Le gouvernement provisoire, absorbé par ses discordes intestines, par ses embarras financiers, par la crainte des insurrections populaires et par le souci des élections générales, ne donna qu’une attention médiocre à l’organisation de la justice. Voyant les adhésions des magistrats arriver en foule, il ne se préoccupa point de l’esprit, bon ou mauvais, qui animait la magistrature. Cet esprit, cependant, lui était singulièrement hostile. La magistrature avait subi d’une manière toute particulière l’influence du règne de Louis-Philippe. Les destitutions qui suivirent la révolution de 1830, de nombreuses nominations, dictées par une politique de plus en plus étroite et, en dernier lieu, sous le ministère de M. Martin (du Nord), accordées au parti clérical, avaient porté de graves atteintes à son indépendance. L’esprit d’équité et de libéralisme qu’elle opposait aux tentatives de la Restauration pour étouffer la presse libre s’était insensiblement émoussé en elle. Quand arriva la révolution de Février, elle se sentait solidaire des fautes de la dynastie à ce point qu’elle estima ne pouvoir trop se racheter aux yeux du pays par des démonstrations exagérées de zèle pour la République, dont rougissaient tous les hommes intègres et fiers qu’elle comptait encore dans ses rangs. Les inquiétudes de la magistrature étaient bien concevables ; le principe même de son existence, l’inamovibilité, était menacé. Il paraissait à plusieurs des membres du gouvernement incompatible avec l’état démocratique, et les magistrats ne pouvaient invoquer, pour fléchir la rigueur de cette opinion, des antécédents dont les républicains n’avaient pas à leur tenir compte. Mais ces inquiétudes ne furent pas de longue durée. Le ministère de la justice était échu à un homme dont les magistrats reconnurent aisément, sous des allures qu’il cherchait à rendre révolutionnaires, le caractère inoffensif. M. Adolphe Crémieux, né d’une famille israélite dans le Midi de la France, envoyé en 1842 à la Chambre des députés par le département d’Indre-et-Loire, avocat au conseil d’État et à la cour de cassation, apportait aux affaires une intelligence déliée, des connaissances étendues en matière de droit et de jurisprudence, de l’habileté, un esprit tolérant, une parole facile. Mais, quoiqu’il inspirât de la bienveillance, il lui appartenait moins qu’à beaucoup d’autres, peut-être, d’imposer à l’opinion et de porter la main sur les choses établies. Aussi ne l’essaya-t-il pas. Non-seulement il ne prit aucune initiative importante, mais encore, soit de propos délibéré, soit par négligence, il fit traîner en longueur les travaux d’une commission qui, sous la présidence d’un républicain éprouvé, M. Martin (de Strasbourg), préparait un projet de réorganisation générale. Il ne fit qu’un petit nombre de changements et défendit en plusieurs circonstances des magistrats menacés de suspension par les commissaires de M. Ledru-Rollin. Au bout de très-peu de temps la magistrature avait repris ses allures accoutumées ; elle se vengeait même de ses alarmes passagères par un redoublement de rigueurs contre l’esprit de la révolution et bientôt elle profita du pouvoir qu’on lui laissait pour poursuivre, partout où elle crût l’apercevoir, le progrès des idées démocratiques. Cependant M. Crémieux, qui méconnaissait comme la plupart de ses collègues, les véritables dispositions du peuple, imagina, pour donner satisfaction aux instincts populaires, de faire exactement ce qu’avait fait la révolution de 1830. Il décida qu’un procès serait intenté aux ministres de Louis-Philippe et chargea M. Portalis, conseiller à la cour d’appel de Paris, qu’il venait de nommer procureur général, de dresser un réquisitoire contre MM. Guizot, Duchâtel, de Salvandy, Hébert, de Montebello, Trézel, Cunin-Gridaine et Jayr, inculpés de violation de la constitution par refus des banquets et d’excitation à la guerre civile, attentats prévus par l’article 91 du code pénal[1]. La cour d’appel, sous la présidence de M. Séguier, évoqua l’affaire et nomma deux conseillers instructeurs : MM. Perrot de Chezelles et Delahaye. Mais l’embarras fut grand de trouver un crime palpable dans les conseils confus de cette royauté qui s’était laissé chasser sans presque se défendre, et surtout quand il s’agit de déterminer la part de responsabilité légale qui revenait à chacun des ministres. Ni les visites faites dans les différents ministères, ni les dépositions des nombreux témoins entendus ne produisaient de charges judiciaires. Chez M. Delessert, on ne trouva de sa main que des ordres dictés par le désir d’éviter l’effusion du sang. Au ministère de l’intérieur, les papiers de M. Duchâtel, qui aurait pu être compromis parce qu’il avait été beaucoup plus déterminé que ses collègues dans l’avis d’une résistance énergique, avaient été enlevés à temps par son secrétaire. Ceux du chef de cabinet du ministre des affaires étrangères, M. Génie, ne furent point visités. Dans la volumineuse correspondance de M. Guizot et du roi, on ne découvrit pas trace d’un plan sérieux d’attaque ou de défense. Il était bien évident que la pensée d’une guerre civile ne s’était pas présentée à l’esprit de ces deux grands personnages politiques. Une lettre de Louis-Philippe, en date du 22 février, témoignait au contraire d’une sécurité parfaite[2]. D’ailleurs, on put très-vite constater que le peuple, auquel on prêtait gratuitement des désirs de vengeance, ne donnait aucune attention aux ministres dont plusieurs étaient restés dans Paris sans se cacher beaucoup. Ni les clubs ni la presse ne songeaient à ce procès. On le ralentit de plus en plus sous un prétexte, puis sous un autre, et l’on gagna ainsi l’époque de la réunion de l’Assemblée constituante. Celle-ci nomma une commission chargée d’examiner trois portefeuilles trouvés dans les boiseries du château des Tuileries[3] et qui nécessitaient, assurait-on, un supplément d’instruction. Le rapport de cette commission se fit attendre, le temps s’écoula ; enfin, vers le mois de novembre, une ordonnance de non-lieu fut rendue par la chambre d’accusation sans que, à l’exception de quelques feuilles qui faisaient du bruit à propos de tout, personne en prît le moindre souci. La révolution, dans l’intervalle, avait de nouveau donné l’alerte ; la société, à peine reconstituée, se sentait menacée de trop d’autres périls et vulnérable sur trop d’autres points pour qu’elle eût à s’inquiéter encore de condamnations rétrospectives et de chicanes constitutionnelles. Cependant, le ministre de la justice, quoiqu’il ne voulût point faire usage de ses pouvoirs révolutionnaires pour toucher aux fondements de la législation, fut entraîné, comme tous les autres, par l’élan donné à l’opinion ; il rendit plusieurs décrets inspirés par ce sentiment supérieur de la dignité humaine qui soulevait les masses à leur insu et fondait dans la conscience publique la force et la grandeur du droit républicain[4]. En matière criminelle, l’abolition de l’exposition publique, l’abrogation des lois de septembre contre la presse ; en matière civile, l’abolition du serment politique, la suppression de la contrainte par corps, la diminution des frais de justice, les facilités données à la naturalisation des étrangers et quelques mesures analogues obtinrent l’assentiment général et furent vantées ostensiblement par les hommes et par les partis qui déjà pourtant épiaient en dessous tous les moyens de discréditer les actes et les intentions du gouvernement provisoire. La tâche de M. Bethmont, ministre du commerce et de l’agriculture, fut beaucoup plus restreinte encore que celle de M. Crémieux. Les choses qu’en des temps réguliers on eût jugées de son ressort se trouvaient par des circonstances exceptionnelles remises en d’autres