HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

DEUXIÈME PARTIE (suite)

 

CHAPITRE XVIII. — MINISTÈRE DE L'INTÉRIEUR. - M. LEDRU-ROLLIN. - MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES. - MANIFESTE DE M. DE LAMARTINE.

 

 

Les nouvelles que le gouvernement provisoire recevait des départements venaient chaque jour le confirmer dans le sentiment de son droit et de sa force.

Au premier bruit de la lutte engagée dans Paris, des comités révolutionnaires, composés des hommes les plus actifs et les plus décidés entre les républicains s’étaient, dans tous les chefs-lieux de département, formés spontanément et déclarés en permanence. Aussitôt la proclamation de la République connue, ces comités, s’emparant du mouvement, avaient tenté d’occuper les préfectures et les mairies ; presque partout ils avaient réussi ; de concert avec les conseils municipaux, ou bien à jour place, ils avaient pris la direction des affaires en attendant les ordres du nouveau pouvoir. La plupart des fonctionnaires s’étaient retirés sans contestation, en toute hâte ; quand les commissaires envoyés par le ministre de l’intérieur arrivèrent au lieu de leur destination, ils trouvèrent sur tous les points l’administration départementale ou dans les mains des chefs populaires, ou soumise et s’offrant à servir le gouvernement républicain.

Le choix de ces commissaires était une des difficultés et devint bientôt un des embarras les plus considérables du gouvernement provisoire. Laisser les fonctionnaires politiques de la royauté présider à l’établissement des institutions républicaines, c’eût été, non-seulement une faute, mais encore un scandale. Ceux d’entre les fonctionnaires qui ne rougissaient pas de prétendre à ce triste avantage marquaient assez par cette impudeur qu’ils étaient indignes de l’estime publique, car la révolution qui venait de s’accomplir n’impliquait pas seulement un changement de personnes ou de tendance dans le gouvernement, elle devait être l’application sincère d’un principe éludé jusque-là et d’une conception différente de l’ordre social. Pour aider la société à reconnaître le droit commun fondé sur une véritable souveraineté du peuple, pour lui inspirer confiance dans la bonté des institutions républicaines, il fallait sans doute une certaine expérience des hommes et des choses, mais il fallait surtout un amour raisonné de ces institutions, une conviction profonde de leur parfaite harmonie avec l’esprit du siècle. Les fonctionnaires choisis par MM. Duchâtel et Guizot, eussent-ils voulu se donner pour tâche de faire comprendre à des populations peu éclairées le sens nouveau que le progrès des mœurs allait donner au mot de république, ils ne l’auraient pas pu. La pratique vénale des élections sous le règne de Louis-Philippe avait abaissé leur caractère. Leur servilité, à la fois constante et variable, selon les vicissitudes parlementaires, et qui avait contribué à introduire dans la langue politique le terme abject de ministérialisme, avait énervé en eux cette vigueur de volonté, cette confiance dans la sympathie des masses sans laquelle aucune action morale n’est imaginable.

M. Ledru-Rollin ne faisait donc qu’un acte de pure nécessité en envoyant dans les départements des commissaires chargés d’administrer provisoirement la chose publique et de remplacer les hommes trop notoirement solidaires de la politique du gouvernement déchu. La mauvaise foi et le cynisme de l’apostasie passés dans les mœurs de la société officielle ont pu seuls accuser d’intolérance révolutionnaire une mesure de prudence et de convenance commune à tous les gouvernements. Ce qu’on peut plus justement reprocher au ministre de l’intérieur, c’est de n’avoir pas porté dans son choix tout le discernement souhaitable. La faiblesse naturelle de son caractère et son tact politique trop peu exercé l’entraînèrent en des erreurs dont l’établissement de la République eut à souffrir. Il se laissa circonvenir par des influences subalternes. Il y eut dans l’ensemble de ses choix peu d’homogénéité, dans les instructions qu’il donna peu de précision. Toutefois les fautes des commissaires ne furent ni aussi graves ni aussi nombreuses qu’on l’aurait pu craindre dans une situation où la plus grande hâte et la plus parfaite prudence étaient à la fois commandées. Et l’on devra plutôt s’étonner des erreurs évitées que des erreurs commises, si l’on vient à considérer la multiplicité des charges et la rareté des hommes auxquels il convenait de les confier à ces premières heures décisives de la République.

Le parti républicain, après la mort d’Armand Carrel et de Godefroy Cavaignac, était assez riche en talents oratoires et littéraires, mais pauvre en capacités politiques. Au premier rang dans l’estime générale paraissaient quelques hommes de cœur dont le sentiment faisait toute la force. C’étaient de ces natures plus généreuses que réfléchies qui croient mener les sociétés par l’enthousiasme et comptent sur l’esprit de sacrifice, comme sur un état permanent de l’âme humaine, pour établir dans le monde le règne de la vertu. Ces patriotes sincères, dont Barbès était le type, ne connaissaient pas le pays auquel ils se dévouaient ni n’en étaient connus. Exaltés par la solitude des prisons et par l’acharnement d’un sort toujours contraire, ils vivaient dans le monde des rêves, familiers avec l’idéal immuable de la justice abstraite, ignorant les intérêts mobiles et les droits relatifs qui gouvernent les choses humaines.

