que deviennent les enquêtes, chargeait M. Landrin de poursuivre l’instruction[24]. Enfin, M. Caussidière, affirmant qu’il était sur la trace d’un nouveau complot de M. Blanqui, obtenait du gouvernement provisoire l’autorisation d’arrêter le grand conspirateur, ainsi que ses amis, MM. Flotte et Lacambre, et de les faire conduire tous trois à Vincennes[25]. L’importance que venait de prendre le général Changarnier causait aussi au gouvernement provisoire assez d’ennui. Le désir très-vif qu’exprimait le général de rester à Paris, son attitude, son langage hautain, montraient qu’il aspirait à jouer un rôle : celui de chef de la réaction s’offrait naturellement. Si cette réaction serait légitimiste ou orléaniste, on ne le pouvait deviner encore ; les partis royalistes n’en étaient pas venus à ce point d’oser se démasquer et de se ranger sous leurs drapeaux particuliers ; ils se confondaient alors sous le titre commun de parti de l’ordre, et ne visaient qu’à prendre dans l’Assemblée nationale une bonne position défensive. Quoi qu’il en fût, le ministre de la guerre donna l’ordre au général Changarnier de partir, dans les vingt-quatre heures, pour aller remplacer en Algérie le général Cavaignac, qui, blessé au vif de l’arrivée d’un commissaire de M. Ledru-Rollin revêtu de pouvoirs extraordinaires, venait de demander un congé. Ce fut dans cette confusion extrême de pensées et de sentiments, dans cette absence complète de toute direction politique ou sociale, que parut enfin le jour désigné pour la fête de la Fraternité. Le temps était nébuleux, l’air tiède. Paris était plongé dans cette vague atmosphère qui lui est propre, et qui atténue parfois si heureusement, en les enveloppant d’un voile, les contrastes trop accentués de la vieille cité et de la ville moderne. Les masses d’arbres des Champs-Élysées, du Champ de Mars et des Tuileries, l’Obélisque et les colonnades de la place de la Concorde, les palais des Invalides et de l’École militaire, se dégageant tour à tour, selon qu’un rayon de soleil venait à les toucher à travers la brume, semblaient, comme à la voix d’un artiste, disposer, coordonner peu à peu la décoration d’une fête majestueuse. Dès le matin, une population avide de tout voir affluait dans les rues. Deux cent mille hommes environ, gardes nationaux, gardes mobiles, troupes de ligne[26] et gardes républicaines étaient sous les armes. À neuf heures, une salve de vingt et un coups de canon annonça que le gouvernement provisoire montait à l’estrade de l’arc de triomphe. Sur les gradins d’un amphithéâtre décoré de drapeaux et d’emblèmes, et qui dominait la longue avenue dont la ligne droite et toujours ascendante relie le palais de Catherine de Médicis au monument triomphal de Napoléon Bonaparte, le peuple apercevait de loin et saluait de ses vivats la représentation officielle et l’image imposante de sa propre souveraineté. Au haut de l’estrade, des magistrats, des officiers de l’armée, des fonctionnaires, des députations des corporations et des écoles prenaient place entre deux orchestres dont les accords retentissaient puissamment dans l’espace. Un groupe de femmes élégamment vêtues et qui tenaient toutes à la main des bouquets noués de rubans tricolores, couronnait, comme une gerbe de fleurs, cette ordonnance simple et grave de la fête patriotique. Vers dix heures, le défilé commença ; il ne se termina que très-avant dans la soirée. Pendant la longue durée de cette évolution de troupes, pressées de toutes parts par le flux et le reflux d’une multitude innombrable, pas un accident, pas même un désordre momentané ne vint troubler la paix publique. La bouche des canons ceinte de guirlandes, les baïonnettes ornées de lilas et d’aubépines, le miroir étincelant des cuirasses, les casques aux joyeux panaches, les sabres brandis en l’air, les épées nues levées vers le ciel, le roulement des tambours, les fanfares, les cris enthousiastes, tout cela composait un spectacle à la fois grandiose et touchant, où le caractère de la nation, ce caractère belliqueux et doux, passionné pour le mouvement et