HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

DEUXIÈME PARTIE (suite)

 

CHAPITRE XXV. — LA RÉVOLUTION EN EUROPE. - PÉTERSBOURG. - VIENNE. - MILAN. - BERLIN. - EXPÉDITION DES CORPS-FRANCS.

 

 

Si l’étonnement de la France démocratique fut grand lorsqu’elle apprit de Paris qu’elle n’avait plus de roi, que dut penser l’Europe monarchique et aristocratique en entendant tout à coup résonner à ses oreilles cette nouvelle incroyable : les Français viennent de chasser la dynastie d’Orléans ; ils ont choisi pour les gouverner un poète lyrique, un avocat radical, un astronome et un prolétaire !

Aucune explication vraisemblable d’une telle énormité ne venait à l’esprit ni des souverains ni de leurs cours. Depuis bien des années déjà la diplomatie européenne considérait la force révolutionnaire comme très-affaiblie, sinon détruite, en France, par la longue application d’une politique savamment combinée. Les ambassadeurs des puissances étrangères, captivés par l’accueil et l’entretien aimables de Louis-Philippe, éblouis par les élégances de la société parisienne qu’ils voyaient dans une sécurité parfaite, avaient fini par réconcilier leurs maîtres avec la royauté illégitime. Les colères et les inquiétudes que l’usurpation de 1830 avait fait naître s’étaient peu à peu dissipées avec les préventions conçues contre le favori de la bourgeoisie libérale, devenu roi par la grâce du peuple. Comme la surprise exagère tout, quand on vit Louis-Philippe sacrifier sa popularité au maintien de la paix et se retourner résolument contre la révolution qui l’avait mis sur le trône, les hommes d’État de tous les pays le portèrent aux nues ; sa sagesse devint proverbiale ; on l’appela le Napoléon de la paix ; on en vint à le regarder comme le régulateur de l’ordre européen. Le bruit de sa chute étonna les souverains plus encore que ne l’avait fait le retentissement de son élévation.

Ce changement dans les dispositions des têtes couronnées était surtout remarquable à la cour de Russie. L’empereur Nicolas avait mis fin, en ces derniers temps, aux sarcasmes et aux épigrammes que, pendant plusieurs années, il s’était plu à lancer, à tout propos, contre Louis-Philippe et sa famille. Depuis qu’il avait vu tous ses desseins favorisés par l’attitude passive de la diplomatie française, qui n’osait même plus parler de la Pologne, il s’était singulièrement adouci. On assure que la connaissance personnelle qu’il fit, dans son voyage en Italie, du duc de Bordeaux et de ses conseillers, acheva de lui ôter la pensée d’une restauration[1] ; à dater de ce jour, le ton de ses agents auprès du gouvernement français marqua, dans plusieurs circonstances, un désir de rapprochement très-sensible. L’indifférence qu’il affecta en public lorsque se répandirent, à Saint-Pétersbourg, les premières nouvelles d’une insurrection à Paris, ne trompa que peu de gens ; bien qu’il répétât d’un ton railleur qu’après tout les Français étaient les maîtres chez eux ; que peu importaient à la Russie les fantaisies parisiennes, etc. ; bien qu’il voulût montrer au bal et au spectacle un front serein, il ne commandait pas à sa pâleur qui trahissait une préoccupation secrète. Toute la ville avait les yeux sur lui. Les hommes de cour, voyant que l’empereur voulait paraître insouciant, se composaient le visage. Le peuple, au contraire, lui attribuant, comme à Dieu, tous les événements, disait que le Goçoudar[2] avait fait chasser Louis-Philippe, parce que ce prince déloyal refusait de lui rendre les millions qu’il lui avait empruntés. Nous irons reprendre notre Paris ! nasz Pariz, s’écriait-on dans les groupes populaires. Mais l’empereur ne se laissait pas distraire par ces naïvetés de l’orgueil national. Les dépêches qui lui arrivaient à la fois de tous côtés l’assombrissaient d’heure en heure. Au bruit bientôt démenti d’une contre-révolution dont on faisait honneur, tantôt au maréchal Bugeaud, tantôt au général Lamoricière, avait succédé la nouvelle officielle de la proclamation de la république ; presque au même moment des lettres particulières annonçaient comme accomplies les révolutions qui devaient éclater, quinze jours plus tard, à Berlin et à Vienne.

Il devenait indispensable de prendre, sinon un parti, du moins une attitude politique. L’empereur le sentit ; malgré son trouble, il publia un manifeste dans lequel il se déclarait prêt à combattre pour la justice de Dieu et pour les principes sacrés de l’ordre établi sur les trônes héréditaires ; il ordonna que l’on fit avancer sur la frontière deux corps d’armée et renvoya immédiatement à Varsovie le maréchal Paskewitch. En même temps un agent diplomatique[3] partait pour Paris, chargé de porter à tous les Russes l’ordre de quitter la France au plus vite.

Sur ces entrefaites, l’arrivée du manifeste de M. de Lamartine rendit à l’esprit agité du czar quelque repos. Il éprouva d’autant plus de satisfaction de ce langage pacifique qu’il avait ressenti plus d’inquiétudes en se préparant à la guerre. Il sembla respirer plus librement. Il n’aurait pas cru, répétait-il à son entourage, qu’un poète fût capable d’autant de sagesse. Puisqu’il en était ainsi, et si la France demeurait fidèle au programme de M. de Lamartine, la Russie ne prendrait pas l’offensive et resterait chez elle. Mais ce calme, cette satisfaction relative furent de courte durée et l’empereur retomba dans un état violent. Il se parlait haut à lui-même, comme un homme qui n’est plus maître de ses pensées ; plusieurs fois on le rencontra très-avant dans la nuit, seul, à pied, se dirigeant vers la demeure de son ministre de la guerre. Le récit des événements de Vienne et de Berlin, dont le bruit prématuré avait fait place à une certitude accablante, causait en lui cette perturbation nouvelle[4]. Toute dissimulation, toute réserve lui devenaient impossibles. Aucune expression ne lui semblait trop méprisante quand il parlait du roi de Prusse, des archiducs, du prince de Metternich, de tous ces gens sans tête et sans cœur qui déshonoraient, disait-il, les races royales. D’autres fois, en des entretiens intimes avec le duc de Leuchtenberg, qu’absorbait le souci de ses pertes pécuniaires sur les valeurs industrielles françaises, le souverain de toutes les Russies peignait, dans un langage d’une éloquence amère, la ruine des espérances grandioses qu’il avait conçues pour lui-même et pour sa nation. Nous voici, disait-il alors avec amertume, nous voici, moi et mon peuple, par la faute de ces misérables, refoulés vers l’Asie. La France triomphe en Occident ; l’Europe nous repousse. Avant même que d’avoir pu combattre, les Slaves sont vaincus par la Révolution française !

Ce qui venait de se passer à Vienne méritait bien le mépris et l’indignation du czar. Quelques écrivains libéraux, des étudiants, des étrangers, y fomentaient, depuis un certain temps, par des écrits clandestins et par une propagande orale assez confuse, une agitation et un mécontentement qui ne descendaient guère au-dessous de la classe bourgeoise. Une intrigue de cour favorisait cette agitation. L’archiduchesse Sophie, femme ambitieuse et rusée, voulait, par son mari, l’archiduc François-Joseph, ou par son jeune fils, régner en Autriche. D’obstacles à ses projets, elle n’en voyait qu’un : le prince de Metternich. Aussi travaillait-elle, de concert avec une partie de la noblesse qu’avait lassée la longue domination du vieux ministre et secondée par quelques membres influents du clergé, à discréditer une politique et des conseils où elle n’avait point assez de part. Bien qu’elle fût, dans le secret de sa pensée, plus absolutiste que le prince de Metternich, elle savait, dans l’occasion, parler le langage du libéralisme, et, loin de redouter les démonstrations populaires, elle y voyait un moyen de renverser le cabinet et de rendre nécessaire l’abdication d’un empereur incapable de gouverner par lui-même. Lorsque parvint à Vienne la nouvelle des événements de Paris, elle s’en réjouit parce qu’ils devaient précipiter une crise trop lente à son gré. Comme elle vit qu’en effet la population commençait à s’émouvoir et se rassemblait dans les rues aux cris de Vive la liberté ! à bas Metternich ! elle mit en œuvre toutes ses habiletés pour empêcher qu’aucune mesure sérieuse de répression ne fut prise par le gouvernement.

