HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

DEUXIÈME PARTIE

 

CHAPITRE XVI. — CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. - L’HÔTEL-DE-VILLE. - LE DRAPEAU ROUGE. - AUGUSTE BLANQUI. - ABOLITION DE LA PEINE DE MORT EN MATIÈRE POLITIQUE.

 

 

Le 25 février 1848, Paris s’éveilla aux accents de la Marseillaise et connut avec certitude, à la joie des masses populaires, qu’il était définitivement passé de la monarchie à la république.

Un long étonnement accueillit cette nouvelle, que plusieurs refusaient encore de croire, tant elle leur paraissait invraisemblable. Les imaginations se troublèrent ; la vague attente de quelque chose d’inévitable, de fatal, paralysa soudain le mouvement et comme la respiration de la grande cité. Aux acclamations du prolétaire triomphant, qui attachait à ce mot de république des espérances infinies, la bourgeoisie répondit par un silence où la consternation avait plus de part que le consentement. On eût dit qu’à ses oreilles le son même de ce mot tout chargé d’électricité portait la menace, et qu’elle y entendait gronder de sourdes colères. Par une puissance étrange, ce mot jetait les uns dans des frayeurs inouïes, les autres dans le délire de l’enthousiasme ; chez tous, il suscitait une même pensée : c’est qu’aucune résistance à la révolution n’était imaginable ; que désormais le seul maître c’était le destin, et qu’il allait à son gré, sans prendre souci ni conseil des hommes, remuer jusqu’en ses fondements la société ébranlée.

D’où provenait cette fascination exercée sur les esprits par un mot aussi ancien que le monde ? Comment le même mot pouvait-il, au même moment, dans le même lieu, éveiller chez une partie de la population de semblables transports et frapper l’autre d’un accablement si morne ? Essayons de nous en rendre compte.

Aux yeux du philosophe qui contemple l’idée pure, la république, c’est l’état le plus parfait auquel puisse se tenir une société entrée dans l’âge viril, qui s’affranchit de tutelle et se gouverne elle-même, soumise à la seule autorité légitime l’autorité de la raison commune, manifestée dans la loi. Expression à la fois permanente et variable des volontés individuelles réduites en volonté nationale, c’est la chose publique confiée à la sagesse publique. Tel se conçoit, dans le domaine abstrait de l’intelligence, l’idéal, la théorie, le principe absolu de l’état républicain.

Dans le cœur du juste, de l’homme de bien, la notion de république prend un caractère supérieur encore ; elle y devient l’expression du sentiment religieux appliqué aux institutions civiles. Le chrétien, s’il est pénétré de l’esprit de l’Évangile, ne saurait voir dans la république qu’une patrie plus douce et en quelque sorte plus maternelle, établissant dans la famille politique la fraternité de la primitive Église, et répandant avec sollicitude, sans choix ni privilège, sur tous ses enfants, les dons de la Providence.

Dans la mémoire de l’historien, la république apparaît, suivant les temps, les lieux, les mœurs, sous des aspects multiples.

À Sparte, elle est pauvre, guerrière, frugale et rude sous une étroite discipline. Chez les Athéniens, fille des Muses, elle orne la liberté de mille grâces, et nous séduit jusque dans ses erreurs par les prestiges d’un art immortel. Dans l’ancienne Rome, elle porte à son front l’orgueil des vertus civiques et marche d’un pas assuré à la domination du monde, que les dieux ont promise à la constance de ses desseins. À Carthage, on la voit opulente, avide et spéculatrice. Chez les peuples italiens, en proie à d’inquiets instincts de grandeur, elle semble se jouer des discordes civiles au sein desquelles elle invente ou retrouve la science et la beauté antiques. Au pied du Jura, dans les vallées alpestres, elle demeure stationnaire, presque immobile, à la garde d’un patriciat circonspect. Dans les Pays-Bas, elle se montre grave, persévérante, d’une sagesse qui touche à la grandeur. En Angleterre, pendant sa courte durée, elle s’inspire, à la voix d’un grand homme, de l’esprit des camps et du fanatisme des sectes. Aux États-Unis d’Amérique, enfin, la prodigieuse activité de son industrie et l’instinct puissant de l’association la mettent en possession d’un bien-être social dont aucun peuple du globe n’avait encore pu, jusque-là, se former l’idée.

Ainsi, soit que nous le considérions chez les anciens ou chez les modernes, au sein du paganisme ou du christianisme, l’état républicain tel que nous le retrace l’histoire, tour à tour oligarchique, démocratique, fédératif ou unitaire, catholique ou protestant, guerrier, industriel, maritime ou agricole, admettant ou rejetant l’esclavage, n’implique nécessairement aucun ordre social à l’exclusion d’un autre. On ne le voit soumis à aucune condition particulière d’existence religieuse, civile, politique ou géographique En vain chercherait-on, aux époques antérieures à la Révolution française, dans les institutions qu’il fonde, dans les hommes qu’il suscite, dans les faits qu’il produit, la raison des enthousiasmes et des épouvantes que nous venons de voir éclater au seul mot de république. C’est, en effet, uniquement dans les souvenirs les plus récents de nos propres annales que s’en trouve l’explication. C’est la République de 1792 et de 1793 qu’il faut interroger, si l’on veut comprendre la perturbation jetée dans les esprits par l’avènement de la République en 1848. Jusque-là, rien dans notre passé qui préjugeât très-fortement ni pour ni contre l’établissement républicain en France, ou qui dût le faire considérer autrement que comme une conséquence naturelle, un développement probable de notre vie nationale.