le bruit, mais amoureux d’ordre et de discipline, se montrait dans toute sa vérité et dans toute sa grâce. À mesure que les détachements de cavalerie, d’artillerie et d’infanterie arrivaient devant l’arc de triomphe, les chefs de corps montaient à l’estrade et, recevant le drapeau des mains du ministre de la guerre, juraient à haute voix fidélité à la République. Les soldats, détachant les fleurs enlacées à leurs armes, les jetaient en signe d’hommage aux pieds du gouvernement provisoire ; les femmes agitaient leurs mouchoirs en criant : Vive l’armée ! Ce jour fut beau encore et plein d’illusions. Dans cette fête toute parée des plus riches dons du printemps, dans les effusions de la confiance universelle, la discorde et les mauvaises passions avaient honte d’elles-mêmes et rentraient dans l’ombre. Au sein de cette population immense, vieillards, femmes, enfants, magistrats, soldats et prêtres, tous se sentaient au fond du cœur joyeux de la même joie. Les partis, les factions, les classes, dociles à la voix de la patrie, animés d’un bon désir, semblaient se convier mutuellement à une grande destinée et, confiants dans les desseins de Dieu sur la France, se dire, comme ces amis de la sagesse aux beaux jours de la Grèce antique : Essayons le génie en vivant ensemble. |
[1] Voir l’Ami du peuple, N° du 16 avril 1848.
[2] Par suite d’une plainte en diffamation, portée vers la fin d’avril contre M. Blanqui par M. Taschereau, la chambre du conseil du tribunal de première instance entendit en témoignage MM. Pasquier, Zangiacomi, Dufaure, etc. M. Dufaure, qui était ministre en 1839, dit qu’à cette époque M. Blanqui avait demandé à être mis en rapport avec un membre du gouvernement ; que M. Duchâtel s’était rendu trois fois à la prison de M. Blanqui et avait reçu de lui des révélations importantes. Selon une version répandue par quelques-uns des hommes qui composaient le tribunal d’honneur, M. Blanqui, pour obtenir sa grâce après le 12 mai, aurait consenti à faire connaître au ministre de l’intérieur les détails du complot. Il aurait dicté à sa femme le rapport en question. Celle-ci, suivant les conventions acceptées par M. Duchâtel, aurait été à plusieurs reprises lui faire la lecture du rapport en détruisant chaque fois les feuilles lues ; mais un sténographe, caché derrière une tenture, aurait écrit à mesure que madame Blanqui lisait ce document, où, d’ailleurs, Barbès et ses amis prétendaient reconnaître non-seulement le style de Blanqui, mais jusqu’à certaines locutions non usitées, dont il faisait fréquemment usage. La défense de M. Blanqui portait sur ce que la pièce était controuvée. Quelques-uns de ses amis admettaient l’hypothèse que sa femme avait pu, dans un moment de faiblesse, acheter la vie de Blanqui à son insu par cette communication. Le plus grand nombre ne voulait voir dans la publication de M. Taschereau qu’une manœuvre de la réaction pour perdre un ennemi dangereux, et la popularité de M. Blanqui n’en souffrit pas d’atteinte sérieuse.
[3] Histoire de la Révolution de 1848. t. II, p. 232 et suivantes.
[4] Voir, au Moniteur du 19 mars, la proclamation du gouvernement provisoire et l’ordre du jour du général Courtais à la garde nationale.
[5] Dans les premiers jours d’avril, 60.000 ouvriers des ateliers nationaux furent, par les soins de M. Marie, inscrits sur les nouveaux rôles.
[6] Histoire des ateliers nationaux, par M. Émile Thomas, p. 147 et suivantes.
[7] Voir aux Documents historiques, n° 27. La lettre du général Cavaignac avait fortement indisposé le conseil, qui lui répondit par une lettre d’un ton très-sévère. On y lisait, entre autres, la phrase suivante rédigée par M. Louis Blanc : Le moment, est proche où le pays aura besoin de tous ses généraux ; restez en Afrique, général, le gouvernement vous l’ordonne. M. Marrast, qui avait ajouté en marge des expressions fort dures, se réconcilia dans la suite avec le ministre de la guerre. Cette lettre fut l’origine de l’éloignement que témoigna plus tard le général Cavaignac pour celui qui avait été l’ami le plus cher de son frère.