Le 12 mars, une pétition demandant la liberté de la presse et la convocation d’une assemblée fut présentée aux états de la basse Autriche. Le lendemain, des étudiants et des professeurs, réunis dans les salles de l’université, rédigent une pétition à peu près semblable. Les cours n’ont jamais hâte de répondre à ces sortes de demandes, et déjà les rassemblements populaires qui stationnaient sur la place publique, au lieu de s’irriter de cette longue attente, commençaient à se refroidir, quand des meneurs, parmi lesquels on affirme avoir vu des émissaires de l’archiduchesse Sophie, s’écrient que c’est Metternich qui trompe l’empereur et l’empêche d’accéder aux vœux du peuple. La multitude, crédule à ces propos, se précipite vers la maison de campagne du prince : les maîtres n’y sont pas ; les serviteurs ferment les portes. La foule les enfonce, se répand dans les appartements, brise les glaces, allume dans la cour, avec quelques meubles, un feu de joie ; après quoi elle revient, triomphante, grossir un attroupement qui entoure la chancellerie d’État, et demande à grands cris le renvoi du ministre. Là le résultat est plus sérieux et le succès plus décisif. Au bout de très-peu de temps, un conseiller impérial paraît au balcon, harangue le peuple et lui annonce que Sa Majesté l’Empereur, plein de sollicitude pour ses fidèles sujets, s’occupe en ce moment même de décréter les libertés demandées. Par une étrange coïncidence, pendant que le conseiller parle encore, les troupes qu’on avait vues jusque-là immobiles, l’arme au bras, et qui partout avaient laissé passer le peuple, se déploient et s’apprêtent à dissiper les rassemblements. La foule murmure ; quelques enfants jettent des pierres aux soldats ; un officier supérieur est atteint au front d’un coup qui fait jaillir le sang. À cette vue, la troupe, irritée, oublie l’ordre et fait feu ; cinq à six insurgés tombent morts ou blessés grièvement. Le peuple fuit, mais en criant Aux armes ! et les barricades s’élèvent. La troupe hésite à faire usage de ses armes. Les insurgés, très-résolus, au contraire, se rendent peu à peu maîtres de la ville. Dans la nuit du 13 au 14, le prince de Metternich se démet volontairement de ses fonctions et quitte Vienne précipitamment. Le lendemain, malgré cette apparente satisfaction donnée au peuple, l’agitation, loin de diminuer, devient formidable. L’empereur se décide à consentir toutes les réformes demandées par le peuple. Alors la joie publique éclate ; les cris de Vive l’empereur ! ébranlent les maisons. Des lampions, des transparents, des drapeaux décorent les fenêtres ; la nuit se passe en réjouissances, et le lendemain matin la population, ivre de bonheur, lit sur toutes les murailles que les droits féodaux sont abolis, que la liberté de la presse est accordée, que la garde nationale va être organisée, que les condamnés politiques sont amnistiés, enfin que des états généraux sont convoqués, pour le 3 juillet prochain, dans la capitale de l’empire.

L’un des incidents les plus remarquables de cette révolution, ce fut l’arrivée de la députation hongroise dans la soirée du 15 mars. Quand le bateau à vapeur de Presbourg fut signalé, le peuple se porta en foule à la rencontre des envoyés de la diète et salua de ses acclamations ces nobles patriotes qui, les premiers, dans l’État autrichien, avaient revendiqué d’une voix virile le droit et la liberté. Vivent les Hongrois ! vive Kossuth ! vive Batthiànyi ! Ce fut pendant plusieurs jours le cri d’allégresse de la population viennoise. Kossuth, plus que tous les autres, excitait une curiosité sympathique. Il ne pouvait se soustraire aux empressements de la foule qu’étonnait une si grande et si jeune renommée, que charmaient sa beauté, sa grâce, et qui ne pouvait se lasser d’entendre sa parole éloquente.

Arrêtons-nous un moment pour saluer aussi cet homme extraordinaire que nous allons voir tout à l’heure susciter, pour une lutte inouïe, un peuple de héros, lui inspirer la sainte folie du sacrifice, et vaincu enfin avec lui, après des efforts prodigieux, paraître aussi grand dans la défaite que plus d’un conquérant dans tout l’éclat du triomphe.

Louis Kossuth — Lajos — est né, en 1802, d’une famille hongroise, protestante, dans un village du comitat de Zemplin. Son enfance fut bercée par la légende païenne et chrétienne de cette contrée fameuse qui vit se dresser la tente nomade d’Attila et s’arrêter, dans le neuvième siècle, sous la conduite de son chef Arpad, la première invasion de ces tribus asiatiques auxquelles le peuple hongrois se plaît à rattacher son histoire. L’imagination vive de Kossuth s’imprégna tout entière de ces récits merveilleux. On ne peut se défendre de l’idée d’une prédestination en voyant sa jeunesse se tremper ainsi aux sources primitives de la tradition magyare. Plus tard, l’ardeur de ses pensées, l’abondance de sa parole, l’inexprimable mélancolie de sa fierté orientale, rappelleront involontairement à l’esprit les contrées où il vit le jour : cette Égypte hongroise, comme la nomment les chroniqueurs, cette Theiss, semblable au Nil, dont les débordements enfantent de riches moissons, ces monts Karpathes qui renferment l’or, ces versants de l’Hegyalja où fleurit la vigne grecque, et le ciel toujours clément de cette terre sans seconde[5].

Resté jeune orphelin, dans un état voisin de l’indigence, à portée seulement de ces écoles ou gymnases des petites villes de la Hongrie, dans lesquelles le gouvernement autrichien perpétue systématiquement l’ignorance, Kossuth parvint néanmoins à cultiver les facultés éminentes dont la nature l’avait doué. À une époque où la littérature hongroise était tombée dans l’oubli, où les magnats et les gentilshommes affectaient de parler latin, français, allemand, Kossuth marqua une prédilection constante pour l’idiome national, que l’on n’entendait plus, ailleurs, que dans les rangs du peuple. Venu à Pesth à l’âge de dix-huit ans, il se lia avec deux écrivains distingués, les frères Kisfaludyi, et fit, sous leurs auspices, ses essais littéraires en langue magyare. Dès ce moment, il s’appliqua à rajeunir l’idiome de ses pères, qui prit sous sa plume, et plus tard dans ses harangues, une souplesse et une clarté admirables. Lorsque Kossuth parut pour la première fois, en 1850, dans l’assemblée du comitat de Zemplin, où sa condition de gentilhomme et sa profession d’avocat lui donnaient accès, quand il appela les sympathies de ses concitoyens sur la Pologne insurgée, une vive acclamation l’interrompit à plusieurs reprises ; il fut décidé aussitôt qu’on enverrait à Vienne des députés, afin de demander, pour les Hongrois, l’autorisation de lever, à leurs propres frais, un corps d’armée de 50.000 hommes destinés à secourir l’insurrection polonaise. Seize comitats se joignirent en cette occasion au comitat de Zemplin. Ce premier succès donna au nom de Kossuth un retentissement dont lui-même, sans en être ébloui, sentit toute l’importance. Kossuth était déjà possédé alors d’une haute ambition. Il voulait ranimer le patriotisme magyar et former en Hongrie un parti politique pour défendre la constitution contre les empiétements arbitraires de la cour de Vienne. N’ayant ni rang, ni biens, ni fonction dans l’État, son unique moyen de conquérir l’ascendant sur les grands et sur le peuple, c’était son éloquence et le prestige qui s’attache à la célébrité. Il saisit, il multiplia en conséquence les occasions de parler dans les assemblées des comitats et réussit à se faire envoyer par eux, en 1832, à la seconde chambre de la diète, en qualité de député suppléant. Bien que cette position ne lui donnât dans les délibérations qu’une voix consultative, malgré la jalousie des magnats que l’éclat de son nom commençait à offusquer, il sut prendre, en plusieurs circonstances, une initiative très-heureuse qui marqua sa place à la tête du parti national. Ce fut lui qui, le premier, conçut l’idée d’adresser aux comitats des lettres circulaires où l’on rendait compte des discussions de la diète. Jusque-là, le pays n’apprenait le résultat des délibérations que par des résumés très-succincts et très-inexacts donnés par la presse censurée. La pensée de Kossuth, en répandant, autant que le permettait la surveillance de la police, ces comptes rendus qui rappellent les fameuses Lettres de Mirabeau à ses commettants, était éminemment politique. Aussi le gouvernement autrichien ne tarda-t-il pas à en prendre ombrage, et la correspondance parlementaire fut interdite. Mais elle avait déjà porté ses fruits. L’opinion publique avait reçu une impulsion décisive ; Kossuth se sentait appuyé à ce point qu’il pouvait tenter de résister ouvertement aux ordres de l’Autriche. Quatre années dans la forteresse de Bude châtièrent sa hardiesse ; une popularité immense la couronna. L’attention publique se concentra sur sa personne ; il préoccupa toutes les imaginations, gagna toutes les sympathies, et, quand les portes de la prison s’ouvrirent devant Kossuth, le pays tout entier crut avoir retrouvé la liberté.