Dans les rangs plus serrés qui formaient comme le centre de l’armée républicaine, on comptait en grand nombre des avocats, des journalistes, hommes d’improvisation et de critique, que leur profession mettait chaque jour dans la nécessité de parler ou d’écrire sur les affaires publiques en leur étant le loisir de les étudier et même l’occasion de les bien connaître. Pris ensemble, ces écrivains, qui s’étaient pour la plupart groupés autour du National ou de la Réforme et suivaient la fortune de M. Marrast ou celle de M. Ledru-Rollin, avaient apporté dans la guerre offensive un concours efficace ; mais, isolément, leurs talents inexpérimentés et leurs personnalités rivales allaient être d’une médiocre assistance pour l’organisation du pouvoir. Enfin, dans les derniers rangs du parti, se pressaient une foule de gens de mœurs basses, de caractère équivoque, tour à tour ouvriers de complots ou limiers de police, qui s’efforçaient de tirer de leur abjection même la popularité d’une heure et de détourner, par le fracas de leurs emportements démagogiques, les soupçons et les répugnances que faisait naître leur existence suspecte. La plupart s’étaient glissés dans les sociétés secrètes et y avaient contracté des intimités dont il était difficile de ne tenir aucun compte. C’est le malheur des partis qui conspirent, quand ils arrivent au pouvoir, d’avoir à récompenser des hommes et des actes qu’il faut désavouer au grand jour de l’opinion publique. Ce fut l’entrave, ce fut la fatalité de M. Ledru-Rollin de ne pas trouver immédiatement sous sa main des hommes de caractère, d’esprit, de mœurs véritablement démocratiques. Mais ceux-là ne se rencontraient pas dans la portion remuante du parti républicain. Ils se tenaient à l’écart, ils agissaient sans bruit ; il aurait fallu une volonté active pour les chercher, du temps pour les attendre. Or les minutes étaient comptées et le zèle du ministre se laissait facilement distraire. Assailli par des républicains pleins d’exigences qui, ne voyant dans la République qu’un coup de fortune favorable à leurs intérêts privés, évaluaient les persécutions subies, fixaient le taux des services rendus, sollicitaient au nom de leur pauvreté ou menaçaient au nom de leur influence sur les masses, le ministre de la République se voyait à leur égard dans une situation assez analogue à celle où s’étaient trouvés les ministres de la Restauration en présence des vieux émigrés. Une aristocratie d’un nouveau genre, mais aussi exclusive, aussi arrogante qu’aucune autre, s’imposait à lui. Les ultra-républicains de 1848, infatués à l’égal des ultra-royalistes de 1814, prétendaient, sous prétexte de puritanisme, éloigner des emplois et des places tout ce qui n’avait pas été éprouvé depuis 1830 dans les complots ou du moins dans les affiliations secrètes. M. Ledru-Rollin n’avait pas une volonté assez bien assise pour résister à de semblables violences. Nous l’avons vu déjà, le ministre de l’intérieur possédait un ensemble d’avantages très-propres à le signaler dans les rangs de la démocratie militante, mais, du moment qu’il fut porté au gouvernement, ces avantages devaient perdre beaucoup de leur valeur par l’absence d’une qualité qui relie et couronne en quelque sorte toutes les autres M. Ledru-Rollin manquait d’autorité. Ni sa vie privée qu’il n’avait pas su plier à une règle assez sévère, ni son patriotisme sincère mais emphatique, ni son caractère ouvert et généreux mais sans fixité, ni ses connaissances plus apparentes que solides, ni même sa droiture naturelle trop souvent altérée par le désir excessif de la popularité, ne le rendaient propre au commandement. Il avait conscience de cette incapacité et, pour échapper au malaise qu’elle lui causait, il mettait en œuvre un artifice familier aux caractères dont l’ardeur n’est ni soutenue ni tempérée par le jugement. Il outrait son langage, il enflait sa voix ; il affectait des allures despotiques. Craignant de ne pouvoir imposer le respect, il voulait imprimer la terreur. Ne se sentant pas assez fort pour conduire la révolution, il la voulait brusquer. Là gît tout le secret de ses contradictions et de ses inconséquences. Dès qu’il eut entrevu le succès de sa tactique, dès qu’il vit l’effroi s’emparer des imaginations et son nom prononcé avec tremblement, dès qu’il entendit ses flatteurs l’égaler à Danton, il se tint pour assuré d’un pouvoir sans bornes. Plus son langage excédait sa pensée et mentait à la bénignité de son caractère, plus ses paroles étaient en désaccord avec ses intentions, plus il se croyait profond politique. Il pensa naïvement que le meilleur moyen de prévenir les fureurs de 93, c’était d’en laisser gronder la menace. Il ne comprit pas que cet effet momentané, obtenu par des fanfaronnades, ne pouvait tromper que le vulgaire. Il s’entoura avec complaisance d’un appareil théâtral. Autour de lui on s’affubla de costumes excentriques ; on porta des chapeaux montagnards, des gilets à la Robespierre ; on se tutoya sans se connaître ; on affecta de choquer les bienséances par des rudesses triviales ; on mesura-au cynisme des formes l’énergie des vertus républicaines[1]. M. Ledru-Rollin encouragea d’abord ce tapage révolutionnaire sans y participer ; mais bientôt il arriva qu’en pensant étourdir le pays, il s’étourdit lui-même. Poussé par les plus extravagants démagogues, il s’imagina qu’il entraînait le peuple à sa suite. Parce qu’il avait autant de flatteurs qu’un roi, il eut les illusions de la royauté. Il se crut le chef de la démocratie, tandis qu’il n’était en réalité que le porte-voix du jacobinisme.

Lorsqu’il se rendit, le 25 dans la matinée, au ministère de l’intérieur, M. Ledru-Rollin le trouva occupé par M. Andryane, jadis prisonnier de l’Autriche dans les cachots du Spielberg. Délégué provisoirement dans les bureaux par M. Garnier-Pagès, M. Andryane s’était hâté d’user de son pouvoir en faveur d’un homme devenu tristement fameux sous le dernier règne. Il avait mis en liberté un ancien ministre des travaux publics condamné pour cause de concussion : M. Teste. Ce ne fut pas sans peine que M. Ledru-Rollin parvint à éconduire M. Andryane ainsi qu’une foule de serviteurs de la dynastie qui témoignaient déjà d’un zèle immodéré pour la République, en s’emparant des titres et des emplois vacants. Par malheur, en éliminant les parasites royalistes, M. Ledru-Rollin ne sut pas tenir à distance les parasites démocrates, et bientôt les bureaux du ministère, encombrés à toute heure du jour et de la nuit par les solliciteurs, présentèrent le spectacle du plus affligeant désordre. Cependant le ministre avait hâte de rétablir le service public ; il s’adjoignit, pour l’aider dans cette tâche difficile, M. Élias Regnault, ancien rédacteur du Courrier de la Sarthe, auteur de quelques travaux historiques estimés, dont il fit son chef de cabinet ; M. Jules Favre, avocat connu dans le parti démocratique depuis le procès d’avril, auquel il remit les fonctions de secrétaire général ; M. Carteret, journaliste zélé, qu’il mit à la tête de la direction de la sûreté générale ; puis il s’occupa de l’envoi des commissaires dans les départements.

Les premières nominations avaient été faites dans le conseil du gouvernement provisoire. M. Ledru-Rollin n’eut qu’à signer des pouvoirs dont le caractère n’avait pas été et ne pouvait pas être bien défini. Il se borna, en remettant ces pouvoirs aux nouveaux fonctionnaires, à les accompagner de quelques explications verbales, promettant d’envoyer sous peu de jours ses instructions écrites, officielles ou secrètes.

Suivre l’exemple du gouvernement provisoire, éviter comme à Paris l’effusion du sang, veiller sur les partis royalistes sans toutefois porter atteinte ni aux propriétés ni aux libertés des personnes, en un mot faire connaître, comprendre, aimer la République, tel était le résumé des instructions données verbalement aux commissaires. Nous verrons bientôt comment elles furent comprises et interprétées par les partis.

