À toutes les difficultés soulevées brusquement par la révolution de Février venait encore s’ajouter l’embarras des finances. Soit que le gouvernement provisoire voulût arrêter ou précipiter la révolution politique, soit qu’il voulût refouler ou favoriser la réforme sociale, faire ou non la guerre, organiser de grands travaux publics ou mettre sur pied une armée, il avait besoin d’argent et de crédit ; or l’état économique de la société lui ouvrait à cet égard les perspectives les moins rassurantes. Sous le règne de Louis-Philippe, l’activité de l’industrie, surexcitée par l’immense entreprise des chemins de fer, la passion de l’agiotage et le goût effréné du luxe qui s’étaient répandus partout, avaient poussé les classes riches à des extrémités touchant à la ruine. Les établissements de crédit s’étaient engagés dans des opérations démesurées. Des affaires à longue échéance et pleines de risques étaient entreprises avec une légèreté incroyable. Les marchandises s’accumulaient dans les entrepôts et dans les magasins des producteurs ; les actions encombraient la place. La multiplication désordonnée des billets dans les transactions commerciales, l’exportation de numéraire nécessitée par l’achat des blés étrangers en 1846, avaient amené une crise métallique qui aggravait encore la crise financière. Le petit commerce ne pouvait plus suffire aux frais de maison accrus dans une proportion qui dévorait les bénéfices. Les particuliers, entraînés dans une rivalité onéreuse de dépenses, vivaient d’expédients et d’anticipations. Tous les grands financiers prédisaient une catastrophe générale, si l’on ne parvenait au plus vite à rétablir le mouvement naturel de l’industrie et du commerce[1]. Du 1er janvier 1846 au 15 janvier 1847, la réserve de la Banque de France avait diminué dans une proportion considérable. Elle était descendue à 172 millions et se voyait fort menacée, quand l’empereur de Russie la releva momentanément, en se rendant acquéreur de rentes pour une valeur de 50 millions. Suivant le rapport de la commission du budget sur les dépenses de 1847, les finances de l’État étaient engagées pour onze ans et les engagements pris ne pouvaient être éteints dans cet espace de temps qu’à la condition d’une paix ininterrompue et d’un budget ordinaire qui ne présentât plus aucun découvert ; c’était, en d’autres termes, supposer l’impossible[2]. Le gouvernement avait abusé de toutes les ressources et de tous les expédients ; il avait émis des bons du Trésor autant que le public en avait voulu prendre ; il avait laissé monter, au chiffre de 872 millions la dette flottante[3], non compris les caisses d’épargne ; il avait accru la dette perpétuelle par des emprunts successifs ; enfin il venait, vers les derniers mois de l’année 1847, d’en contracter un dont les payements s’échelonnaient à des termes si éloignés que c’était un secours presque illusoire. La caisse des dépôts et consignations, engagée, aussi outre mesure, était surchargée d’actions de chemins de fer et de canaux. Tous les ressorts, on le voit, étaient tendus. Le moindre événement survenant à l’improviste pouvait les briser. Depuis quelque temps on murmurait le mot de banqueroute ; la panique qui s’empara des esprits à la suite de la révolution de Février fit de ce mot le péril et l’épouvante du gouvernement républicain. Non-seulement ce gouvernement héritait d’une situation très-compromise[4], mais encore il se voyait contraint, par son principe et par la circonstance qui le faisait sortir d’une révolution populaire, à se retrancher de ses propres mains des ressources considérables. En présence d’un milliard[5] instantanément exigible, d’un budget de 1.700 millions réglé avec un découvert probable de 76 millions sur les dépenses ordinaires et de 169 millions[6] sur l’extraordinaire ; en présence d’une dette inscrite de 4 milliards 395 millions[7], les réserves de l’amortissement étant absorbées jusqu’en 1855 ; en présence de travaux publics commencés sur une vaste étendue et qu’il fallait continuer à tout prix ; obligé de faire face, avec 192 millions trouvés dans les caisses du Trésor[8], à une dépense courante de 125 millions par mois, de salarier les ateliers nationaux, de réorganiser l’armée et la garde nationale, de soutenir l’industrie et le commerce, de venir en aide aux ouvriers sans travail, de parer enfin à l’accroissement subit des dépenses, à la diminution des recettes, à l’éclipse du crédit qu’entraîne toute révolution, le gouvernement provisoire devait encore abolir sur l’heure plusieurs impôts très-productifs, mais impatiemment supportés par le peuple[9]. L’impôt sur le sel, l’impôt du timbre sur les écrits périodiques qui portait atteinte à la liberté de la presse, l’impôt des boissons, ne se pouvaient maintenir sans que le pouvoir parût mentir à toutes les promesses du parti républicain et ne se pouvaient non plus suppléer d’aucune manière. L’impôt sur le sel, qui produisait, en 1780, 54 millions à l’État, aboli par la première République, rétabli par l’Empire en 1806, réduit par la Restauration au chiffre de 50 millions, et qui en avait donné sous Louis-Philippe 65, allait, par sa suppression totale, créer un déficit énorme. Il était difficile de songer à grever encore la propriété foncière très-obérée et qui attendait depuis longtemps un soulagement. De quelque côté qu’il se tournât, le gouvernement ne trouvait que des exigences à satisfaire et des ressources taries ou douteuses. L’emprunt de 250 millions, contracté par le dernier gouvernement et sur lequel 82 millions seulement avaient été versés, était abandonné par les souscripteurs. C’était dire assez qu’un nouvel