Pendant les quatre années qu’il vécut enfermé à Bude, il s’appliqua à l’étude de la révolution d’Angleterre et de la Révolution française, particulièrement dans la conduite des assemblées. À peine hors de prison, en 1841, il prit la direction d’un journal démocratique — Pesti Hirlap — fondé à Pesth par le baron Wesselényi. Le succès de ce journal, le premier où les affaires publiques eussent été traitées avec talent et liberté, passa toute espérance. L’adhésion du comte Louis Batthiànyi, chef de l’opposition dans la chambre des magnats, fut la marque la plus significative de ce succès. L’union du grand seigneur, resté jusque-là dans la mesure politique du parti tory, avec l’agitateur démocratique acheva de constituer le parti national.

En 1847, le comte Batthiànyi proposa la candidature de Kossuth aux électeurs du comitat de Pesth qui le nommèrent. Dès son entrée à la diète de Presbourg, et malgré les attaques du parti conservateur à la tête duquel était le comte Szècsenyi, Kossuth se vit implicitement reconnu comme chef de l’opposition. Les hommes les plus considérables dans les deux chambres, Wesselényi, Ladislas Teleki, Majlath, Dèak, Szemere, Eötvös, recherchaient son amitié et rendaient à l’envi hommage à un talent dont aucun autre ne pouvait déjà plus balancer l’influence. Chacun des discours de Kossuth devint un événement politique. Chacun de ses succès de tribune relevait l’orgueil national et grandissait dans les cœurs l’image de la patrie.

Lorsque arriva, à la diète, la nouvelle de la révolution de Février, ce fut Kossuth qui, dans un discours où il se surpassa lui-même, fixa les points principaux où l’opposition devait porter l’attaque et posa en quelque sorte les bases du nouveau droit constitutionnel sur lequel ses concitoyens auraient à édifier l’indépendance de la Hongrie. Son grand sens politique lui faisait comprendre dès lors que la Hongrie ne devait pas combattre isolément pour des droits particuliers, mais se faire le champion du droit général de toute la monarchie autrichienne. L’avenir de la dynastie, s’écriait-il, est, selon ma ferme conviction, intimement lié à la confédération fraternelle des peuples sur lesquels s’étend son empire ; et cette confédération, elle n’y peut parvenir qu’en inscrivant le droit des nationalités dans une constitution libérale. Ni le bourreau, ni la baïonnette ne seront jamais un moyen d’organiser et d’unir les peuples. Ce discours, accueilli par des applaudissements passionnés, déterminait l’assemblée à envoyer à Vienne une députation où toutes les nuances d’opinion étaient représentées, et qui, sous la conduite de l’archiduc palatin, se chargeait de porter à l’empereur les vœux de la nation hongroise.

Nous venons de voir comment cette députation fut accueillie par le peuple. Le nom de Kossuth, déjà populaire à Vienne, avait plus d’une fois retenti pendant les jours précédents. Son discours du 3 mars, lu à haute voix par un étudiant, sous les fenêtres de la princesse de Metternich[6], avait passé de main en main et éveillé de vives sympathies pour sa personne et pour sa cause. La cour impériale, en voyant arriver la députation de Presbourg, comprit qu’elle allait être forcée d’étendre à la nation hongroise les concessions qu’elle venait de faire à l’Autriche, et, malgré la répugnance du parti qui triomphait dans les conseils, le langage énergique des députés, les instances officielles du prince Esterahzy, la déterminèrent à céder. Le 18 mars, la députation repartit triomphante pour Presbourg, emportant la nomination du comte Louis Batthiànyi en qualité de premier ministre chargé de former un ministère indépendant pour les affaires de Hongrie. L’archiduc Étienne devenait vice-roi. La séparation politique et administrative de la Hongrie était implicitement prononcée. Cette nouvelle concession de la cour avait encore exalté les Viennois. Kossuth cependant était loin de s’abandonner à l’allégresse générale. Cette satisfaction immodérée lui semblait de mauvais augure. Ce peuple croit avoir accompli la révolution, disait-il à ses compatriotes ; il ne se doute pas qu’il ne fait que la commencer.

À peu de jours de là, l’insurrection de Milan venait donner raison à ce pressentiment du génie. Le caractère de cette insurrection n’eut rien de commun avec ce qui venait de se passer à Vienne. Autant la population viennoise inclinait par nature, par coutume, par la douceur d’un joug traditionnel que l’affabilité de ses princes savait lui déguiser, à l’indolence politique et au respect des volontés royales, autant la haine des Lombards pour la domination étrangère était profonde et irréconciliable. Le gouvernement allemand, établi en Lombardie par les traités de Vienne, était trop contraire au génie de la nation italienne pour que, même bienfaisant et magnanime, il ne dût pas rencontrer dans la seule antipathie des races des obstacles presque insurmontables. Mais loin de chercher à gagner le cœur du peuple par ses bienfaits, il n’avait pas même essayé de se faire accepter de la classe riche par ces ménagements habiles, par ces condescendances superficielles auxquelles la noblesse oisive et démoralisée de notre temps se laisse partout si facilement prendre. Le gouvernement autrichien avait affecté à Milan et à Venise des allures de conquérant. Non content d’opprimer, il avait humilié ses nouveaux sujets. À toutes les lois prohibitives, aux impôts excessifs qui pesaient sur les fortunes, à une conscription odieuse qui enlevait la fleur de la jeunesse pour l’envoyer au loin dans des pays inconnus, aux lenteurs calculées de l’administration, aux vexations incessantes de la police, de la douane, de la censure, venait encore s’ajouter, par surcroît d’iniquité, l’insolence soldatesque qui, depuis le feld-maréchal jusqu’au dernier soldat de l’armée, semblait s’être donné pour tâche d’irriter en toute occasion la fibre endolorie de l’orgueil national.

Aussi, au bout de peu d’années, le patriotisme lombard, qui s’était un peu émoussé sous l’administration française, se réveilla-t-il avec une vivacité incroyable. Par réaction contre le despotisme autrichien, la noblesse lombarde se passionnait pour les idées libérales en même temps qu’elle flattait les ambitions juvéniles d’un prince de la maison de Savoie qui promettait d’entraîner l’armée piémontaise à sa suite et de chasser l’étranger du sol italien. On sait la triste issue de cette première alliance lombardo-piémontaise. Les cachots du Spielberg s’emplirent ; Charles-Albert se rétracta. L’exil, la confiscation, la torture mirent à néant les espérances de la jeunesse italienne.

Au couronnement de l’empereur, en 1838, l’amnistie ramena en Italie les principaux conjurés de 1830 et de 1834. Ils ne conspirèrent plus cette fois, mais les idées anglaises et françaises qu’ils rapportaient de l’exil conspirèrent pour eux. Des écrivains distingués, des poètes, des hommes de cœur et d’intelligence, Gioberti, d’Azeglio, Balbo, Capponi, Mamiani, et enfin Montanelli, Tommaseo, Manin, Cattaneo, Giusti, étendirent à tous les États italiens la propagande libérale et créèrent, par la puissance de leur talent, une force morale capable de lutter avec la force des baïonnettes étrangères. L’opinion publique, nationale, italienne, prit une consistance qu’elle n’avait jamais eue auparavant. L’esprit aristocratique et l’esprit démocratique qui devaient se diviser plus tard se confondaient au début dans une commune entreprise de délivrance. Odio e pazienza était la devise universelle ; fuori i barbari ! c’était la pensée, le cri unique de toute l’Italie.