Pendant que M. Ledru-Rollin essayait de saisir les rênes de la révolution à l’intérieur, M. de Lamartine, en s’installant au ministère des affaires étrangères, préparait les instructions qu’il allait donner aux agents diplomatiques et fixait dans son esprit l’attitude qu’il convenait à la République de prendre vis-à-vis des puissances européennes.

Comme tous les autres édifices, le ministère des affaires étrangères avait été envahi par les combattants ; mais, malgré la haine personnelle que le peuple de Paris portait à M. Guizot, malgré l’irritation produite par la catastrophe de la veille, tout y avait été respecté. Ces simples mots tracés à la craie, le 24 février, sur la porte d’entrée : Ambulance, respect aux blessés, et les efforts individuels de quelques ouvriers avaient suffi pour retenir une bande furieuse qui menaçait de mettre le feu. Quand la garde nationale arriva, le 25, sur un ordre du maire du premier arrondissement, au nom du salut public, elle trouva partout l’ordre et la discipline. A tous les étages, les ouvriers avaient d’eux-mêmes établi des postes de sûreté. Aux portes des archives, à l’entrée même du cabinet particulier de M. Guizot, des factionnaires en blouse gardaient religieusement les secrets d’un gouvernement et d’un homme détestés. La garde nationale se mêla aux bandes populaires. On bivouaquait ensemble dans les cours, dans les antichambres, sur les escaliers, en s’entretenant des événements accomplis, avec une simplicité cordiale. Sur ces entrefaites, M. Bastide, envoyé par le gouvernement provisoire, vint se faire reconnaître en qualité de sous-secrétaire d’État au ministère. Il était suivi de M. Hetzel, nommé chef du cabinet de M. de Lamartine, et de M. Payer qui devait remplir auprès du ministre les fonctions de secrétaire. La principale occupation de ces nouveaux fonctionnaires, pendant vingt-quatre heures, fut de signer des passeports pour les peureux, parisiens ou étrangers, qui, selon l’opinion qu’on s’était faite du peuple dans les classes riches, croyaient devoir fuir une ville aux mains des barbares. M. de Lamartine ne vint que le 26 dans la soirée. Il était épuisé de fatigue ; mais son visage exprimait la confiance. Une certaine solennité tranquille, qui paraissait dans toute sa personne, contrastait avec le trouble et l’agitation de ceux qui l’abordaient. En tendant la main à M. Bastide : Soyez content, lui dit-il, soyez heureux. Vous pouvez considérer la République comme fondée en France. Mais M. de Lamartine ne put se défendre d’une impression de tristesse lorsqu’on lui ouvrit la chambre et le cabinet de M. Guizot ; il semblait que quelqu’un venait d’en sortir à peine et pour y rentrer aussitôt. Les meubles en désordre n’avaient point été remis en place depuis le 22. On voyait çà et là les vêtements que le ministre de Louis-Philippe avait quittés précipitamment pour se rendre aux Tuileries. Dans les tiroirs ouverts, sur les tables et les bureaux, étaient épars de l’or, des médailles, des objets précieux, des décorations, des lettres intimes. Par un singulier hasard, l’œil de M. de Lamartine tomba sur une note tracée en marge de son dernier discours à la Chambre des députés et ainsi conçue : Répondre à M. de Lamartine. Décidément M. de Lamartine et moi nous ne nous entendrons jamais. La Providence n’avait pas attendu longtemps pour mettre en action, de la manière la plus saisissante, cette réflexion si simple écrite dans un dégagement d’esprit si parfait. Une amie du ministre déchu était présente à l’inspection décente et attristée de ses papiers publics ou privés. M. de Lamartine lui remit, ou plutôt lui laissa prendre tout ce qui pouvait être, pour la famille de M. Guizot, d’une valeur ou d’un intérêt quelconque. Par un sentiment délicat des convenances, M. de Lamartine ne voulut point habiter l’appartement particulier de M. Guizot et fit placer à la hâte quelques matelas dans les appartements de réception pour y passer la nuit, donnant ainsi l’exemple trop rare du respect qu’en des âmes élevées le succès doit à la défaite, le sort propice à la mauvaise fortune.

Après ces premiers soins intimes, le nouveau ministre rédigea et fit partir sur-le-champ une circulaire fort courte, par laquelle il enjoignait aux agents diplomatiques de notifier aux différentes cours auprès desquelles ils étaient accrédités l’avènement de la République : La forme républicaine du gouvernement, disait M. de Lamartine dans cette circulaire, n’a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l’indépendance des nations et la paix du monde. Ce sera un bonheur pour moi, monsieur, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque et à rappeler à l’Europe que le principe de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France. Puis, rassemblant ses idées sur le rôle que la France allait avoir à jouer en Europe, M. de Lamartine composa plus à loisir, pour la soumettre au gouvernement provisoire, une seconde circulaire ou programme diplomatique auquel on donna le nom de Manifeste et qui porta bientôt à tous les souverains les assurances de bon vouloir et le salut pacifique de la République nouvelle.

Avant d’examiner ce document tant admiré d’abord, puis si violemment attaqué, avant de juger si la pensée de M. de Lamartine était, au moment où il l’exprimait, politique ou impolitique, il est nécessaire de jeter un coup d’œil sur l’état général de l’Europe, dans ses rapports avec la Révolution française et de préciser quelle était la situation de la France telle que l’avait faite le règne de Louis-Philippe.

Bien que cette situation fût, depuis 1830, un isolement observé avec défiance par les royautés légitimes, bien que la seule alliance formée par Louis-Philippe fût une alliance de famille, rompue de fait par la révolution de Février, bien que la proclamation de la République dût irriter et inquiéter au dernier point les maisons royales, cependant il n’y avait à redouter de leur part aucune coalition, aucune tentative pour rétablir sur le trône de France l’une ou l’autre branche de la maison de Bourbon. Des esprits peu judicieux pouvaient seuls concevoir cette crainte en rapprochant des dates aussi différentes que 1792 et 1848.

En 1792, l’esprit monarchique et théocratique régnait encore dans toute sa vigueur sur les États du continent. Les souverains croyaient d’une foi sincère à leur droit. Unis par des alliances intimes et par une diplomatie dont les fils secrets échappaient à l’œil le plus pénétrant, ils formaient tous ensemble comme une famille sacrée que les rivalités d’ambitions territoriales venaient bien troubler temporairement, mais sans altérer dans son principe ce sentiment de race qui en rendait les membres solidaires. Les peuples, au contraire, s’ignorant l’un l’autre, sans communication, sans échange de pensées, demeuraient livrés isolément au bon plaisir des rois. La démocratie n’avait pas conscience d’elle-même ; elle ne s’était pas encore nommée par son nom. Elle ne se connaissait ni droit ni Dieu. La Providence était encore avec les princes. lis gouvernaient en son nom, par son ordre, avec son appui rendu sensible dans les prières du sacerdoce et dans les serments chevaleresques de la noblesse.