emprunt devenait impraticable. Les banquiers, loin de pouvoir donner du crédit, en réclamaient tous, sous peine de faillite. Les caisses d’épargne ne recevaient plus de dépôts. Elles en avaient alors pour une somme d’environ 500 millions, mais de valeurs dépréciées et qui n’auraient pas produit, aliénées à la Bourse, plus de 150 millions. Les demandes de remboursement arrivaient, d’ailleurs, en foule. Il en était de même pour les bons du Trésor. Les capitalistes mettaient leurs fonds en réserve ou les envoyaient à l’étranger. Plus d’avances de la part des receveurs généraux, plus de dépôts à la caisse des consignations, plus de fonds provenant des communes. Les débiteurs de l’État demandaient des atermoiements, les chefs d’industrie des secours un mouvement général de rétraction s’opérait. La catastrophe prédite par MM. Thiers et Fould à la Chambre des députés, hâtée par la révolution de Février, semblait imminente. M. Goudchaux, d’origine Israélite, chef d’une maison de banque favorablement connue sur la place de Paris, réputé personnellement pour sa probité scrupuleuse et sa régularité dans les affaires, avait été chargé par le gouvernement provisoire du portefeuille des finances. Ce choix paraissait à beaucoup de gens de bon augure. Le caractère de M. Goudchaux et la nature de ses opinions offraient des garanties d’ordre. Attaché à la rédaction du National, il s’était occupé sous le dernier règne des questions de finances dans leur rapport avec le prolétariat ; il s’était inquiété de l’hostilité qui s’accusait entre le travail et le capital, autant dans l’intérêt des classes riches que dans celui des classes pauvres. On le savait peu porté aux innovations. Aussi les capitalistes témoignèrent-ils de la satisfaction en le voyant accepter le portefeuille. Ils fondaient sur sa sagesse bien connue dans les affaires privées l’espoir d’une influence antirévolutionnaire dans les conseils du gouvernement, oublieux de cette vérité, banale à force d’être vraie, que dans l’extrême péril, quand le temps est passé de prévoir et de prévenir, la sagesse elle-même commande l’audace. La prudence de M. Goudchaux eût paru, d’ailleurs, même en temps ordinaire, trop timorée. Il apportait aussi au gouvernement provisoire des préventions personnelles et des antipathies outrées qui ne pouvaient que nuire à la netteté de ses vues, déjà troublées par son tempérament irascible. Dans les réunions provoquées par les rédacteurs du National, vers la fin du règne de Louis-Philippe, pour tenter de rallier autour de leur journal les nuances diverses de l’opinion républicaine, M. Goudchaux s’était chargé de traiter les questions de finances et en particulier de combattre les théories de M. Louis Blanc sur l’organisation du travail. Le principe de l’association avait été soutenu dans ces réunions par quelques prolétaires qui professaient les doctrines de M. Buchez et celles de M. Pierre Leroux. De tous ces débats, M. Goudchaux n’avait emporté que de l’irritation et la résolution bien arrêtée de ne jamais entrer dans un gouvernement dont M. Louis Blanc ferait partie. Peu de jours avant le 24 février, comme on s’était réuni une dernière fois pour former, à toute éventualité, la liste d’un gouvernement provisoire, il avait obtenu que M. Louis Blanc et M. Ledru-Rollin, qu’il supposait apparemment quelque peu socialiste, en seraient exclus. Ce n’étaient pas là des antécédents favorables à la confiance mutuelle. On peut facilement se représenter le déplaisir de M. Goudchaux lorsque, en arrivant à l’Hôtel de Ville, il y fut reçu précisément par les deux personnes dont il avait exigé l’exclusion. Son premier mouvement fut d’une vivacité extrême. Il s’ouvrit à M. Garnier-Pagès, avec lequel il était lié d’une amitié étroite, lui dit qu’il ne pouvait consentir à prendre un ministère dans un gouvernement composé de la sorte et voulut déchirer immédiatement sa commission. M. Garnier-Pagès, convaincu que le nom de M. Goudchaux était le plus propre à rassurer la banque et les capitalistes, l’exhorta à sacrifier ses ressentiments personnels au bien public et réussit à le persuader. Cependant M. Goudchaux, dans la préoccupation constante des innovations auxquelles le gouvernement allait se laisser entraîner par M. Louis Blanc, ne consentit à garder le portefeuille qu’à la condition expresse qu’aucun des impôts en vigueur ne serait supprimé, ni même modifié, et fit sur-le-champ publier une déclaration de tous les membres du conseil dans laquelle il était dit que le gouvernement provisoire considérerait comme une usurpation sur les droits de l’Assemblée nationale tout changement dans le système des impôts[10]. Mais à peine eut-il pris l’engagement de rester dans le gouvernement qu’il s’en repentit. En examinant la situation financière, en écoutant les avis, les doléances, des prédictions lamentables des banquiers et des capitalistes que la peur pressait autour de lui, il se troublait, il entrait en angoisse, il voyait la France perdue, le gouvernement déshonoré. À ses yeux, il n’y avait plus de remède ; le socialisme au Luxembourg, le jacobinisme dans les clubs, le tumulte et l’agitation dans la rue, présageaient, nécessitaient la ruine publique. Il ne voulait pas du moins laisser son honneur personnel dans cette ruine. Comme il agitait en lui-même ces tristes pensées, il apprit que le gouvernement provisoire venait d’abolir, sans l’en avoir prévenu, l’impôt sur le sel. Déjà la suppression de l’impôt sur le timbre, réclamée avec plus d’esprit de corps que de patriotisme par les journaux, l’avait fortement indisposé. Cette nouvelle violation des engagements pris avec lui porta au comble son