On le sait, les principes essentiels de l’institution républicaine, la délibération et l’élection, remontent à l’origine et se perdent dans l’obscurité de nos traditions. Après les assemblées des Gaulois et des Germains, sources primitives de notre droit historique, l’organisation presbytérienne et l’esprit démocratique de la primitive Église rétabli et ravivé par le protestantisme, le régime municipal et communal, les états généraux, les parlements, les fondements grecs et latins de notre éducation universitaire, nos libres penseurs de tous les siècles, le jansénisme de Port-Royal, le mysticisme symbolique de la franc-maçonnerie, ne cessent d’entretenir, au sein de la France féodale et monarchique, un ferment d’indépendance et comme un foyer de vertus républicaines que les rois parviennent à couvrir de cendres, mais qu’ils n’étouffent jamais entièrement, et d’où jailliront, aux jours les plus asservis, de vives étincelles.

Ainsi, au moment même où la gloire de Louis XIV subjugue le pays à ce point qu’il en vient à confondre le patriotisme et l’honneur avec la soumission aux caprices du prince, quand le droit divin semble avoir absorbé en lui tous les autres droits, debout, au pied du trône, Fénelon évoque l’image d’une république idéale, dont la méditation du génie antique et la pratique de l’apostolat chrétien lui ont révélé les lois. Sous le règne de la Pompadour, Montesquieu proclame, aux applaudissements de son siècle, que la vertu est le principe de l’état républicain. Avec lui et après lui, au plus fort des abus, des déportements, des insolences d’une cour sans frein, les philosophes, les légistes, les historiens, les savants, les politiques, travaillent de concert à établir dans la conscience publique la souveraineté de la raison et l’égalité des droits. Et leur commun effort s’adresse à des esprits si bien préparés, la résistance des préjugés est si faible, si vaine, que, trente ans après, quand le démocrate Franklin vient demander à la France son or et sa flotte pour soutenir les colonies insurgées, il trouve un roi, des ministres, une cour, que la révolte républicaine n’étonne ni n’indigne, et qui se jettent avec enthousiasme dans cette grande aventure de l’esprit de liberté.

Est-il besoin de rappeler combien fut restreinte et impopulaire, en 1789, l’opposition à la convocation des états généraux ? Quelques privilégiés, des princes du sang royal, des familiers de Versailles, protestent seuls contre la masse du pays qui reconnaît et salue dans l’Assemblée envoyée par le suffrage universel une institution sortie des entrailles de la société française, monarchique d’intention et de langage, il est vrai, mais virtuellement républicaine, de telle sorte que, bientôt, sans le savoir, sans le vouloir, embarrassée d’un roi inutile, n’en sachant que faire, de malentendu en malentendu, d’hypocrisie en hypocrisie, d’inconséquence en inconséquence, ses décrets et ses discussions nécessitent la fuite à Varennes.

À ce moment, la pensée d’une république immédiatement réalisable s’empare de l’opinion ; la presse quotidienne prend l’initiative et prononce le mot. L’écho populaire lui répond. La république s’exhale de partout, s’écrie avec transport une femme qui va bientôt périr victime de sa foi républicaine. L’heure semble venue ; la circonstance est propice. Les idées pressent les événements ; les esprits sont disposés, les principes acceptés, les formules prêtes. Que le roi quitte le sol, que sa noblesse de cour le suive, s’il lui plaît, la France émancipée ne s’en troublera guère. D’un accord unanime, bourgeois et prolétaires défendront, maintiendront le droit, et poursuivront sans s’arrêter l’œuvre de la transformation sociale. Mais un zèle funeste ramène le roi captif. L’Assemblée s’émeut ; le sens politique l’abandonne. Elle s’engage avec le roi contre le peuple, avec le passé contre l’avenir, avec la monarchie contre la république. La bourgeoisie, à son exemple, hésite ; une scission fatale s’opère au Champ de Mars. Le sang coule… Dès lors, la libre et régulière métamorphose des institutions devient impossible. L’obstacle qui se dresse de toute sa hauteur défie le génie du siècle et provoque un effort désespéré. Cet effort exalte les têtes. Les idées sont entraînées par les passions ; les passions, à leur tour, éveillent les instincts ; les instincts s’arment d’une logique implacable. Ce qu’il y a de brutal dans les instincts et d’absolu dans la logique ne veut plus compter ni avec le temps ni avec les hommes. L’instinct de l’aristocratie en détresse pousse un cri vers l’étranger. L’instinct de l’égalité démocratique tue le roi de l’aristocratie. La République française est fondée, mais par violence et dans le sang français. Dès ses premiers pas, elle est jetée hors de ses voies. Fille de l’Évangile et de la philosophie, c’est sa grandeur, et ce sera sa perte d’être incompatible avec la tyrannie des instincts. Elle ne saurait régner par la terreur. Il ne lui sied pas, comme à ces empereurs romains, de placer sur sa poitrine la tête de Méduse. L’esprit même de son institution, qui exalte la dignité de la personne humaine et rend la vie de l’homme plus sacrée pour l’homme, la condamne à périr. En abattant des têtes, elle paraît plus criminelle que les monarchies, par cela seul qu’elle agit contrairement à son principe. Pendant trois ans elle a beau accomplir des prodiges et tenter avec une audace inouïe de fixer dans les lois les plus sublimes aspirations de l’âme humaine, rien ne peut la soustraire à la fatalité de son origine. Tout ce qu’elle déploie de génie et d’héroïsme reste vain. Il faut qu’elle meure, parce qu’elle a forfait à sa nature, et que l’impassible nature des choses l’emporte toujours, à la longue, sur la passion humaine. De convulsion en convulsion, elle tombe bientôt épuisée, laissant au monde frappé de stupeur, et qui la méconnaît parce qu’elle s’est méconnue elle-même, un nom glorieux et maudit, un testament mystérieux, inachevé, tracé en caractères de sang. Ce testament, est-ce une promesse, est-ce une menace ? Est-ce une bénédiction, est-ce un anathème ? Est-ce un sophisme inhumain, est-ce une vérité divine ? Est-ce le testament de la Gironde, celui de la Montagne, celui de la Commune ? Est-ce le testament de Condorcet, de Danton, de Robespierre, de Marat, de Babeuf ?