mains. Tout ce qui, dans le mouvement agricole ou commercial, touchait à la politique se discutait au Luxembourg. Le reste relevait du ministère des travaux publics, du ministère de l’intérieur, du ministère des finances, ou même, en ce qui concernait l’institution commerciale des consulats, du ministère des affaires étrangères. Aucune entreprise vaste, aucune amélioration systématique n’était possible avec une pareille division de l’administration. M. Bethmont, dont l’esprit n’était pas, d’ailleurs, doué d’initiative, se borna à provoquer, par la formation de commissions spéciales, un ensemble d’observations et de documents sur la situation de l’agriculture, l’examen de différentes théories sur le crédit agricole et l’étude des questions particulières les plus importantes. Il envoya en mission des hommes spéciaux chargés de lui adresser des rapports sur la culture des terres vaines et vagues, sur l’élève du bétail, sur l’amélioration de la race chevaline, sur la culture du ver à soie, sur le régime des eaux ; il fit composer sous ses yeux un plan général d’instruction primaire et d’enseignement professionnel, fondé sur le principe de l’application des sciences à l’industrie. Du 24 février au 4 mai, il créa neuf fermes-écoles, indiquant ainsi à ses successeurs les voies qu’il convenait d’ouvrir pour tirer le pays de l’ignorance et de la routine où on l’avait laissé depuis tant d’années, au grand détriment de la richesse publique, et pour améliorer l’état moral et matériel des populations rurales qui allaient peser, par le suffrage universel, d’un poids considérable dans les destinées de la France. Le ministre de l’instruction publique et des cultes, M. Hippolyte Carnot, parut d’abord, avec M. Ledru-Rollin, le plus enclin de tous les ministres à s’abandonner au courant révolutionnaire. Son nom et ses antécédents donnaient à croire que les innovations ne lui feraient pas peur. Fils d’un homme que sa carrière scientifique avait porté au rang des Lagrange et des Laplace et que sa carrière politique conduisit en 1793 au comité de salut public, en compagnie de Saint-Just et de Robespierre, M. Carnot, saint-simonien ardent de la première période, par son nom seul était pour le clergé et pour l’Université une véritable menace. Le choix qu’il fit de M. Jean Reynaud pour remplir les fonctions de sous-secrétaire d’État, la nomination de M. Édouard Charton comme secrétaire-général du ministère n’étaient point de nature à rassurer. L’un et l’autre, ils avaient appartenu à l’école saint-simonienne. M. Reynaud avait été longtemps collaborateur de M. Pierre Leroux à l’Encyclopédie nouvelle, et les motifs de sa rupture récente avec le philosophe socialiste n’étaient pas suffisamment connus pour diminuer les préventions des catholiques et des universitaires. On s’attendait donc aux réformes les plus radicales, et les deux puissances ennemies qui s’étaient disputé depuis près d’un demi-siècle la domination des intelligences, l’Église et l’Université, se trouvaient tout à coup rapprochées par une même appréhension dans le sentiment d’un danger commun. Contre toute attente, M. Carnot se donna une tâche de conciliation. Il fit surtout de sensibles efforts pour apaiser le clergé qu’il savait hostile à sa personne. Mais cette conciliation de l’autorité religieuse et de la liberté philosophique, dans un système d’éducation capable de satisfaire aux besoins d’une société aussi divisée contre elle-même que l’était la nôtre, était la plus chimérique des espérances. M. Carnot ne tarda pas à s’en apercevoir. L’animosité des deux partis, aussi longtemps qu’on le crut fort, le dédain, dès qu’on le connut faible, furent tout le fruit de ses tentatives. Quant au peuple, qui sollicitait l’enseignement d’une ardeur plus vive peut-être qu’il ne demandait du pain, il vit encore cette fois son attente trompée. Il vit ceux qui prétendaient diriger sa vie spirituelle dans l’impossibilité de tomber d’accord, ni sur le but à poursuivre ni sur le moyen d’en approcher ; de cette lutte perpétuée entre l’institution civile et l’institution ecclésiastique, il ne recueillit qu’un trouble moral plus grand, une désaffection plus complète pour ces gouvernements trompeurs qui, en le proclamant souverain, laissaient sur lui la pire des servitudes : la servitude de l’ignorance. Il est certain, il est incontestable que la condition essentielle d’un établissement politique dont le suffrage universel forme la base, c’est l’instruction du peuple. La légitimité de l’état démocratique repose tout entière sur la supposition qu’aucun des membres de la société ne demeure dans l’ignorance de ses droits et de ses devoirs civils. Le principe du libre examen, dans l’ordre politique, ne se peut soutenir s’il ne se fonde, comme le libre examen religieux, dans les sociétés protestantes, sur l’instruction. Une démocratie ignorante est une force livrée au hasard, qui s’agite, se tourmente, se tourne contre elle-même, incapable de se comprendre, inhabile à se conduire, et qui devient, à la première occasion, un formidable instrument de despotisme. Cette vérité, encore trop peu comprise, n’avait pas échappé à l’instinct de la Révolution française. L’Assemblée constituante, en posant les assises du droit nouveau, déclarait en principe que l’instruction serait donnée à tous les membres de la société. Condorcet fit à l’Assemblée législative un rapport dans lequel il élevait la question à la hauteur d’une doctrine philosophique et dont les idées servirent plus tard de base aux discussions de la Convention sur l’organisation des écoles primaires. Les girondins, faisant un pas de plus, montrèrent la nécessité de la séparation de l’Église et de l’État, si l’on voulait arriver à constituer une éducation publique véritablement libérale. Puis, vinrent Robespierre, Saint-Fargeau, Lakanal, qui présentèrent successivement des projets inspirés par l’admiration des républiques antiques. Enfin, Babœuf, sacrifiant beaucoup plus complètement que ne l’avaient fait les Montagnards la liberté à l’égalité, traça, pour sa Société des égaux, un plan d’éducation où l’individu intellectuel et moral était considéré uniquement dans sa relation avec la chose publique[5]. Arrivé à ce terme extrême, il fallait de toute nécessité reculer. L’empereur Napoléon se sentit assez fort pour ramener la société en arrière. Toutefois, en rétablissant le pouvoir sacerdotal, ennemi par nature de la liberté d’examen et conséquemment de l’instruction publique, il voulut préserver de toute atteinte l’enseignement laïque et créa l’Université, à laquelle il remit l’éducation nationale. À partir de ce moment, la société fut livrée à deux grands courants d’opinion qui, en se choquant perpétuellement sans jamais pouvoir se confondre, ruinèrent une à une les bases de l’ordre moral. Entre l’éclectisme de l’Université, qu’un prêtre illustre appelait le vestibule de l’enfer, et l’orthodoxie de l’enseignement catholique armé des peines éternelles, il ne pouvait s’établir aucune paix solide. Le clergé l’emporta sous la Restauration. Sous Louis-Philippe, l’Université ressaisit l’empire. Les inimitiés, refoulées et amassées de part et d’autre, n’en devinrent que plus vives. La République, avertie par une aussi longue expérience, ne devait pas tenter une conciliation impossible. S’il était trop tôt encore pour imposer à la société l’unité de l’enseignement, si la sanction publique ne conférait pas aux nouveautés de la science et de la philosophie une autorité assez respectable pour qu’elles pussent se substituer pleinement au dogmatisme sacerdotal, il était temps du moins d’ouvrir un champ libre à la raison et de briser les liens qui rattachaient encore l’enseignement laïque à l’enseignement ecclésiastique. La séparation de l’Église et