mécontentement. Sans plus délibérer, bien déterminé cette fois à imposer sa volonté ou à quitter la place, il demanda pour le soir même une réunion générale du conseil. C’était le 3 mars. La séance s’ouvrit sous la présidence de M. Dupont (de l’Eure). Personne n’avait manqué à l’appel ; une inquiétude extrême se lisait sur tous les visages ; on s’attendait à une communication grave. Eh effet, après un long et pénible silence, M. Goudchaux, très-oppressé, très-ému, fit, en s’interrompant à plusieurs reprises, tant il avait peine à se contenir, un expose de la situation qui jeta dans tous les esprits le trouble auquel il était lui-même en proie. Il se plaignit avec amertume des effets dangereux de certaines prédications ; il protesta contre des mesures qui, répandant l’effroi dans toutes les classes de la société, paralysaient le crédit et le mouvement des affaires. Il conclut enfin en montrant la ruine certaine et sans proposer un seul remède. Personne n’éleva la voix pour lui répondre. La consternation était profonde. Serait-ce vrai ? murmura enfin M. de Lamartine, en se penchant vers M. Garnier-Pagès. Sommes-nous perdus, irrévocablement perdus ? Et cette interrogation effrayante, chacun se l’adressait intérieurement avec une inexprimable angoisse. Lorsqu’on fut un peu revenu de la première stupeur, les membres du conseil proposèrent successivement plusieurs mesures ; mais toutes, à la discussion, parurent dangereuses ou vaines. La banqueroute fut tout d’abord écartée. Mieux valait, disait-on, courir, tous les périls que d’infliger à la République un tel opprobre. Pour sauver l’honneur du pays rien ne devait sembler impossible. M. Goudchaux, insistant sur la nécessité de couper court aux bruits alarmants qui circulaient et de ranimer la confiance publique qui pouvait seule encore sauver le gouvernement, proposa d’anticiper le payement du semestre des rentes, échéant le 22 mars ; sa proposition fut accueillie. Mais cette espèce d’ostentation à devancer un payement à échoir, quand on était en si grande peine de faire face aux engagements échus, n’était pas de nature à donner le change ni rassurer personne ; tout au contraire. En voyant la réserve ainsi diminuée, les porteurs de billets de banque s’effrayèrent davantage ; la crise métallique, au lieu de s’arrêter, s’aggrava. La Bourse, que M. Ledru-Rollin avait espéré faire ouvrir dès le 26 à 60 et à 100, n’avait pu reprendre encore[11]. Toutes les transactions étaient paralysées ; plusieurs maisons de banque avertissaient qu’elles allaient suspendre leurs payements. Quand M. Goudchaux s’aperçut du peu d’effet de sa mesure, il désespéra de lui-même et de ses moyens de salut et porta de nouveau sa démission au gouvernement. À toutes les instances du conseil il opposa cette fois des refus inébranlables. Il se voyait écrasé, disait-il, par la fatalité de la situation ; il ne se sentait pas capable de conduire les finances de l’État quand les principaux obstacles lui venaient d’un des membres du gouvernement ; il ne voulait pas être responsable de l’embrasement général dont le foyer s’attisait au Luxembourg ; il voulait, enfin, faire honneur à ses affaires privées et soutenir sa maison menacée comme toutes les autres d’une catastrophe prochaine. La retraite de M. Goudchaux était aux yeux du gouvernement un dernier signal de détresse. Les prières, les supplications redoublèrent ; on refusait absolument d’accepter sa démission. Mais le ministre, en proie à une exaltation nerveuse dont il n’était plus maître, loin de se laisser toucher par ces marques de confiance et d’estime, s’emporta en paroles amères et quitta brusquement la salle du conseil. Il n’y avait plus à balancer ; il fallait lui nommer un successeur. À plusieurs reprises déjà M. Goudchaux avait désigné le maire de Paris comme beaucoup plus capable que lui de porter le fardeau des affaires le conseil se tourna vers M. Garnier-Pagès comme vers un sauveur. Ce dernier accepta ; non qu’il se fit illusion sur le péril, il était de sa nature de l’exagérer, mais parce que son dévouement au pays était à toute épreuve. M. Garnier-Pagès, de même que le général Cavaignac, devait sa notoriété dans le parti républicain plus encore à la mémoire de son frère qu’à ses mérites personnels. Cependant une estime sérieuse s’attachait à sa personne. Tout en lui, caractère, esprit, langage, dans un accord devenu bien rare, portait l’empreinte d’une nature élevée. Son patriotisme était courageux et désintéressé. La pratique des affaires commerciales et de studieux travaux l’avaient rendu familier avec tous les systèmes financiers et il apportait au gouvernement, à l’appui d’une volonté droite, des connaissances positives qui eussent été d’un grand secours, si des scrupules méticuleux ne l’avaient retenu d’une manière trop absolue dans les voies pratiquées et dans les vieilles routines. M. Garnier-Pagès amenait avec lui au ministère des finances, pour y remplir les fonctions de sous-secrétaire d’État, un jeune homme qui avait été son secrétaire particulier. M. Eugène Duclerc, longtemps collaborateur de M. Pagnerre au Dictionnaire politique, puis attaché à la rédaction du National, y avait traité, non sans talent, la question du rachat des chemins de fer et les questions d’impôt dans leurs rapports avec le principe de l’égalité. M. Duclerc partageait toutes les idées financières de son ancien maître ; sa confiance dans ses propres forces était également à peu près illimitée. Il en fallait beaucoup pour ne pas se laisser abattre en des conjonctures aussi difficiles. L’entrée de M. Garnier-Pagès coïncidait avec les symptômes les plus inquiétants. En neuf jours, du 