En 1846, le libéralisme de Pie IX, l’impulsion des réformes, donnée au Vatican, et qui eut son contre-coup en Toscane, en Piémont, dans le royaume de Naples, exaltèrent singulièrement les imaginations. Une presse clandestine, fondée par Montanelli en Toscane, et qui répandait par milliers les feuilles démocratiques, entretint l’agitation ; la diplomatie anglaise favorisait presque ouvertement, dans les Deux-Siciles surtout, cette propagande révolutionnaire[7]. Le clergé, encouragé par l’exemple du souverain pontife, laissait paraître son patriotisme et prêchait la révolte dans les campagnes[8]. La population des villes entrait en lutte avec la police ; des démonstrations, frivoles en apparence, mais très-sérieuses au fond, telles que l’abstention du tabac et de la loterie, montrèrent bientôt que la conspiration contre l’Autriche était en permanence, et que la plus merveilleuse entente, si ce n’est dans les idées, du moins dans la haine, animait tous les rangs et tous les partis de la nation.

Cependant l’opinion purement libérale, représentée par la noblesse, l’emportait en tous lieux, à Milan en particulier, où l’aristocratie, par ses largesses et par le concours du clergé exerçait sur le peuple une influence souveraine. Il eut été insensé au parti démocratique, connu sous le nom de jeune Italie, d’entamer avec elle une lutte aussi ouverte ; aussi ne l’essaya-t-il pas ; il se savait en trop petit nombre et trop discrédité par l’issue malheureuse de ses dernières tentatives insurrectionnelles. Bien que très-dédaigneux de l’opposition légale des patriciens milanais et peu confiant dans l’alliance piémontaise que ceux-ci cherchaient à renouer, il suppliait Mazzini de modérer son langage et se rangeait, en apparence, à la suite du mouvement qu’il espérait entraîner plus tard.

Les choses en étaient là quand le gouvernement autrichien promulgua en Lombardie la loi d’Étatlegge stataria — qui l’autorisait à faire rendre et exécuter ses jugements dans l’espace de deux heures : c’en était trop. La patience était à son terme ; un cri d’indignation éclata. À ce cri, répondit comme un écho le cri victorieux de la Révolution française.

Chose étrange et qui marqua sur l’heure une dissidence inaperçue jusque-là, le parti libéral ressentit plus d’inquiétude que de joie à la nouvelle des événements de Paris[9]. Ni l’influence française, ni les idées républicaines n’étaient sympathiques à la noblesse. Elle appréhendait de voir se rompre les négociations à peine entamées avec le Piémont et craignait dans Milan une insurrection dont le triomphe lui paraissait ou impossible ou redoutable.

Dans la population milanaise, l’agitation était extrême. Le bruit public annonçait tantôt l’entrée en campagne de l’armée piémontaise, tantôt l’arrivée à Milan de 40.000 fusils envoyés par Charles-Albert. Le maréchal Radetzki semblait, par toutes les mesures qu’on lui voyait prendre, se disposer à une lutte prochaine. Il concentrait des troupes sur la frontière du Piémont, faisait entrer dans Milan des régiments croates et tyroliens ; enfin, le 17 au matin, sur un ordre exprès venu de Vienne, l’archiduc vice-roi et le comte de Spaur, gouverneur de la ville, partaient pour Vérone en lui remettant des pouvoirs extraordinaires. Mais, tout à coup, au lieu des événements prévus, au lieu de la déclaration de guerre que l’on attendait de Piémont ou de France, une nouvelle inimaginable tombe comme la foudre sur Milan. Vienne est en pleine révolution ; Metternich a pris la fuite. Une constitution libérale est promulguée en Autriche ; c’est l’autorité autrichienne, le vice-gouverneur O’Donnel lui-même, qui fait proclamer, le 17 mars au soir, cet attentat inouï du peuple viennois contre la majesté impériale. L’effet de cette proclamation ne se fait pas attendre. Aussitôt, le drapeau tricolore flotte à toutes les fenêtres ; on entend le tocsin sonner dans les soixante clochers de la ville ; le peuple sans armes, mais résolu à tout, entoure la maison du podestat et l’entraîne malgré lui, aux cris de vive Pie IX ! vive l’indépendance italienne ! au palais de la chancellerie. Les factionnaires surpris laissent entrer la foule, qui pénètre jusqu’aux appartements du gouverneur et le force à signer l’ordre d’organiser la garde civique. Dans le même temps, toutes les rues de la ville se hérissent de barricades. Une telle audace, sous les yeux d’une garnison de 20.000 hommes, ne s’explique pas. Le maréchal Radetzki se persuade que tout est concerté avec les Piémontais ; dans la crainte d’une surprise, il quitte à la hâte son palais, se retranche dans la forteresse, et s’apprête de là à bombarder la ville[10]. Mais rien n’arrête l’intrépidité des Milanais. Le mouvement est universel, irrésistible. À défaut de fusils de munition, on se distribue des fusils de chasse, des pistolets, des couteaux, des poignards ; on parvient même à fabriquer quelques canons en bois, cerclés de fer, et l’on engage un combat à outrance avec la troupe, restée maîtresse du centre de la ville. En vain le canon autrichien tonne pendant cinq jours ; en vain les bombes, les balles, la mitraille pleuvent du haut des bastions et des édifices publics sur cette héroïque population ; elle prend d’assaut le Dôme, les casernes et jusqu’au palais du vice-roi, que défend une artillerie formidable. Les femmes se mêlent au combat et l’animent ; elles chargent les fusils, portent les pavés, ramassent les morts, pansent les blessés, distribuent les vivres, chauffent l’huile bouillante que de tous les étages on verse sur la tête des ennemis. L’insurrection triomphe. Le 22, le maréchal Radetzki envoie proposer à la municipalité, qui s’est constituée en gouvernement provisoire, un armistice. Mais le peuple, exalté par sa victoire, force le gouvernement à rejeter l’armistice et lui arrache une proclamation qui appelle au secours de la ville la population des campagnes. On voit alors un étonnant, un merveilleux spectacle. Pendant que des hommes, munis de télescopes et postés en observation sur les clochers, signalent au peuple les mouvements de l’ennemi, des ballons, auxquels sont attachées les proclamations du gouvernement provisoire, s’élèvent dans l’air ; passant sur la tête des soldats, par-dessus les bastions et les remparts, à travers les balles qui ne les atteignent pas, vont porter sur tous les points du territoire l’appel à l’insurrection. Nulle part on ne réfléchit, on n’hésite. D’immenses masses d’hommes s’ébranlent ; les montagnards du Tyrol et de la Suisse italienne, les paysans de la Brienza, de la Valsassina, ceux du lac de Côme et du lac Majeur accourent en foule ; ils défont sur leur route les troupes autrichiennes déconcertées. Une poignée de jeunes gens s’emparent de la porte Tosa ; d’autres ouvrent la porte de Côme. C’en est fait, Milan est délivré. Le maréchal Radetzki, averti, d’ailleurs, que l’armée piémontaise s’approche, lève son camp dans la soirée du 22 et se retire précipitamment, en désordre, à travers les rizières de la plaine lombarde, vers Lodi et Mantoue, en vengeant par des atrocités exécrables l’humiliation de sa défaite.

Les cinq journées milanaises ont mis près de 1.000 de ses hommes hors de combat. Et ce n’est là, selon toute apparence, que le premier signal de ses désastres. De ces terres d’Italie qu’il foulait impunément depuis tant d’années de son pied lourd, et qu’il croyait, à les voir si mornes, ne plus receler aucune vie, jaillissent tout à coup, comme de cette vallée des sépulcres que traverse le poète, des flammes ardentes. Venise, presque sans combat, délivre ses lagunes d’une odieuse présence. Brescia chasse sa garnison ; Parme et Modène se proclament en république. À Turin, le peuple frémissant force le roi à déclarer la guerre et le pousse, en quelque sorte, à la tête de son armée. Enfin, Pie IX laisse s’organiser sous ses yeux un corps de 20.000 hommes, prêts à voler au secours de la Lombardie[11].