de l’État, généralement admise en principe[6], devait s’opérer immédiatement par le retrait de la dotation du clergé ; alors la liberté de l’enseignement ne favorisait plus, comme elle le fait, dans les conditions actuelles, les empiétements et la domination du pouvoir clérical. L’enseignement laïque ne luttait plus avec désavantage contre l’enseignement ecclésiastique ; le respect que tout gouvernement doit à la liberté de conscience, aux droits du père de famille, à la spontanéité de l’individu, s’accordait avec la sollicitude du législateur pour le progrès des générations à venir. Mais le gouvernement provisoire ne prit pas le temps d’examiner cette question capitale et le ministre de l’instruction publique, resté dans un cercle vicieux où les meilleures intentions devaient tourner à mal, n’apporta que des palliatifs là où il fallait un remède héroïque[7]. Il commença par former une commission qui prit le titre de haute commission des études scientifiques et littéraires. On lui remit le soin de préparer un projet de loi sur l’instruction primaire, conformément aux principes admis de la gratuité, de l’obligation et de la libre concurrence. Les écoles normale, polytechnique et de Saint-Cyr durent recevoir gratuitement leurs élèves. Par un décret du 8 mars, M. Carnot établit, sur des bases analogues à celles de l’école polytechnique, une école destinée à fournir des fonctionnaires capables aux diverses branches du service civil[8]. Les fonds manquaient pour donner à l’école d’administration un personnel de professeurs particuliers. Il l’annexa au Collège de France, dont les professeurs ordinaires se chargèrent du nouvel enseignement. Il proposa l’établissement d’un Athénée libre, où un grand nombre de chaires devaient être mises à la disposition de quiconque se sentirait la vocation et la capacité d’enseigner, sans autre contrôle que celui de l’opinion. C’était donner tout à la fois aux jeunes talents l’occasion de se produire et aux futurs ministres de l’instruction publique le moyen de choisir, pour les chaires de l’enseignement officiel, les hommes les plus dignes de les occuper. Il institua une série de chaires nouvelles, ayant pour objet de répandre l’enseignement administratif et politique, s’occupa de fonder des bibliothèques communales, demandées de toutes parts dans le but de mettre des livres utiles à la portée des populations rurales. et institua des lectures publiques du soir pour les ouvriers. Il indiqua des tendances favorables à l’éducation des femmes, en autorisant l’ouverture d’un cours au Collège de France qui leur serait plus spécialement destiné[9]. Il annonça l’intention de relever la condition matérielle et morale de l’instituteur primaire, proclama la nécessité de joindre aux écoles primaires l’enseignement agricole et celui des devoirs civiques. Il insista, dans ses circulaires, sur la nécessité d’éclairer les populations des campagnes et invita les instituteurs communaux à composer des manuels élémentaires de droit politique. Nous verrons plus tard comment la rédaction malhabile de quelques-uns de ces manuels et celle d’une circulaire que le ministre signa sans l’avoir lue alarmèrent l’opinion publique et donnèrent, avec l’impôt des 45 centimes et le langage dictatorial du ministère de l’intérieur, des prises trop faciles dont les partis vaincus profitèrent pour reprendre l’avantage dans les élections générales. Mais entre tous les ministres, le plus chargé de responsabilité devant l’opinion, ce fut le ministre des travaux publics, à qui échut la tâche difficile d’organiser les ateliers nationaux[10]. L’idée première des ateliers nationaux n’appartient point à la République de 1848. Les ateliers nationaux étaient implicitement et explicitement dans les cahiers de 1789 où l’on demandait que le pauvre appartînt à la société comme le riche ; que toute aumône particulière fût sévèrement défendue ; qu’on assurât du travail à tous les pauvres valides ; que l’on créât des ateliers de charité, publics, provinciaux, nationaux où les personnes valides ou invalides de tout âge et sexe, pussent trouver en tout temps une occupation convenable à leur état et à leur situation[11]. Dans le mois de mai de l’année 1789, la commune de Paris avait ouvert à la butte Montmartre de vastes ateliers de terrassements. Trois mois plus tard, Malouet faisait à l’Assemblée une motion pour organiser ces ateliers et les acheminer vers les départements, selon les besoins de l’industrie. Un an après, le 30 mai 1790, l’Assemblée nationale rendait un décret qui ouvrait, dans Paris et dans les départements, des ateliers pour les hommes, pour les femmes et pour les enfants, attendu, disait-elle, que la société doit à tous ses membres et la subsistance et du travail. En 1791, les comités de mendicité, de constitution, d’imposition et le comité ecclésiastique, dans un rapport à l’Assemblée, proposaient de constituer un fonds de secours général, afin, disaient-ils, que la nation qui reconnaît le droit du pauvre, n’emploie plus le mot de charité ou d’aumône, et donne du travail aux valides, du secours aux enfants, aux malades, aux vieillards… La Convention, en 1793, avait décrété que la société devait la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui se trouvaient hors d’état de travailler. Enfin, sous le règne de Louis-Philippe, la plupart des économistes, aussi bien les catholiques et les philanthropes que les socialistes, concluaient avec plus ou moins d’insistance à la nécessité de donner du travail à la classe laborieuse[12]. Il était donc de toute logique et de toute urgence que la République, qui venait reprendre et réunir, pour en faire la constitution de l’État, les idées de 89, étouffées sous l’Empire, reparues isolément dans quelques livres et dans quelques écoles sous les deux monarchies bourboniennes, s’imposât de réaliser autant qu’il était en elle le vœu des cahiers et les promesses de la Convention. L’erreur du gouvernement provisoire n’est pas d’avoir proclamé ce devoir et sa résolution de l’accomplir, mais d’avoir abusé le prolétariat par un vain appareil dans les conférences du Luxembourg et par une organisation vicieuse et stérile dans les ateliers nationaux[13]. Trompé lui-même par ces deux concessions très-grandes, en apparence, aux besoins du moment, il crut avoir dégagé sa conscience et négligea les ressources réelles que lui eussent présentées, sans alarmer personne, la réduction systématique des dépenses et la répartition judicieuse des travaux utiles par toute la France. J’ai indiqué ailleurs ce qui aurait pu se faire ; il me reste à montrer ce qui a été fait. On a vu que, le 25 février, le gouvernement provisoire rendait un décret par lequel il garantissait l’existence de l’ouvrier par le travail. Le décret qui instituait les ateliers nationaux fut rendu le 27 ; le 28, le ministre des travaux publics annonçait à tous les travailleurs sans ouvrage — ils étaient à ce moment au nombre de 7 à 8.000 — que des travaux importants allaient être entrepris sur divers points, et que les maires des douze arrondissements seraient chargés de recevoir les demandes d’ouvrage et de diriger les ouvriers vers les chantiers. Les travaux en cours d’exécution et qui pouvaient fournir immédiatement de l’emploi, n’étaient pas considérables[14] ; le nombre des travailleurs inoccupés augmentant dans une progression rapide, à mesure que l’ouvrage diminuait dans les ateliers particuliers et que les manufactures et les usines se fermaient, les mairies furent assiégées de demandes. Il arriva ce que la plus simple réflexion aurait prévu. Les maires et les directeurs d’ateliers, n’ayant plus de travail à distribuer, se renvoyèrent l’un à l’autre les ouvriers. Ceux-ci éconduits d’arrondissement en arrondissement, traînant