25 février au 5 mars, l’encaisse du Trésor avait diminué de 27 millions. Le 6 mars, l’une des maisons de banque les plus accréditées de Paris, la maison Gouin, suspendait ses payements. Les maisons Ganneron et Baudon réclamaient des secours du gouvernement et déclaraient que sans ces secours elles ne pouvaient plus faire honneur à leur signature. La consternation était générale, la panique s’emparait des plus fermes esprits. Le 9, une réunion des hommes les plus considérables de la banque, de l’industrie et du commerce fut convoquée à la Bourse. On s’y exalta mutuellement en constatant les pertes de chaque jour et le danger croissant d’une crise dont on ne voyait pas le terme. On s’en prit au gouvernement et l’on résolut de lui arracher par la menace une mesure de laquelle chacun espérait son propre salut, mais qui n’eût été rien moins que la banqueroute générale il fut convenu que l’on exigerait la prorogation à trois mois de toutes les échéances. Le tribunal de commerce eut la faiblesse d’appuyer cette motion et, le lendemain, un cortège d’environ 3 000 personnes, sans armes, il est vrai, mais bien décidées à exercer une intimidation morale sur des hommes qu’elles croyaient peu capables de résister, prit le chemin de l’Hôtel de Ville. Cependant la violence projetée contre le gouvernement s’était ébruitée ; on avait pris l’alarme. Le gouverneur et les sous-gouverneurs de la Banque étaient venus supplier les membres du conseil de ne point céder et de sauver la Banque d’une liquidation forcée. Les élèves des écoles accouraient pour défendre l’Hôtel de Ville. On attendit de pied ferme l’émeute financière. La lutte fut longue et vive. Irrités par le refus opiniâtre du ministre des nuances, quelques-uns des principaux chefs d’industrie s’oublièrent jusqu’à l’insulte. L’un des membres du conseil ayant opposé en de sévères réprimandes leur impatience égoïste au dévouement du peuple qui ajournait sa faim de peur de nuire à la chose publique, l’exaspération des fabricants excéda toutes bornes : Vous nous vantez votre peuple, s’écria l’un d’eux, hors de lui ; eh bien ! nous vous ferons voir ce que c’est que le peuple. Demain nous fermons nos ateliers, nos boutiques ; nous jetons les ouvriers dans la rue ; nous leur disons à qui ils doivent s’en prendre et vous verrez alors s’il vaut mieux avoir affaire à eux qu’à nous et s’ils se contenteront longtemps de vous entendre célébrer leur patriotisme ! Mais toutes ces menaces, toutes ces sommations, ne purent ébranler le conseil. Sans en tenir aucun compte, il refusa d’accorder au delà des dix jours de prorogation antérieurement décrétés. La députation se retira en murmurant. Les jours suivants des tentatives nouvelles furent faites au ministre des finances : l’une pour sommer M. Garnier-Pagès d’accorder des secours directs, l’autre, plus raisonnable, pour solliciter son intervention auprès de la Banque afin d’en obtenir pour les escomptes et les liquidations les plus grandes facilités possibles. La première de ces requêtes fut définitivement repoussée, mais la Banque ne refusa pas d’obtempérer en partie à la seconde. La création des comptoirs d’escompte, au moyen d’un prêt de 11 millions fait par le Trésor, vint bientôt parer aux dangers les plus imminents. En quelques jours, par les soins de MM. Pagnerre et Marrast qui en avaient été spécialement chargés, ils furent établis sur les points les plus menacés. Combinés avec l’établissement de magasins généraux où les industriels purent déposer les objets fabriqués, moyennant un récépissé sur lequel ; les comptoirs et la Banque firent des avances, et avec la réunion des banques des départements[12] à la Banque de France, ils fournirent au commerce, dans l’espace d’un an, un crédit de plus d’un milliard. Mais les résultats des meilleures opérations financières sont lents à obtenir, et le gouvernement n’avait le loisir de rien attendre. Pour se créer les ressources immédiates dont il avait un si impérieux besoin, le ministre des finances, qui répugnait aux mesures révolutionnaires, n’avait à sa disposition que des moyens de peu d’efficacité. Chaque jour, cependant, des remèdes empiriques lui étaient proposés. Les plans, les projets, les inventions arrivaient par centaines au ministère ; les murs de la ville se couvraient de conseils, signés ou anonymes, et des propositions les plus extravagantes du monde. Une émission de 800 millions imposée à la Banque de France, un emprunt forcé de 60 à 80 millions extorqué par la menace aux capitalistes, furent très-sérieusement conseillés à M. Ledru-Rollin et à M. Garnier-Pagès par deux financiers des plus considérables de Paris[13]. De son côté, le gouvernement provisoire à qui M. Garnier-Pagès inspirait une confiance entière, l’autorisait par décret (le 9 mars) à aliéner, jusqu’à concurrence de 100 millions, les diamants de la couronne, les terres, les bois et forêts composant les biens de l’ancienne liste civile, les lingots et l’argenterie provenant des résidences royales. Mais, comme ces biens n’auraient pu être vendus sur l’heure qu’à moins de moitié de leur valeur réelle, M. Garnier-Pagès n’usa pas de l’autorisation qui lui était donnée ; il se borna à attribuer une valeur de 75 millions sur ces biens comme garantie de l’emprunt de 150 millions qu’il fit bientôt à la Banque de France. L’emprunt national, ouvert par décret du 9 mars sur une inscription de rentes 5 pour 100 au pair, n’avait produit au bout d’un mois que la misérable somme de 400 000 francs. L’idée d’un sacrifice volontaire n’approchait point des classes où cet emprunt aurait pu être réalisé. Il serait bien temps, quand on y serait contraint, de