Pendant que la presse et les clubs, livrés à tous les vents de la tourmente révolutionnaire, agitaient confusément les passions de la multitude, les conférences du Luxembourg s’ouvraient avec gravité, et le prolétariat, par l’élite de ses représentants, docile à la voix d’un homme d’étude et de doctrine, délibérait, cherchait avec bonne foi à concilier par l’organisation du travail les droits et les intérêts qu’une liberté illimitée avait rendus hostiles. Ce fut un spectacle d’une nouveauté étrange pour la France et pour l’Europe, où l’on observait à ce moment avec inquiétude tous les pas, tous les actes, toutes les paroles du peuple de Paris, de voir le palais de Marie de Médicis, ses cours, ses escaliers, ses galeries de marbre, ses vastes et majestueuses enceintes, chaque jour traversés par de longues files de prolétaires, inattentifs à ces magnificences de l’art florentin et de la royauté française, recueillis en eux-mêmes, absorbés par une pensée unique, et qui poursuivaient avec une ardeur concentrée, digne d’un succès meilleur, un but qu’il ne leur était pas donné d’atteindre. La salle des délibérations de l’ancienne chambre des pairs avait été choisie pour la convocation du parlement de l’industrie. Les huissiers, en tenue officielle, vêtus de noir, l’épée au côté, étaient venus reprendre, dans l’assemblée des vestes et des blouses, l’office qu’ils remplissaient huit jours auparavant auprès des habits brodés ; et cette invariabilité dans l’appareil du pouvoir, quand le pouvoir même avait pour ainsi dire changé de pôle, mettait en saillie, de la manière la plus pittoresque, l’élément comique presque toujours mêlé aux plus tragiques vicissitudes de l’histoire. Le 1er mars, à neuf heures du matin, deux cents délégués des différentes corporations ouvrières prenaient place sur les sièges de cette pairie, chargée naguère de condamner à la mort et au cachot les soldats et les confesseurs de l’égalité républicaine. M. Louis Blanc occupait le fauteuil du chancelier duc Pasquier. L’ouvrier Albert, en qualité de vice-président, était assis au bureau, à ses côtés. M. Louis Blanc nous dit lui-même[1] qu’il éprouva en ce moment une impression solennelle et profonde ; mais combien cette impression eût été douloureuse, si la joie qu’il ressentait à présider au triomphe extérieur de ses idées lui eût permis de voir, dans un avenir bien rapproché, l’impuissance d’un système et d’une volonté, si énergique quelle fût, à changer les conditions essentielles de la vie sociale. Bien que M. Louis Blanc eût deviné les motifs qui déterminaient le gouvernement provisoire à lui faire tenir, loin de l’Hôtel de Ville, ce qu’il nomma plus tard les assises de la faim, il croyait néanmoins, et cette croyance très-vive faisait tout à la fois sa force et sa faiblesse, qu’il s’emparait ainsi de la révolution sociale et s’imposait à l’opinion. M. Louis Blanc avait trop d’élévation dans l’esprit pour jouer, comme M. Ledru-Rollin, à la terreur ; il respectait trop sincèrement le peuple[2] pour le vouloir faire servir d’instrument à ses desseins personnels. Mais il ambitionnait d’être reconnu par tous comme l’organe éloquent des vertus et des douleurs sans voix de la masse populaire ; il voulait donner à cette masse incohérente la conscience de sa force ; il espérait opérer dans l’esprit de la bourgeoisie, par le déploiement de cette force calme, mais inébranlable du prolétariat, une conversion qui rendrait toute violence inutile. Le caractère de M. Louis Blanc et le rôle qu’il a joué pendant les premiers mois de la révolution méritent une attention sérieuse ; non pas qu’à son nom doive rester attaché le souvenir de quelqu’une de ces grandes réformes, gloire des hommes d’État venus à l’heure favorable ; non pas même qu’il ait su embrasser en philosophe l’ensemble d’un nouvel ordre social, mais parce qu’il a, l’un des premiers, révélé à la société des classes moyennes la lutte sourde élevée dans son sein sans qu’elle eût encore osé se l’avouer à elle-même ; parce qu’il a découvert, d’une main hardie, le mal qu’il fallait qu’elle sondât, dont il fallait qu’elle fût épouvantée pour chercher à le guérir ; parce qu’enfin, s’il n’a pas donné à la masse du prolétariat l’organisation promise, il a du moins fortement suscité en elle une tendance organisatrice qui pourra s’égarer longtemps encore, mais dont le résultat définitif ne saurait plus être mis en doute. Par une anomalie assez fréquente dans l’histoire des hommes célèbres, le caractère et les instincts naturels de M. Louis Blanc étaient en opposition manifeste avec les idées qu’il s’était faites. Jamais le sentiment de la personnalité ne fut enraciné aussi profondément que chez cet adversaire opiniâtre de l’individualisme ; les théories communistes n’eurent jamais pour champion un esprit moins propre à s’absorber dans la communauté, une nature qui répugnât davantage à l’assimilation, à l’abnégation du moi sous le niveau égalitaire. Sa vie tout entière est le combat de ce moi indestructible contre le sort et contre les hommes. Né le 28 octobre 1815, à Madrid, où son père, originaire de Rhodez, était inspecteur général des finances du roi Joseph, parent, par sa mère, du général Pozzo di Borgo, M. Louis Blanc reçut, avec son frère cadet, dans la maison paternelle, des impressions et des leçons qui devaient lui inculquer l’horreur de la Révolution française. Son aïeul avait expié sur l’échafaud une existence entachée d’aristocratie, et la piété catholique de sa mère puisait dans ce souvenir de sévères avertissements. Mais le collège et l’étude effacèrent peu à peu ces impressions de l’enfance, en ouvrant à l’imagination du jeune homme des vues plus vastes sur le passé et sur l’avenir. Au sortir des classes, il perdit sa mère ; son père, complètement ruiné par la chute du roi Joseph, entra dans une mélancolie sombre qui lui faisait appréhender, dans tous ceux qui l’approchaient et jusque dans ses fils, de secrets ennemis. Sous ces tristes auspices, M. Louis Blanc vint, en 1830, chercher à Paris quelques moyens d’exercer des aptitudes que ses maîtres avaient jugées extraordinaires, et que lui-même sentait incompatibles avec l’obscurité où le retenait l’indigence. Doué d’un visage charmant, d’un esprit où la verve de l’expansion méridionale s’alliait à une rare faculté de concentration et à une maturité précoce, il intéressait, il captivait tous ceux dont il sollicitait le patronage ; mais, de protection efficace, il n’en rencontrait pas. Et les heures et les jours passaient ; et les plus rudes privations comprimaient, dans un cruel isolement, sa jeunesse avide de se répandre. Plus d’une fois il feignit d’avoir pris ses repas au dehors, afin de laisser à son frère, moins robuste que lui ou moins stoïque, sa part du pain quotidien ; plus d’une fois il fit de sa plume, déjà éloquente, un emploi servile pour procurer à son vieux père un soulagement passager. Enfin, voyant l’inutilité de ses efforts pour sortir de peine, il céda, quoique avec répugnance, au conseil d’un de ses oncles qui, depuis longtemps déjà, l’exhortait à se prévaloir de sa parenté auprès du général Pozzo di Borgo et à réclamer, chose bien naturelle, l’appui d’un parent de sa mère. Soit pressentiment de ce qui devait arriver, soit tout autre motif, M. Louis Blanc prit lentement, à contre-cœur, le chemin de l’hôtel Pozzo di Borgo. L’accueil qu’il y reçut fut plein de politesse. Le général l’interrogea avec bienveillance, promit de songer à son avenir ; puis, quand il estima que l’entretien s’était suffisamment prolongé, il sonna et donna à demi-voix un ordre à son valet de chambre. Celui-ci, au bout de peu d’instants, rentra, tenant à la main une bourse convenablement garnie. À cette vue, M. Louis Blanc, qui avait répondu avec effort à l’interrogatoire de son nouveau protecteur, sentit la rougeur lui monter au front. Se contenir lui devint impossible lorsqu’il vit qu’un serviteur du frère de sa mère lui remettait de sa part une aumône. Toute sa fierté personnelle, tout son orgueil de famille se révolta. Jetant la bourse au loin et donnant un libre cours aux sentiments qui le suffoquaient, il repoussa, sans plus rien ménager, une protection qui prenait des formes si offensantes et quitta brusquement, pour n’y jamais revenir, une demeure où désormais son nom ne fut plus prononcé qu’avec colère. Par un hasard heureux, à peu de temps de là, l’un de ses amis l’introduisit chez M. Hallette, riche fabricant d’Arras, qui cherchait pour son fils un précepteur. Celui-ci vit M. Louis Blanc avec plaisir, l’écouta favorablement, mais il ne pouvait se résoudre néanmoins à revêtir de la grave fonction de pédagogue un homme dont la taille enfantine, le geste et le rire faciles exprimaient l’insubordination d’une adolescence espiègle bien plus que l’autorité du professorat. Une femme intelligente intervint et fit taire les scrupules du père de famille. M. Louis Blanc partit pour Arras. Ce fut son premier pas dans une carrière où la célébrité vint pour ainsi dire à sa rencontre. Ce fut là qu’il entra dans la publicité en donnant à un journal radical des articles d’une facture excellente, et qu’il exerça pour la première fois ce talent d’enseignement et de propagande qui devait, au bout de si peu d’années, appeler sur son nom une popularité dont il avait l’instinct, la passion, le pressentiment. La fabrique de M. Hallette occupait plus de trois cents ouvriers. M. Louis Blanc les vit, les aima, les associa aux leçons qu’il donnait à son élève. Bientôt, ayant trouvé le temps de leur faire des cours particuliers, il reconnut avec surprise chez ces hommes dénués de tous moyens d’instruction, un désir ardent d’apprendre qui contrastait singulièrement avec la répulsion pour les livres et la paresse systématique qu’il avait vues régner au collège. Dès ce moment, il résolut de se consacrer à l’enseignement des masses et rechercha les lois de l’économie sociale les plus propres à favoriser le développement intellectuel d’un peuple instinctivement spiritualiste qui subissait avec honte et tristesse l’infériorité