Quel moment à saisir pour cette rivale de la vieille Autriche dont Frédéric-Guillaume guide les destinées, si l’âme étroite de ce prince pouvait s’ouvrir aux grandes ambitions ! Quel jour pour le chef de la maison d’Hohenzollern que celui où il voit les États d’Italie échapper à la maison de Habsbourg, la Hongrie revendiquer fièrement ses droits historiques, et l’Allemagne, se détournant d’une fortune éclipsée, attendre, solliciter en quelque sorte de la Prusse une direction nouvelle ! Tout conspirait pour Frédéric-Guillaume, au dehors et au dedans. L’éducation parlementaire de la Prusse, très-avancée depuis quelques années, par la publicité des états provinciaux, par celle des débats judiciaires, par une certaine liberté de presse et de réunion et en dernier lieu par les états généraux, où des orateurs éminents avaient soutenu avec éclat tous les principes du droit constitutionnel, la rendait capable d’une initiative légitime dans la commune entreprise de la nouvelle unité germanique. Toute la politique du roi de Prusse, dans ses rapports avec les souverains allemands aussi bien que dans ses rapports avec son peuple, aurait pu se définir en un seul mot : sincérité. Mais il ne paraît pas être dans la destinée des maisons royales de concourir volontairement à la formation des institutions démocratiques. Le sang parle en elles plus haut que la raison. Aux oreilles des rois les plus philosophes, le mot de liberté ne sonne pas beaucoup mieux que le mot de révolte. Frédéric-Guillaume devait bientôt mettre dans la plus triste évidence cette incapacité de race à comprendre et à aimer le progrès de la raison politique. La nouvelle de la révolution de Vienne troubla ses esprits au point qu’il ne vit dans la ruine d’une rivale redoutable qu’un sujet d’irritation. Au lieu de quitter résolument le rôle équivoque qu’il avait gardé pendant toute la session des états généraux, au lieu de saisir une occasion si belle de faire cesser une lutte contre l’esprit public, très-mal engagée et dans laquelle il n’avait pas eu l’avantage, Frédéric-Guillaume entra plus avant dans ses hypocrisies ; il rusa de la façon la plus odieuse avec un peuple loyal qui ne lui demandait que de grandir avec lui et par lui et de prendre, par une meilleure constitution politique, un rang supérieur dans la hiérarchie des puissances européennes. Les premiers bruits de la chute du cabinet conservateur et de l’abdication de Louis-Philippe avaient été accueillis sans déplaisir à la cour de Berlin ; mais dès qu’on y apprit la proclamation de la république et l’entrée d’un ouvrier dans les conseils du gouvernement provisoire, la satisfaction fit place à la colère. La Gazette d’État publia, le 1er mars, un article très-vif contre la révolution. Elle accusa d’ingratitude envers ses princes la population parisienne et fit ouvertement des vœux pour que la nation, restée fidèle à la royauté, trouvât un chef capable de la venger de ce qu’elle appelait une surprise de la force brutale. La Gazette ajoutait que, sans aucun doute, l’Allemagne, avertie à temps, allait s’arrêter dans la voie fatale où elle s’était trop légèrement engagée. Pendant que la feuille semi-officielle trahissait ainsi la pensée de la cour, toutes les autres feuilles périodiques demandaient d’un commun accord la liberté de la presse et la convocation immédiate des états-généraux. Les hommes les plus considérables de l’opposition libérale appuyaient ces instances auprès de Frédéric-Guillaume. Mais ni le vœu public, ni l’avis des plus honnêtes gens de son royaume, ni l’exemple de Louis-Philippe, ne furent pour le roi de Prusse un avertissement suffisant. Gagner du temps lui parut la seule chose à faire dans des conjonctures où il fallait, au contraire, devancer l’opinion et donner au plus vite de l’espace à la liberté. Aux sérieuses demandes qui lui étaient adressées, il répondait évasivement que, sans aucun doute, il était disposé à y faire droit, mais qu’il jugeait convenable d’attendre les mesures générales de la Diète germanique. En même temps, on concentrait par son ordre des troupes nombreuses à Berlin, à Potsdam, et M. de Radowitz partait pour Vienne afin de concerter avec le gouvernement autrichien les mesures propres à étouffer dans son germe le mouvement révolutionnaire.

De son côté, le prince de Prusse, chef déclaré de l’opinion absolutiste et grand partisan du gouvernement russe, flattait la vanité des officiers de l’armée et prenait à tâche de distraire l’opinion publique, en annonçant d’un ton provocateur la guerre contre la France. Mais une si pauvre tactique allait recevoir un prompt châtiment. Les rassemblements populaires, brutalement dissipés à plusieurs reprises par la troupe, se reformaient avec obstination et grossissaient d’heure en heure. On y tenait des discours politiques ; on y signait des pétitions, des adresses. Les députations municipales et provinciales qui arrivaient de tous côtes, des provinces du Rhin, de Breslau, de Kœnigsberg, montraient l’unanimité de ce mouvement constitutionnel dont l’expression était encore aussi légale qu’énergique. Cependant le roi refusait de se rendre à l’évidence. Quand, de guerre lasse, il daignait recevoir l’une ou l’autre de ces députations, il la persiflait ou la congédiait brusquement, en lui disant qu’il n’ignorait pas ce qu’il avait à faire. Cela signifiait, dans sa pensée secrète, qu’il voulait attendre le retour de M. de Radowitz et la réunion des souverains, annoncée par la Gazette d’Augsbourg pour le 25 mars, à Dresde.

Qu’on se figure son désappointement et sa frayeur, quand, au lieu de ce qu’il attendait, il reçut, le 17 mars, la dépêche officielle qui lui apprenait la révolution de Vienne. Le matin même, M. de Bodelschwing, son ministre des affaires étrangères, avait annoncé à l’ambassadeur de Russie que tout était terminé à Berlin. Le roi et ses ministres comprirent alors qu’il était temps de changer de ton, et qu’au lieu de jeter le masque, comme on s’apprêtait à le faire, il devenait urgent de redoubler d’hypocrisie. Le langage de la Gazette d’État fut tout autre Voici donc, disait la feuille stipendiée, en ayant l’air de se féliciter, voici donc l’Autriche entrée enfin, comme la Prusse l’a déjà fait depuis longtemps, dans la voie des réformes ! Les faits, cette fois, répondirent aux paroles. Le 18, une députation de la bourgeoisie fut solennellement reçue par le roi ; elle rapporta au peuple la liberté de la presse et la convocation de la diète pour le 2 avril. Le roi promettait, en outre, pour l’Allemagne, une confédération unitaire dont la Prusse allait avoir l’initiative et en quelque sorte la souveraineté. Depuis la plus humble mansarde jusqu’aux palais des princes du sang, tout s’illumina, tout retentit de cris de joie. Une foule immense se porta spontanément sous les fenêtres du château et demanda à voir le roi. Contraint par l’insistance de ces cris et de ces prières, dont il se tenait pour offensé, à paraître sur son balcon, Frédéric-Guillaume, pâle et courroucé, répéta d’une voix mal affermie l’annonce des concessions qu’on lui avait arrachées. Le peuple salua sa présence ; mais le souvenir des brutalités de la soldatesque était si récent et la défiance qu’inspirait le prince de Prusse était telle, qu’aussitôt on demanda à grands cris la retraite des troupes, Militair-fort ! ce cri importun retentit pendant plusieurs heures sur la place. Vainement, à différentes reprises, le roi essaya de haranguer le peuple, de supplier que du moins on lui laissât le temps de réfléchir ; sa voix était couverte par la clameur populaire. À la vue de cette souveraineté nouvelle qui surgissait devant lui, son geste indécis retombait découragé, inhabile à la supplication comme il avait été inégal dans le commandement.