leurs outils d’une extrémité de Paris à l’autre, de Chaillot à Saint-Mandé, de la barrière du Maine à Romainville, rentraient le soir chez eux, exténués de fatigue, se croyant joués, en proie à une irritation que la vue de leur famille en détresse, ou les plaintes de leurs camarades trompés comme eux, faisaient éclater en menaces. Des rassemblements se tenaient pendant tout le jour aux portes des bureaux ; l’émeute s’organisait dans la rue. Le gouvernement, averti de l’embarras où se trouvaient les directeurs d’ateliers et de l’agitation qui commençait à fermenter dans le peuple, crut y porter remède en faisant faire des distributions d’argent, à titre de secours, aux ouvriers sans travail. Chaque maire fut autorisé à délivrer à l’ouvrier, sur le vu d’un timbre constatant qu’il n’y avait pas de place dans les ateliers ouverts, la somme d’un franc cinquante centimes par jour. Cette mesure exorbitante produisit un effet désastreux. Le nombre des ouvriers oisifs s’accrut hors de proportion. Tous ceux à qui des professions sédentaires rendaient le travail du terrassement trop pénible, les ouvriers-artistes, fondeurs, graveurs, ciseleurs, mécaniciens, bijoutiers, etc., dont les mains délicates répugnaient à remuer la terre, les employés dans la librairie et dans les magasins, inhabiles à manier le pic ou la pioche, préférèrent à un labeur très-rude et peu rétribué une grève que payait le gouvernement. L’appât d’un salaire assuré sans travail attira bientôt à Paris une masse énorme d’ouvriers des départements et d’ouvriers étrangers[15]. Le désordre arriva à un tel point que le 2 mars l’administration se déclara dans l’impuissance de contenir plus longtemps cette multitude oisive. Ce fut alors qu’un jeune ingénieur, M. Émile Thomas, témoin des scènes tumultueuses qui se renouvelaient chaque jour devant les mairies, conçut un projet de centralisation et d’organisation qu’il soumit au ministre. Celui-ci l’approuva et convoqua à l’Hôtel de Ville une réunion des douze maires, du conseil municipal et des ingénieurs en chef qui, sous la présidence de M. Garnier-Pagès, discutèrent et adoptèrent le plan de M. Émile Thomas[16]. Le lendemain, 6 mars, M. Émile Thomas fut nommé commissaire de la République et directeur des ateliers nationaux. On lui assigna pour résidence le pavillon de Monceaux, appartenant à la liste civile, et l’on mit sous ses ordres une administration nombreuse. Quoiqu’il relevât immédiatement du ministre des travaux publics, M. Émile Thomas devait se tenir à la disposition du maire de Paris et entrer en correspondance avec les maires des douze arrondissements. Le ministre lui promettait le concours actif des ponts et chaussées, qu’il allait mettre en demeure de fournir immédiatement les projets des travaux le plus rapidement exécutables. Il y avait donc lieu d’espérer que la situation critique où l’on s’était si témérairement engagé ne se prolongerait pas et qu’une sérieuse reprise des travaux mettrait fin à des désordres dont le caractère devenait de jour en jour plus alarmant pour la paix publique. L’état dressé, dans la réunion de l’Hôtel de Ville, du nombre approximatif des ouvriers sans travail, donnait 17.000 hommes. Personne alors ne pensait que ce chiffre dût beaucoup s’accroître ; généralement on le tenait pour exagéré. Cependant, vers le 15 mars, le chiffre réel s’élevait déjà à plus de 49.000 hommes. L’organisation adoptée par M. Émile Thomas était toute militaire. L’administration, divisée en quatorze arrondissements correspondant aux quatorze municipalités de Paris et de la banlieue, se composait de quatre sous-directeurs. Huit commissaires spéciaux étaient chargés de maintenir l’ordre ; quarante-huit agents de recensement révisaient les listes ; douze inspecteurs, sous les ordres d’un inspecteur général, surveillaient chacun un arrondissement. On inventa pour les artistes nécessiteux, peintres, sculpteurs, comédiens, dessinateurs, qui étaient venus demander le bénéfice du décret par lequel le gouvernement provisoire garantissait le travail à tous les citoyens, l’emploi d’agents payeurs rétribués à raison de 4 francs par jour[17]. M. Émile Thomas eut aussi la pensée de former à Monceaux une garde spéciale composée des anciens gardes municipaux, au nombre de mille environ, qui n’avaient point cessé de toucher leur solde. Mais le projet ayant transpiré, les ouvriers murmurèrent pour prévenir des rixes fâcheuses, on décida d’envoyer les gardes municipaux à Beaumont-sur-Oise où ils formèrent, sous le commandement de leurs anciens officiers et sous-officiers, quatre compagnies que l’on occupa à l’extraction du minerai et qui, après les journées de juin, où on les employa, furent organisées par les ordres du général Cavaignac en corps de gendarmerie mobile. Quant aux ouvriers, voici quelle fut leur organisation : Onze hommes appartenant au même arrondissement formaient une escouade, dont le chef était élu par les ouvriers et touchait une solde de 2 fr. 50 cent. par jour ; cinq escouades composaient une brigade de 56 hommes, dont le chef était également élu par le suffrage direct et touchait une solde de 5 francs. Quatre brigades formaient une lieutenance. Quatre lieutenances composaient une compagnie qui, avec le chef de compagnie, comprenait neuf cents hommes. Les chefs de compagnie et les lieutenants étaient nommés par l’administration. En signe de ralliement, chaque service avait son étendard, chaque compagnie son drapeau, chaque brigade son guidon. Un chef de service avait trois chefs de compagnie sous ses ordres et commandait ainsi à 2.708 hommes. Pour être embrigadé, le travailleur devait faire constater à la mairie de son arrondissement qu’il était âgé de plus de seize ans et se présenter avec un bulletin indiquant son nom, sa profession, sa demeure. La dépense, comme on le voit, même sur une base que l’on s’assura bientôt avoir été très-mal établie, s’élevait à un chiffre considérable, car, indépendamment des ouvriers employés aux travaux de terrassement qui touchaient 2 francs, il y avait des ouvriers en non-activité auxquels on continuait de compter 1 fr. 50 c., et ceux qui travaillaient à la tâche, chacun dans sa profession, recevaient un salaire plus élevé. Les bureaux de secours continuaient, d’ailleurs, à distribuer des bons de pain, de viande et de bouillon aux familles des ouvriers inscrits[18] ; pour surcroît d’embarras, les travaux en cours d’exécution étaient insuffisants. Les ingénieurs n’envoyaient aucun projet. À défaut de travaux sérieux, dans le seul but de ne pas laisser les brigades inoccupées, M. Émile Thomas décida de les employer aux travaux de plantation et de dessouchement des boulevards ; mais ces travaux n’occupaient pas plus de 400 hommes à la fois. Plutôt que de laisser les autres dans l’oisiveté, M. Émile Thomas les envoya chercher des arbres dans les pépinières et des outils dans les forts. Ce système de transport n’était pas économique. Les ouvriers, comprenant tout ce que ce travail avait de dérisoire, n’y apportaient ni zèle ni conscience. On les voyait passer par longues bandes, aux Champs-Elysées, sur les boulevards, chantant des chansons à boire, se moquant de leurs chefs et d’eux-mêmes, amusant les passants de leurs lazzi. Les plus honnêtes avaient la rage dans le cœur ; les autres se riaient d’un gouvernement qui les payait pour se promener tout le jour ; le plus mauvais esprit se répandait dans ces masses que l’on aurait pu si aisément conduire à d’utiles travaux et passionner pour de grandes entreprises. Cependant, les demandes d’embrigadement continuaient toujours[19]. Les ateliers nationaux, considérés par les membres du gouvernement comme une espèce d’exutoire, leur servaient à se débarrasser des solliciteurs incommodes. Chacun