de sa vie morale. De retour à Paris, en 1834, M. Louis Blanc fut mis en relation par le rédacteur en chef du journal d’Arras, avec MM. Cauchois-Lemaire et Rodde qui dirigeaient alors dans le meilleur esprit un journal intitulé le Bon sens. Les articles sérieux et solides qu’y publia M. Louis Blanc eurent un succès trop incontesté pour qu’il en retirât l’honneur. Comme le temps et l’adversité glissaient sur son visage et sur son humeur sans y laisser de traces, on ne lui donnait pas plus d’une quinzaine d’années, et personne n’admettait qu’à cet âge il fût possible de penser et d’écrire ainsi. Enfin, s’étant rencontré un jour, dans une réunion de journalistes, avec Armand Carrel qui possédait le don bien rare de reconnaître et d’aimer la supériorité d’autrui, celui-ci le provoqua à la discussion, s’étonna de trouver un contradicteur si opiniâtre et, se sentant attiré par cette riche organisation d’artiste, lui offrit de coopérer à la rédaction du National. Malgré la résistance de la plupart des rédacteurs, Carrel leur imposa l’insertion d’une série d’articles de M. Louis Blanc, qui tranchaient avec l’esprit purement politique de la feuille radicale par la nature même des questions abordées, questions dont l’ensemble devait plus tard, sous le nom de socialisme, occuper et épouvanter le monde. Quelque temps après, comme M. Louis Blanc s’était déjà fait un nom par ses travaux dans le National et dans la Revue du progrès, Godefroy Cavaignac, avec lequel il s’était lié intimement et qui subissait l’ascendant de ses idées socialistes de plus en plus systématisées, le fit entrer à la rédaction de la Réforme. Là, après la mort de Cavaignac, il prit à côté de M. Ledru-Rollin et des autres continuateurs de la politique jacobine, une place à part et une importance toute personnelle. J’ai dit dans la première partie de cette histoire quelle a été la suite des travaux de M. Louis Blanc à partir de ses articles isolés jusqu’à la brochure de l’Organisation du travail. Ses doctrines, ou plutôt son système avait ses racines dans le saint-simonisme ; mais, laissant de côté les formules religieuses de l’école, il concentra toute son attention sur un seul point de la vie sociale et fit de l’atelier industriel le pivot du monde. L’État, considéré comme dépositaire de la richesse commune, l’État capitaliste distribuant à la société des travailleurs la tâche et la récompense, réglant la production et la consommation, anéantissant la concurrence et avec elle toutes les inégalités de la fortune, telle était l’utopie que le talent abondant de M. Louis Blanc reproduisit sous toutes ses faces pendant plus de dix années et que le prolétariat, rassemblé à sa voix sur les bancs des législateurs du passé, devait prendre pour base d’une législation renouvelée de fond en comble[3]. Nous allons maintenant assister jour par jour à l’évanouissement de ces illusions gigantesques ; mais, pour être équitable, nous constaterons en même temps les résultats excellents qui, en dehors du rêve inapplicable, furent obtenus par les conférences du Luxembourg, et auxquels on ne saurait reprocher que leur disproportion avec les espérances infinies dont M. Louis Blanc avait bercé l’imagination populaire. Le bien que firent les conférences du Luxembourg, c’est-à-dire les nombreuses conciliations entre ouvriers et patrons dans ce Paris incandescent où les moindres contestations pouvaient à chaque minute allumer la guerre civile, et l’impulsion donnée aux associations ouvrières qui formeront, avec le temps, l’organisation naturelle du travail, se pouvaient obtenir avec moins d’appareil et de bruit. M. Louis Blanc, qui l’a compris sans doute, a rejeté sur le mauvais vouloir de ses collègues dans le gouvernement cette disproportion humiliante entre l’effet et la promesse. Il a dit qu’en lui refusant un budget et un ministère, on l’avait réduit à l’impuissance : c’était étrangement s’abuser. Un budget ne peut servir qu’à l’application de principes acceptés par la conscience publique, et les siens, qu’une grande partie de la nation ne connaissait seulement pas, n’étaient pas même adoptés encore par le prolétariat, dont ils caressaient cependant tous les instincts. Le peuple aimait la personne de M. Louis Blanc et le sentiment qui lui inspirait ses théories. Lui, toujours prompt à l’illusion, en conclut que ses idées étaient populaires. Ce fut une erreur dans laquelle un homme d’État ne serait point tombé et qui l’entraîna en mille écarts de jugement. Nous ne tarderons pas à nous en convaincre en reprenant le fil des événements où nous l’avons interrompu. Nous avons laissé les ouvriers en séance dans la salle des délibérations de la pairie. M. Louis Blanc leur expose le but de la commission qui est d’étudier toutes les questions relatives au travail, d’en préparer la solution dans un projet qui sera soumis à l’Assemblée nationale et, en attendant, d’entendre les requêtes urgentes pour faire droit à toutes celles qui seront reconnues justes. Quelques ouvriers montent à la tribune et déclarent que deux demandes sont l’objet d’une insistance particulière. Les ouvriers mettent pour condition à leur rentrée dans les ateliers la réduction des heures de travail et l’abolition du marchandage, c’est-à-dire de l’exploitation vexatoire des ouvriers par des sous-entrepreneurs de travaux qui, sans être d’aucune utilité réelle, absorbent une part considérable des bénéfices. Cette première réclamation, si modérée, si équitable qu’elle soit en principe, soulève des difficultés dont M. Louis Blanc sent sur le coup toute l’importance. Secondé par M. Arago qui, fidèle à sa promesse, venait lui prêter l’appui de son nom et de ses années, il essaye de gagner du moins un peu de temps en refusant de rien statuer avant que des élections régulières aient constitué une représentation complète des corporations. Il ajoute que l’avis des patrons, qui ne souffrent pas moins de la crise que les ouvriers et dont les intérêts sont au fond semblables, mérite aussi d’être entendu, si l’on ne veut risquer de compromettre, par une précipitation trop grande, le succès des mesures demandées. Cette convocation des patrons a lieu le soir même. La plupart témoignent à l’égard des ouvriers les intentions les plus libérales et agréent les requêtes qui leur sont présentées. M. Louis Blanc, soulagé d’une inquiétude très-vive, fait rendre aussitôt par le gouvernement un décret qui abolit le marchandage et diminue d’une heure la durée de la journée de travail par toute la France, ce qui la fixe pour Paris à dix et pour les départements à onze heures. Mais la facilité qu’il rencontre dans ce premier essai de réforme est complètement illusoire. À peine rendu, le décret du 2 mars, qui n’est passible d’aucune sanction pénale[4], devient l’objet d’une résistance à peu près générale. Le plus grand nombre des chefs d’industrie refusent formellement de s’y conformer ; d’autres vont plus loin et renvoient leurs ouvriers ; beaucoup d’ouvriers ne veulent plus travailler que huit ou neuf heures. Cependant l’imagination de M. Louis Blanc, un moment éblouie par la pensée des grands débats parlementaires qui, du Luxembourg, allaient retentir dans toute l’Europe, se calmait singulièrement en voyant dans la réalité, d’une part, des difficultés extrêmes à la moindre amélioration, de l’autre, d’infiniment petits détails auxquels, du sommet de ses théories, il lui fallait descendre dans le domaine de la pratique. Son début en matière de gouvernement n’avait pas été heureux. Son premier décret du 2 mars n’était que très-imparfaitement exécuté et jetait déjà le trouble dans l’industrie. Son second décret, qui portait création dans les douze mairies de Paris de douze bureaux de renseignements, chargés de dresser des tableaux statistiques de l’offre et de la demande du travail et de faciliter ainsi les rapports entre les chefs d’industrie et les ouvriers, ne reçut pas même un commencement d’exécution. C’étaient là des échecs sensibles et qui tempéraient beaucoup sa première ardeur. Des conciliations, après d’interminables débats, entre les entrepreneurs et les conducteurs d’omnibus et de cabriolets de place, entre les maîtres et les ouvriers couvreurs, boulangers, paveurs, etc., quoique d’une utilité réelle, ne pouvaient suffire à une ambition qui rêvait de changer le monde. On voit dans les réunions de publicistes et d’économistes qu’il provoque à plusieurs reprises au Luxembourg, et où se rendent MM. Considérant, Vidal, Pecqueur, Dupont-White, Duveyrier, Dupoty, Wolowski, Toussenel, combien ses espérances de réformateur sont déjà réduites, car il n’expose aucun plan général de réforme industrielle et il se borne à proposer des palliatifs momentanés à la misère des ouvriers, tels que la création de cités ouvrières et la suppression du travail dans les prisons. Le langage de M. Louis Blanc aux ouvriers se ressent aussi de ce découragement intérieur. Il insiste de jour en jour davantage sur le danger de la précipitation ; sur la nécessité de méditer profondément les problèmes ; sur la patience et la prudence qu’il convient d’apporter dans les délibérations ; sur l’impossibilité d’aucune réalisation immédiate ; il reporte constamment la pensée de ses auditeurs sur la prochaine convocation de l’Assemblée nationale et, pour remplir les heures de séance, il use amplement des moyens oratoires que M. de Lamartine employait à l’Hôtel de Ville, en recommençant à tout propos le récit épique de la révolution et le tableau des grandes choses accomplies par le peuple. La réunion générale des délégués ouvriers, légalement constitués au nombre de quatre cents, et la réunion des délégués des patrons qui se fit le 17 mars, dans laquelle ceux-ci témoignèrent de nouveau les dispositions les plus conciliantes, n’eurent d’autre effet sur l’esprit de M. Louis Blanc que de lui montrer avec plus d’évidence combien son rôle allait s’amoindrissant et combien il lui importait d’occuper d’une autre manière l’activité des hommes que son éloquence captivait encore, il est vrai, mais qu’elle ne pourrait longtemps