Mais depuis un demi-siècle combien l’état de l’Europe avait changé ! Les armées royales battues par nos volontaires républicains ; une archiduchesse d’Autriche menée dans un triomphe insolent de Vienne à Paris, jusqu’au lit du grand parvenu de la Révolution française et, même après la défaite, nos soldats, vaincus sur le sol étranger, y laissant après eux je ne sais quel ferment de liberté qui troublait la victoire ; les esprits gagnés à mesure que les batailles étaient perdues ; Paris occupé, humiliant ses vainqueurs par le spectacle de sa grandeur morale ; les routes, les canaux, les voies de fer enrichissant les peuples à mesure que les finances royales s’épuisaient par la permanence des armées, et portant bientôt jusqu’au cœur des nations les plus lointaines ; avec les produits de l’industrie, les agitations de la pensée du siècle ; un doute salutaire, précurseur de la foi nouvelle, inquiétant les consciences ; la science interrogeant la révélation ; la philosophie refaisant l’histoire ; la Germanie des Niebelungen devenue l’Allemagne de Faust ; enfin l’émigration polonaise, plus funeste au despotisme que l’émigration française ne s’était montrée jadis hostile à la liberté, propageant partout sur son passage la fièvre de l’indépendance tel était l’ensemble des faits, des idées, des progrès accomplis au sein de la société européenne. Et cette révolution morale mettait les monarques, abandonnés de l’opinion, dans l’incapacité d’entreprendre quoi que ce fût contre la France et sa révolution politique.

Que si de ces généralités de l’état social nous passons à l’état particulier, national ou territorial des puissances européennes ; si nous nous plaçons au point de vue diplomatique de ce qu’on a nommé l’équilibre européen, l’impossibilité d’attaquer la République devient encore plus manifeste.

Les traités de 1815 ont réduit la France à des limites trop resserrées pour que les rivalités les plus ombrageuses puissent sans folie rêver de les resserrer encore, tandis qu’aux premières hostilités l’occasion des conquêtes s’offrirait de tous côtés à notre ambition. Les deux grandes puissances allemandes poursuivent, d’ailleurs, chez elles, depuis la fin de la guerre continentale, un but qui les absorbe tout entières en les faisant ennemies. La prépondérance prussienne ou la domination autrichienne en Allemagne, c’est là entre elles l’objet d’une lutte opiniâtre et les embarras intérieurs les plus graves compliquent encore les difficultés de leur situation respective.

L’empire d’Autriche, sur le point d’être démembré après la mort de Charles VI, n’est parvenu depuis lors à retarder l’explosion des haines qu’il inspire à ses sujets de races étrangères, qu’en fomentant les rivalités nationales d’État à État, les animosités de classe à classe dans chaque État séparé. Tour à tour centralisateur et décentralisateur, éteignant ou attisant le sentiment patriotique, excitant les passions subversives ou étouffant l’esprit de liberté, captant la noblesse ou provoquant les jacqueries, flattant tous les vices aussi bien du peuple que des grands, se jouant de la foi jurée et violant sans pudeur les droits les plus manifestes, le gouvernement autrichien s’est usé lui-même dans ce travail désorganisateur. En ces années dernières la décadence avait été rapide. Sous la conduite d’un vieux ministre sans passions et sans principes, le gouvernement impérial voyait ses finances délabrées, son crédit ruiné, son autorité affaiblie. Pressentant l’appui dont il aurait besoin pour écraser des peuples qu’il n’avait pas su gouverner, inquiet de voir le goût des libertés constitutionnelles pénétrer jusque dans l’armée, il se tournait vers son éternelle ennemie historique, vers une rivale astucieuse qui épiait avec joie les progrès de son mal : il recherchait l’alliance de la Russie et livrait ainsi le secret de son impuissance.

Bien que la Prusse semble, à ne considérer que ses finances et son administration, dans un état assez prospère pour expliquer jusqu’à un certain point l’esprit d’ambition qui l’agite, cependant, en 1848, elle n’était pas plus que l’Autriche en état de rien entreprendre contre la République française. Sans parler des obstacles que présente à l’action militaire de son gouvernement un territoire très-étendu, sans limites naturelles, un royaume de formation récente et factice, où se touchent sans se confondre des populations d’origine slave, saxonne, française et que la fermentation dissolvante d’un protestantisme industriel et d’un panthéisme communiste travaille jusque dans leurs profondeurs, il s’en rencontrait d’insurmontables dans le caractère du roi Frédéric-Guillaume IV et dans la position personnelle qu’il s’était faite. Ce prince versatile et sans franchise avait essayé à son avènement, par inquiétude d’esprit et par frivolité de cœur, ce que Pie IX avait sincèrement voulu par humanité évangélique. Il avait fait passer devant les yeux de son peuple jusqu’à l’en éblouir mille images de liberté, mille chimères d’ambitions nationales. Tout en se croyant profondément religieux, sous les dehors d’une sollicitude paternelle, il avait abusé de la manière la plus détestable de cette piété pour le souverain si naturelle aux peuples germaniques. Toutes ses promesses, il les avait successivement éludées ou violées ; tout son libéralisme littéraire, il l’avait fait tourner au profit d’un absolutisme politique d’autant plus odieux qu’il n’avait pas le courage de se nommer par son nom. En six années, ce prince ingrat, gâté par son peuple et par la fortune, était parvenu à user jusqu’aux derniers restes d’une étonnante popularité. Toutes les classes, toutes les opinions, tour à tour flattées et jouées, s’étaient également retirées de lui. Le mécontentement général éclatait et déjà, comme son rival l’empereur d’Autriche ; le roi Frédéric-Guillaume, se voyant menacé au cœur même de ses États, prêtait l’oreille aux suggestions de la Russie. Le tzar Nicolas s’insinuait dans les conseils du cabinet de Berlin avec plus de facilité encore qu’il n’en avait trouvé à pénétrer les secrets du cabinet de Vienne. Le peuple prussien s’en indignait ; par haine de la Russie, il exagérait l’expression de ses sympathies pour la France. De là l’impossibilité radicale pour le roi Frédéric-Guillaume de faire la guerre. Une guerre d’ambition contre l’Autriche, dans laquelle il eût été soutenu par l’esprit national, lui était interdite par sa menaçante alliée la Russie ; une guerre de coalition avec la Russie et l’Autriche contre la France eût été le signal d’une révolution intérieure plus terrible peut-être que ne l’avait été la première révolution française.