d’eux, dans la prévision des élections prochaines, était bien aise d’y pratiquer des intelligences. Ces ateliers devinrent au bout de peu de temps, un assemblage hétérogène d’artistes et d’artisans honnêtes, mais démoralisés[20], d’hommes que leur position mettait au-dessus du besoin[21], d’aventuriers, de vagabonds qui, sous des professions et avec des domiciles d’emprunt, venaient demander le subside de l’oisiveté et se faisaient les agents des divers partis politiques, dont ils tiraient un supplément de salaire. Et le travail, qui aurait discipliné et moralisé cette masse incohérente, n’arrivait pas. Chaque jour M. Émile Thomas se rendait au ministère pour demander qu’on fit hâte ; chaque jour il recevait cette invariable réponse que les ingénieurs n’avaient rien apporté encore. Enfin, le 5 mars, M. Marie, indigné de cette lenteur, convoque une réunion des ingénieurs. Après leur avoir exposé le péril pressant, il les somme de fournir sur-le-champ des travaux sérieux ; les ingénieurs ne répondent que par un profond silence. Alors, M. Trémisot, chef du service des eaux et du pavé de Paris, leur reproche avec force leur inertie volontaire ou involontaire dans un moment où il y va du salut de tous ; il propose une série de travaux immédiatement réalisables. M. Émile Thomas appuie les plans de M. Trémisot ; il les complète par d’autres propositions[22]. En congédiant les ingénieurs, M. Marie leur recommande de faire à l’avenir preuve de plus de zèle, car le nombre des ouvriers croissant à chaque heure, leur mécontentement, leur irritation croissant avec leur nombre, il faut les occuper sur-le-champ, ou bien s’attendre aux plus grands désastres. Après que les ingénieurs se furent retirés, le ministre resta en conférence avec M. Émile Thomas, M. Buchez et M. Boulage, secrétaire général du ministère. M. Buchez exposa au ministre que les frais des ateliers nationaux devenaient trop considérables pour que les revenus de la ville y pussent suffire[23]. Il serait urgent, disait-il, de faire supporter par le Trésor une partie de cette dépense extraordinaire. En tous cas, il fallait commencer à réduire la paye de non-activité, afin d’arriver insensiblement à une suppression totale. Le ministre redoutait l’effet de cette mesure et n’osait en prendre la responsabilité. On commençait à s’alarmer sérieusement de cette armée fainéante, dont on avait cru tirer un si bon parti. On sentait qu’elle échappait à ses chefs et qu’il serait bientôt aussi difficile de la maintenir que de la dissoudre. M. Émile Thomas rassura le ministre et se fit fort d’opérer la réduction du salaire et, dès le lendemain, 16 mars, il annonça dans une proclamation[24] que la paye ne serait plus dorénavant que d’un franc par jour pour les ouvriers sans ouvrage. Sa confiance ne fut point trompée. Le sentiment de la justice et la honte de retenir un salaire immérité parlèrent plus haut que le besoin dans ces masses troublées, mais non corrompues. Les prolétaires montrèrent une fois encore combien, même dans les circonstances les plus critiques, ils étaient accessibles à la voix de la raison. Aucun murmure ne s’éleva contre une mesure rigoureuse qui diminuait un salaire déjà insuffisant[25]. Les ouvriers se soumirent. C’était le jour même où l’élite de la garde nationale donnait l’exemple de la rébellion, par une démonstration d’hostilité envers le gouvernement et de répugnance pour l’égalité démocratique ; démonstration à laquelle le bon sens railleur du peuple a infligé le sobriquet caractéristique de manifestation des bonnets à poil. En dehors des ministères, trop peu subordonnés au conseil du gouvernement provisoire pour lui créer une forte unité d’action, deux pouvoirs indépendants s’étaient élevés : la mairie de Paris et la préfecture de police. Dans les temps ordinaires, ces deux administrations considérables relevaient du ministère de l’intérieur qui tenait ainsi dans ses mains le gouvernement de Paris ; mais l’établissement révolutionnaire du 25 février scinda en trois et divisa profondément cette action commune. Obsédé par les souvenirs de la première révolution, le conseil, dans sa première séance de l’Hôtel de Ville, avait ratifié l’élection d’un maire de Paris, faite, comme je l’ai raconté plus haut, dans l’assemblée tumultueuse du conseil municipal et il avait conféré à M. Garnier-Pagès des pouvoirs extraordinaires. On a vu de quelle manière, pendant ce temps, l’un des agents de la Réforme, M. Marc Caussidière, ancien président de la Société des Droits de l’homme à Saint-Étienne, condamné à la prison perpétuelle après la dernière insurrection de Lyon, s’était installé à la préfecture de police. Les deux grandes rivalités du parti démocratique se trouvèrent ainsi en présence, retranchées chacune dans un poste important, en mesure de se combattre à armes égales. La lutte ne tarda pas à s’engager. Dès le 26 février dans la soirée, M. Garnier-Pagès, affectant de traiter M. Caussidière comme un subordonné, lui envoyait, par M. Bethmont, l’ordre de faire enlever les barricades qui gênaient l’arrivée des subsistances. Celui-ci reçut à la préfecture de police un accueil qui lui fit comprendre à quels esprits insubordonnés le gouvernement allait avoir affaire, et combien il serait malaisé de les plier à une autorité quelconque. Entouré déjà d’un bataillon intrépide d’hommes rassemblés au hasard par un instinct commun d’aventures, M. Marc Caussidière jouait avec un sérieux imperturbable un personnage à demi bouffon, à demi tragique. Tout était évidemment calculé à la préfecture de police pour grandir son importance. Frapper l’imagination des bourgeois par un contraste fortement tranché entre un appareil toujours menaçant pour les classes riches et des actes de protection individuelle, entre des discours insensés et une administration prudente, c’était là le but de M. Caussidière, ou plutôt c’était le moyen par lequel il espérait se rendre indispensable, prolonger indéfiniment son autorité et la soustraire au contrôle du gouvernement provisoire. Comme il était favorisé dans ses desseins par la perturbation des esprits et par les cabales des partis rivaux, Caussidière réussit, pendant la crise révolutionnaire, à se maintenir en équilibre en s’appuyant, non sans habileté, tout à la fois sur les bas-fonds du prolétariat, dont il savait flatter les instincts, et sur la bourgeoisie qui se divertit bientôt de sa verve excentrique et lui sut un gré infini de l’ordre si vite rétabli dans la ville. À une première insinuation de M. Garnier-Pagès pour lui faire accepter le commandement du château de Compiègne, M. Caussidière avait répondu en homme résolu à ne pas se laisser éconduire. Quand M. Bethmont s’aventura, le lendemain, à la préfecture de police, elle était déjà occupée militairement ; il n’y avait plus moyen de songer en expulser personne. À travers les fumées de la poudre, du tabac et du vin qui faisaient des salons récemment quittés par madame Delessert une tabagie armée, M. Bethmont, apostrophé, injurié, traité de monarchiste et de traître à la République, parvint à grand’peine jusqu’à M. Caussidière ; et, malgré la politesse du préfet de police[26], qui s’empressa d’accorder à l’intercession du ministre la grâce d’un malheureux chef de patrouille qu’on se disposait à fusiller pour avoir oublié le mot d’ordre, il ne se dissimula pas la difficulté de ranger à l’obéissance une administration pareille. L’impression qu’il rapporta de sa visite et qu’il communiqua à plusieurs de ses collègues, leur donna l’éveil. Déjà l’on était convenu de la nécessité de reconstituer le gouvernement provisoire sur de meilleures bases. En entendant le récit de M. Bethmont, on résolut de se presser. Mieux valait, pensait-on, commencer immédiatement une lutte inévitable