abuser sur le peu de fruit qu’on en devait attendre. Désabusé lui-même de l’utilité de ces assemblées nombreuses, où la multiplicité des intérêts particuliers fait à chaque instant perdre de vue l’intérêt général, M. Louis Blanc fit élire un comité de vingt membres[5] qui devait rester en permanence au Luxembourg pour élaborer les questions, et les soumettre, lorsqu’elles auraient été suffisamment élucidées, à l’assemblée générale des ouvriers. MM. Vidal et Pecqueur travaillèrent consciencieusement, au sein de ce comité, à un projet de travail industriel et agricole, dans lequel les idées de M. Louis Blanc reçurent des modifications considérables. Ce projet, dont l’éclectisme faisait une part à tous les systèmes socialistes, et qui se fondait sur la supposition erronée qui leur est commune à tous, que l’État est en puissance de régler la production et la consommation générales, fut déposé sur le bureau de l’Assemblée, mais il ne fut pas lu à la tribune. On n’en fit aucune mention dans la grande discussion sur le Droit au travail ; il passa inaperçu aussi bien des législateurs que du public et de la plupart des ouvriers. Cependant les prolétaires, que le sentiment de leur droit rendait persévérants, continuaient de se réunir, apprenaient ainsi à se connaître, à se considérer en corps et comme une force collective. Peu enclins à s’absorber dans l’examen des théories, ils commençaient à s’entretenir des avantages pratiques de l’association ; ils discutaient ses divers modes, se communiquaient des projets de société, des plans de règlements disciplinaires, se confirmaient insensiblement les uns les autres dans cette salutaire pensée que c’était en eux-mêmes et par eux-mêmes, en substituant à l’ancienne association partielle, incomplète et égoïste, du compagnonnage une solidarité générale des corporations ouvrières, qu’ils devaient chercher la réalisation de leurs vœux. La sagacité de M. Louis Blanc comprit toute l’importance de cette nouvelle direction des esprits ; il se flatta de ressaisir par cette voie l’ascendant qu’il compromettait par ses harangues trop multipliées et trop vagues. Il encouragea les désirs manifestés par les ouvriers tailleurs, qui forment la corporation la plus nombreuse, la plus intelligente et la plus souffrante de Paris[6], de former une association ; il les aida à rédiger des statuts, leur fit ouvrir, le 28 mars, l’ancienne prison des détenus pour dettes à Clichy, et obtint pour eux, du ministre de l’intérieur et de la ville de Paris, une commande considérable d’habillements pour la garde nationale sédentaire et pour la garde mobile. M. Louis Blanc contribua aussi à fonder une association de selliers et une association de fileurs. Au bout de peu de temps, ces associations, malgré les difficultés résultant de la crise industrielle et de l’impossibilité où se trouvaient les ouvriers sans fortune de réunir un capital suffisant, réussirent, ainsi que les mécaniciens de l’établissement Derosnes et Cail, à réaliser des bénéfices modestes. C’en était assez, dans la disposition des esprits, pour que leur exemple fût suivi. L’idée de l’association gagna de proche en proche. Les ouvriers de Paris, mus par un ardent désir d’affranchissement, préférant à la loi des maîtres tous les sacrifices que leur imposaient ces tentatives imparfaites d’indépendance, supportant avec un courage admirable, dans une pensée d’avenir, les privations et le joug aggravé du présent, firent à leurs risques et périls une expérience qui devait profiter au prolétariat tout entier[7]. L’administration par des commissions électives, la discipline soumise à un jury également choisi par l’élection, l’égalité du salaire et l’égale répartition des bénéfices entre tous les associés, sans tenir compte ni de la quantité ni de la qualité de l’ouvrage, furent la base commune de ces associations diverses. Par la suite cette organisation dut se modifier, l’égalité des salaires ayant été reconnue à l’épreuve aussi contraire à l’intérêt collectif qu’à l’équité. Pour le moment, il importe seulement de constater comment, du sein même des délibérations les plus vagues sur des théories conçues a priori par un esprit systématique, sortit spontanément, en vertu même d’une liberté qu’on y attaquait trop souvent avec violence, un essai de réalisation pratique[8] que l’on peut considérer comme le point de départ de l’organisation naturelle du prolétariat, comme l’origine d’une commune industrielle destinée avec le temps à devenir, pour les prolétaires du monde moderne, ce que fut la commune du moyen âge pour les bourgeois : la garantie des droits et la sécurité de l’existence par la combinaison et la confédération des forces[9]. Les soins donnés par M. Louis Blanc à ce qu’il appela les ateliers sociaux, les arbitrages qui lui étaient sans cesse demandés au Luxembourg et les séances du gouvernement provisoire auxquelles il assistait de moins en moins, ne suffisaient point à occuper l’activité de son esprit. Les élections de la garde nationale qui se préparaient et la convocation prochaine des réunions électorales pour l’Assemblée constituante éveillaient en lui de vives appréhensions. Il sentait confusément la bourgeoisie passer de la première stupeur à la réflexion. De la réflexion au concert, il n’y avait pas loin ; si elle arrivait à se concerter, c’en était fait, selon toute apparence, de la prépondérance du prolétariat. Il importait donc que le prolétariat se coalisât fortement pour opposer aux habiletés de la bourgeoisie une action politique bien combinée. Ce fut là l’objet des conférences particulières et confidentielles qui se tenaient au Luxembourg en dehors des séances à demi officielles de la commission des travailleurs. Là ne furent admis que des hommes absolument dévoués à M. Louis Blanc et disposés à recevoir de lui le programme de leur conduite politique. Ces hommes, choisis par les ouvriers comme les plus capables et les plus énergiques d’entre eux, exerçaient sur le peuple de Paris une influence considérable ; ils connaissaient avec exactitude ses dispositions morales, ses ressources matérielles ; ils pouvaient se rendre compte, jour par jour, des plus légères variations de l’opinion populaire. Par eux, M. Louis Blanc, qui n’avait aucun rapport direct ni avec les clubs, ni avec aucune police, pas plus celle de M. Caussidière que celle de M. Sobrier ou celle de M. Ledru-Rollin, restait cependant en contact avec le cœur de la population ouvrière et comptait en quelque sorte les battements de ce cœur agité. Au moment dont je parle, la fièvre populaire excitée par les clubs correspondait avec les vues intimes de M. Louis Blanc. Le jacobinisme, qui dominait dans l’entourage du ministre de l’intérieur, avait réveillé par des paroles provocantes les susceptibilités de la bourgeoisie. Voyant qu’elle pourrait bien prendre sa revanche dans l’urne électorale, il jetait dans la population ouvrière cette pensée funeste, qu’il fallait à tout prix retarder les élections et perpétuer entre les mains du gouvernement provisoire, qu’il serait facile de surveiller et d’épurer au besoin, le pouvoir révolutionnaire. M. Louis Blanc qui, dès l’origine, avait conçu l’établissement de la République par l’action d’un gouvernement dictatorial, indéfiniment prolongé, seconda de toute son éloquence, dans ses entretiens confidentiels du Luxembourg, les idées impolitiques suscitées dans les clubs et dans la presse par les agitateurs. Sans se concerter avec eux, il prépara, il organisa de son côté ce que l’on commençait alors à nommer une manifestation populaire, dans le double dessein de faire passer à la bourgeoisie, qui commençait à l’oublier, une revue du peuple, d’obtenir de la majorité du conseil l’ajournement des élections et de la rentrée des troupes dans Paris : deux moyens infaillibles, selon lui, d’affermir et de perpétuer le gouvernement du prolétariat. Afin de bien comprendre ce que fut cette manifestation, à laquelle est resté le nom de Journée du 17 mars, il nous faut retourner de quelques jours en arrière et saisir à son origine le premier mouvement de résistance à la révolution, le premier symptôme de rébellion contre le gouvernement provisoire qui se trahît dans la bourgeoisie. L’occasion en fut puérile ; les suites immédiates tournèrent à son détriment. Mais l’impulsion une fois donnée ne s’arrêta plus, et les factions royalistes, se fortifiant chaque jour et par le temps que leur laissait la prolongation d’un état provisoire et par la tactique absurde des meneurs populaires, regagnèrent insensiblement dans le pays une grande partie du terrain que la victoire clémente du peuple et l’établissement d’une République conciliatrice leur avaient fait perdre. La désorganisation de l’ancienne garde nationale, de cette armée civique qui représentait, sous le règne de Louis-Philippe, le véritable esprit de la bourgeoisie, en défiance aussi bien contre les usurpations du pouvoir royal que contre les invasions de la force populaire, portait une atteinte profonde à l’orgueil et à la sécurité des classes riches. Par décret du 27 février, le gouvernement provisoire avait déclaré que tout Français majeur faisait partie de la garde nationale ; le 14 mars, sur la proposition du ministre de l’intérieur, il avait prononcé le changement des anciens cadres, la dissolution des compagnies d’élite, grenadiers et voltigeurs[10], et fixé au 18 avril l’élection des nouveaux officiers par le suffrage universel. Ce décret était tout à la fois le plus régulier dans la forme et le plus révolutionnaire dans le fond de tous ceux qu’eût encore rendus le gouvernement ; ce n’était ni plus ni moins que l’armement légal du prolétariat et sa prépondérance organisée dans une institution dont le caractère et l’esprit primitif avaient été de le combattre. La bourgeoisie sentit le coup qui lui était porté : le sentiment d’égalité jalouse et le principe du droit démocratique qui l’avaient animée pendant sa longue lutte contre la noblesse et contre la royauté semblaient tout à coup taris en elle du moment qu’elle se voyait forcée