donner son argent à l’État ; ainsi raisonnaient les riches. Et les bourses se resserraient, et chacun diminuait ostensiblement sa dépense, prenant tous les dehors de la ruine. Les uns réformaient brusquement la moitié de leurs domestiques, d’autres vendaient à vil prix leurs chevaux ou faisaient fondre leur argenterie ; les femmes de l’aristocratie sortaient vêtues comme de petites bourgeoises et affectaient de monter dans les voitures publiques. Il était entendu qu’on ne payait plus aucun fournisseur. Les confiscations et les assignats de 93 paraissaient à beaucoup de gens des motifs suffisants pour se dire ruinés en 1848. À la vérité, ces basses et égoïstes pensées n’étaient pas générales. Dans les mansardes, dans les ateliers, partout où régnait l’esprit républicain, le patriotisme relevait les courages. L’obole du pauvre ne se cachait pas et la famille de l’artisan ne tenait pas conseil pour savoir s’il serait prudent de la mettre en réserve. Tous, émus de la détresse publique, auraient eu honte de parler de leur propre misère c’était partout une rivalité, une folie de sacrifice : celui-ci donnait en un jour l’épargne de dix années ; tel autre, qui n’avait point d’argent, offrait une montre, une chaîne d’or. Les femmes apportaient leur présent de noce. Les offrandes furent si nombreuses que le gouvernement se vit obligé de nommer pour les recevoir une Commission des dons patriotiques qui siégea au palais de l’Élysée sous la présidence de deux vieillards illustres, MM. Béranger et de Lamennais[14]. Mais ces sacrifices énormes pour ceux qui les accomplissaient, ce denier des plus pauvres entre les pauvres produisaient une somme bien minime[15] relativement aux besoins qui allaient croissant dans une proportion effrayante. Il était urgent de trouver d’autres ressources. Par malheur, on se les créa aux dépens des intérêts qu’il importait le plus à la République de respecter. Le touchant empressement des classes pauvres à venir en aide au gouvernement aurait dû lui faire sentir, si l’esprit même de la Révolution ne l’eût dit assez, qu’il était particulièrement obligé envers le peuple et qu’à tout prix il fallait le ménager. Mais les habitudes financières transmises par les gouvernements monarchiques prévalurent sur les considérations politiques et morales. Le ministre des finances, qui avait mis son honneur à payer intégralement et à jour fixe aux rentiers de la dette inscrite l’intérêt du semestre, ne se fit pas scrupule d’ajourner les infiniment petits capitalistes dépositaires des caisses d’épargne, les nécessiteux qui vivent au jour le jour. Il arrêta le remboursement des dépôts, donnant aux déposants la somme de 100 francs en numéraire, et s’ils exigeaient le solde de leur compte, de la rente 5 pour 100 au pair — la rente en ce moment était cotée à 77, plus tard elle tomba à 51 francs — et des bons du Trésor à six mois d’échéance. Contre toute attente et toute vraisemblance, la patience du peuple soutint avec une constance admirable cette épreuve nouvelle ; pas une plainte, pas une menace ne fut proférée ; la résignation au sacrifice imposé fut aussi parfaite que l’avait été l’émulation dans le sacrifice volontaire. Cependant la panique un moment calmée avait repris. Les conférences du Luxembourg qu’entourait une sorte de mystère, le langage officiel du ministre de l’intérieur, les discussions des clubs, la polémique des journaux révolutionnaires, jetaient de plus en plus l’alarme dans la bourgeoisie. Les divisions qui régnaient dans le gouvernement provisoire commençaient à transpirer et l’on croyait savoir que le parti modéré avait le dessous. Dans la prévision de nouvelles catastrophes, chacun se précipita vers les caisses de la Banque pour y échanger contre de l’argent les billets dont il était porteur. Du 24 février au 14 mars, l’encaisse descendit de 140 à 70 millions. Dans la seule journée du 15 mars, 10 800 000 francs furent échangés. Le 15 au soir, il ne restait plus à la Banque de France que 65 millions dans les départements et 59 millions à Paris, sur lesquels 45 millions étaient immédiatement nécessaires pour payer l’armée, les ateliers nationaux elles divers services. Dans cette extrémité, M. Garnier-Pagès sut prendre un parti hardi et prompt. Depuis quelques jours déjà, prévoyant le danger, il avait obtenu du gouvernement l’autorisation de décréter les billets de banque monnaie légale, en accordant a la Banque la faculté d’émettre des coupons de 200 et de 100 francs[16]. Les adversaires du gouvernement s’écrièrent qu’on rétablissait le papier-monnaie, mais le bon sens public ne se laissa pas tromper par cette accusation sans fondement. La dépréciation des actions et des billets de banque ne dura pas au delà de quelques jours. La circulation se rétablit[17]. Les billets de la Banque de France, qui, avant 1848, ne sortaient guère de Paris, pénétrèrent rapidement jusqu’au fond des campagnes[18]. La Banque reprit sa liberté d’action et put venir en aide à l’État par des emprunts successifs qui s’élevèrent en peu de temps jusqu’à la somme de 230 millions. C’était beaucoup assurément, mais ce n’était pas assez, car les besoins urgents dépassaient 400 millions. Le ministre des finances dut songer à augmenter l’impôt. Les convictions personnelles de M. Garnier-Pagès, qu’il fit aisément partager au conseil, le portaient à décréter tout de suite l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les créances hypothécaires. Mais l’impossibilité matérielle d’établir la perception de ces deux impôts avant trois ou quatre mois lui fit abandonner ce projet ; sur l’avis réitéré de M. d’Argout, il décida de proposer au conseil une