que de la remettre à une époque indéterminée. Laisser aux forces ennemies le loisir de se mieux reconnaître, serait une faute capitale ; il fallait réduire les factieux de l’Hôtel de Ville et ceux de la préfecture de police, avant qu’ils se fussent mis complètement d’accord. Selon le plan de ces conjurés de la République conservatrice, on devait faire une proclamation nouvelle de la République et former un nouveau gouvernement provisoire dont M. de Lamartine, qu’on ne prit pas la peine de consulter, serait président. La hâte était grande ; le rendez-vous fut pris pour le 27, dans la nuit, chez M. Marie, afin de combiner les moyens d’exécution. M. Bethmont, chargé de rédiger la proclamation, fut exact au rendez-vous ; mais il se trouva que M. Marie, l’âme du complot, l’avait oublié. Harassé des fatigues du jour, il s’était jeté sur son lit et dormait profondément. Néanmoins, comme la chose en valait la peine, on se décida à le tirer du sommeil et à lui faire connaître que MM. Marrast, Carnot, Pagnerre et Bethmont l’attendaient dans la pièce voisine pour affaires majeures. La délibération, ainsi entamée, ne prit ni une tournure bien sérieuse ni un accent bien vif. On se voyait, d’ailleurs, en trop petit nombre pour procéder avec une apparence de légalité. M. Garnier-Pagès envoyait, ses excuses ; MM. Arago et de Lamartine ne paraissaient pas. Sur l’observation de M. Marrast, on décida aussi qu’il était indispensable de s’assurer le concours du général Courtais. Au bout d’une heure, les différents émissaires dépêchés de côté et d’autre n’ayant trouvé personne, on remit au lendemain la conférence. Le lendemain, d’autres soucis la firent encore oublier ou ajourner. Sur ces entrefaites, M. Caussidière, qui ne conférait ni ne délibérait, s’était fortifié de telle manière avec ses montagnards que c’eût été folie de l’attaquer de vive force. On essaya bien encore, à diverses reprises, de subordonner la préfecture de police à la mairie de Paris ; on évita de reconnaître officiellement Caussidière ; on tenta de lasser sa patience par mille tracasseries ; mais la résistance, appuyée par M. Ledru-Rollin, se montra plus opiniâtre que l’attaque et, le 13 mars, celui-ci fit décider que non-seulement Caussidière resterait à son poste, mais encore qu’il ne relèverait que du ministère de l’intérieur. Pendant ce temps, M. Caussidière mettait la préfecture de police sur le pied de la commune de Paris en 93. Il réunit autour de lui un véritable corps d’armée qui, sous le nom de gardes du peuple et de montagnards, lui formait une garde personnelle redoutable. Il la divisa en quatre compagnies composant ensemble environ 2.700 hommes à pied et à cheval, qui touchèrent une solde exceptionnelle de 3 francs 25 centimes par jour et portèrent, en guise d’uniforme, la blouse bleue, la ceinture et la cravate en laine rouge. Pour se faire admettre dans cette garde du peuple, il fallait avoir combattu aux barricades, être affilié aux sociétés secrètes, ou tout au moins avoir été détenu politique. Un fanatisme extraordinaire pour leur chef, qu’ils appelaient le Soleil de la République, régna longtemps parmi ces hommes de coups de main ; mais peu à peu, malgré une surveillance soupçonneuse, des agents secrets d’un autre chef de bande, des espions aux gages des partis se glissèrent dans leurs rangs, si bien que Caussidière n’en fut plus absolument maître et rencontra plus d’un délateur dans ce bataillon de renommée incorruptible. M. Caussidière était activement secondé dans ses menées par un jeune homme nommé Sobrier, qui exerçait un ascendant très-étrange sur les plus violents d’entre les terroristes. À le voir, cela n’eût pas paru possible. Son visage pâle et délicat, la douceur de sa physionomie, la politesse de ses manières, ne semblaient pas le désigner pour ce rôle de chef de sectionnaires. Les plus singuliers contrastes se montraient en lui. Originaire de Lyon, fils d’un épicier chargé de famille, M. Sobrier avait été adopté par un de ses oncles, percepteur d’un village du département de l’Isère. Mais, au bout de peu de temps, il s’ennuya de la vie de bureau et partit un matin pour Paris, sans savoir le moins du monde ce qu’il allait y faire. Il était alors âgé de vingt ans, frêle de corps, timide d’esprit, royaliste et bon catholique, d’une bravoure naturelle extraordinaire. Pendant le trajet de Lyon à Paris, la diligence où il avait pris place s’arrêta de nuit au bas d’une côte, dans le voisinage d’un puits profond et découvert ; M. Sobrier, en descendant de voiture, y tomba. On fut longtemps avant de l’en retirer. Il était évanoui, saignant, la tête meurtrie. On le tint pour mort. Quant il revint de la longue maladie qui fut la suite de cette chute, son cerveau, déjà faible, s’était affaibli encore ; il s’exalta. Bientôt, sous l’influence de ses compatriotes lyonnais, tous affiliés aux sociétés secrètes, Sobrier tourna à une sorte d’illuminisme républicain dont ses nouveaux amis surent tirer avantage, quand, par suite de deux héritages opulents, il fut devenu l’un des champions les plus riches de la cause démocratique. Entré, en 1834, dans la Société des saisons, Sobrier se trouva compromis dans le complot d’avril. Le 21 février, il combattait bravement aux barricades, et il fut désigné, dans les bureaux de la Réforme, pour aller, de concert avec M. Caussidière, prendre possession de la préfecture de police. Deux jours après, M. Caussidière, soit pour éloigner un concurrent incommode, soit plutôt pour créer un autre centre révolutionnaire qui resterait, à l’insu de tout le monde, sous sa direction, envoyait M. Sobrier s’établir rue de Rivoli, n° 16, dans un appartement dépendant de l’ancienne liste civile et lui remettait le soin d’y organiser, au plus vite, un club et un journal. Protégé par M. de Lamartine qui espérait se servir de lui et qui, sans l’avis de ses collègues, lui fit délivrer des armes par la préfecture, Sobrier forma, sur le pied des montagnards de Caussidière, un corps de trois à quatre cents hommes qui, ainsi campé au milieu du quartier le plus paisible et le plus riche de Paris, y causa un étonnement et une frayeur immodérés. Le ton donné rue de Rivoli était celui de la préfecture de police. On y parlait à tous propos de brûler Paris, d’en finir avec les bourgeois. La vue ne s’y reposait que sur des pistolets, des sabres ou des carabines. On se tutoyait en se qualifiant de brigands ou de traîtres. On n’arrivait jusqu’au chef qu’à travers une haie d’estafiers armés jusqu’aux dents et demandant, d’un air sinistre, le mot de passe. Pour compléter le tableau, une table de trente couverts recevait à toute heure quiconque se targuait de patriotisme, tandis qu’un carrosse de la liste civile, attelé de deux beaux chevaux des écuries royales, stationnait en permanence dans la cour, pour porter sur tous les points de Paris les ordres de Sobrier et de ses acolytes. Ce fut un véritable carnaval révolutionnaire, mené par le fou de la République. On en sourit aujourd’hui ; alors il faisait peur. On le croyait redoutable, il n’était qu’extravagant. Le Sobrier républicain restait ce qu’avait été le Sobrier royaliste : le meilleur cœur du monde et le plus faible esprit qui, au fond, n’en voulait à rien ni à personne. La majorité du conseil, voyant l’impossibilité d’évincer M. Caussidière et craignant que M. Ledru-Rollin, servi par la préfecture de police, n’usurpât, comme il paraissait y viser, la dictature, voulut du moins s’assurer, au cœur de Paris, un point d’appui solide. La mairie de Paris, vacante par la nomination de M. Garnier-Pagès au ministère des finances, fut donnée à M. Marrast, c’est-à-dire, au National, personnifié dans l’homme le plus capable, par son esprit et par sa tactique, de lutter avec avantage contre la