d’en étendre au peuple les conséquences. La féodalité industrielle ne voulut pas comprendre qu’à son tour il lui fallait renoncer à ses privilèges. La garde nationale se révolta à la pensée de l’égalité dans l’uniforme et, sans prendre souci de l’exemple détestable quelle donnait à la multitude, elle se répandit en murmures contre le gouvernement. De son côté, M. Ledru-Rollin venait de fournir un motif spécieux aux murmures de la bourgeoisie. Nous l’avons laissé au ministère de l’intérieur donnant aux commissaires envoyés dans les départements ses premières instructions. Comme ces instructions se trouvaient insuffisantes en présence des mille difficultés que soulevait à chaque pas une mission très-complexe, les commissaires insistèrent vivement pour qu’on leur en adressât de plus précises. Alors le ministre chargea M. Jules Favre de rédiger une circulaire qui parut le 8 mars au Moniteur, revêtue de sa signature, et qui devint aussitôt l’occasion, le prétexte et le signal d’une scission ouverte entre les classes et les partis, scission que la sagesse du peuple de Paris et la balance établie dans le gouvernement provisoire entre les opinions extrêmes avaient jusque-là retardée. La circulaire du ministre de l’intérieur ne contenait cependant rien, ni dans le fond ni même dans la forme, d’aussi révolutionnaire que plusieurs des décrets du gouvernement provisoire. Elle ne faisait autre chose que de confirmer un fait accompli et nécessité par la révolution, c’est-à-dire la concentration provisoire de pouvoirs extraordinaires entre les mains de républicains chargés de remplir dans les départements les fonctions que le Gouvernement provisoire remplissait dans la capitale. Le ton de la circulaire était, d’ailleurs, sauf une phrase malheureuse et qui donna prise à la malveillance, plein de modération, en parfait accord avec les paroles que l’on applaudissait chaque jour dans la bouche de MM. de Lamartine, Arago, Garnier-Pagès : L’union de tous, y disait le ministre de l’intérieur, doit être la source de la modération après la victoire. Votre premier soin aura donc été de faire comprendre que la République est exempte de toute idée de vengeance et de réaction. Puis il recommandait aux commissaires de rassurer les esprits timides et de calmer les impatients : Les uns, disait-il, s’épouvantent de vains fantômes, les autres voudraient précipiter les événements au gré de leurs ardentes espérances. Vous direz aux premiers que la société actuelle est à l’abri des commotions terribles qui ont agité l’existence de nos pères ; aux autres vous direz qu’on n’administre pas comme on se bat. Le sol est déblayé, le moment est venu de réédifier. Or qui, pour l’accomplissement de cette grande œuvre, n’est pas disposé à s’élever au-dessus de tous les méprisables calculs de l’égoïsme ? La France est prête à donner au monde le beau spectacle d’une nation assez forte pour faire appel à toutes les libertés, assez sage pour en user pacifiquement. Dans ce vaste mouvement des esprits si énergiquement entraînés vers l’application des principes de fraternité et d’union, où est le danger pour, qui que ce soit ? Où rencontre-t-on le prétexte d’une-crainte ? Non content de répudier ainsi, sans aucune équivoque, toute atteinte aux libertés et aux lois, M. Ledru-Rollin, pour achever de rassurer les esprits, annonçait le terme prochain d’un état transitoire par la convocation de l’Assemblée nationale. Il ne laissait subsister à cet égard aucun doute en disant : Quant à nous, salués par l’acclamation populaire pour préparer l’établissement définitif de la démocratie, nous avons hâte, plus que tous, de déposer dans les mains de la nation souveraine l’autorité que l’insurrection et le salut public nous ont conférée. Mais, pour remplir plus dignement cette noble tâche, nous avons essentiellement besoin de confiance et de calme. Tous nos efforts tendront à ce qu’il n’y ait pas une heure de perdue, et qu’au plus tôt, sortis cette fois sans fiction du sein du peuple tout entier, les représentants du pays se réunissent pour révéler sa volonté et régler les destinées de l’avenir. À cette Assemblée est réservée la grande œuvre. La nôtre sera complète si, pendant la transition nécessaire, nous donnons à la patrie ce qu’elle attend de nous : l’ordre, la sécurité, la confiance au gouvernement républicain. Pénétré de cette vérité, vous ferez exécuter les lois existantes en ce qu’elles n’ont rien de contraire au régime nouveau. Les pouvoirs qui vous sont conférés ne vous mettent au-dessus de leur action qu’en ce qui touche l’organisation politique dont vous devez être les instruments actifs et dévoués. N’oubliez pas non plus que vous agissez d’urgence et provisoirement, et que je dois avoir immédiatement connaissance des mesures prises par vous. C’est à cette condition seulement que nous pourrons, les uns et les autres, maintenir la paix publique et conduire la France, sans secousses nouvelles, jusqu’à la réunion de ses mandataires. Il poussait enfin les ménagements envers les classes riches jusqu’à recommander explicitement aux commissaires de résumer avec précision et clarté tout ce qui touchait au sort des travailleurs, de ménager les transitions, et de ne point inquiéter des intérêts respectables, dont le trouble pourrait nuire à ceux mêmes que l’on voudrait protéger[11]. L’esprit de conciliation qui dictait de semblables instructions sera manifeste dans l’avenir pour tous les hommes de bonne foi ; mais, dans les discordes civiles, la bonne foi des partis, qui relèverait la défaite et tempérerait la victoire, disparaît si complètement que la calomnie trouve accès partout, et que là où l’on tente de la repousser, c’est encore en lui opposant le mensonge. Une indignation vraie à demi, à demi factice, de même nature que celle qui poussait à la révolte les compagnies privilégiées de la garde nationale, éclata dans les partis royalistes à la lecture de la circulaire où se trouvait, entre tous les passages que je viens de citer, le passage suivant, dont on se fit contre M. Ledru-Rollin une arme perfide : Le pouvoir méprisable que le souffle populaire a fait disparaître, disait la circulaire, avait infecté de sa corruption tous les rouages de l’administration. Ceux qui ont obéi à ses instructions ne peuvent servir le peuple. À la tête de chaque arrondissement, de chaque municipalité, placez donc des hommes sympathiques et résolus. Ne leur ménagez pas les instructions, animez leur zèle. Par les élections qui vont s’accomplir, ils tiennent dans leurs mains les destinées de la France : qu’ils nous donnent une Assemblée nationale capable de comprendre et d’achever l’œuvre du peuple. En un mot, tous hommes de la veille et pas du lendemain. Cette phrase malhabile, qui cependant n’exprimait autre chose qu’une idée fort simple, acceptée par tout le monde, à savoir que la République devait employer des agents républicains[12], fut commentée et raillée de mille manières par la presse royaliste. Comme il arrive généralement en pareilles occasions, ces attaques outrées, au lieu d’éclairer le ministre et de le rendre plus circonspect, le provoquèrent à des exagérations nouvelles. Dans la circulaire du 12 mars, il insista sur le point qui avait blessé, et lui qui recommandait à ses agents, dans ses instructions verbales, tous les ménagements de la prudence, il leur adressa dans une circulaire officielle, comme s’il eût pris plaisir à défier l’opinion, des injonctions aussi inutiles qu’impolitiques. Vous demandez quels sont vos pouvoirs, disait le ministre, ils sont illimités. Agent d’une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaire aussi. La victoire du peuple vous a imposé le mandat de faire proclamer, de consolider son œuvre. Pour l’accomplissement de cette tâche, vous êtes investi de sa souveraineté, vous ne relevez que de votre conscience, vous devez faire ce que les circonstances exigent pour le salut public. Cette seconde circulaire eut pour effet immédiat de déterminer dans Paris, et bientôt après dans les départements, un mouvement prononcé contre la République. Les petits commerçants, les petits capitalistes d’opinion libérale qui avaient accepté la République comme une conséquence un peu forcée, mais supportable, de leur opposition au gouvernement déchu, en voyant qu’on voulait exclure de la représentation nationale les anciens députés de la gauche, s’irritèrent. Plutôt que d’examiner les choses de sang-froid et d’apprécier à leur juste valeur des paroles où l’inconsidération avait plus de part que la volonté d’opprimer, ils s’en prirent à M. Ledru-Rollin de tout ce qui les effrayait ou les blessait dans le mouvement révolutionnaire et, pour résumer tous leurs déplaisirs en une brève formule, ils l’accusèrent de communisme. De son côté, la majorité du conseil blâmait M. Ledru-Rollin et se déclarait offensée de ce que le ministre n’avait pas jugé convenable de lui soumettre un acte de cette importance. M. de Lamartine surtout, qui voyait avec une inquiétude extrême l’irritation de part et d’autre aller croissant, tout en exprimant très-ouvertement à M. Ledru-Rollin sa désapprobation personnelle, tentait de sincères efforts pour l’arrêter dans la voie où son entourage le poussait et pour empêcher l’éclat d’une scission dans le gouvernement provisoire. Vos circulaires, disait-il au ministre de l’intérieur dans leurs entretiens particuliers, font plus de mal à la République que dix batailles perdues, car elles réveillent dans le pays les souvenirs d’un temps que le peuple lui-même a voulu répudier ; elles détruisent tout l’effet que sa modération a produit sur l’opinion ; elles aliènent à la République, en lui faisant parler un langage dictatorial, tous les citoyens qu’une politique libérale et généreuse lui avait conciliés dès sa première heure. Par moments, l’éloquence de M. de Lamartine persuadait M. Ledru-Rollin, dont l’intelligence ne se fermait pas volontairement à la vérité ; mais, dès qu’il retrouvait son entourage intime et les ambitieux subalternes qui voulaient par lui soumettre la France à leur bon