Quand Paris vit soudain reparaître sur ses murailles les trois paroles sacramentelles du testament républicain : Liberté, égalité, fraternité, chacun se fit à soi-même ces questions terribles. Mais vaincus ou vainqueurs, bourgeois ou prolétaires, républicains ou royalistes, tous étaient hors d’état d’y répondre. Dans la déroute complète des forces matérielles et morales de la société constituée, tout semblait à la fois probable et impossible. C’est pourquoi, la raison se taisant, l’imagination, qui se joue de tout, promenait ses fantômes et ses chimères sur la place publique.

Le gouvernement provisoire, en proclamant un peu malgré lui, sous la pression de la victoire populaire, la république démocratique, faisait-il donc, comme on le lui a reproché plus tard, un acte arbitraire, intempestif, contraire à l’opinion véritable du pays ? Je n’hésite pas à affirmer que non. Toute autre conduite, en l’admettant possible, eût été souverainement inintelligente des nécessités du temps, au rebours, si ce n’est des volontés explicites de la nation, du moins de ce vœu muet qui ressort pour l’homme d’État de l’ensemble des idées, de la situation des partis, et surtout du caractère général donné par les mœurs à une époque historique.

Examinons quel était ce caractère à la fin du règne de Louis-Philippe.

Répandu sur toute la surface du sol, attaché à une terre qu’il doit à la révolution, le paysan qui a entendu de loin s’élever des barricades et crouler des trônes, qui a vu passer empereurs et rois fuyants, qui a assisté, dans l’église de son village, à des Domine salvum pour toutes sortes de souverains dont pas un n’a été sauvé, le royaliste de l’Ouest et du Midi abandonné de ses princes, le bonapartiste de l’Est et du Nord ruiné par les invasions étrangères, tous ont profité de ce cours éloquent de philosophie historique. Aujourd’hui, le paysan prend peu de souci des dynasties et reste indifférent aussi bien au droit divin qu’à la légalité constitutionnelle. Le gouvernement, dépouillé de son caractère sacré, est devenu pour lui une machine administrative qui ne saurait lui inspirer ni amour ni haine, car il n’entre en rapport avec elle que par l’impôt. Quant aux classes supérieures, bourgeoisie ou noblesse, c’est à peine s’il en fait la différence. Quitte de toute obligation envers l’une comme envers l’autre, sachant très-bien qu’il n’a plus à attendre d’elles ni injures ni bienfaits, il voit dans le seul lien qui le rattache à leur existence, le fermage, deux intérêts opposés, en lutte constante. Le plus bas fermage et l’impôt le moins lourd seront les marques auxquelles il reconnaîtra le meilleur gouvernement. Si le paysan n’a pas, à proprement parler, de principes républicains, son intérêt du moins le pousse, et très-fortement, au progrès de l’égalité démocratique.

La bourgeoisie, grande et petite, bien qu’elle soit opiniâtrement revenue à trois reprises, depuis 1789, au système anglais de la monarchie représentative, par suite de l’insuccès réitéré de ses expériences, a perdu confiance dans ses théories politiques. Elle commence à comprendre que la logique du bon sens français s’accommode mal des fictions du régime parlementaire, et que perpétuer, sous une autre forme, la vieille lutte entre le sang royal et l’esprit des communes n’est pas une œuvre de bien haute sagesse, ni propre à donner au pays la stabilité dont il a besoin pour l’accroissement de sa richesse industrielle.