[8] Voir au vol. II, p. 50, du Rapport de la commission d’enquête. Le gouvernement provisoire autorise le ministre de l’intérieur à s’entendre avec madame George Sand, pour fournir des articles au Bulletin de la République. Le Bulletin ne devait paraître que sur un bon à tirer de l’un des membres du gouvernement ; mais cette clause ne fut pas exécutée.
[9] M. Ledru-Rollin a formellement désavoué, entre autres, le Bulletin n° 16, affiché le 15 avril.
[10] Rapport de la commission d’enquête, v. II, p. 73.
[11] Voir au vol. I, p. 227, du Rapport de la commission d’enquête, la déposition de M. Arago.
[12] Par ordre ministériel envoyé le 14 avril à Vincennes, il lui avait été délivré 600 fusils et 3.000 paquets de cartouches.
[13] Le 3 avril, M. Caussidière avait convoqué à la préfecture tous les commissaires de police ; il leur avait reproché leur tiédeur, leur inaction. Paris, disait-il, était menacé d’une destruction complète : il ne serait besoin pour cela que d’un paquet d’allumettes chimiques, etc. ; 400.000 ouvriers n’attendaient qu’un signal pour exterminer la bourgeoisie. Un pareil langage, tenu devant un si grand nombre de personnes, n’était assurément pas d’un conspirateur sérieux.
[14] Rapport de la commission d’enquête, v. II, p, 105.
[15] M. de Lamartine n’entend rien à la politique, ne s’en mêlera pas, laissera faire, disait M. Ledru-Rollin en expliquant à ses amis sa résolution de garder, dans le gouvernement, son collègue des affaires étrangères.
[16] La majeure partie des ouvriers rassemblés à l’Hippodrome quittèrent la manifestation en entendant battre le rappel et rejoignirent les rangs de la garde nationale. Leur jalousie contre les délégués du Luxembourg avait été en ces derniers temps fort excitée ; on leur persuadait qu’ils agiraient directement contre leurs intérêts en favorisant les entreprises de M. Louis Blanc.
[17] Voir aux Documents historiques, n° 28.
[18] Une foule furieuse promena un cercueil sous les fenêtres de M. Cabet. M. de Lamartine, apprenant qu’il était sérieusement menacé, lui offrit un asile dans sa maison.
[19] Les préventions que l’administration, du 24 février au 11 mai, a fait naître dans l’esprit sont si profondes et si enracinées que l’opinion a accueilli avec une sorte d’avidité furieuse toutes les insinuations qui devaient l’égarer, dit le Rapport de la commission chargée de l’examen des comptes du gouvernement provisoire. (Moniteur du 26 avril 1849.)
[20] Il serait fastidieux et aujourd’hui heureusement superflu de répéter une à une ces ignobles calomnies. L’administration du Palais-National et du Luxembourg a prouvé, pièces en main, que la dépense de table du président et du vice-président de la commission était, pendant le premier mois, fixée à six francs par tête ; mais, que sur une réclamation de M. Louis Blanc, qui trouvait la nourriture trop abondante, les repas, fournis par un restaurant du quartier, restèrent fixés à la somme de 2 fr. 50 par tête, pour le déjeuner, et de 3 fr. 50 pour le dîner. (Voir le Constitutionnel, n° du 2 juin 1848.) Pendant que le Constitutionnel et l’Assemblée nationale parlaient de faisans à la purée d’ananas, que l’on servait à la table du Luxembourg, M. Garnier-Pagès, mieux informé, reprochait à son jeune collègue une affectation Spartiate qui, disait-il, déversait un blâme indirect sur les membres du gouvernement provisoire, dont les frais de représentation étaient de toute nécessité plus considérables. Il est à remarquer que M. Louis Blanc et M. Dupont de l’Eure, seuls entre tous les membres du gouvernement provisoire, ne touchèrent pas d’appointements personnels. Les délégués du Luxembourg, pendant toute la durée des conférences, ne touchèrent pas non plus une obole.