augmentation de l’impôt direct dont les rôles étaient distribués et dont le recouvrement serait facile. Le 16 mars, M. Garnier-Pagès convoqua le conseil au ministère des finances. Après avoir rappelé ce qu’il avait tenté, l’insuffisance ou l’insuccès de plusieurs mesures sur lesquelles on avait fondé de grandes espérances, il proposa de frapper sur les quatre contributions directes un impôt extraordinaire de 45 centimes. Le ministre s’autorisait de plusieurs précédents. En 1815, Napoléon, pour subvenir aux préparatifs de la guerre, avait ajouté 100 centimes aux contributions des patentes, des portes et fenêtres et 50 centimes aux contributions foncières. En 1814, il avait doublé cet impôt. En 1815, Louis XVIII frappait les départements d’une contribution de guerre de 100 millions. En 1830, Louis-Philippe élevait encore le chiffre des centimes additionnels de l’Empereur. Plus tard, il y ajoutait (budget de 1832) 30 centimes extraordinaires. M. Garnier-Pagès en concluait que la mesure était parfaitement légitime et d’un effet certain. Le conseil, pas plus que le ministre, ne voyait d’inconvénients à l’augmentation de l’impôt foncier. La proposition fut donc admise en principe ; seulement M. Louis Blanc et M. Ledru-Rollin réclamèrent, dans l’application, l’exemption en faveur des petites cotes. M. Garnier-Pagès s’y refusa. Il représenta que ce terme très-vague de petites cotes pourrait facilement donner lieu à des interprétations arbitraires ; il fit remarquer que de très-petites cotes appartenant souvent à des propriétaires très-riches, en beaucoup de cas la mesure proposée n’atteindrait pas son but. Le ministre ajouta qu’il estimerait plus utile et plus pratique de recommander aux percepteurs d’avoir égard à la situation de chaque contribuable et de dégrever partiellement ou en entier tous ceux pour qui l’impôt serait trop onéreux. Alors M. Dupont (de l’Eure) prit la parole pour soutenir l’opinion de MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc. Il dit qu’habitant des campagnes, il les connaissait bien ; qu’il avait toujours vu partout le percepteur ménager le grand propriétaire et frapper sans merci le petit contribuable que remettre à un fonctionnaire subalterne l’appréciation des cas où il conviendrait de ne pas appliquer la loi, c’était vouloir qu’elle épargnât le riche, dont le mécontentement pouvait se faire sentir et qu’elle pesât de toute sa rigueur sur le pauvre, dont les réclamations n’arrivent que difficilement aux oreilles du pouvoir. Il conclut en affirmant que le nouvel impôt serait la source des plus graves embarras et qu’il ferait haïr la République par cette partie même de la nation sur laquelle elle devait s’appuyer. Mais M. Garnier-Pagès ne se laissa pas persuader il s’engagea, sur l’honneur, à ne pas faire peser l’impôt sur le pauvre ; le conseil ayant toute confiance dans sa loyauté et dans ses lumières, son avis l’emporta ; le décret fut signé[19]. Fidèle à sa promesse, le ministre accompagna la promulgation du décret d’une circulaire aux commissaires des départements. Il annonçait officiellement l’intention du gouvernement de dégrever les contribuables pauvres dans une équitable mesure ; cette instruction ne lui paraissant, pas encore suffisante, il fit rendre, le 5 avril, un nouveau décret qui enjoignait aux maires et aux employés de l’administration des finances de décharger de la contribution les pauvres et les malaisés[20]. Le 25 avril, une nouvelle circulaire impérative confirma ces instructions[21]. Selon les calculs du ministre, l’impôt perçu dans toute sa rigueur, aurait donné un produit de 190 millions. Il affectait 30 millions au soulagement des petits contribuables ; restaient donc 160 millions à percevoir. Quand le gouvernement provisoire remit ses pouvoirs à l’Assemblée nationale, 80 millions seulement étaient entrés dans les caisses de l’État. Sous le rapport matériel, M. Garnier-Pagès ne s’était pas trompé ; là perception de l’impôt des 45 centimes se fit sans difficultés sérieuses[22], les fonds arrivèrent au bout de très-peu de temps ; tous les services purent être régulièrement payés : la banqueroute fut évitée. Mais, relativement à l’effet moral, l’erreur du ministre des finances fut bientôt sensible. Exploité par les partis royalistes auprès des paysans qui avaient vu avec indifférence la chute de la dynastie, l’impôt des 45 centimes donna le premier branle à l’opinion ; il éveilla dans les campagnes un esprit d’hostilité contre la République. Un murmure général protesta contre l’avènement d’un gouvernement qui se manifestait par l’augmentation de l’impôt[23] et ce murmure prit, à la grande épreuve de l’élection présidentielle, un caractère d’opposition pratique extrêmement préjudiciable aux intérêts du pays[24]. J’ai dit que M. Garnier-Pagès, tout en approuvant dans son principe l’impôt progressif sur le revenu, y avait renoncé à cause des longueurs inévitables dans l’exécution du décret. Des considérations analogues lui firent ajourner la perception de l’impôt de 1 pour 100 sur le capital des créances hypothécaires décrété à sa requête. Une autre mesure d’intérêt public, à laquelle il avait paru favorable, le rachat des chemins de fer, ne fut pas non plus réalisée. Au lendemain de la révolution, le plus grand nombre des compagnies, alarmées par la dépréciation subite des actions, étaient venues d’elles-mêmes au-devant des intentions du gouvernement. Les actionnaires étaient presque unanimes à souhaiter le rachat, moyennant une indemnité équitable. Un rapport d’un projet de décret fut présenté dans ce sens au conseil qui l’approuva[25]. M. de Lamartine en pressait l’exécution ; M. Duclerc y insistait chaque jour. Mais les administrateurs des compagnies, se voyant menacés de perdre leurs fonctions, ou du moins d’en voir les bénéfices fort réduits, et quelques actionnaires qui, tout en désirant le rachat, jugeaient utile, afin d’obtenir des conditions meilleures, de crier à la spoliation et au communisme, firent traîner en longueur les délibérations. Pendant ce temps, les événements politiques se compliquèrent. Le moment venu où l’Assemblée allait se réunir, le gouvernement ne se sentit plus assez d’autorité morale pour effectuer une opération de cette importance[26]. Quant aux réformes demandées depuis longtemps par les hommes éminents de tous les partis, ou bien elles ne se présentèrent pas à la pensée du gouvernement provisoire, ou bien elles en furent écartées. Le ministre républicain qui croyait à la justice de l’impôt progressif et de l’expropriation pour cause d’utilité publique, sans toutefois mettre à exécution ni l’une ni l’autre de ces mesures, préféra recourir à des moyens opposés à l’esprit même des institutions démocratiques. Cette révolution, que l’on déclarait faite par le peuple et pour le peuple, on la fit peser directement sur les masses. Cette République qui se donnait officiellement pour but l’amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, n’osa pas imposer aux classes aisées un sacrifice dont elle aurait exempté les nécessiteux. Le gouvernement provisoire crut pouvoir faire impunément dans une société démocratique ce qu’il voyait se pratiquer dans les États monarchiques et aristocratiques : il augmenta l’impôt territorial, et cela au moment même où il remettait par le suffrage universel aux habitants des campagnes un moyen puissant de manifester leur mécontentement. Sa méprise fut chèrement expiée. De toutes les fautes qu’il commit, il n’en est point dont le contre-coup fut plus prompt, plus direct, plus manifeste. |
[1] Voir au Moniteur les discours de MM. Fould, Léon Faucher, Thiers, Bignon, à la Chambre des députés, pendant le mois de janvier 1848.
[2] Pour que les ressources cumulées de l’emprunt et des réserves de l’amortissement fussent suffisantes à la fin de 1855, il fallait les quatre conditions presque irréalisables que voici : Que les budgets ordinaires de 1848 à 1855 ne présentassent aucun excédant de dépenses sur les recettes ;
Qu’aucun travail nouveau ne fût entrepris en dehors des travaux déjà votés et en cours d’exécution ;
Qu’aucune circonstance intérieure ou extérieure ne détournât les réserves de l’amortissement de leur action exceptionnelle pour les rendre, par suite d’une baisse de fonds publics au-dessous du pair, à leur destination légale, le rachat de la dette ;
Que la dette flottante pût être élevée, sans dommages pour le crédit public et sans préoccupations pour le trésor, à 735 millions en 1850, à 801 millions en 1851, et à 736 millions en 1852, pour être ramenée enfin au chiffre de 539.476.180 fr., à l’expiration de 1855 ; évidemment ces quatre conditions n’étaient pas admissibles. Voir, au Moniteur du 26 avril 1849, le rapport de M. Ducos au nom de la commission chargée d’examiner les comptes du gouvernement provisoire.
[3] Voir le rapport publié dans le Moniteur du 10 mars 1848.
[4] Le rapport de M. Ducos établit que la dépense totale surpassait le montant des recettes de 183.436.245 fr. (Moniteur, 26 avril 1849).
[5] 800 millions, selon M. Fould (Voir au Moniteur du 22 avril 1849).
[6] Voir le rapport de M. Ducos, Moniteur du 26 avril 1849.
[7] Le capital de la dette publique est évalué par M. Garnier-Pagès à 5 milliards, dette fondée et dette flottante, tout compris. M. Lacave-Laplagne, ancien ministre des finances de Louis-Philippe, accepte ce chiffre.
[8] Le 25 février, les coffres de l’État contenaient 57 millions en valeurs de portefeuille, en numéraire 135 millions dont 127 millions à la Banque. Il fallait distraire 73 millions de cette somme pour le payement du semestre de la rente 5 pour 100.
[9] Voir le rapport de M. Garnier-Pagès à l’Assemblée nationale, séance du 8 mai 1848.
[10] Moniteur du 1er mars 1848.
[11] Le 5 pour 100 avait fermé le 23 février à 116 fr. 10 c. Lorsqu’on crut pouvoir rouvrir la Bourse le 7 mars au cours de 97, 50, il tomba à 89. Après le décret sur l’impôt des 45 centimes et l’emprunt de 50 millions à la Banque, le 5 pour 100 descendit jusqu’à 55.
[12] Cette mesure, réclamée depuis longtemps par les économistes de l’école socialiste, ne fut point d’un effet aussi étendu ni aussi prompt qu’elle aurait dû l’être, par la raison que les banques n’existaient que dans un petit nombre de villes, et que le cours forcé des billets ne fut pas immédiatement décrété pour toute la France, mais seulement pour la circonscription du département où chaque banque avait son siège. L’unité des banques ne fut décrétée, sur la demande réitérée des directeurs des banques départementales que le 29 avril ; il fallut six mois pour que les billets de banques locales se transformassent en billets uniformes de la Banque de France. Pour généraliser et centraliser le crédit il eût fallu créer, en les reliant fortement entre elles avec la Banque, de France, des succursales de la Banque et des comptoirs d’escompte dans tous les départements avec les ressources combinées de l’État, des départements, des villes et des particuliers. Cependant, dans beaucoup de localités où le taux de l’argent s’élevait d’ordinaire à 12 ou 15 pour 100, les comptoirs d’escompte l’abaissèrent à 6. À la retraite du gouvernement provisoire 44 villes possédaient des comptoirs. Un crédit de 60 millions leur avait été promis par décret ; mais ils n’en touchèrent en réalité que 11.