Au sein de l’ancienne noblesse, il convient, pour être équitable, de distinguer deux fractions différentes l’une, que l’on pourrait appeler la noblesse bourgeoise, tant par son contact fréquent avec la bourgeoisie elle a laisse s’émousser son caractère propre ; l’autre restée plus fière et fidèle aux traditions. La première, ralliée à la royauté de la branche cadette peu considérée aussi bien dans les rangs qu’elle quittait que dans ceux où elle venait faire nombre, sans autorité morale, sans intelligence politique, mérite à peine de nous occuper un moment. Ses opinions ne valent pas d’être comptées dans l’appréciation de l’état des esprits. On ne pourrait pas dire qu’elle fût absolutiste, constitutionnelle ou républicaine. Elle était égoïste jusqu’au cynisme. Aucun gouvernement n’avait à attendre ou à craindre d’elle un appui efficace ou une résistance sérieuse

La noblesse légitimiste gardait intacte, il est vrai, sa foi monarchique, mais sans espérances prochaines, sans illusions sur les personnes royales, sans éloignement pour l’émancipation du peuple par le suffrage universel. Son sentiment le plus vivace était sa rancune contre la branche cadette ; rancune poussée si loin qu’elle se réjouit de la révolution et déclara spontanément que non-seulement elle n’apporterait point d’entraves à l’établissement de la République, mais encore que son honneur, qui l’avait tenue éloignée d’un trône illégitime, ne lui défendrait point de servir le gouvernement de la nation par la nation elle-même. D’accord en cela avec la majeure parti du clergé qui tendait à isoler sa cause de celle des maisons royales, parce qu’il espérait profiter de la liberté pour ressaisir l’empire des âmes, la noblesse légitimiste se plaisait à voir la justice de Dieu et sa propre vengeance dans la victoire populaire.

Un sentiment analogue animait le parti bonapartiste. Riche et actif, mais effacé alors, amoindri par le ridicule des expéditions de Strasbourg et de Boulogne, ce parti d’origine et de pratique révolutionnaires, dont le chef était dans l’exil et qui comptait sur le prestige d’un nom glorieux, avait tout à gagner, et n’avait rien à perdre à l’institution de la république démocratique.

L’armée, depuis la première révolution, obéissait instinctivement à ce principe qu’elle appartenait au pays ; que son devoir unique, c’était, quelle que fût la forme du gouvernement, de défendre le territoire.

Dans la succession rapide des pouvoirs politiques, la magistrature s’était pareillement désintéressée des questions de personnes. Ainsi, les classes, les partis, les corps constitués, tout ce qui tenait au sol par la propriété, à l’État par les fonctions, en était arrivé à une indifférence presque égale pour les formes de la vie politique. La grande majorité de la nation restait passive ; elle ne sentait plus en elle aucune force d’initiative, parce qu’elle n’avait plus aucune foi.

La foi politique s’était réfugiée au sein de la classe ouvrière ; là, elle était vive et profonde. Plus lettré que le paysan, moins matérialiste que le bourgeois, l’ouvrier des villes rattachait ses intérêts à des idées. La presse quotidienne l’avait initié, bien ou mal, aux débats parlementaires ; il avait retenu la notion du droit et les principes égalitaires de la Révolution française. Comprenant que les destinées de la royauté sont liées à celles du clergé et de la noblesse, et que jamais la cause du peuple ne serait prise à cœur que par le peuple, lui-même, il n’entendait plus commettre à d’autres le soin de ses affaires. Il voulait être citoyen. Par sa capacité, par son sentiment de justice et par son patriotisme, il avait depuis longtemps le droit de l’être. L’ouvrier des villes appelait de tous ses vœux la république.

Mais quelle république voulait cette minorité énergique, et jusqu’où s’étendait à cet égard son droit d’initiative ? En d’autres termes, quelle interprétation le gouvernement provisoire devait-il donner à la formule républicaine pour en faire la règle de l’ordre nouveau qu’il s’était chargé d’établir ?

Dés les premières heures de la révolution, pendant que durait encore l’accord apparent des classes dans la soumission ou l’adhésion à la République, on aurait pu entendre, si l’attention n’avait été troublée par la peur chez les uns, par l’enthousiasme chez les autres, deux cris distincts. A la bourgeoisie, qui criait bien haut : Vive la république démocratique, le prolétariat répondait par un autre cri, peu accentué dans l’origine et qui ne semblait qu’un pléonasme, mais qui s’accusa bientôt et se différencia de plus en plus. L’ouvrier criait : Vive la république démocratique et sociale.

Le premier de ces cris exprimait une idée très-claire et comprise de tous. Que la république dût être démocratique, personne n’y contredisait. La monarchie de Louis-Philippe n’avait été qu’une démocratie inconséquente ; les événements venaient de le démontrer surabondamment. Faire justice de cette inconséquence en ôtant de l’institution politique le chef héréditaire ; sortir enfin, après trois expériences concluantes, des subtilités de la royauté parlementaire ; détruire, par l’établissement du suffrage universel et par l’élection à tous les degrés de la hiérarchie politique, les derniers vestiges du privilège, ce n’était pas là une entreprise téméraire. La révolution, sur tous ces points, n’était pas en contradiction avec le sentiment du pays. La république démocratique avait été suffisamment préparée dans les mœurs.