plaisir, il prêtait l’oreille à leurs suggestions et ne repoussait plus que d’un accent bien faible les projets de complots qui se tramaient entre eux pour l’investir de la dictature. Pendant ce temps, la garde nationale s’excitait de plus en plus contre lui, et n’osant encore élever la voix contre le gouvernement provisoire tout entier, elle affectait d’isoler le ministre de l’intérieur et le rendait seul responsable de toutes les mesures révolutionnaires. On était dans ces dispositions réciproques, quand, le 15 mars, la veille même du jour annoncé pour la grande protestation des compagnies d’élite, quelques délégués de la garde nationale de la banlieue vinrent à l’Hôtel de Ville. Ayant été introduits auprès de M. de Lamartine, que l’on espérait pousser à une rupture avec M. Ledru-Rollin, ces délégués se plaignirent amèrement à lui du décret du 14 mars, et lui firent entendre qu’ils comptaient sur son intervention dans le conseil pour obtenir la réparation qui leur était due. Le même soir, une députation du club de la garde nationale, ayant à sa tête un riche bourgeois d’opinion légitimiste, M. de Lépine, renouvela les mêmes plaintes à M. de Lamartine et lui peignit avec plus d’insistance encore le mécontentement général soulevé dans la bourgeoisie parisienne par les circulaires de M. Ledru-Rollin. M. de Lépine n’omit rien de ce qui pouvait, selon lui, faire impression sur l’esprit de M. de Lamartine, et termina son discours en l’interpellant sur sa politique particulière et sur la part de responsabilité qu’il lui convenait d’assumer dans les actes du ministre de l’intérieur. Il y avait, dans ces démarches de la garde nationale auprès de M. de Lamartine, une insinuation très-directe et en quelque sorte une sommation de se détacher de la partie révolutionnaire du gouvernement provisoire et de prendre, au nom des classes bourgeoises et de l’opinion conservatrice, le gouvernement des affaires. Mais M. de Lamartine, que nous venons de voir reprocher vivement à M. Ledru-Rollin son langage impolitique, ne se laissa point aller à la tentation d’en tirer avantage. Il ne voulait pas plus de la dictature bourgeoise en sa personne qu’il n’entendait souffrir de dictature populaire en la personne de MM. Ledru-Rollin ou Louis Blanc. Son ambition lui montrait dans une perspective rapprochée un but plus haut. Il voulait être l’élu du pays tout entier ; et cette ambition, à l’heure où il la conçut, n’avait rien de chimérique, car de tous les points de la France on entendait monter vers lui un murmure approbateur, un assentiment, inquiet encore, mais dont l’accent se raffermissait chaque jour, et qui, en lui promettant l’empire de l’opinion, lui commandait la patience. L’attitude prise en cette circonstance par M. de Lamartine fait honneur à sa loyauté. Il repoussa la prétention des compagnies privilégiées à rester en dehors de la règle commune ; il évita de parler en son nom personnel, mais, en même temps, il promit que le gouvernement tout entier s’expliquerait sur la conduite qu’il entendait tenir dans les élections, et rétablirait ce qui, dans les termes et non dans l’intention des circulaires, avait pu blesser la fierté publique. Ces assurances obligeaient M. de Lamartine à se retirer si le gouvernement refusait de les ratifier ; mais il connaissait trop bien la faiblesse du ministre de l’intérieur et son isolement dans le conseil, où MM. Louis Blanc et Albert ne le soutenaient qu’à demi, pour concevoir à cet égard des inquiétudes sérieuses. Il s’occupa donc sans retard à rédiger un projet de proclamation, qui contenait le désaveu des circulaires, et l’apporta le lendemain au conseil réuni à l’Hôtel de Ville. Depuis le matin, Paris était agité ; mille bruits contradictoires jetaient le trouble dans les esprits. On savait qu’il se tramait quelque chose contre le gouvernement provisoire, mais, ainsi qu’il arrive le plus souvent dans nos discordes civiles, l’émotion, produite à la fois sur tous les points de la cité, ou ne s’expliquait pas du tout à elle-même, où s’expliquait par des causes opposées. Aux abords de l’Hôtel de Ville, tout présageait une lutte sérieuse. Quand la première légion de la garde nationale, qui s’était mise en marche, tambours en tête, sous la conduite de ses officiers, déboucha sur la place du Châtelet, elle se vit tout d’un coup arrêtée par une masse considérable d’hommes du peuple qui, avertis la veille au soir dans les clubs, étaient accourus pour défendre, contre les bourgeois et les légitimistes, le gouvernement provisoire. Des colloques animés s’engagent, des propos injurieux sont échangés. Le général Courtais, escorté de trois chasseurs à cheval et de deux élèves des écoles, paraît à ce moment et, l’épée nue à la main, haranguant la première légion, il lui reproche, en termes très-vifs, l’illégalité de sa démarche et le mauvais exemple qu’elle donne au peuple. Une clameur prolongée l’interrompt ; les cris de à bas Courtais ! à bas les communistes ![13] retentissent dans les rangs ; le peuple se presse autour du général pour le défendre ; une lutte corps à corps s’engage pendant laquelle un garde national, se précipitant sur le général et l’accablant d’insultes, lui arrache son épée et ses épaulettes. À cette vue, la foule qui grossissait de minute en minute, se jette en avant, rompt les rangs de la garde nationale, la force à reculer, la disperse et, après l’avoir poursuivie quelque temps de ses huées, revient triomphante occuper les quais et la place. Mais, pendant que la 1re légion subissait cet échec ridicule, la 10e occupait la place de l’Hôtel-de-Ville, appuyant les compagnies d’élite qui attendaient, dans une attitude menaçante et en proférant les propos les plus séditieux, le retour de la députation envoyée au gouvernement provisoire. Pendant la délibération du conseil, qui ne dura pas moins de deux heures, des clameurs de toute nature ne cessèrent de retentir. L’arrivée de M. Ledru-Rollin, qui se rendait à l’Hôtel de Ville dans la voiture de M. Arago, porta l’exaspération des séditieux à son comble. Mille propos insultants, mille outrages furent proférés sur le passage du ministre de l’intérieur. En vain M. Arago, penché hors de sa voiture, essayait de calmer, de ramener à la raison, au respect d’eux-mêmes ces hommes qui se disaient les défenseurs de l’ordre. Mort à Ledru-Rollin ! répétaient ces furieux, sans vouloir rien entendre. L’un d’eux même, en se rapprochant de la voiture, fit un geste menaçant. Malheureux ! s’écria M. Arago en lui saisissant le bras, oubliez-vous donc qu’ici même, à cette place, périt Foulon ! Mais que pouvaient, sur de si aveugles passions, les avertissements d’un vieillard et les souvenirs de l’histoire ! Parvenu enfin, à travers cette émeute odieuse autant que ridicule, jusqu’à l’Hôtel de Ville, M. Arago, en faisant au conseil le récit de ce qui se passe sur la place, prête une force nouvelle à l’opinion de M. de Lamartine : M. Ledru-Rollin n’essaye point de la combattre ; il désavoue les termes de la circulaire, dont il rejette la responsabilité sur M. Jules Favre, et, après que M. de Lamartine, sur les observations de M. Louis Blanc, a de son côté consenti à modifier plusieurs des expressions de sa proclamation, tous les membres du gouvernement y apposent leur signature[14]. Pendant ce temps, MM. Arago, Marrast et Buchez recevaient la députation de la garde nationale et lui exprimaient avec sévérité le blâme que méritait sa conduite. M. Arago, surtout, usant du droit que lui donnaient son âge et l’autorité de son nom, lui faisait sentir sans ménagement l’absurdité d’une pareille rébellion et les effets fâcheux qu’elle ne pouvait manquer de produire. On a parlé de M. Ledru-Rollin, dit M. Arago, comme ayant pris personnellement la détermination dont il s’agit. En sa qualité de ministre de l’intérieur, M. Ledru-Rollin a des déterminations à prendre, dont nous le laissons seul responsable. Mais le décret qui vous émeut a été arrêté en conseil du gouvernement, après avoir entendu les chefs naturels de la garde nationale, MM. de Courtais et Guinard. Nous nous sommes bien imaginés que cette mesure causerait une petite émotion ; mais nous n’avions pas cru que cette émotion fût aussi profonde, et que surtout elle vous déterminerait à faire une démarche qui a eu déjà ses inconvénients, mais qui en aura peut-être un bien plus grave encore. Cet inconvénient-là, vous le verrez demain. Demain, nous aurons une manifestation de la classe ouvrière pour répondre à celle de la garde nationale. Nous la calmerons, je l’espère ; mais ne pensez-vous pas qu’il serait déplorable d’établir entre les ouvriers et la garde nationale un antagonisme, quand nous voulons, au contraire, la plus grande union ? Le ton sévère de cette admonestation et l’annonce positive d’une démonstration populaire pour le lendemain firent tomber l’arrogance des députés. Ils se retirèrent en silence ; descendus sur la place, ils virent qu’ils avaient agi prudemment, car les masses populaires affluaient de tous côtés aux cris de Vive Ledru-Rollin ! et il n’était plus possible à la garde nationale de persister dans sa tentative insensée. Elle se retira donc, confuse et humiliée, emportant avec elle la honte d’une démarche puérile et la désapprobation de tous les bons citoyens. Dans une révolution où les masses aveugles s’étaient montrées si promptes à l’oubli et si facilement apaisées, n’était-ce pas, en effet, une faute impardonnable à la bourgeoisie que de donner ouvertement, comme elle venait de le faire, l’exemple des rancunes et de l’esprit de vengeance ? N’était-ce pas une chose inouïe que le premier signal de la lutte entre les classes partît de celle-là même qui se prétendait commise à la défense de l’ordre, et que les premiers cris de mort fussent poussés par les hommes de la légalité et de la paix ? Nous allons assister à un spectacle bien différent et voir comment le peuple, si follement provoqué, répondit une seconde fois encore par la modération et la sagesse. J’ai dit que M. Louis Blanc méditait, depuis quelque temps déjà, une grande