La pensée d’une guerre continentale ne pouvait être sérieusement conçue que par l’empereur Nicolas. Seul entre les monarques européens, ce prince représentait encore dans son empire l’orthodoxie religieuse et politique d’une souveraineté absolue. Le passé et l’avenir de la nation russe se personnifiaient en lui. Malgré son origine allemande qu’il avait su faire oublier, il personnifiait aux yeux des multitudes l’idéal de la Russie. Dans la noblesse de son visage, dans la fierté de son port, la nation se plaisait à reconnaître et à saluer son propre génie. Depuis son avènement au trône, l’empereur Nicolas s’était proposé de reprendre la politique tracée à la Russie par le testament de Pierre le Grand. Cette politique d’inspiration orientale, militaire et religieuse, que le libéralisme cosmopolite d’Alexandre avait un moment troublée, visait à la destruction de l’empire Ottoman, à l’anéantissement de la Pologne, au refoulement de la Suède, à la conquête de la Galicie et, par suite, à la subalternité des États de l’Allemagne[2]. Nos hommes d’État du dix-huitième siècle avaient pressenti le danger pour la France de laisser s’avancer vers l’Occident cet ennemi lointain encore, mais rapide, envahisseur à la façon des peuples barbares. Une constante sollicitude pour la Turquie, en même temps que pour la Hongrie et la Pologne, considérées comme les deux boulevards du monde occidental, n’avait cessé d’animer le cabinet de Versailles depuis Louis XIV jusqu’à Choiseul. L’empereur Napoléon, en invitant la Hongrie à reprendre son indépendance[3] et plus tard en s’alliant à l’Autriche, suivait une pensée analogue. Mais les dispositions favorables de la Restauration et les embarras du règne de Louis-Philippe avaient laissé le champ libre aux ambitions du tzar. Il avait pu suivre, sans presque les dissimuler, ses plans d’agrandissement. Il avait achevé, sous les yeux d’une papauté complaisante, par violence et par ruse, par l’exil en Sibérie, par la confiscation, par la substitution frauduleuse du rite grec au rite catholique, par l’éducation despotique de la jeunesse, la ruine de la Pologne. Il se jouait à son gré, sous prétexte de protectorat, des provinces danubiennes. Il éveillait dans les populations slaves de la Bohême, de la Moravie, de la Hongrie, un esprit d’orgueil traditionnel, hostile à la Pologne catholique et à la Hongrie magyare, et qui pouvait, au premier jour, favoriser, en les détachant de l’Autriche germanique, la création d’un vaste empire néo-byzantin auquel il aurait dicté des lois. Vénéré d’un peuple dont les instincts sont nobles, le caractère fidèle, patient, courageux, prompt au sacrifice maître à la fois des deux plus grandes forces organisées de toute civilisation, le sacerdoce et l’armée, l’empereur Nicolas regardait de loin ce qu’il considérait comme la dissolution de la vieille société occidentale, catholique et protestante, absolutiste et constitutionnelle ; mais il avait trop de sagacité pour ne pas comprendre que tout lui commandait envers la France républicaine une politique d’abstention et d’expectative. Il n’ignorait pas que l’empire russe, auquel il rêvait un si grand avenir, portait aussi dans ses flancs des germes révolutionnaires. L’état régulier de ses finances et la force numérique de son armée le trompaient moins que personne. Il savait que, si le numéraire abondait dans les caisses de l’État, le crédit manquait à son gouvernement. Il connaissait la mauvaise administration de ses armées et leur infériorité dans les armes savantes. L’organisation de la propriété et de la commune dans ses États pouvait donner lieu, il n’en était que trop averti, à des secousses intérieures, à des jacqueries épouvantables[4]. Les dispositions d’une partie de la noblesse à son égard n’étaient pas de nature non plus à lui enlever tout souci ; il ne pouvait pas oublier la révolte prétorienne de 1825. D’ailleurs, en examinant les choses de sang-froid, n’avait-il pas tout lieu de se féliciter de la proclamation de la République en France ? Elle donnait raison à son mépris pour ce qu’il avait toujours appelé la mystification des monarchies représentatives[5] ; et elle réalisait ses prophéties, en montrant à la Prusse, à la Belgique, à la Hollande, au Danemark, à la Suède, aux États secondaires de l’Allemagne, le peu de vertu des chartes constitutionnelles ; elle frappait d’une terreur salutaire les rois abusés quelque temps par la fiction parlementaire et les jetait tout tremblants dans les bras de la Russie. Si la démagogie enfin débordait et menaçait l’Allemagne, l’occasion épiée depuis tant d’années s’offrait ; la Providence ferait le reste.

La République de 1848 pouvait donc se considérer comme parfaitement assurée contre les coalitions de Pillnitz et les manifestes de Brunswick. Non-seulement les États du continent n’avaient pas d’intérêt à commencer les hostilités, mais encore l’Angleterre, sans le secours de laquelle ils n’auraient pu entretenir leurs armées, avait un intérêt directement contraire. Depuis longtemps son animosité contre la France n’avait plus de motifs graves. L’empire des mers ne lui était plus disputé par cette vieille rivale. Ce n’étaient plus les Labourdonnays, les Dupleix, qui se jetaient à la traverse de ses ambitions elle voyait s’avancer par Constantinople, par le Caucase et la Perse, une autre ennemie. Une Rome orientale se dressait contre la Carthage du Nord, s’avançait en silence et se préparait à lui disputer la domination des Indes. Là savante politique de l’Angleterre n’avait garde, en de pareilles occurrences, d’écouter les instincts de la haine nationale contre la France. Sous la conduite de lord Palmerston, aussi bien que sous celle de Pitt, elle voulait maintenir l’équilibre européen afin de réaliser ses plans de monopole commercial. Intéressée à nous voir engagés dans des révolutions intérieures nuisibles au rétablissement de notre marine et au développement de notre industrie, elle était lasse de soudoyer contre nous des coalitions inutiles. Ses hommes d’État poursuivaient d’autres desseins. Ils s’appliquaient depuis bien des années à favoriser l’émancipation des peuples pour créer à l’industrie et au commerce anglais de nouvelles relations d’échange et s’efforçaient de prévenir par tous les moyens possibles l’agrandissement de la Russie.