Quant à la révolution que le peuple appelait sociale, c’est-à-dire aux changements à apporter dans les relations du capital et du travail, dans la définition du droit de propriété et dans sa discipline, dans l’application de ce principe fondamental des constitutions démocratiques : la société doit à tous ses membres la sécurité de l’existence, la conscience publique était encore d’une part à l’état d’ignorance profonde, de l’autre à l’état d’aspiration confuse. Il n’appartenait à aucun gouvernement, si révolutionnaire, qu’il fût, de violenter, par des lois arbitraires, l’action du temps. Aussi la classe ouvrière ne le prétendait-elle pas. Les différents chefs d’écoles socialistes, hormis un seul, ne se faisaient sur ce point aucune illusion. Le peuple ne demandait pas au gouvernement d’opérer en sa faveur des miracles ; il ne voulait qu’un gage de bonne volonté, la certitude qu’on allait enfin penser à lui, reconnaître qu’il méritait un sort meilleur, chercher sincèrement les moyens de le lui procurer. Ce peuple fier, intelligent, porté à l’héroïsme, n’écoutait pas, quoi qu’on en ait dit, les suggestions de quelques terroristes plagiaires. Il ne voulait ni spoliation, ni exil, ni cachot, ni guillotine. Le peuple de 1848 ne ressemblait au peuple de 1792 que par le patriotisme et le courage. Ce n’était plus, comme dans cette première victoire de la démocratie, l’esclave exaspéré par de longues tortures, bridant ses chaînes dans un accès de frénésie et courant à des vengeances aveugles ; c’était l’enfant oublié, déshérité, qui demande à rentrer dans la famille sociale, non pour y porter la discorde ou pour y vivre aux dépens de ses frères, mais pour y travailler avec eux à la prospérité commune.

Et pour qu’il en fût ainsi, que fallait-il ? Favoriser, au lieu de le comprimer, le mouvement naturel de la société vers l’égalité, par l’éducation, par l’impôt, par l’association, par tous les modes de protection que l’État doit à la faiblesse contre la force, à la pauvreté contre la richesse ; reconnaître que les droits a acquérir sont aussi sacrés que les droits acquis ; ouvrir les plus larges voies à cet instinct des masses qui cherche confusément l’organisation et la vie ; en un mot, dégager des agitations factices d’une démagogie sans idées, la pensée vague encore mais juste et le vœu légitime du peuple.

Si la République de 1848 n’a point été fondée sur ses véritables bases, si la démocratie s’agite encore aujourd’hui si misérablement entre deux menaces de despotisme également contraires à sa nature, la raison n’en est pas, comme on l’insinue, dans l’incompatibilité du génie français avec les institutions républicaines, moins encore dans l’amour de la nation pour la royauté et pour l’aristocratie. Il en faut chercher la cause principale dans l’ignorance où les classes lettrées et riches sont demeurées à l’égard du peuple, et dans la fausse idée qu’elles ont conçue des exigences du prolétariat. Troublées par la vague conscience des devoirs auxquels elles avaient failli pendant les deux derniers règnes, elles ont cru à des ressentiments sans pitié et à des appétits insatiables. Le fantôme de 95 est apparu à leur âme en détresse. Elles n’ont vu, dans ces grandes masses soulevées au nom de la justice, que la turbulence de quelques factieux, dont les clameurs insensées ne valaient pas tant d’alarmes, car elles allaient se briser d’elles-mêmes contre la fermeté de la raison populaire. Elles ont confondu, pour ne s’être point assez rapprochées du peuple, l’esprit de secte avec le progrès même de la civilisation, le terrorisme avec le socialisme, les convulsions d’un babouvisme et d’un jacobinisme expirant avec les efforts légitimes du prolétariat pour entrer dans l’organisation sociale. Et le gouvernement provisoire, composé d’éléments hétérogènes, désuni dès la première heure, tiraillé en tous sens, hésitant entre le peuple et la bourgeoisie, cédant, sans convictions arrêtées, tantôt à l’une, tantôt à l’autre, n’osant ni regarder hardiment en avant, ni retourner en arrière, s’est vu réduit à pratiquer une politique d’expédients, sans grandeur et sans force. Il a réussi, il est vrai à éluder le conflit des intérêts et à retarder la guerre civile, mais sans semer le moindre germe de conciliation, et en laissant subsister dans tous les esprits le malentendu, le soupçon, l’anarchie morale qui avaient causé la chute de la royauté, et dont l’institution républicaine devait effacer la trace.