ruse et la popularité de M. Caussidière, l’homme de la Réforme. Cette lutte n’était pas nouvelle. Depuis sa rentrée de l’exil, en 1840, M. Marrast avait pris, dans le National, la direction de l’opposition républicaine et, du jour où la Réforme était venue lui disputer ce gouvernement de l’opinion en quittant la polémique politique, qui ne passionnait guère les masses, pour celle des questions sociales, il avait tourné contre elle sa verve railleuse et le trait acéré de ses épigrammes. Né à Saint-Gaudens, dans le département de la Haute-Garonne, d’abord élève puis maître de classe au collége de Pont-le-Voy, M. Marrast s’ennuya de cette profession obscure, vint à Paris et chercha dans la politique du journalisme une activité plus conforme à la nature de ses talents. Après 1830, il devint rédacteur en chef de la Tribune, fut impliqué, en 1834, dans le procès d’avril, s’évada de la prison de Sainte-Pélagie avec Godefroy Cavaignac et se réfugia à Londres, d’où il adressa au National une correspondance sur la politique de l’Angleterre. À son retour à Paris, il prit la direction de ce journal, dont il fit la fortune et qui le porta au pouvoir. M. Marrast n’était point un ambitieux. Ses vues ne portaient ni haut ni loin. C’était un homme désireux de parvenir. Il souhaitait le pouvoir et la richesse, non pour élever son nom ou agrandir sa vie, mais pour se procurer des jouissances plus nombreuses. Esprit vif, habile à serrer les liens d’une coterie, à deviner, à capter, à tourner à ses fins des caractères supérieurs, il manquait cependant des qualités essentielles pour cimenter un parti. Inconséquent, railleur, léger, désordonné en affaires, il perdait en un jour, par un mot, par une inadvertance, l’avantage conquis par de longues menées. Toute son action, pendant la durée du gouvernement provisoire, ne fut qu’une action de police ou de diplomatie. Ses préoccupations personnelles et le scepticisme de son esprit réduisirent à une influence négative la part d’autorité que lui faisaient ses antécédents, la persécution soufferte pour la cause républicaine et sa rare capacité. Nous avons vu qu’à son entrée dans le conseil, M. Marrast s’était contenté du titre modeste de secrétaire. Il n’appuya point les réclamations de M. Louis Blanc et demeura étranger à la substitution qui se fit, dès le 26, au Moniteur[27] ; il n’attachait pas d’importance aux marques extérieures du pouvoir et croyait d’autant mieux s’en assurer la réalité qu’il entrerait moins directement en lutte avec ses collègues. Mais une fois installé à l’Hôtel de Ville, le 10 mars, il sut prendre ses mesures. Son premier soin fut de congédier le conseil municipal, après quoi il fortifia la garde de l’Hôtel de Ville portée, sous le commandement du colonel Rey, à 2.700 hommes ; puis il mit sur pied une police active et nombreuse[28], chargée principalement de surveiller la police de M. Caussidière, celle de M. Ledru-Rollin et celle de M. de Lamartine. Il eut bientôt des agents au ministère de l’intérieur, dans tous les clubs, dans tous les ateliers, et fut de tous les membres du gouvernement le plus exactement renseigné sur les intrigues des chefs de parti. En même temps, il prenait pour adjoint un homme d’une grande énergie dans l’opinion modérée, M. Edmond Adam, plaçait auprès de lui, à titre de secrétaires, un révolutionnaire ardent, nommé Daviaud, et l’un de ses anciens compagnons de captivité, ami intime de M. Barbès, le cordonnier Schilmann. De la sorte, il se ménageait des intelligences de différents côtés, se tenait prêt à tout événement et, pendant qu’il rassemblait avec activité des éléments de résistance, il ne négligeait pas de prévoir le succès possible de ses adversaires. Exempt de passions, il croyait pouvoir conduire les passions d’autrui parce qu’il les savait pénétrer et se flattait de dominer ainsi la révolution. L’erreur était profonde. Si la finesse de l’esprit suffit à déjouer les individus, pour maîtriser les événements il faut la puissance du génie ou la grandeur du caractère. Nous venons de passer en revue les forces diverses qui, au sein du gouvernement, s’efforçaient de saisir la direction des affaires. Il nous reste à prendre connaissance des différentes actions exercées en dehors de lui sur le peuple par la presse, par les clubs et par l’influence personnelle des agitateurs. |
[1] Voici les termes du réquisitoire de M. Portalis :
Considérant que MM. Guizot,
Duchâtel, de Salvandy, Hébert, de Montebello, Trézel, Cunin-Gridaine et Jayr,
en prohibant un acte non défendu par la loi et en portant sur plusieurs points
de Paris des masses de troupes avec ordre de faire feu sur les citoyens, sont
inculpés d’un crime prévu par l’article 91 du code pénal ;
Que cet acte, s’il est établi, doit constituer le crime d’attentat ayant pour but d’exciter les citoyens et les habitants à s’armer les uns contre les autres et à porter la dévastation, le massacre et le pillage dans la commune de Paris, requérons, etc.
[2] Dans ses dernières lettres datées de février, le roi déclarait la situation excellente ; il s’en félicitait avec son ministre et ne lui recommandait autre chose que de bien soigner un mal de gorge dont il souffrait afin de pouvoir soutenir avec sa supériorité accoutumée le débat parlementaire.
[3] Ces portefeuilles contenaient, entre autres papiers, les Mémoires de Louis-Philippe.
[4] Les considérants de ces décrets, insérés au Moniteur des 2 mars, 10 mars et 13 avril 1848, témoigneront, dans l’histoire, de cette grandeur. Voir aux Documents historiques, n° 15.
[5] On aura la mesure de cette manière de concevoir l’éducation sans faire acception de l’individu, par l’article de ce décret où il est dit que le jeune homme apprendra à danser pour égayer les fêtes de la patrie.
[6] L’indépendance, considérée comme un moyen de régénération pour l’Église, était demandée par M. de Lamennais et par ses disciples, MM. Lacordaire, Gerbet, de Montalembert, etc., depuis 1830, dans le journal l’Avenir. M. de Lamartine affirme dans son Histoire de la Révolution de 1848, v. II, p. 161, qu’il avoua avec franchise au souverain pontife que tel était son vœu. Rome et les hommes éminents du clergé, dit-il, ne paraissaient nullement effrayés de cette perspective.
[7] On est frappé, quand on relit les décrets et les discours de cette époque, de voir incessamment revenir ces locutions : examiner les questions, étudier problèmes, chercher les solutions. Rien ne montre mieux combien la révolution avait été peu concertée, et combien elle prenait au dépourvu ceux-là mêmes qui l’avaient le plus ardemment souhaitée. Ce qui fit l’influence des hommes attachés à la rédaction du National, pendant la durée du gouvernement provisoire, c’est qu’ils arrivaient au pouvoir avec un programme exclusivement politique, restreint et défini à l’avance.
[8] À plusieurs reprises, dit M. Carnot, dans sa brochure (Le ministère de l’instruction publique et des cultes depuis le 24 février jusqu’au 5 juillet 1848), sous la dernière législature de la monarchie, on a proposé de régler le recrutement et l’avancement dans les fonctions publiques. Les propositions, toujours accueillies comme nécessaires, ont néanmoins toujours échoué parce qu’elles manquaient de base. La véritable base devait être une école où se fit l’apprentissage de la science administrative.
[9] Considérant, dit le décret du 2 mars, qu’il est convenable d’éclairer l’opinion publique par des études et des discussions sérieuses sur une matière aussi importante et aussi agitée, etc.
Il est impossible de ne pas prévoir, a écrit plus tard M. Carnot (Mémorial de 1848), que le plus prochain mouvement social aura pour résultat de modifier la position des femmes et de les relever de l’état de minorité où elles sont maintenues.