manifestation populaire, non dans le but de renverser la majorité du gouvernement, les complots et les conspirations répugnaient à son esprit orgueilleux[15], mais pour exercer sur elle une intimidation morale. Dans ce dessein, il était nécessaire que cette manifestation restât calme et ne devînt le prétexte d’aucun désordre. Aussi en régla-t-il avec un soin minutieux l’ordonnance et la discipline. Pas d’armes, pas de cris, pas de violence, mais une longue, silencieuse et solennelle procession de toutes les corporations à travers Paris ; la demande, respectueusement apportée au conseil par une députation, de l’ajournement des élections et de l’éloignement des troupes : tel était le programme donné par M. Louis Blanc aux délégués du Luxembourg, d’accord en cela avec M. Caussidière, qui favorisait le parti de M. Ledru-Rollin, mais ne jugeait pas le moment venu d’agir ouvertement à main armée. Les clubs qui, de leur côté, sans projets bien arrêtés, entretenaient dans le peuple l’agitation et la défiance, comprirent, en voyant l’émeute avortée de la garde nationale, que l’instant était favorable pour faire la loi au gouvernement, et qu’il fallait saisir l’occasion. En conséquence, une réunion générale des chefs de clubs eut lieu dans la soirée du 16, et l’on y tomba d’accord sur la nécessité de convoquer le peuple pour le lendemain. Toute la nuit se passa à écrire, à imprimer des lettres, des proclamations, des affiches. Une foule d’émissaires se répandirent dans les ateliers de Paris et de la banlieue. Le gouvernement provisoire, disaient-ils, attaqué par les royalistes, avait courageusement résisté ; il fallait aller l’en féliciter, lui promettre de nouveau le concours du peuple, et remercier en particulier M. Ledru-Rollin de son dévouement à la nation. La proclamation suivante, affichée dans la matinée du 17 sur tous les murs de Paris et saisie, par ordre de M. Émile Thomas, dans les ateliers nationaux, où elle avait causé une grande émotion, fait voir avec quelles précautions infinies ceux d’entre les chefs de clubs qui complotaient le renversement du gouvernement provisoire dissimulaient, en parlant au peuple, des projets que sa loyauté eût repoussés avec indignation RÉPUBLIQUE FRANÇAISE. Liberté, égalité, fraternité. Le peuple a été héroïque pendant le combat, généreux après la victoire, magnanime assez pour ne pas punir… Il est calme, parce qu’il est fort et juste. Que les mauvaises passions, que les intérêts blessés se gardent de le provoquer ! Le peuple est appelé aujourd’hui à donner la haute direction morale et sociale. Il est de son devoir de rappeler fraternellement à l’ordre ces hommes égarés qui tenteraient encore de se maintenir en corps privilégiés dans le sein de notre cité. Il voit d’un œil sévère ces manifestations contre celui des ministres qui a donné tant de gages à la révolution. Cette proclamation très-habile exprimait exactement les dispositions naïves de la masse populaire. La plus grande partie des ouvriers ne connaissaient encore que très-vaguement la division qui régnait entre la majorité et la minorité du conseil. Ils vénéraient par tradition les noms d’Arago et de Dupont (de l’Eure) ; ils ne s’occupaient ni de M. Marrast, ni de M. Marie, ni de M. Garnier-Pagès. La plus grave accusation qui se fût encore produite contre M. de Lamartine, c’était d’être un peu faible et de se laisser tromper par les royalistes. Il ne s’agissait donc véritablement, dans l’esprit du peuple, que de donner confiance au gouvernement et de l’engager à persévérer dans le bien[16]. Les principaux chefs de clubs, qui portaient dans ce projet de manifestation populaire une vue plus politique et voulaient, en arrachant à la majorité du conseil l’ajournement des élections et l’éloignement de l’armée, raffermir dans le gouvernement l’autorité de la minorité révolutionnaire, étaient loin cependant de se prêter à la trahison préméditée par quelques factieux. Aucun d’eux ne voulait renverser M. de Lamartine. M. Cabet, qui eut, le 16 au soir et dans la matinée du 17, des entretiens avec lui, s’employa, avec beaucoup de zèle et d’habileté, à modérer ces hommes et à les mettre en garde contre les suggestions des agents de M. Blanqui ; M. Sobrier, qui mieux que d’autres connaissait le plan des conspirateurs, promettait d’y avoir l’œil. Ce plan, d’ailleurs, pas plus que le complot du 25 février, évanoui au souffle même de celui qui l’avait conçu, ne reposait sur rien de solide. Crier bien haut à la trahison du gouvernement provisoire, dire tout bas qu’on était en force pour s’emparer de l’Hôtel de Ville, glisser dans l’oreille de quelques-uns que Blanqui méritait seul la confiance des révolutionnaires, c’était toute la tactique des conspirateurs, et cette tactique, qui pouvait amener un tumulte passager, était absolument impuissante à remuer la grande masse du peuple. M. Blanqui lui-même, dans la dernière conférence qu’il eut à une heure du matin avec les conjurés, n’osa pas dire qu’il fallait renverser le gouvernement provisoire, et ne parla que de l’épurer. La pétition, qui demandait dans l’origine l’ajournement indéfini des élections, fut aussi très-modifiée par l’influence de M. Cabet. Cependant le gouvernement provisoire, prévenu depuis plusieurs jours par M. Louis Blanc de la manifestation des corporations, et mieux instruit que ne pouvait l’être celui-ci des éléments perturbateurs qui menaçaient d’en dénaturer le caractère, attendait avec une inquiétude extrême, à l’Hôtel de Ville, ce qui allait sortir d’un pareil ébranlement de la population. Si la majorité du conseil n’avait songé qu’à son propre salut, il lui était facile d’appeler à sa défense les baïonnettes de la garde nationale. La journée de la veille montrait assez son vif désir de commencer la lutte avec la révolution. Mais, j’ai déjà eu occasion de le faire remarquer, les hommes qui composaient la majorité du conseil, aussi bien que ceux qui s’y trouvaient en minorité, pour différer de vues politiques, n’en restaient pas moins d’accord dans le sentiment du dévouement au pays. Tous souhaitaient sincèrement d’épargner à la République les malheurs de la guerre civile. Les préparatifs de défense du gouvernement se bornèrent donc à faire fermer les grilles de l’Hôtel de Ville, derrière lesquelles le colonel Rey disposa deux à trois mille volontaires auxquels il commandait depuis le 24 février. C’était une troupe formée au hasard, médiocrement disciplinée et plus disposée, à en juger par son origine et par son langage, à se joindre dans l’occasion au peuple qu’à lui opposer une résistance sérieuse. Tout allait donc dépendre de la sagesse populaire, et l’issue de la journée se pouvait d’autant moins prévoir que cette sagesse instinctive et orageuse n’avait pas conscience d’elle-même. Vers une heure de l’après-midi, on vit paraître, à l’extrémité de la place de Grève, la tête du cortège populaire. Elle était composée de cinq à six cents clubistes, parmi lesquels on comptait quelques femmes, et qui marchaient en rang, dix par dix, précédés de leurs drapeaux. Après eux venait la longue procession des corporations ouvrières. Séparées l’une de l’autre par des intervalles égaux, chacune de ces corporations suivait sa bannière flottante et, s’avançant lentement, d’un pas mesuré, elle se rangeait sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville dans un ordre parfait. On n’entendait dans cette masse compacte d’hommes, de femmes, de vieillards, d’enfants, aucune rumeur. Le commandement s’y faisait sans bruit, et la plus stricte discipline maintenait dans les rangs de cette armée en blouse une régularité que les plus belles troupes du monde eussent applaudie. Les physionomies mêmes, toutes recueillies et graves, exprimaient la pensée du devoir accompli qui animait et contenait cette multitude. Quand la place fut entièrement remplie, le mouvement du cortège s’arrêta : les chefs des clubs et les délégués des corporations, s’approchant de la grille, demandèrent à être introduits auprès du gouvernement provisoire. M. de Lamartine, qui venait de recevoir de M. Cabet l’assurance que les clubs n’avaient aucune intention hostile, fit ouvrir les grilles à une cinquantaine de délégués, et le conseil tout entier se transporta dans une des salles les plus spacieuses de l’Hôtel de Ville, afin de les recevoir solennellement. Pendant ce temps, le peuple, resté sur la place, entonnait d’une voix mâle, et sans rompre ses rangs, la Marseillaise. Citoyens ! que demandez-vous ? dit, en s’adressant à la députation des clubs, le vieux défenseur des libertés constitutionnelles, Dupont (de l’Eure). Il y avait dans l’accent avec lequel il posa cette interrogation une certaine fierté qui contrastait avec l’affaissement de son corps et la tristesse résignée de son visage. Un moment de silence suivit ces paroles. De part et d’autre on s’observait, on cherchait à surprendre sur les physionomies le secret de chacun, à deviner le concert ou l’isolement des volontés, la force de l’attaque, les chances de la résistance. Aux deux côtés de M. Dupont (de l’Eure), qui était assis dans un fauteuil adossé à la muraille, les membres du gouvernement provisoire se tenaient debout : à droite, MM. Arago, Louis Blanc, Albert, Ledru-Rollin ; à gauche, MM. de Lamartine, Marrast, Crémieux, Marie, Garnier-Pagès. Dans le groupe des clubistes, on remarquait MM. Barbés, Cabet, Sobrier, Huber et M. Blanqui qu’entouraient plusieurs de ses hommes les plus intrépides, entre autres MM. Flotte et Lacambre, figures inconnues, a dit M. Louis Blanc, et dont l’expression avait quelque chose de sinistre[17]. Un ouvrier nommé Gérard, s’avançant vers Dupont (de l’Eure), lut une pétition qui, au nom du peuple de Paris, réclamait l’éloignement des troupes, l’ajournement des élections de la garde nationale et celles de l’Assemblée. À peine l’ouvrier avait-il achevé sa lecture que M. Blanqui prit la parole. Il ne fit autre chose que répéter à peu près les demandes formulées dans la pétition ; mais le ton et le geste dont il accompagnait sa requête tenaient plus de la menace que de