 

Il était midi environ. Depuis la veille au soir, Paris était au pouvoir du peuple. Les barricades, gardées par les plus intrépides entre les combattants, interceptaient les communications et tenaient isolé, dans une anxiété extrême, tout ce qui n’appartenait pas au mouvement révolutionnaire : Les soldats, désarmés, débandés, ou cernés dans leurs casernes, ne pouvaient plus rien. Les gardes nationaux essayaient timidement, en se mêlant à la multitude, de prévenir par leurs exhortations les désastres que l’effervescence générale semblait présager. Les bruits les plus sinistres se répandaient et trouvaient créance. A la bourgeoisie atterrée, on disait que des hordes de malfaiteurs, délivrés des prisons, portaient partout l’incendie et le pillage ; les Tuileries et le Palais-Royal, assurait-on, étaient déjà dévastés de fond en comble ; les musées, les bibliothèques, étaient la proie de nouveaux Vandales. Paris allait souffrir tous les outrages et toutes les atrocités que subit une ville prise d’assaut. Des rumeurs d’une autre nature couraient de barricade en barricade. La duchesse d’Orléans et ses fils n’avaient pas quitté Paris. Le maréchal Bugeaud, le général Trézel et les princes, restés dans Vincennes, marchaient sur les faubourgs, que les forts allaient bombarder. Une conspiration pour la régence se tramait au sein même du gouvernement provisoire ; une Saint-Barthélemy des républicains montagnards était concertée entre les royalistes du dehors et les girondins de l’Hôtel de Ville : tels étaient les propos qui semaient partout le soupçon. Le peuple, inquiété, excité par l’insomnie, par l’ivresse d’une victoire inespérée, à tel point qu’il ne la tenait pas encore pour certaine, affluait de toutes parts vers la place de Grève, et s’y amassait en flots pressés d’où s’élevait une clameur inarticulée, mais formidable.

L’Hôtel de Ville, envahi par la multitude, présentait un spectacle d’une inexprimable confusion. Des courants et des contre-courants d’hommes bizarrement armés d’armes de rencontre, piques, couteaux, fusils, sabres et baïonnettes, et qui paraissaient en proie à une sorte de vertige se choquaient et se mêlaient dans les cours, sur les escaliers, dans les galeries, sous les voûtes, où retentissaient des coups de feu tirés à l’aventure par des enfants ou des gens ivres. Plusieurs, animés de cet instinct d’ordre que ne perd jamais, même dans ses plus grands entraînements, la population parisienne, gardaient les canons, mèche allumée, et, se plaçant en sentinelle au bas des perrons, devant les entrées principales, s’efforçaient, par des discours s pleins de sens, d’arrêter, ou du moins de contenir les invasions de la foule.

A chaque instant, cette foule se rangeait d’elle-même, et, se découvrant pieusement, livrait passage à des brancards ou à des cercueils qui, des points les plus éloignés de Paris, amenaient des morts et des blessés à ce gouvernement sans nom, sans pouvoir, né à peine, auquel, par un penchant invincible du caractère français, on remettait déjà tous les soins et tous les embarras de la vie civile. La vaste salle Saint-Jean recevait les cadavres qu’un prêtre veillait en silence et qu’honorait un poste des morts ; tandis que, tout près de là, dans les salons somptueux destinés aux fêtes de la ville, des bandes de prolétaires se répandaient pêle-mêle, foulaient de leurs pieds nus les tapis d’Aubusson, se jetaient harassés sur les sièges de velours, étonnaient de leur aspect inculte, de leurs visages hâves, de leurs vêtements en lambeaux, de leurs regards curieux ou farouches, les glaces splendides où se répétaient naguère à l’infini les élégances d’une société qui n’avait jamais vu que de loin la misère.

A l’extrémité d’un long couloir, dans un cabinet encombré déjà de solliciteurs, d’importants, de déserteurs de la royauté, de cette tourbe vile qui pullule dans toutes les antichambres et apporte à tous les souverains, quels qu’ils soient, l’hommage de ses lâchetés, un petit nombre d’hommes étrangers l’un à l’autre, surpris de se trouver ensemble, essayaient, en vertu d’une autorité dont eux-mêmes n’avaient pas le secret, d’arracher au hasard des événements la société éperdue. De braves jeunes gens, accourus de l’école de Saint-Cyr et de l’école polytechnique, des écoles de droit et de médecine, formaient autour du gouvernement provisoire une sorte de garde volontaire, et portaient par la ville ses ordres, ses proclamations, ses décrets. Dans un cabinet voisin, la mairie de Paris tentait de se reconstituer, et entrait en fonctions par d’urgentes mesures administratives. À deux pas de là, séparés seulement par l’épaisseur d’une cloison, une douzaine d’individus, se disant délégués du peuple, s’installaient en permanence et tenaient conseil, le sabre au côté, le fusil chargé sur l’épaule, pour savoir s’ils toléreraient, soutiendraient ou chasseraient un gouvernement d’origine suspecte.

Cependant les heures marchaient. L’agitation, en se prolongeant, prenait un caractère plus déterminé. Une partie du peuple demandait à grands cris qu’on le conduisît à Vincennes pour désarmer la garnison, tandis qu’une autre partie, se formant en groupes autour de quelques chefs, paraissait, à son animation extraordinaire, concerter un nouvel assaut de l’Hôtel de Ville. On voyait, depuis quelques instants, des hommes accourus comme à un signal, distribuer avec une activité extrême, en haranguant la foule, des ceintures, des brassards, des cocardes rouges. Aux fenêtres, et jusque sur le toit des maisons qui entourent la place, des drapeaux rouges paraissaient et provoquaient des acclamations bruyantes. Le conseil s’alarma de ces démonstrations dont il ne devinait pas le but ; il envoya sur la place des émissaires, qui revinrent presque aussitôt, épouvantés de ce qu’ils avaient entendu. Le gouvernement, dirent-ils, allait tout à l’heure être sommé, au nom du peuple, de faire descendre le drapeau tricolore, et d’arborer le drapeau rouge. En cas de refus, on devait s’attendre aux dernières violences.