Une dernière fois, ayant encore tenté sans succès de fléchir le peuple, il faillit se trouver mal et se retira, pour ne plus reparaître, dans le fond de ses appartements. C’est alors qu’on l’entendit murmurer d’une voix éteinte ces paroles indignes d’un souverain : Du repos ! du repos ! j’ai besoin de repos ! Que ces paroles aient été le signal d’une attaque traîtreusement concertée, ou que l’ordre de faire feu fût venu d’ailleurs, il n’en reste pas moins certain que le peuple sans armes et qui criait encore : Vive le roi ! fut dispersé à coups de fusils, de sabres et de baïonnettes par les troupes royales, et que de nombreuses victimes expièrent, sous les yeux du souverain, le tort de l’avoir associé à leur joie et de lui avoir rendu grâce de ses bienfaits. À Berlin, comme à Paris, la révolution qui semblait arrêtée, reprit son cours. Les masses populaires, chassées de la place du palais, se précipitèrent par toutes les rues de la ville en criant : Aux armes ! Le combat s’engagea ; il fut opiniâtre entre la bravoure enthousiaste des ouvriers et le courage discipliné des soldats. Après une lutte de seize heures, le bon droit avait triomphé, le peuple gardait l’avantage ; le prince de Prusse fuyait ; Frédéric-Guillaume annonçait pompeusement au peuple l’organisation de la garde nationale, la liberté de la presse et une constitution démocratique. L’humiliation était grande à coup sûr, mais Frédéric-Guillaume en avait mérité une plus grande encore et qui ne lui fut point épargnée.

Le 22, dans l’après-midi, on aperçut des fenêtres du château une longue procession qui s’avançait à pas lents en psalmodiant des chants d’église. Des femmes et des jeunes filles vêtues de deuil, tenant à la main des branches de cyprès, ouvraient la marche ; puis, venaient deux par deux, sur une file dont on ne voyait pas la fin, des hommes du peuple qui portaient sur leurs épaules des cercueils ouverts. Une foule grave et recueillie accompagnait ce cortége. À mesure qu’il approchait et qu’on distinguait mieux les morts ensanglantés couchés dans leurs bières, on se sentait glacé d’horreur. Personne n’osa se présenter pour arrêter la procession lugubre quand, franchissant la cour intérieure du palais et le seuil de la demeure royale, elle se déploya avec solennité et déposa sous les fenêtres mêmes du roi ces morts à la face découverte, couronnés de fleurs funéraires. Autour de chacun des cercueils la famille du mort était groupée et gardait un silence pathétique. Après que ce silence se fut longtemps prolongé, tous ensemble, réunis en un chœur religieux, ils entonnèrent l’hymne des funérailles. Mais ce n’était pas encore assez ; il fallut que le roi parût à son balcon ; il fallut que pâle, défait, chancelant, tenant par la main la reine tout en larmes, il vînt faire acte de repentir et d’expiation. Après quoi, le cortège s’ébranla, les cercueils s’éloignèrent, et Frédéric-Guillaume, aussi blême que les cadavres qu’on venait de présenter à sa vue, remporta dans ses bras défaillants la reine évanouie.

C’est ici peut-être le lieu d’observer la différence profonde qui, dans des circonstances toutes pareilles, se marque entre le peuple de Paris et celui de Berlin ; entre le caractère d’une révolution allemande, qui reste philosophique et je dirai presque contemplative jusque dans ses vengeances, et cet instinct dramatique, qui chez nous pousse tout à l’action, fait jaillir la poésie de la réalité, rend l’image vivante et met, en quelque sorte, l’épée aux mains de la Muse.

Quand le peuple de Paris relève ses morts et les range avec un sinistre appareil sur un char funèbre, ira-t-il, comme le peuple de Berlin, les mener en procession au roi et se donner tout à loisir le spectacle de ses remords et de son épouvante ? Non, non ! Cette vengeance abstraite n’est pas pour le satisfaire. Le peuple, ici, porte ses morts au peuple ; et, quand il se précipite vers les Tuileries, ce n’est pas pour y faire entendre des lamentations ni pour regarder de loin une reine évanouie ; ce n’est pas non plus pour en chasser seulement un roi, c’est pour en expulser la royauté elle-même.

Les deux grandes puissances de l’Allemagne, l’empire d’Autriche et la monarchie prussienne, réduites, comme nous venons de le voir, à des concessions radicales, il n’était plus possible aux États secondaires de continuer la lutte. Partout l’opinion publique s’était prononcée dans le même sens qu’à Berlin et à Vienne ; partout elle demeurait maîtresse. À Munich, le peuple force le vieux roi d’abdiquer ; il obtient de Maximilien, son successeur, la liberté de la presse et la responsabilité des ministres. À Leipzig, l’insurrection arrache au roi de Saxe son accession au parlement allemand. En Hanovre, dans le Wurtemberg, dans les Hesses, dans le duché de Bade, mêmes démonstrations, mêmes résultats. Hambourg, Brême et Lubeck réforment leurs constitutions. Le Schleswig se prépare à la guerre. La Pologne menace à la fois la Russie, la Prusse, l’Autriche et promet d’entraîner tous les peuples slaves à sa suite. La presse de tous les États adresse un appel patriotique aux hommes éminents de chaque pays et les invite à former à Francfort un parlement préparatoire, chargé de constituer la Diète du peuple. Quelques publicistes, quelques docteurs en droit, quelques professeurs de philosophie et d’économie politique se réunissent à Heidelberg et fixent au 31 mars l’ouverture de ce parlement. Cinq cents notables sont désignés pour en faire partie. L’Allemagne tout entière va changer de face.

Ces nouvelles merveilleuses, ou plutôt ces éclairs qui sillonnaient à la fois tous les points de l’horizon embrasé, causaient à Paris une sensation extraordinaire. On y voyait, non sans raison, l’indice certain d’un état tout nouveau de l’Europe. Les prédictions des socialistes s’accomplissaient plus rapidement qu’ils ne l’avaient pensé eux-mêmes. Les peuples, en s’affranchissant, se reconnaissaient frères. Par ce bel enchaînement du progrès humain que la Révolution française avait si bien pressenti, partout la liberté révélait la fraternité. Si la surface géographique du continent restait encore ce que l’avaient faite les traités de Vienne, si les royaumes et les principautés gardaient leurs noms et leurs limites, on sentait que les esprits, devenus libres, franchissaient ces frontières, formaient entre les peuples d’autres associations, d’autres groupes d’idées, et préparaient en quelque sorte, par un mouvement commun à toute l’Europe et analogue à celui qui fonda l’église chrétienne, une catholicité nouvelle de la raison. Là, où les hommes aveuglés par la passion ne voulaient voir que le travail d’une propagande d’émigrés et l’agitation factice de quelques émissaires des sociétés secrètes, les esprits attentifs discernaient une œuvre historique. Les ennemis mêmes de la révolution ne s’y trompaient pas. D’où vient, disait alors un recueil que j’ai fréquemment occasion de citer[12], parce qu’il est l’expression la plus intelligente de l’opinion stationnaire, d’où vient cet empire que la jeune République exerce déjà sur le vieux monde, où elle est à peine entrée ? D’où vient le charme qui transforme, à sa seule apparition, les anciennes sociétés politiques ? C’est qu’elle a dit le mot du siècle dès son premier pas ; c’est qu’elle a dit ce que la monarchie constitutionnelle, égarée dans ses voies par de fausses directions, ne voulait pas et ne savait plus dire : elle a dit qu’elle s’appelait la démocratie.