[10] Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de réfuter la calomnie qui pendant si longtemps imputa à M. Louis Blanc la création et l’organisation des ateliers nationaux. L’esprit de parti qui accusait alors les chefs des écoles socialistes de tous les désordres, réussit cependant à donner le change pendant très-longtemps à l’opinion publique. Mais il a été authentiquement prouvé que M. Louis Blanc était resté étranger à toutes les délibérations qui ont eu trait aux ateliers nationaux, et que le système d’après lequel on les a organisés était de tous points contraire à ses théories. Voici comment M. de Lamartine a caractérisé les ateliers nationaux (Histoire la révolution de Février, t. II, p. 120). Commandés, dirigés, soutenus par des chefs qui avaient la pensée secrète de la partie anti socialiste du gouvernement, les ateliers contre-balancèrent jusqu’à l’arrivée de l’Assemblée nationale les ouvriers sectaires du Luxembourg. Bien loin d’être à la solde de Louis Blanc, comme on l’a dit, ils étaient inspirés par l’esprit de ses adversaires. Dans sa déposition devant la commission d’enquête, M. Émile Thomas, directeur des ateliers nationaux, s’exprime en ces termes : J’ai toujours marché avec la mairie de Paris contre l’influence de MM. Ledru-Rollin, Flocon et autres. J’étais en hostilité ouverte avec le Luxembourg. Je combattais ouvertement l’influence de M. Louis Blanc. (Rapport de la commission d’enquête, v. II, p. 352). Enfin M. Garnier-Pagès (Un épisode de la révolution de 1848, p. 48) dit : Je dois à la vérité de déclarer que les ateliers nationaux ont été ouverts avec l’approbation de tous les membres du gouvernement provisoire sans exception, et que du premier au dernier jour M. Louis Blanc est resté complètement étranger à leur direction.
[11] Voir les cahiers de la noblesse et du tiers état et en particulier ceux de Paris, de Metz, de Riom, de Dourdan, etc.
[12] M. de Lamartine lui-même, qui fut toujours l’adversaire déclaré de la théorie de l’organisation du travail, disait, en 1844, dans le journal la Presse : Nous voulons que la société reconnaisse le droit au travail dans les cas extrêmes et dans des conditions définies.
[13] En 1846, les misères amenées par la mauvaise récolte et les désastres causés par l’inondation donnèrent l’idée à un ingénieur M. Boulangé, d’établir pendant l’hiver des ateliers de secours sur plusieurs routes du département de la Loire. Une meilleure exécution des travaux, un bien-être passager, eussent-été, dit M. J. J. Baude (Revue des Deux-Mondes, 18e année, t. 23) les moindres résultats de cette mesure : la véritable utilité de cette expérience a consisté dans les idées nouvelles qu’elle a semées parmi ceux qui l’ont faite.
[14] C’étaient : les travaux de déblaiement des terrains communaux et de nivellement de la place de l’Europe où l’on occupait 1.500 ouvriers ; 2° les travaux de terrassement exécutés au quai de la Gare, qui employaient 5 à 600 hommes ; 3° le remblai des carrières de Chaillot, la construction en rivière des chemins de halage, le redressement et le nivellement de quelques routes, l’empierrement des chemins de ronde où l’on pouvait occuper de 1.000 à 1.200 ouvriers ; 4° l’atelier du Champ de Mars, ouvert par le ministre de la guerre concurremment avec la ville de Paris, réglé et organisé par le génie, qui employa dans l’origine 2.000 hommes.
[15] On voit dans une instruction, en date du 20 mars, adressée par M. Ledru-Rollin aux commissaires de la frontière belge, qu’il se préoccupe vivement de cet accroissement de la population ouvrière et qu’il recommande les mesures les plus sévères pour repousser de France les indigents étrangers dont la présence serait une charge pour les communes ou un sujet d’inquiétude pour les populations. Le 4 avril il leur annonce que des ordres formels vont être donnés pour qu’on n’admette désormais aux ateliers nationaux que les seuls ouvriers domiciliés à Paris avant le 24 février, et qu’on va aviser à amener les autres ouvriers à retourner dans leurs départements respectifs. (Voir le Rapport de la commission d’enquête, v. II, p. 170.)
[16] Cette réunion était composée de vingt-quatre personnes, dont aucune n’éleva la voix contre le projet de M. Émile Thomas. C’étaient le maire de Paris, M. Garnier-Pagès ; le maire adjoint, M. Buchez ; M. Flottard, secrétaire général ; M. Barbier, chef du personnel ; M. Trémisot, chef du service des eaux et du pavé de Paris, etc.
[17] Il y eut jusqu’à 800 de ces agents.
[18] En dehors de l’administration de Monceaux, il y eut aussi des ateliers de femmes, compris dans les ordonnancements du Trésor pour 1.720.000 fr.
[19] D’après le recensement opéré le 7 juin 1848, la progression des embrigadements fut : du 9 au 15 mars, 5.100 hommes ; du 16 au 31 mars, 23.250 hommes ; du 1er au 15 avril, 36.520 hommes ; du 16 au 30 avril, 34.530 hommes. La dépense, du 5 mars au 23 mai, sous la gestion de M. Émile Thomas, s’est élevée à 7.240.000 francs. (Rapport de la commission d’enquête, v. II, p. 156.)
[20] J’ai découvert, dans l’affligeante statistique que j’ai maintenant sous les yeux, dit M. Marie, dans son rapport à l’Assemblée nationale, sur les ateliers nationaux (Moniteur, 8 mai 1858), le secret de bien des misères, dont je ne soupçonnais pas, dont vous ne soupçonnez pas l’existence.
[21] On y voit, dit un rapport de police, en date du 7 avril 1848, des marchands de vin, des logeurs et même des propriétaires. (Rapport de la commission d’enquête, v. II, p. 178.)
Il arrive, dit M. de Falloux, dans son rapport à l’Assemblée nationale (28 mai 1848), que des individus exerçant un état lucratif dans le sein de Paris, vont néanmoins au jour et à l’heure de la solde toucher un salaire aux ateliers nationaux.
[22] M. Émile Thomas, dans une note adressée le 4 août 1848 au ministre des travaux publics, avoue que ces travaux, parfaitement inutiles, dont le résultat est un capital mort, n’ont occupé que 14.000 ouvriers par jour. (Rapport de la commission d’enquête, v. II. p. 157.)
[23] Dans ces premiers temps la comptabilité des ateliers nationaux fut à peu près nulle. On mentionnait la recette et la dépense sur un simple carton. Les fonds destinés à la paye se distribuaient sans garantie, sans contrôle, sans responsabilité sérieuse, sur un reçu des agents chargés de la répartition ; un grand nombre de doubles payements et même de fausses signatures résultèrent de cette absence de contrôle, et d’administration régulière. La dépense du premier mois fut de 1.400.000 francs environ. Le 25 mars, un inspecteur des finances, M. Roy, fut envoyé pour organiser la comptabilité. Malgré un complet désordre, il ne constata cependant qu’un déficit de 600 francs.
[24] Voir aux Documents historiques, n° 16.
[25] Les ouvriers ne travaillaient déjà plus qu’un jour sur quatre.
[26] Une politesse recherchée fut dans ces premiers jours l’ostentation de M. Caussidière. Des lettres de M. Delessert attestent sa courtoisie. M. Caussidière se conduisit à son égard comme M. de Lamartine l’avait fait à l’égard de M. Guizot. Il refusa d’entrer dans les appartements particuliers que madame Delessert avait quittés précipitamment et ordonna que tous les objets qu’ils contenaient lui fussent remis. (Voir aux Documents historiques, n" 17.)
[27] Cette substitution se fit dans l’Office de publicité établi le 24 au soir, dans un bureau de l’Hôtel de Ville, sous la direction de M. Charles Blanc, frère de M. Louis Blanc.
[28] D’après l’évaluation de M. Adam, adjoint à la mairie de Paris, cette police, pendant l’administration de Marrast, n’a pas dû coûter moins de 50.000 francs. Les frais énormes de cette police et la négligence de M. Marrast en matière de comptes ont créé au budget de la mairie un déficit dont il a été impossible de rendre compte.