La chose était grave et méritait qu’on y réfléchît mûrement. Mais à la réflexion le temps manquait. Les clameurs de la place, l’expression des physionomies, le choc des armes dans les salles voisines, tout commandait de se hâter. Il fallait saisir d’instinct le caractère et la portée d’un acte qui n’avait pu être ni prévu ni mesuré. Pour des imaginations exaltées au plus haut degré par la grandeur et la rapidité des événements, le signe extérieur par lequel on proclamerait l’avènement de la République prenait une importance extrême. Les membres du gouvernement étaient dans la perplexité la plus grande. Était-ce un vœu légitime et véritablement populaire qui allait leur être apporté ? N’était-ce, au contraire, que l’expression d’une volonté factice, soufflée à la foule par d’obscurs meneurs ? Terrible question pour des hommes devenus à l’improviste le centre d’un mouvement dont personne encore ne comprenait bien toute l’étendue ! Leur vie et leur honneur étaient intéressés dans ce conflit. On leur doit ce témoignage qu’aucune faiblesse ne se trahit néanmoins, malgré leur incertitude, ni dans leurs paroles, ni dans leur accent. Dans les deux opinions qui s’élevèrent, si l’intuition de ce que devait être la révolution fut différente, il y eut égal courage, égale loyauté, égal patriotisme.

En ce moment, le conseil n’était pas au complet, MM. Dupont (de l’Eure) et Arago, épuisés des fatigues de la veille, étaient restés au sein de leur famille. M. Ledru-Rollin, après avoir été prendre possession du ministère de l’intérieur de retour à l’Hôtel de Ville, n’avait pu parvenir à fendre le flot populaire. Après d’inutiles efforts pour se faire reconnaître et se frayer un passage, il s’était vu contraint de chercher un refuge dans la loge du concierge, où, seul et sans aucune communication avec ses collègues, il entendit, pendant trois heures, gronder une insurrection dont il ne devinait ni la cause ni le but[1]. MM. de Lamartine et Louis Blanc soutenaient avec animation deux avis opposés, entre lesquels hésitaient MM. Marie, Crémieux et Garnier-Pagès. M. Louis Blanc se prononçait pour le drapeau rouge. Plus en rapport que ses collègues avec les ouvriers qui formaient le véritable nerf de la révolution, M. Louis Blanc savait que le motif de ce changement de couleur n’avait rien de répréhensible. Il n’ignorait pas, ce que M. de Lamartine reconnut plus tard, que ce n’était pas pour eux un symbole de menaces et de désordre[2], mais seulement un signe nouveau pour une institution nouvelle. Le règne de Louis-Philippe, la paix à tout prix, les bassesses du pays légal, avaient, aux yeux d’un grand nombre d’entre eux, enlevé tout prestige au drapeau tricolore. Ceux-ci voulaient, en le quittant, marquer avec éclat qu’ils répudiaient dix-sept années d’un gouvernement corrupteur ; ou, plus simplement encore, ils entendaient garder après la victoire le drapeau du combat. L’abolition de la royauté, l’union politique de toutes les classes par le suffrage universel, l’établissement d’une république démocratique, n’était-ce pas là, d’ailleurs, disait M. Louis Blanc, des choses assez grandes et assez nouvelles pour réclamer un symbole qui leur fût propre ? Par un instinct dont l’explication se trouverait peut-être dans une des plus secrètes lois de la nature, le peuple souverain revêtait la pourpre pour son joyeux avènement ; il choisissait pour exprimer son triomphe la couleur la plus éclatante. Sans connaître l’histoire, il imitait les souverainetés spirituelles et temporelles des temps passés, l’Église et l’Empire[3]. Il n’y avait rien que de naïf et d’honnête dans l’impulsion qui le faisait agir. À ces considérations tirées du sentiment et de la circonstance, M. Louis Blanc en mêlait d’autres qu’il empruntait à l’érudition, et qui n’étaient pas de nature à faire autant d’impression sur les esprits. Il parle de l’étendard des Gaulois, de l’oriflamme. Il explique que le drapeau tricolore, adopté en 1789 par la Fayette, au retour de Versailles, exprimait la coexistence des trois ordres sous le patronage de la royauté constitutionnelle, et ne pouvait plus convenir à l’unité républicaine. En présence d’une réalité si pressante, c’étaient là des arguments un peu subtils. La question était ailleurs. Il s’agissait uniquement de savoir ce que signifierait, dans les circonstances actuelles, l’adoption d’un signe nouveau ; de quelles prétentions il serait le point de départ pour ceux qui le réclamaient ; quels sentiments il ferait naître chez ceux qui l’avaient en appréhension. C’est à cet ordre d’idées que M. de Lamartine emprunta des objections qu’il fit valoir, son adversaire en convient lui-même, avec beaucoup de force[4]. Frappé plus que son jeune collègue du danger de donner un gage aux factions, craignant par l’abandon du drapeau tricolore de froisser l’armée et de laisser au parti orléaniste un signe glorieux de ralliement, M. de Lamartine exprima ses scrupules et ses craintes de manière à tenir en suspens l’avis du conseil. Cependant l’impossibilité complète où l’on se voyait d’opposer une résistance sérieuse à la volonté populaire qui s’accusait de plus en plus par l’intensité de ses clameurs, et surtout la pensée du sang qui allait couler peut-être pour une contestation de pure forme, finirent par l’emporter. Déjà l’on préparait un drapeau rouge, quand l’un des ministres, M. Goudchaux, entra précipitamment dans la salle des délibérations, et, protestant avec véhémence contre le terrorisme qui, disait-il, frappait aux portes et n’attendait qu’un premier triomphe pour imposer à la France sa dictature sanguinaire, il conjura ses collègues de ne point faiblir. Sa voix était émue, sa parole chaleureuse ; il raffermit de son accent énergique l’opinion un moment ébranlée de M. de Lamartine, et ranima dans tous les cœurs la résolution de maintenir à tout prix le drapeau tricolore. M. Louis Blanc lui-même céda ; soit que la violence de l’insurrection eût fait naître dans son cœur fier et honnête quelques doutes, soit qu’il se souvînt d’avoir, en d’autres temps, flétri d’une plume sévère une tentative analogue[5]. Seulement, par transaction et pour ne pas heurter de front ce qu’il affirmait toujours être le vœu général du peuple, M. Louis Blanc, en rédigeant le décret qui déclarait que le drapeau national était le drapeau tricolore, obtint d’y ajouter la phrase suivante : Comme signe de ralliement et comme souvenir de reconnaissance pour le dernier acte de la révolution populaire, les membres du gouvernement provisoire et les autres autorités porteront la rosette rouge, laquelle sera placée aussi à la hampe du drapeau.