De tout ce qui précède, il ressort que la République française ne pouvait raisonnablement redouter aucune hostilité de la part des puissances étrangères et que personne ne songerait à l’inquiéter dans ses affaires intérieures. S’ensuivait-il qu’elle dût profiter de ces circonstances pour prendre l’offensive et, déclarant les traités de 1815 rompus par le seul fait de son avènement, ranimer dans la population l’esprit de conquête, franchir la frontière, tenter de s’emparer à main armée de la rive gauche du Rhin, de la Belgique et de la Savoie ? Je ne crois pas que personne en France eût, au mois de février 1848, une aussi téméraire ambition. Cette politique napoléonienne aurait été en opposition complète avec les tendances prononcées du pays. Si une minorité imperceptible d’ultra-républicains en parlait bien haut, c’était par habitude révolutionnaire encore plus que par conviction sérieuse. L’influence du règne de Louis-Philippe avait considérablement modifié sur ce point, plus que sur tout autre, le caractère national. L’activité française s’était tournée vers l’industrie. Les inclinations de la bourgeoisie n’étaient que trop naturellement portées à la paix. Pour intéresser le prolétariat, devenu indifférent aux questions de politique pure, à la guerre de conquête, il eût fallu donner à cette guerre un caractère de propagande sociale, c’est-à-dire déclarer qu’on marchait à la délivrance du prolétariat dans toute l’Europe. La pensée d’une telle entreprise ne pouvait venir ni au gouvernement ni à aucun parti. Pour conduire une guerre d’agression purement politique, tout manquait à la fois, soldats, argent, crédit. On verra tout à l’heure combien était faible l’effectif de notre armée et quelles finances nous léguait le gouvernement de Louis-Philippe. On eût été contraint de recourir aux ressources extrêmes sans aucun des grands moyens d’action de la première révolution. Dans la nécessité d’abolir immédiatement des impôts très-productifs mais très-impopulaires, la République n’avait plus, comme en 1793, trois milliards de biens à saisir ; l’adoucissement des mœurs et la solidarité des classes, favorisés par trente ans de régime constitutionnel, présentaient, d’ailleurs, un obstacle latent, mais presque insurmontable, au système de la violence politique.

Et quelle résistance, non-seulement des gouvernements, mais des peuples, n’eût pas soulevée partout une provocation de la France. À l’instant même l’Angleterre, disposée à la neutralité, nous devenait hostile ; l’esprit national se réveillait en Allemagne ; la démocratie allemande elle-même entonnait sa chanson du Rhin. Le Piémont et la Belgique, en admettant qu’ils se fussent prononcés pour nous, n’auraient été que des alliés défiants et tièdes. Bientôt, à l’intérieur, les mesures révolutionnaires, commandées par une aussi vaste entreprise, eussent ranimé les partis royalistes et conservateurs. Un déchirement profond nous livrait encore une fois peut-être à l’invasion étrangère. M. de Lamartine, qui avait, pendant toute sa carrière politique, combattu l’esprit napoléonien d’un parti peu intelligent, selon lui, des intérêts nouveaux de la France, fût entré, d’ailleurs, en contradiction avec tout son passé, s’il n’avait pas tenté d’établir la République sur les bases de la paix. Le langage de sa circulaire aux agents diplomatiques fut l’expression de sa pensée constante aussi bien que des tendances générales de l’opinion et des intérêts du pays.

La Révolution française, y disait-il, vient d’entrer dans sa période définitive. La France est République ; la République française n’a pas besoin d’être reconnue pour exister elle est de droit naturel, elle est de droit national. Elle est la volonté d’un grand peuple qui ne demande son titre qu’à lui-même. Cependant la République française, désirant entrer dans la famille des gouvernements institués comme une puissance régulière et non comme un phénomène perturbateur de l’ordre européen, il est convenable que vous fassiez promptement connaître au gouvernement près duquel vous êtes accrédité les principes et les tendances qui dirigeront désormais la politique extérieure du gouvernement français.

La proclamation de la République française n’est un acte d’agression contre aucune forme de gouvernement dans le monde. Les formes de gouvernement ont des diversités aussi légitimes que les diversités de caractère, de situation géographique et de développement intellectuel, moral et matériel chez les peuples. Les nations ont, comme les individus, des âges différents. Les principes qui les représentent ont des phases successives. Les gouvernements monarchiques, aristocratiques, constitutionnels, républicains, sont l’expression de ces différents degrés de maturité du génie des peuples. Ils demandent plus de liberté à mesure qu’ils se sentent capables d’en supporter davantage ; ils demandent plus d’égalité et de démocratie à mesure qu’ils sont inspirés par plus de justice et d’amour pour le peuple. Question de temps. Un peuple se perd en devançant l’heure de cette maturité, comme il se déshonore en la laissant échapper. La monarchie et la république ne sont pascaux yeux des véritables hommes d’État, des principes absolus qui se combattent à mort ; ce sont des faits qui se contrastent et qui peuvent vivre face à face, en se comprenant et en se respectant.

La guerre n’est donc pas le principe de la République française, comme elle en devint la fatale et glorieuse nécessité en 1792. Entre 1792 et 1848, il y a un demi-siècle. Revenir, après un demi-siècle, au principe de 1792 ou au principe de l’Empire, ce ne serait pas avancer, ce serait reculer dans le temps. La révolution d’hier est un pas en avant, non en arrière. Le monde et nous, nous voulons marcher à la fraternité et à la paix.

Les traités de 1815, disait encore le manifeste, n’existent plus en droit aux yeux de la République française ; toutefois les circonscriptions territoriales de ces traités sont un fait qu’elle admet comme base et comme point de départ dans ses rapports avec les autres nations.

Mais si les traités de 1815 n’existent plus que comme fait à modifier d’un accord commun et si la République déclare hautement qu’elle a pour droit et pour mission d’arriver régulièrement et pacifiquement à ces modifications, le bon sens, la modération, la conscience, la prudence de la République existent et sont pour l’Europe une meilleure et plus honorable garantie que les lettres de ces traités si souvent violés ou modifiés par elle.

Attachez-vous, monsieur, à faire comprendre et admettre de bonne foi cette émancipation de la République des traités de 1815 et à montrer que cette franchise n’a rien d’inconciliable avec le repos de l’Europe.

Ainsi, nous le disons hautement, si l’heure de la reconstruction de quelques nationalités opprimées en Europe, ou ailleurs, nous paraissait avoir sonné dans les décrets de la Providence ; si la Suisse, notre fidèle alliée depuis François ier, était contrainte et menacée dans le mouvement de croissance qu’elle opère chez elle pour prêter une force de plus au faisceau des gouvernements démocratiques ; si les États indépendants de l’Italie étaient envahis ; si l’on imposait des limites ou des obstacles à leurs transformations intérieures ; si on leur contestait à main armée le droit de · s’allier entre eux pour consolider une patrie italienne, la République française se croirait en droit d’armer elle-même pour protéger ces mouvements légitimes de croissance et de nationalité des peuples.