[21] La commission nommée par l’Assemblée nationale pour examiner les comptes du gouvernement provisoire, déposait, le 14 avril 1849, un rapport dont voici les conclusions : Quant à nous, nous déclarons à l’unanimité que, dans les longues et laborieuses recherches auxquelles nous nous sommes livrés avec la plus rigoureuse impartialité, nous n’avons découvert ou rencontré aucun témoignage, aucune preuve qui accusât d’infidélité les membres du gouvernement provisoire et qui nous mît sur la trace de quelque détournement frauduleux des deniers confiés à leur gestion. Cette déclaration n’a pas seulement pour garantie l’honnêteté de notre parole. L’admirable combinaison de notre mécanisme financier suffirait pour rassurer toutes les consciences. Un ministre ne peut soustraire du Trésor public une partie de sa richesse, sans avoir de nombreux complices et sans laisser à l’instant même des preuves éclatantes de sa culpabilité.
[22] La justification de M. Albert mérite de trouver place ici. On y remarquera comment, en réponse aux insolences de la bourgeoisie, le prolétariat commençait à prendre à son tour un ton de morgue très-singulier. C’est à cette époque que, par peur ou par adulation, on imagina l’aristocratie ouvrière. Un homme de lettres célèbre en donna le premier le signal en s’intitulant ouvrier de la pensée. L’Assemblée nationale, dans ses premières séances, eut à casser l’élection d’un faux ouvrier. C’était, quelque chose d’analogue à ces temps de la démocratie florentine qui précédèrent et suivirent la tyrannie du duc d’Athènes, où, pour ne pas se voir exclus de toutes les charges, de tous les emplois publics en vertu des ordres de justice, les grands abandonnaient leurs titres et leurs noms de famille, prenaient des noms plébéiens et tâchaient, dit Machiavel, de se donner l’air d’appartenir au peuple. (Machiavel, Histoire de Florence, liv. II.)
Parmi les bruits plus ou moins malveillants ou ridicules qui ont été épandus sur le Luxembourg, dit le Moniteur du 5 mai 1848, il en est un qui s’attache particulièrement au citoyen Albert. On a dit que le citoyen Albert n’était pas ouvrier ; que c’était un industriel enrichi ; mieux que cela encore, un millionnaire. Rien n’est plus absurde et plus faux. La plus grande gloire que le citoyen Albert, membre du gouvernement provisoire, revendique, c’est d’avoir été, c’est d’être encore un ouvrier prêt à prendre la lime et le marteau. Et pour que personne n’en ignore et ne vienne lui contester à lui, homme du peuple, son origine et son nom, voici ce qu’il veut que l’on sache :
Albert (Alexandre-Martin), né à Bury (Oise), en 1815, d’un père cultivateur, a commencé son apprentissage chez un de ses oncles, le citoyen Ribou, mécanicien, rue Basse-des-Ursins, n°21. Depuis, il a parcouru successivement plusieurs ateliers, parmi lesquels il faut citer celui du citoyen Pecqueur, mécanicien près le marché Popincourt, et celui du citoyen Margox, rue Ménilmontant, n° 21 ; enfin, la veille même du jour qu’il vit triompher la République, le citoyen Albert travaillait comme mécanicien dans la fabrique de boutons du citoyen Bapterousse, rue de la Muette, n° 16, où se trouvent encore aujourd’hui sa blouse et son pantalon de travail. Ces explications simples et précises doivent mettre fin à des insinuations que le citoyen Albert avait dédaignées jusqu’ici, mais dont il ne lui convient pas d’encourager, par son silence, la persistance maligne et impudente.
[23] Voir la publication intitulée : Bulletins de la République émanés du ministère de l’intérieur, du 13 mars au 6 mai 1848.
[24] Dans le même temps, le club de M. Raspail demandait, qu’on fît connaître et poursuivre l’auteur du rappel qui avait, disait-il, jeté l’épouvante dans la capitale.
[25] Rapport de la commission d’enquête, v. I, p. 171. MM. de Lamartine et Crémieux engagèrent M. Caussidière à détruire le mandat d’arrestation lancé contre M. Blanqui.
[26] Le ministre de la guerre avait été autorisé à faire rentrer cinq régiments, trois d’infanterie et deux de cavalerie.