la prière ; il ajouta, d’ailleurs, à ce que l’ouvrier venait de dire, la sommation au gouvernement provisoire de délibérer séance tenante et de rendre aux délégués du peuple une réponse immédiate. M. Louis Blanc, surpris de tant d’audace et la croyant sans doute appuyée sur une force dont il n’avait pas le secret, appréhenda tout d’un coup de voir passer en d’autres mains que les siennes la conduite du mouvement populaire. Un regard échangé avec M. Barbès ne lui laissa plus de doute. Si le gouvernement cédait aux injonctions des clubs, Blanqui, leur ennemi commun, en remportait l’honneur et l’avantage. Si Blanqui sortait de l’Hôtel de Ville triomphant, à lui la révolution, à lui le peuple : où les conduirait-il ? Dans une pareille conjoncture, il ne restait plus à M. Louis Blanc d’autre parti à prendre que de faire cause commune avec la majorité du gouvernement provisoire, de repousser une intimidation dont il avait eu cependant la première pensée, s’il ne voulait pas se livrer, se subordonner à un chef de factieux dont les desseins lui étaient inconnus et les intentions suspectes. Sa délibération intérieure ne fut pas longue. S’avançant vers le groupe des délégués : Citoyens ! dit-il, d’une voix à laquelle le sentiment du péril et de l’outrage donnait une autorité singulière, le gouvernement de la République est fondé sur l’opinion ; il ne l’oubliera jamais. Notre force, nous le savons, est dans la force du peuple ; notre volonté doit toujours être en harmonie avec la sienne ; nous vous remercions des paroles pleines de sympathie et de dévouement que vous nous adressez. Le gouvernement provisoire les mérite par son courage, par son ferme vouloir de faire le bien du peuple, avec le concours du peuple et en s’appuyant sur lui. Les pensées d’ordre que vous avez manifestées sont la consécration de la liberté en France. Il faut que la force du peuple se montre sous l’apparence du calme ; le calme est la majesté de la force. Vous nous avez exprimé des vœux qui feront l’objet de nos délibérations. Vous-mêmes, citoyens, vous ne voudriez pas que le gouvernement qui est appelé à vous représenter cédât à une menace. Nous vous remercions de ce que vous êtes venus à nous pleins de confiance dans notre patriotisme, pleins de confiance dans le désir qui est au fond de nos cœurs, de faire avec, vous, dans votre intérêt, sans vous oublier jamais, le salut de la République. Nous vous remercions, comme hommes, de nous avoir mis en état de le faire avec indépendance. Maintenant, citoyens, laissez-nous délibérer sur ces vœux ; laissez-nous délibérer, pour qu’il soit bien entendu que le gouvernement provisoire de la République ne délibère pas sous l’empire d’une menace. À ceux qui ne représentaient que les privilèges, il était permis d’avoir peur : cela ne nous est pas permis, à nous, parce que nous sommes vos représentants, et qu’en gardant notre dignité, nous gardons la vôtre. Ces paroles, applaudies par les délégués des corporations qui s’abandonnaient aveuglément à la direction de M. Louis Blanc, provoquèrent dans le groupe des clubistes un murmure prolongé. Le peuple attend autre chose que des paroles ! s’écria l’un d’entre eux, d’une voix pleine de colère ; il veut une réponse définitive ; nous ne sortirons pas d’ici sans avoir une réponse à transmettre au peuple. Mais, sans laisser à M. Louis Blanc le temps de répondre, MM. Cabet et Sobrier, craignant de voir s’engager le conflit, s’interposèrent ; par des paroles pleines de sens ils atténuèrent l’impression que venait de produire l’orateur clubiste et donnèrent à M. Ledru-Rollin quelques minutes pour peser les paroles qu’il allait prononcer à son tour. Je n’ai qu’un mot à vous dire, dit enfin le ministre de l’intérieur, mais je crois que ce mot aura quelque action sur vos esprits. Vous représentez Paris, mais vous comprenez que la France se compose de l’universalité des citoyens. Or, je me suis adressé, il y a deux jours, à tous les commissaires des départements pour leur demander ceci : Est-il possible matériellement que les élections aient lieu le 9 avril ? Est-il possible, politiquement et dans l’intérêt de l’établissement de la République, que les élections aient lieu le 9 avril ? Vous ne pouvez pas, citoyens, imposer au gouvernement de délibérer sans être éclairé avant tout sur l’état de la France, sans être informé par ses commissaires. Vous représentez indubitablement la cité la plus active et par cela même la plus intelligente, mais vous ne pouvez pas avoir ici la prétention de représenter la France tout entière ; vous ne pouvez l’avoir qu’à une condition, c’est que, élus par le peuple, représentants du peuple, nous ayons pour les départements, pour la France entière comme pour Paris, la volonté et le dernier mot du peuple. Il faut que vous attendiez quelques jours. J’ai fixé au 25, au plus tard, les réponses qui doivent m’être faites. Quand le gouvernement, prenant en considération le vœu de Paris, qui ordinairement donne l’impulsion à la France, mais qui cependant ne peut vouloir opprimer la France, quand les vœux des départements auront été exprimés, alors le gouvernement, représentant du pays tout entier, pourra assigner un délai, et pourra dire si, en effet, cet ajournement est nécessaire pour l’établissement de la République. Ce discours, habile autant que ferme, déconcerta visiblement les fauteurs du complot, qui ne s’étaient pas attendus à trouver dans le gouvernement provisoire un pareil accord de résistance. Voyant que les paroles de M. Ledru-Rollin leur enlevaient toute chance de diviser le conseil et de se défaire de la majorité à l’aide de la minorité, ils ne voulaient pas cependant battre en retraite sans avoir porté à M. de Lamartine un coup décisif. M. Sobrier, qui venait de prendre la parole pour appuyer M. Ledru-Rollin, leur en fournit l’occasion. Les délégués du peuple, dit-il, n’ont nullement l’intention de faire violence au gouvernement provisoire ; ils ont une confiance entière en lui. Pas en tous ! pas en tous ! interrompt brusquement l’un des hommes de Blanqui, en regardant M. de Lamartine ; et le nom de Lamartine est murmuré de bouche en bouche. Qu’il s’explique ! qu’il s’explique ! s’écrient plusieurs. Alors M. de Lamartine s’avance à son tour et réfute avec beaucoup d’éloquence l’accusation portée contre le gouvernement provisoire et contre lui, en particulier, d’avoir voulu faire rentrer les troupes dans Paris, afin d’opprimer le peuple. Il faudrait, dit M. de Lamartine, que le gouvernement fût insensé, après ce qui s’est passé, après que la royauté déchue a vu se fondre 80.000 hommes de troupes contre le peuple désarmé de Paris, pour songer à lui imposer, avec quelques corps d’armée épars et animés du même républicanisme, des volontés contraires à vos volontés et à votre indépendance ! Nous n’y avons pas songé, nous n’y songeons pas, nous n’y songerons jamais ! Voilà la vérité, rapportez-la au peuple : sa liberté lui appartient parce qu’il l’a conquise ; elle lui appartient parce qu’il saura la garder de tout désordre. La République, à l’intérieur, ne veut d’autre défenseur que le peuple armé. Mais quoique ceci soit la vérité aujourd’hui, et que nous vous déclarions que nous ne voulons que le peuple armé pour protéger ses institutions, n’en concluez pas que nous consentions jamais à la déchéance des soldats français ! N’en concluez pas que nous mettions notre brave armée en suspicion, et que nous nous interdisions de l’appeler, même dans l’intérieur, même à Paris, si des circonstances de guerre commandaient telle ou telle disposition de nos forces pour la sûreté extérieure de la patrie ! Applaudi par un grand nombre de délégués, se sachant appuyé par les chefs des clubs, M. de Lamartine trouve en terminant sa harangue une de ces images frappantes qui souvent déjà l’ont fait triompher des défiances populaires. Soyez sûr, s’était écrié avec émotion un ouvrier, que le peuple n’est là que pour appuyer le gouvernement. — Je le crois, j’en suis certain, réplique M. de Lamartine ; mais prenez garde, citoyens, à des réunions comme celles d’aujourd’hui, quelque belles qu’elles soient. Les dix-huit brumaire du peuple pourraient amener, contre son gré, les dix-huit brumaire du despotisme ; et ni vous ni nous n’en voulons. Un applaudissement général couvre, à ce mot, la voix de M. de Lamartine. La députation déconcertée s’ébranle. MM. Cabet et Sobrier saisissent ce moment favorable pour déterminer le mouvement de retraite. Blanqui et les siens sont entraînés. Au même instant, on entend sur la place des milliers de voix qui demandent à grands cris le gouvernement provisoire. Il devient manifeste que la force morale est à lui. La colère et l’indignation éclatent sur les physionomies des factieux. Comme M. Louis Blanc descendait les degrés du grand escalier, l’un d’eux, lui saisissant le bras et le secouant brutalement : Tu es donc un traître, toi aussi ! s’écrie-t-il. M. Louis Blanc le regarde stupéfait ; il ne le connaissait pas ; c’était un séide de Blanqui, un jacobin fanatique, le cuisinier Flotte[18]. Quand le gouvernement provisoire parut sur l’estrade, il fut reçu par une longue et enthousiaste acclamation du peuple qui ne s’informait seulement pas si ses demandes avaient été accueillies ou rejetées. Seulement, il exprimait par les cris infiniment plus répétés de : Vive Louis Blanc ! vive Ledru-Rollin ! sa sympathie plus grande pour les membres les plus révolutionnaires du conseil. M. Louis Blanc, sur l’invitation même de ses collègues, prit la parole pour remercier le peuple de la force qu’il donnait par son adhésion, si chaleureuse et si complète, au gouvernement chargé d’exécuter ses volontés. Après qu’il eut terminé sa harangue, le gouvernement provisoire rentra dans l’hôtel de ville et le défilé des corporations commença. Il fut long et garda jusqu’à la fin sa parfaite discipline. On a évalué à 100.000 hommes environ le chiffre de l’armée populaire. À cinq heures seulement les dernières corporations quittaient la place de Grève. Un groupe nombreux d’ouvriers y resta pour escorter