La République, vous le voyez, a traversé du premier pas l’ère des proscriptions et des dictatures. Elle est décidée à ne jamais violer la liberté au dedans ; elle est décidée également à ne jamais violer son principe démocratique au dehors. Elle ne laissera mettre la main de personne entre le rayonnement pacifique de sa liberté et le regard des peuples. Elle se proclame l’alliée intellectuelle et cordiale de tous les droits, de tous les progrès, de tous les développements légitimes d’institution des nations qui veulent vivre du même principe que le sien. Elle ne fera point de propagande sourde ou incendiaire chez ses voisins. Elle sait qu’il n’y a de libertés durables que celles qui naissent d’elles-mêmes sur leur propre sol. Mais elle exercera, par la lueur de ses idées, par le spectacle d’ordre et de paix qu’elle espère donner au monde, le seul et honnête prosélytisme, le prosélytisme de l’estime et de la sympathie. Ce n’est point là la guerre, c’est la nature. Ce n’est point là l’agitation de l’Europe, c’est la vie. Ce n’est point là incendier le monde, c’est briller de sa place sur l’horizon des peuples pour les devancer et les guider à la fois.

 

Le 6 mars, M. de Lamartine soumit son manifeste à la délibération du conseil. L’approbation qu’il reçut, quant au fond, fut unanime. Seulement, M. Louis Blanc, tout en applaudissant à la pensée de fraternité entre les peuples qui donnait à ce manifeste un caractère nouveau et de tous points conforme aux idées socialistes, insista pour que l’on déclarât formellement les traités de Vienne rompus. M. de Lamartine céda en partie et l’on fit par transaction la phrase équivoque sur le droit et le fait que je viens de rapporter.

L’équivoque était, malheureusement, moins encore dans le langage du manifeste que dans la situation du gouvernement, car, s’il était parfaitement en droit de déclarer les traités de Vienne rompus, en rappelant l’occupation de Cracovie ; il n’était pas en mesure de donner suite à cette déclaration. Le jour où il se trouva prêt, où l’occasion s’offrit de prendre l’offensive, M. de Lamartine, qui n’eût pas hésité à se prononcer pour l’intervention en Italie, n’était plus ministre. Ses successeurs traduisirent à leur gré, selon leurs vues personnelles, le sens de son manifeste. On le rendit plus tard injustement responsable de fautes et de crimes politiques qu’il n’eût jamais commis, qu’il n’était pas en son pouvoir d’empêcher, contre lesquels il protesta à la face de l’Europe[6].

Il ne faut pas l’oublier, d’ailleurs, si le manifeste, par son ton pacifique, donna trop de satisfaction au tzar Nicolas, à l’empereur d’Autriche et au roi Frédéric-Guillaume, il n’en fut pas moins applaudi par la démocratie européenne. L’Italie et la Pologne démocratiques, Mazzini et Mieroslawski, conjuraient la France de s’abstenir de toute hostilité[7]. Chez nous le prolétariat voulait la paix tout autant que la bourgeoisie. Je lis dans un manifeste des ouvriers de Lyon, remarquable à plus d’un égard, l’expression d’une admiration très-vive pour le langage franc, noble et digne que parlait à l’étranger le ministre des affaires étrangères. L’approbation fut universelle. La popularité de M. de Lamartine en reçut un éclat nouveau, parce qu’il avait touché avec justesse, en écartant quelques opinions de parti, le sentiment intime de la France.

Avant que l’impression produite sur les cours par la publication du manifeste pût être connue à Paris, les représentants des puissances monarchiques s’étaient tenus, vis-à-vis du gouvernement provisoire, dans une réserve polie. Tous, en envoyant à M. de Lamartine un simple accusé de réception de sa première circulaire, qui choquait cependant tous les usages en parlant des peuples et de leur mutuelle dignité et non des cours et des souverains, déclarèrent qu’ils ne quitteraient point leur poste. Le nonce du pape joignit à cette déclaration des témoignages de vive satisfaction, promettant d’informer le Saint-Père du respect que le peuple avait témoigné pour la religion et pour ses ministres. Le comte d’Arnim, ministre de Prusse, le marquis de Brignole, ministre de Sardaigne, le prince de Ligne, ministre de Belgique, le comte d’Appony, ambassadeur d’Autriche et même M. de Kisseleff, chargé d’affaires de Russie, eurent des entretiens particuliers avec M. de Lamartine. Bientôt lord Normanby fut autorisé par lord Palmerston à entamer des négociations propres à consolider l’alliance entre les deux États. D’accord en cela avec le principe de l’école whig, qui, depuis 1688, reconnaît que tout gouvernement né du peuple est légitime, espérant obtenir, en échange de cette prompte reconnaissance, que le gouvernement français respecterait l’indépendance de la Belgique et ne favoriserait ni directement ni indirectement l’Irlande et le chartisme, lord John Russell déclarait à la Chambre des communes, dans la séance du 28 février, que le gouvernement britannique n’entendait pas intervenir, de quelque manière que ce fût, dans l’établissement que les Français pourraient faire de leur propre gouvernement. Lord Palmerston donnait au gouvernement provisoire des explications sur l’hospitalité offerte aux princes déchus. Cette hospitalité, disait-il dans une dépêche communiquée, le 10 mars, par lord Normanby à M. de Lamartine, n’est pas une marque de sympathie politique de nature à inquiéter la France. Il n’y a dans cet asile et dans ces égards accordés à de grandes infortunes d’autre signification que celle de l’hospitalité même. Enfin, lord Wellington répondait à une avance indirecte de M. de Lamartine, dans une lettre pleine de courtoisie pour lui et qui devait lui être communiquée.

Les représentants de la Suisse, de la République argentine et de l’Uruguay avaient reconnu immédiatement la République. M. Richard Rush, envoyé des États-Unis, prit l’initiative d’une visite officielle au gouvernement provisoire et reçut bientôt l’approbation du président des États-Unis, M. Polk, qui s’exprima en ces termes sur la révolution, dans son Message :

Le monde a rarement vu un spectacle plus intéressant et plus sublime que le dessein paisible du peuple français, décidé à se donner une liberté plus grande et à prouver, dans la majesté de sa force, la grande vérité que, dans ce siècle éclairé, l’homme est en état de se gouverner lui-même…

 

Quand il fallut nommer des agents diplomatiques, l’embarras de M. de Lamartine ne fut pas moindre que ne l’avait été celui de M. Ledru-Rollin dans le choix des commissaires. Si la pratique du journalisme et du barreau n’était pas propre à former de bons administrateurs, elle préparait encore moins aux fonctions diplomatiques qui demandent, avec de grandes connaissances historiques et géographiques, le don de l’observation, la maturité et l’exactitude de l’esprit, la politesse des formes. Depuis longtemps, d’ailleurs, la diplomatie française était sensiblement déchue de sa supériorité passée. Les nobles traditions et les fières allures qu’elle avait conservées, à travers bien des vicissitudes, depuis le règne de Louis XIV avaient fait place, sous la triste inspiration du règne de Louis-Philippe, à un étroit et méticuleux esprit d’intrigue sans suite et sans fierté. Non-seulement la prépondérance de la France dans les affaires européennes était perdue, mais encore la dignité de son attitude semblait irréparablement compromise. À l’exception d’un très-petit nombre d’agents distingués, le corps diplomatique français, recruté dans les rangs de la noblesse impériale et de la bourgeoisie industrielle, n’avait montré que des talents médiocres. De tous les fonctionnaires de la monarchie, les envoyés diplomatiques étaient peut-être ceux auxquels il convenait le moins de confier les desseins de la République.