On se rappelle qu’il y avait alors à Paris un grand nombre de proscrits de toutes les nations : allemands, belges, italiens, polonais, etc. La persécution exalte et l’exil rend crédule. Tous, à la nouvelle des révolutions accomplies chez eux, conçurent les espérances les plus outrées. Beaucoup eurent la pensée funeste de rentrer à main armée dans leur patrie et d’y proclamer la république. Des députations incessantes vinrent à l’Hôtel de Ville, bannières déployées, demander dans ces vues, au gouvernement provisoire, des moyens de transport et des armes. Ils étaient encouragés dans leurs prétentions par les orateurs des clubs[13], et ils s’emportèrent plusieurs fois en menaces, parce que les réponses du gouvernement n’étaient pas conformes à leurs désirs. M. de Lamartine, fermement résolu à ne point favoriser des entreprises dont il n’attendait rien de bon, prenait à tâche, par ses discours aux émigrés et par ses avertissements aux cours étrangères, de bien établir que la France n’interviendrait point de cette façon dans les affaires européennes. Sa réponse aux Irlandais fit hausser la rente à Londres. La hauteur de sa réponse aux Polonais montra qu’il portait jusqu’à l’excès le soin de rassurer les puissances. Quand les Allemands et les Belges firent leurs préparatifs de départ, il en prévint l’ambassadeur de Belgique et le ministre de Bavière. Sur le bruit d’une expédition de Savoisiens qui s’organisait à Lyon, il fit offrir au roi de Piémont de protéger par un corps de troupes françaises la frontière de Savoie. Mais une telle manière de voir et d’agir était absolument opposée à l’esprit qui régnait dans les conseils du ministre de l’intérieur. Là, comme nous avons eu occasion de le remarquer, on croyait beaucoup à l’intimidation extérieure et intérieure ; on y poussait ; et comme l’action de chacun des ministres était complètement indépendante de celle des autres, il en résulta, dans cette occasion en particulier, pour le gouvernement provisoire, une apparence de déloyauté qui eût été évitée par une concentration plus rigoureuse des pouvoirs politiques. Ni M. de Lamartine ni M. Ledru-Rollin, n’avaient de vues bien arrêtées sur le rôle nouveau que la République créait à la France, dans cette transformation de l’état européen dont ils se formaient tous deux une idée assez vague ; mais, du moins, M. de Lamartine restait-il conséquent, lui qui avait repoussé la guerre générale, en refusant son concours à de petites expéditions clandestines dont l’issue ne pouvait être douteuse ; tandis que M. Ledru-Rollin, comme nous l’allons voir, entraîné par sa faiblesse, retenu par son instinct, ne sut ni les vouloir, ni les empêcher, et laissa se tramer sous ses yeux des complots dont le dénouement ridicule porta la première atteinte à ce sentiment de grandeur et de force qui s’attachait dans toute l’Europe au nom de République.

Entre toutes les personnes qui exerçaient de l’influence sur le ministre de l’intérieur, M. Caussidière était la plus favorable à cette idée de propagande armée. L’émigration belge en particulier l’avait circonvenu. Chasser de Bruxelles le gendre de Louis-Philippe et proclamer la république belge lui paraissaient un jeu d’enfant. Dans les premiers jours de mars, il s’en ouvrit à M. Ledru-Rollin et lui communiqua un plan de campagne. Selon lui, 2.000 réfugiés belges sont prêts à partir ; si le ministre consent à mettre à leur disposition la somme de 100.000 francs et à leur adjoindre les 2.000 gardes municipaux inoccupés que l’on tient sous la main à Beaumont-sur-Oise, l’affaire peut être considérée comme certaine. De son côté, le commissaire de la République dans les départements du nord, M. Delécluze, écrivait dans le même sens que M. Caussidière, et demandait des armes. Mais M. Ledru-Rollin, ce jour-là et les jours suivants, malgré les instances de M. Caussidière et des réfugiés, refusa de faire, comme ministre, aucune dépense irrégulière ; seulement, il promit d’user, en faveur de l’expédition, de son influence personnelle et d’accorder le transport gratuit des réfugiés. Bientôt M. Delécluze obtint de lui quelque chose de beaucoup plus compromettant : ce fut un ordre, expédié par le ministre de la guerre au général Négrier, commandant de la 16e division militaire, de délivrer au commissaire de la République, 1.500 fusils de l’arsenal de Lille pour l’armement de la garde nationale.

Pendant ce temps, les réfugiés abusés par M. Caussidière, qui exagérait beaucoup l’importance des témoignages de sympathie qu’on arrachait à M. Ledru-Rollin, s’apprêtaient au départ. Un ancien officier de cavalerie au service belge, nommé Fosse, organise avec l’assentiment du maire de Paris, dans des bureaux ouverts à cet effet à l’Hôtel de Ville, une colonne où l’on embrigade ouvertement des recrues. Une autre colonne était organisée par un marchand de vin de Ménilmontant, appelé Blervacq, qui communiquait directement avec le ministre de l’intérieur. La division ne tarda pas à éclater entre les deux colonnes dont les chefs s’accusaient mutuellement d’être des agents provocateurs aux gages de l’ambassade. Le fait est que, de manière ou d’autre, le prince de Ligne n’ignorait rien et que par lui le gouvernement belge connaissait avec exactitude le jour et l’heure où les deux colonnes insurrectionnelles, qui comptaient environ 1.200 hommes chacune, prenaient par le chemin de fer la route de Belgique. Soit trahison, soit étourderie, les wagons du convoi emportant la première colonne se laissèrent remorquer à Valenciennes par des locomotives belges qui les entraînèrent jusqu’à Quiévrain. Là, un bataillon de troupes belges les reçut au débarcadère ; et, après qu’on eut poliment reconduit les Français sur la frontière, on dirigea les Belges, dont plusieurs étaient des repris de justice, dans les prisons de leurs divers domiciles. Le sort de l’autre colonne, bien que moins rapidement décidé, ne fut guère plus heureux. Sous la conduite de quatre élèves de l’École polytechnique, délégués par le gouvernement pour accompagner les émigrants, elle resta deux jours à Séclin, où, sur l’ordre du commissaire, on lui délivra des rations de pain, les 1.500 fusils, des cartouches et quelques secours en argent. Cependant, le ministre de la guerre, averti par le général Négrier, qui commandait à Lille, des projets d’invasion à main armée dont s’entretenaient les émigrants, envoyait l’ordre aux élèves de l’École polytechnique de revenir à Paris, le gouvernement provisoire ne voulant, disait la dépêche, ni violer, ni aider à violer la frontière belge.

Voyant la tournure que prenaient les choses, M. Delécluze, embarrassé de sa position vis-à-vis des réfugiés qui le sommaient de tenir ses promesses, écrivit en toute hâte à M. Ledru-Rollin cette simple question : Faut-il autoriser les Belges à passer la frontière ? Il demandait, vu l’extrême urgence, qu’on lui transmît par le télégraphe un oui ou un non, sans plus d’explication. M. Ledru-Rollin fit répondre non. Un signe mal interprété sur la ligne empêcha que cette réponse ne fût transmise, et les réfugiés, qu’on ne pouvait plus retenir, se mirent en marche, le 23 mars au soir, en se dirigeant, sous la conduite d’un contrebandier, vers la frontière, à Bousbecque. Une influence, dont on a suspecté la loyauté, fait changer l’itinéraire et, après avoir erré toute la nuit à travers la campagne, la colonne arrive au grand jour à la douane belge. Un régiment d’infanterie et quelques pelotons de chasseurs évidemment prévenus, sortent d’une embuscade ; ils ouvrent le feu ; la colonne expéditionnaire riposte, mais, après un combat d’une heure environ où sept à huit hommes sont tués de part et d’autre, elle prend la fuite et, rentrée sur le territoire français, se rallie au village de Risquons-Tout qui, pour comble de malheur, laisse à cette expédition manquée un nom ridicule.

Personne, excepté peut-être MM. Delécluze et Caussidière, ne fut surpris d’un pareil résultat. Il avait fallu foute leur ignorance de la politique extérieure pour s’être persuadé que la Belgique souhaitait, à ce moment-là, le renversement de son gouvernement. Les dernières élections, en donnant la majorité au parti libéral, faisaient espérer de larges réformes électorales et municipales qui ranimaient le sentiment patriotique. Le clergé, aisément réconcilié par une reine très-catholique avec un roi peu zélé protestant, aidait de son ascendant le rapprochement des partis constitutionnels. De nombreuses défections dans le parti radical avaient achevé de donner au libéralisme une prépondérance décisive. La Flandre, qui avait longtemps incliné vers la France, souhaitait aussi, dans l’intérêt de son commerce, l’union douanière avec la Hollande, où le roi abolissait les vieilles institutions restrictives de la liberté. Dans de telles conjonctures, l’expédition de Risquons-Tout n’eut d’autre effet que de resserrer le lien national, en achevant de discréditer, et pour longtemps peut-être, l’influence française.