M. Louis Blanc ; un autre accompagna M. Ledru-Rollin au ministère de l’intérieur, où le ministre essaya encore une fois, dans une chaleureuse allocution, de leur faire sentir combien ils avaient tort de vouloir éloigner de Paris une armée dévouée au pays et composée d’enfants du peuple. M. de Lamartine, resté seul, pensif, atteint d’un premier doute, s’achemina lentement à pied, par les rues qui s’illuminaient en l’honneur de ses adversaires politiques, vers l’hôtel de la rue des Capucines, où l’attendaient dans une vive inquiétude sa femme et ses amis. Ceux-ci, effrayés des bruits qui couraient, veillèrent en armes au ministère des affaires étrangères. Ils avaient été avertis par des agents de leur police secrète que Blanqui et ses hommes devaient, pendant la nuit, enlever M. de Lamartine. Paris fut jusqu’au matin en proie à un grand trouble. L’impression produite par ce que l’on savait et par ce que l’on soupçonnait des événements de la journée pesait sur tous les esprits. Ce long cortège de prolétaires qui, de l’arc de triomphe à l’Hôtel de Ville et de l’Hôtel de Ville à la Bastille, avait partout, sur son passage, notifié, imposé en quelque sorte à la bourgeoisie, avec une effrayante solennité, sa volonté muette et mystérieuse, jetait les imaginations dans une perplexité extraordinaire. Personne ne comprenait clairement le sens indéterminé de cette manifestation ; chacun l’interprétait à sa manière. La majeure partie des ouvriers qui s’étaient joints spontanément à la manifestation, dans un esprit naïf et sincère de fraternité républicaine, demeuraient persuadés qu’ils avaient donné au gouvernement un témoignage de respect et qu’ils l’avaient protégé contre un complot des carlistes. Plusieurs entre les chefs populaires, MM. Cabet, Raspail, Barbès, qui accusaient ce qu’ils appelaient le parti du National de conspirer au sein du gouvernement, d’accord avec M. Thiers, le retour de la duchesse d’Orléans et de son fils, avaient eu principalement en vue de raffermir la minorité du conseil et d’enlever M. de Lamartine, en lui montrant le peuple si fort et si sage, aux influences d’un entourage suspect. Les cinq ou six cents partisans de M. Blanqui, dont l’espoir était déjoué, n’osaient pas le laisser voir et feignaient de partager la joie populaire. M. Louis Blanc, qui avait eu l’initiative et la conduite principale de la manifestation, avait senti cependant qu’il n’en tenait pas tous les fils ; il se demandait à part lui ce que signifiait cette intervention occulte de quelques meneurs ; il s’étonnait aussi que M. Ledru-Rollin eût une part égale, sinon supérieure à la sienne, dans l’acclamation populaire. On le voit, autant il y avait eu d’ordre, de régularité, de discipline extérieure dans cette grande procession populaire, autant il y avait de confusion dans l’esprit de ceux qui l’avaient préparée. Mais les jours qui suivirent en marquèrent le sens et jetèrent dans la bourgeoisie une grande appréhension. Elle vit, dès le soir du 17 mars, M. de Lamartine, en qui elle avait mis tout son espoir, devenir soucieux. Elle reconnut dans les décrets, dans les proclamations qui suivirent coup sur coup, la prépondérance de M. Ledru-Rollin et l’influence de M. Louis Blanc. Elle comprit que Paris était décidément acquis à la révolution, et elle tourna son principal effort vers les départements, où les royalistes et les conservateurs, un moment dispersés, étourdis par un choc inattendu, commençaient à reprendre haleine, à se rapprocher, à se concerter pour ressaisir, dans la lutte électorale, les avantages politiques que donnent en tous temps l’hérédité ou l’illustration du nom, l’éducation supérieure et la fortune acquise. |
[1] Voir Pages d’histoire, p. 49.
[2] Un jour, dans un entretien intime, M. Louis Blanc, parlant des sentiments que lui inspiraient les prolétaires jusque dans leurs fautes ou leurs erreurs, dit ce mot d’un sens profond et qui mérite d’être cité : J’aime le peuple, non pas tant pour ce qu’il est que pour ce qu’on l’empêche d’être !
[3] Dans son Histoire de la Révolution de 1848, t. IV, p. 84, M. Garnier-Pagès accuse M. Louis Blanc d’avoir soutenu le système des associations forcées. M. Louis Blanc, dans une lettre que j’ai sous les yeux et dont je donnerai un extrait, proteste contre cette accusation ; il raconte autrement que M. Garnier-Pagès une discussion qui eut lieu dans une réunion chez M. Marie, avant la révolution, entre quelques députés et un certain nombre de journalistes, rédacteurs du National, de la Réforme et de l’Atelier. Selon M. Louis Blanc, M. Garnier-Pagès aurait commis une double erreur et la discussion n’aurait même point porté dans cette réunion sur la question des associations libres ou forcées. Voir aux Documents historiques, n° 24.
[4] Le gouvernement essaya plus tard de lui en donner une. La peine de l’amende et, en cas de récidive, celle de la prison, furent décrétées contre les chefs d’ateliers qui laisseraient leurs ouvriers travailler au delà du temps prescrit par la loi. Mais ce décret ne reçut jamais d’application.
[5] Ce comité était composé de dix ouvriers et de dix délégués des patrons.
[6] Le nombre des ouvriers tailleurs paraît être de quinze à dix-huit mille hommes parmi lesquels se trouvent beaucoup d’étrangers ; celui des ouvrières est de cinq à six mille. (Voir les excellents articles de M. Cochut, sur les associations ouvrières, National du 24 janvier 1851 et des jours suivants.)
[7] En 1852, un essai d’association entre les tailleurs avait été fait à Nantes. Il échoua par mauvaise gérance. En 1848, quelques villes départementales imitèrent Paris, et des associations mutuellistes s’organisèrent à Tours, à Reims, à Lyon, à Angers, etc.
[8] En cherchant les chimères, ils trouveront les lois éternelles, disait Bernard Palissy, parlant des alchimistes du seizième siècle.
[9] Il sera intéressant de consulter une statistique de l’industrie de Paris résultant de l’enquête faite par la Chambre du commerce pour les années 1847 et 1848 (un vol. in-4° chez Guillaumin). Dans un article du Journal des Débats, 7 juillet 1852, M. Michel Chevalier, qui rend compte de cette publication, s’exprime ainsi en en citant un fragment :
La tendance des ouvriers à s’élever s’est manifestée par un autre phénomène sur lequel l’attention publique a été appelée à plusieurs reprises : la formation d’associations ouvrières. Les recenseurs de la chambre de commerce les ont consignées à part dans leurs relevés ; ils en ont visité plus de cent, mais elles sont en bien plus grand nombre. Beaucoup appartiennent à des professions que la chambre de commerce laissait en dehors de son cadre, aux professions commerciales proprement dites ou à celles des restaurateurs et des coiffeurs. Il en est qui ont mal tourné : d’autres, au contraire, ont réussi. Dans la plupart de ces associations, disent les auteurs de la Statistique de l’industrie à Paris, la direction des affaires à été confiée aux hommes les plus capables : on a fait appel au dévouement individuel, de grands efforts ont été faits pour pousser les travailleurs à placer leur point d’honneur à se conduire d’une manière régulière, en se respectant eux-mêmes dans leur personne et dans leur tenue. Dans les moments les plus difficiles, l’économie la plus sévère a été acceptée, et l’on a cité des associations où, pendant toute une année, les sociétaires sont restés sans boire de vin.
[10] Les gardes nationales avaient été jusque-là composées : 1° de chasseurs qui formaient la masse des soldats ; 2° de voltigeurs ; 3° de grenadiers. Les voltigeurs et les grenadiers, recrutés parmi les habitants les plus considérables, formaient deux compagnies d’élite qui portaient des signes distinctifs et constituaient dans les rangs de la garde civique une espèce d’aristocratie bourgeoise.
[11] Voir la première circulaire de M. Ledru-Rollin, au Moniteur du 9 mars.
[12] Cette nécessité était comprise de tous les hommes de bonne foi. Un grand nombre d’anciens députés, de personnes influentes dans le parti conservateur ou libéral, renoncèrent aux candidatures qui leur étaient offertes par ce sentiment de convenance politique. M. Paillard-Ducléré, beau-père de M. de Montalivet, proclamait tout haut l’intention d’appuyer l’élection de MM. Garnier-Pagès et Ledru-Rollin. Le maréchal Bugeaud déclinait la candidature. Un ancien député des Côtes du Nord et du Morbihan, M. Bernard, conseiller à la cour de cassation, s’exprimait ainsi dans une lettre à ses concitoyens : Est-ce bien, d’ailleurs, aux députés qui ont soutenu depuis huit ans la monarchie constitutionnelle, qu’il faut demander l’établissement de la République ? Quelque sincère que fût leur concours, la défiance inspirée par leur passé ne les frapperait-elle pas d’impuissance ? Il importe, à mon avis, que l’Assemblée nationale, sauf un certain nombre d’orateurs et d’écrivain éminents de nos deux anciennes chambres, soit composée d’hommes nouveaux. (Journal des Débats, 23 mars 1848.)
[13] À ce moment-là, la confusion des idées était si grande que la bourgeoisie voyait dans M. Ledru-Rollin le chef des communistes.
[14] Voir aux Documents historiques, n° 25.
[15] M. de Lamartine lui rend ce témoignage : Il souffla les erreurs, écrit-il dans son Histoire de la Révolution de 1848 (v. II, p. 207), jamais les séditions. En effet, M. Louis Blanc refusa, quelques jours avant le 17 mars, de se rencontrer en maison tierce avec M. Blanqui. Un membre du gouvernement, dit-il à la personne qui l’engageait à cette entrevue, ne doit pas voir un conspirateur.
[16] Qu’il me soit permis de rappeler ici un propos naïf entendu le 17, dans un groupe populaire, au moment où le gouvernement parut sur l’estrade de l’Hôtel de Ville, et qui peint admirablement le sentiment le plus général dont la masse était animée : Quel malheur qu’il y en ait un qui soit un peu vieux, disait un ouvrier, en regardant Dupont (de l’Eure), les autres en ont bien pour vingt ans encore à faire notre bonheur et à nous défendre contre l’étranger.
[17] Voir Pages d’histoire, p. 90.
[18] Voir Pages d’histoire, p. 94.