M. de Lamartine commença par rappeler tous les ambassadeurs et presque tous les ministres plénipotentiaires qui résidaient auprès des puissances étrangères. Il supprima, sauf pour des occasions extraordinaires, le titre d’ambassadeur et se borna, dans ce premier moment, à envoyer dans les cours européennes, avec des instructions confidentielles, quelques agents sans caractère officiel, qu’il chargea d’observer les dispositions des souverains et l’esprit des peuples. Les premiers choix de M. de Lamartine tombèrent sur une personne de son intimité, dont les opinions étaient plus royalistes que républicaines, et sur des républicains de la rédaction du National qui lui furent en quelque sorte imposés par son nouvel entourage. Ceux-ci, abandonnant subitement la politique qu’ils soutenaient depuis quinze années dans la presse, flattèrent le penchant de M. de Lamartine pour l’alliance anglaise qui fut ouvertement recherchée ; ils ne combattirent point cette antipathie personnelle pour l’émigration polonaise qui lui fit très-impolitiquement négliger les intérêts de la Pologne ; ils n’éclairèrent point l’illusion qui l’inclinait à faire des avances au roi Frédéric-Guillaume. Enfin, la nouvelle diplomatie, au lieu de donner au manifeste l’accent et l’interprétation qui convenaient à la dignité de la France, montra bientôt le même désir de paix et le même empressement dans la recherche des alliances royales que l’opposition républicaine avait constamment reprochées au roi Louis-Philippe avec une sévérité implacable.

 

 

 



[1] Une des puérilités de cette vieille école révolutionnaire, ce fut de reprendre avec une affectation outrée l’appellation de citoyen et la formule salut et fraternité. J.-J. Rousseau, dont l’enthousiasme n’aveuglait pas le bon sens, avait expliqué et condamné cette manie : Les seuls Français, dit-il dans le Contrat social, prennent tous familièrement ce nom de citoyen, parce qu’ils n’en ont n’en ont aucune véritable idée.

[2] Dans les vingt-trois ans qui se sont écoulés de 1792 à 1815, disait, au mois de mars 1848, la Gazette d’Augsbourg, la Russie nous a fait plus de mal lorsqu’elle était notre principale alliée contre la France, que lorsqu’elle était l’alliée de la France contre nous. Dans les trente-trois ans qui se sont écoulés de 1815 à 1848, ce que la Russie a fait contre la liberté et la puissance de l’Allemagne, il n’est pas un enfant en Allemagne qui ne le sache dire. Les dangers dont la Russie nous menace ne dépendent pas du caractère de tel ou tel empereur, ils tiennent au caractère de la Russie, à sa politique séculaire, à sa destinée.

[3] Hongrois, disait l’empereur, dans un manifeste adressé aux Hongrois après qu’il fut entré à Vienne et daté de Schönbrunn, 15 mai 1809, le moment est venu de recouvrer votre indépendance. Je vous offre la paix, l’intégrité de votre territoire, de votre liberté et de vos constitutions, soit telles qu’elles ont existé, soit modifiées par vous-mêmes si vous jugez que l’esprit du temps et l’intérêt de vos concitoyens l’exigent. Je ne veux rien de vous, je ne désire que vous voir nation libre et indépendante. Votre union avec l’Autriche a fait votre malheur. Votre sang a coulé pour elle dans des régions éloignées et vos intérêts les plus chers ont été constamment sacrifiés à ceux de ses États héréditaires. Vous formiez la plus belle partie de son empire et vous n’étiez qu’une province toujours asservie à des passions qui vous étaient étrangères. Vous avez des mœurs nationales, une langue nationale ; vous vous vantez d’une illustre et ancienne origine reprenez donc votre existence comme nation ! Ayez un roi de votre choix, qui ne règne que pour vous, qui réside au milieu de vous, qui ne soit environné que de vos citoyens et de vos soldats Hongrois, voilà ce que vous demande l’Europe entière, qui vous regarde ; voilà ce que je vous demande avec elle. Une paix éternelle, des relations de commerce, une indépendance assurée, tel est le prix qui vous attend, si vous voulez être dignes de vos ancêtres et de vous-mêmes.

[4] La commune agricole libre comprend plus des deux tiers de la population rurale dans les provinces russes. L’autre tiers appartient aux nobles. Toutes les fois que les seigneurs ont voulu tenter d’introduire chez eux le système occidental du morcellement de la terre et de la propriété privée, les paysans se sont soulevés. On évaluait, avant l’année 1848, à soixante-dix, en moyenne, le nombre des seigneurs annuellement massacrés par leurs paysans.

[5] Il sera intéressant, pour bien comprendre la politique de la Russie et les idées de l’empereur, de consulter un Mémoire présenté en 1848 à l’empereur Nicolas par un employé supérieur de la chancellerie russe. Ce document, tout à fait authentique, mais encore inédit, était destiné à la publicité. Il fut envoyé, au mois d’octobre 1848, à Munich, avec l’assentiment tacite du gouvernement impérial pour y être imprimé. Des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur en retardèrent l’impression, mais de nombreuses copies circulèrent dans les cercles diplomatiques. De longs et curieux extraits en ont été donnés dans une brochure intitulée : Politique et moyens d’action de la Russie, par P. de B. (Paul de Bourgoing), avril 1849, et tiré à un petit nombre d’exemplaires. Imprimerie de Gerdès, rue Saint-Germain-des-Prés, 10.

[6] Voir, au Moniteur, le discours de M. de Lamartine à l’Assemblée nationale, séance du 23 mai 1848.

[7] Voir, au Moniteur du 31 mars, une lettre de Mieroslawski, dans laquelle il dit : La Pologne n’a pas d’intérêt plus grand en ce moment que de voir la France persévérer dans la politique du manifeste. C’est là le seul moyen de sauver la Pologne : elle conjure la France de rassurer l’Allemagne et de chercher dans la Confédération une alliée de principe et d’intérêt.