[13] Le bruit public a désigné MM. Fould et Delamarre comme ayant très-vivement insisté sur la nécessité de l’emprunt forcé et l’utilité de la banqueroute. À en croire ce bruit, M. Delamarre se serait rendu, dans les premiers jours de la révolution, au ministère de l’intérieur et aurait remis à M. Ledru-Rollin une liste contenant les noms des principaux capitalistes de Paris et la désignation de leur fortune. M. Louis Blanc (Révélations, t. I, p. 275) affirme que M. Delamarre vint le trouver au Luxembourg pour lui faire les mêmes ouvertures. C’est mon opinion et celle de tous mes collègues, lui dit M. Delamarre.
Des mesures que l’on a depuis qualifiées de socialistes étaient alors proposées par la presse conservatrice. Le Journal des Débats (17 mars 1848) recommandait à l’attention publique la brochure de M. Lehideux, homme éclairé et pratique, qui voulait qu’on ajournât les bons du Trésor et tous les créanciers de la dette flottante, qu’on augmentât l’impôt à partir d’un certain chiffre et de manière à doubler les cotes les plus fortes, et qu’on imposât la rente et les bons du Trésor.
[14] Voir aux Documents historiques, n° 14.
[15] La Commission, lorsqu’elle rendit ses comptes, n’avait touché qu’un million.
[16] Cette opération si simple et qui fut si utile, MM. Thiers et Duchâtel avaient déclaré, dans une récente discussion parlementaire, qu’elle serait la ruine du crédit et qu’elle perdrait la Banque.
[17] La rente 5 pour 100 remonta de 72 à 77 du 10 au 16 mars.
[18] Le chiffre total des émissions, fixé d’abord à 550 millions, s’est élevé successivement à 525 millions.
[19] Peu de jours après, le club de la révolution apporta au gouvernement provisoire une pétition pour demander que les petits contribuables fussent affranchis de cette surcharge d’impôt. Après avoir entendu MM. Barbès, Thoré, Lamieussens, le ministre des finances répondit qu’en effet la nouvelle République entendait le système des impôts tout au rebours du gouvernement monarchique que les charges publiques devaient être supportées par les privilégiées et que le peuple travailleur en serait libéré complètement. Il promit, en conséquence, qu’un nouveau décret interprétatif serait incessamment publié dans le Moniteur.
[20] Le bulletin de la République (n° 7), en date du 25 mars, prenait aussi à tâche d’atténuer le mauvais effet de l’impôt dans les campagnes. La République, disait ce bulletin, attribué à madame Sand, commence par vous demander un sacrifice nouveau mais ce sera à la fois le premier et le dernier, si vous secondez le mouvement courageux et sincère que la République vous imprime. Ce sacrifice, la République le considère comme un emprunt que, sous toutes les formes, elle vous rendra peu à peu et que vous pouvez l’aider à vous rendre au centuple, en veillant plus que jamais au choix de vos députés républicains.
[21] Le décret du 5 avril, dont l’application était confiée des agents subalternes, ne reçut qu’une exécution très-lente et très-incomplète.
[22] Les principales difficultés ne vinrent pas des petits contribuables, mais de quelques propriétaires orléanistes ou légitimistes qui contestèrent au gouvernement provisoire le droit de décréter l’impôt extraordinaire, espérant ainsi provoquer dans les campagnes un mouvement de révolte contre la République. Les départements du Midi, où les influences royalistes étaient prépondérantes, furent les plus en retard dans le payement de l’impôt des 45 centimes.
[23] Je trouve dans une publication récente ce passage d’une Note de Mirabeau pour la cour, en date du 6 octobre 1790, encore applicable à la révolution de 1848 : On a promis au peuple plus qu’on ne pouvait promettre ; on lui donne des espérances qu’il est impossible de réaliser et, en dernière analyse, le peuple ne jugera de la révolution que par ce seul fait lui prendra-t-on plus ou moins d’argent dans sa poche ? – Vivra-t-il plus à son aise ? – Aurait-il plus de travail ? – Ce travail sera-t-il mieux payé ? (Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de Lamarck, v. II, p. 213.)
[24] Une des choses qui excitèrent le plus de mécontentement, parce qu’en réalité elle était souverainement injuste, c’est que l’impôt des 5 centimes fut assis, non sur la base de l’impôt ordinaire, mais sur la totalité des impositions extraordinaires que beaucoup de localités s’étaient imposées pour des travaux ou pour d’autres intérêts particuliers, d’où il résultait que les pays les plus grevés étaient encore surchargés.
[25] Les actions de chemins de fer formaient un capital d’environ un milliard. Il y avait trois catégories de compagnies exploitantes : 1° celles qui avaient terminé leurs travaux ; 2° les compagnies dont les travaux étaient en cours d’exécution ; 3° les compagnies associées à l’État et dont les travaux étaient également en cours d’exécution.
[26] Un projet relatif à l’établissement d’un vaste réseau de chemins de fer sur toute la France avait été soumis aux délibérations de la Chambre, en 1858, par le ministre du commerce, M. Martin (du Nord). Le parti démocratique appuya ce projet. La presse radicale le National, le Bon sens, le Journal du peuple, le Censeur de Lyon, traitèrent la question au point de vue politique, industriel et moral, avec beaucoup de talent. Le système de l’exécution par les compagnies fut soutenu par MM. Berryer et Puvergier de Hauranne. Le ministre se défendit mal. Le rapport de M. Arago, qui se prononça pour les compagnies, conclut à l’ajournement.