Une expédition analogue en Savoie, expédition à laquelle M. Ledru-Rollin n’eut aucune part et que le commissaire de Lyon s’efforça d’empêcher, eut un résultat pareil[14]. La colonne insurrectionnelle, forte de 2.000 hommes, s’empara par surprise de la maison de ville à Chambéry ; mais, au bruit du tocsin, les paysans accoururent au secours de la garde nationale, et, après un combat très-court, ils reprirent la ville.

L’expédition des corps-francs allemands, entrés dans le grand-duché de Bade ne fut ni mieux concertée ni plus heureuse. Les concessions que le grand-duc avait faites, dès la première nouvelle de la révolution de Paris, à l’esprit très-démocratique qui régnait dans ses États, l’abolition des droits féodaux, la liberté de la presse, l’accession au parlement allemand, etc., décrétées le 4 mars, avaient satisfait l’opinion. Dans le grand-duché de Bade, comme dans toute l’Allemagne, on attendait de ce prochain parlement le salut du pays, et la proclamation à main armée de la république, dans un pareil moment, était l’acte le plus intempestif qui pût se faire.

La faiblesse dont le ministre de l’intérieur avait fait preuve dans cette circonstance porta aussi une première atteinte à sa considération. Pendant que Caussidière et les clubs l’accusaient de déloyauté, les hommes politiques apercevaient dans ces entreprises, faites en quelque sorte avec lui, malgré lui, l’irrésolution de son caractère et cette absence d’autorité dont j’ai parlé plus haut, qui le condamnaient, en dépit de sa passion révolutionnaire et de ses talents, à ne jamais rien dominer ni conduire.

Ces premiers échecs faciles à prévoir, ces tentatives qui vinrent étourdiment se jeter à la traverse du mouvement spontané des nationalités, furent extrêmement nuisibles à la révolution elle-même. Elles fournirent aux princes étrangers des arguments tout-puissants sur la fierté offensée des peuples et furent partout le signal, contre la France, d’une réaction dont les partis monarchiques profitèrent avec une grande habileté. Plus la mission de la République française était grande en Europe, plus il convenait d’y apporter de prudence.

À l’extérieur comme à l’intérieur, cette mission pouvait se résumer dans un même mot qui est la formule du progrès démocratique : Association.

Association des citoyens libres au sein de l’État français ; confédération ou association des gouvernements libres par groupes naturels au sein de l’État européen, c’était, au fond, pour elle, un principe et un but identiques. Mais, pour apercevoir ce but et pour s’en rapprocher, il fallait tout à la fois une vue philosophique très-étendue et une action politique très-mesurée. Si la philosophie compte par siècles, la politique compte par jours. Ce que l’une prévoit, l’autre le prépare. S’il avait eu cette conscience des nécessités du présent et des besoins de l’avenir qui fait le jugement des hommes d’État, le gouvernement de la République aurait pu ébaucher le plan et commencer peut-être la réalisation d’une œuvre d’unité européenne, analogue à l’œuvre d’unité nationale accomplie par la monarchie sur le sol divisé des Gaules. Mais la révolution de 1848 ne devait porter au pouvoir ni ses philosophes ni ses politiques. L’esprit de parti s’empara d’elle et voulut la conduire. Or, l’esprit de parti, qui ne prévoit ni ne prépare rien, est ce qu’il y a dans le monde de plus opposé à la philosophie aussi bien qu’à la politique.

On l’a déjà vu dans ce qui précède, on le verra mieux encore dans les événements qui vont suivre, l’esprit de parti, en se jetant tête baissée dans des voies sans issues, brouilla tout, compromit tout ; il rendit pour longtemps irréconciliables les hommes de spéculation et les hommes de pratique, dont l’action commune pouvait seule amener, dans l’État français et dans l’État européen, un progrès naturel et durable.

 

 

 



[1] Selon le bruit général, l’empereur Nicolas aurait paru charmé de la dignité parfaite, de la politesse et même de l’intelligence du duc de Bordeaux ; mais, en même temps, il n’aurait pas dissimulé qu’il ne lui supposait pas les qualités d’esprit et de caractère propres à gouverner la France dans des conjonctures aussi difficiles.

[2] Goçoudar : nom familier que le peuple russe donne à l’empereur.

[3] M. Balabine. On raconte que dans son audience de congé, l’empereur lui dit, en lui frappant sur l’épaule : Prends bien garde au moins de ne pas te faire écharper par ces Parisiens : toutes leurs peaux ensemble ne valent pas la tienne.

[4] L’arrivée de la grande-duchesse Hélène à Pétersbourg avait achevé de troubler l’empereur. Cette princesse, qui fuyait l’Italie insurgée, s’était arrêtée à Vienne, où elle avait trouvé le prince de Metternich très-peu ému. Les événements sont graves sans doute, lui disait le vieux ministre ; mais, ici, du moins, nous sommes à l’abri. Jamais la révolution ne viendra jusqu’à Vienne.

[5] On sait que des ceps envoyés de l’île de Chypre et plantés sur les versants méridionaux des Karpathes, par ordre de l’empereur Probus, sont l’origine du fameux vin de Tokai. Ubertate locorum, cœlique benignitate, nulli terrarum secunda, disent les chroniqueurs.

[6] On sait que la princesse de Metternich, née comtesse Zicsy, est hongroise.

[7] La mission de lord Minto, en 1847, éveilla les appréhensions du cabinet russe et du cabinet autrichien. M. de Metternich, dans ses dépêches au comte Ditriechstein, ambassadeur à Londres (février 1848), se plaint de l’attitude du gouvernement britannique en Italie.

[8] Le maréchal Radetzki connaissait si bien cette influence du clergé qu’il fit défendre par un ordre du jour aux soldats de se confesser à des prêtres italiens.

[9] Dans une dépêche adressée à lord Palmerston, le consul général d’Angleterre à Milan s’exprime ainsi : La majeure partie de ceux qui ont quelque chose à perdre, presque toute la noblesse et les plus raisonnables dans la classe moyenne, considèrent ces événements avec frayeur. L’appréhension des effets possibles de ce qui s’est passé en France l’emporte en ce moment sur la haine contre l’Autriche. Gioberti écrivait de Paris à ses amis politiques (3 mars) : Quale è il péricolo più grave che ora sovrasti all’ Italia ? Quello d’imitare scioccamente i Francesi, e di far qualche moto per suistire alla monarchia la republica. (Archivio triennale delle cose d’Italia, série I, v. I, 1850.)

[10] Le 19, le consul général de France, M. Denois, réunit les consuls des différentes puissances et leur fit signer une protestation qu’il envoya au maréchal Radetzki. N’ayant pas obtenu de réponse, M. Denois demanda au maréchal une entrevue, et, le 21, il porta dans la forteresse les représentations énergiques du corps consulaire. Ce fut lui que le maréchal pria de se charger pour la municipalité de Milan d’une proposition d’armistice de trois jours.

[11] Voir Cattaneo, Insurrection de Milan ; Pepe, Révolutions et guerres d’Italie.

[12] Revue des Deux-Mondes, n° du 1er avril 1848.

[13] Cependant, même dans les clubs les plus violents, le bon sens et la fierté nationale se révoltèrent plus d’une fois à ces exigences des corps-francs. Un jour que M. de Bornsted venait demander au club Blanqui des armes pour l’expédition du grand-duché de Bade, il lui arriva, dans la chaleur de l’improvisation, de blâmer le gouvernement provisoire et de dire qu’on aurait pu donner des armes en cachettes. De violents murmures l’obligèrent à se rétracter et à déclarer qu’il respectait les motifs du conseil. Le peuple ne souffrait pas volontiers alors qu’on lui parlât mal de son gouvernement.

[14] Les ministres et le public sont maintenant bien convaincus, écrit l’ambassadeur de Sardaigne au ministre des affaires étrangères, que le gouvernement de la République française n’a pas excité ce mouvement, et que s’il avait voulu intervenir, même indirectement, la lutte aurait été bien autrement sérieuse. (Voir le discours de M. de Lamartine à l’Assemblée constituante, séance du 25 mai 1848.)