Alors, M. de Lamartine, qui déjà à plusieurs reprises avait paru aux fenêtres de l’Hôtel de Ville pour tenter de conjurer la tempête, résolut, au péril de ses jours, de descendre, en fendant une foule compacte et toute hérissée d’armes, jusqu’à l’entrée de la voûte principale, d’où sa voix sonore retentirait peut-être avec assez de force pour être entendue sur la place. Là, entouré, pressé, poussé, étouffé, menacé de mort par l’inadvertance, la passion, la folie ou l’ivresse de ces hommes hors d’eux-mêmes, M. de Lamartine, calme, imperturbable, ne perdit pas un instant, et c’est ce qui le sauva, le sentiment de l’ascendant que donne sur les passions impersonnelles et irresponsables de la multitude une volonté qui a conscience d’elle-même.

Tantôt se livrant à l’inspiration, comme s’il n’eût entendu au sein de cet épouvantable rumeur que la voix de la muse, tantôt silencieux, les bras croisés sur sa poitrine, laissant planer son œil confiant et doux sur des visages crispés par la colère et désarmant d’un sourire les soupçons les plus farouches, il soutint, sans faiblir une minute, une lutte presque surnaturelle. L’électricité révolutionnaire, dont son organisation nerveuse s’était tout imprégnée depuis vingt-quatre heures, son attitude fière, l’abondance et la souplesse de sa parole, tour à tour impérieuse ou caressante, exerçaient sur le peuple une séduction à laquelle les plus endurcis cherchaient vainement à se soustraire. Vingt fois, pendant ces heures critiques, la vie de Lamartine dépendit d’un mot, d’un regard. Un instant, on vit osciller au-dessus de sa tête une hache dont l’éclair sinistre arracha à la foule un cri d’effroi. Soit qu’il ne l’eût pas aperçue, soit que, toujours maître de lui, il sentît que cet incident déterminait en sa faveur un mouvement sympathique dont il fallait se hâter de profiter, Lamartine pressa sa parole et prodigua, dans un effort suprême, toutes les ressources d’une éloquence consommée. Il sut captiver, attendrir le peuple au récit des prodiges opérés pendant ces trois jours ; il l’exalta au tableau de sa propre grandeur ; et quand, par un heureux tour oratoire, il opposa le drapeau rouge, faisant le tour du Champ de Mars traîné dans le sang du peuple, au drapeau tricolore faisant le tour du monde, et portant partout le nom et la gloire de la patrie, une immense acclamation de ce peuple artiste lui apprit qu’il demeurait vainqueur. Un prolétaire en haillons, la poitrine nue, saignante encore d’une récente blessure, se jeta dans ses bras et l’étreignit en pleurant.

Tout fut dit. La tempête s’apaisa. Le drapeau rouge, qui flottait aux mains de la statue d’Henri IV, fut enlevé aux cris de Vive la République ! Le drapeau tricolore se releva ; les meneurs disparurent. Le peuple, qui n’avait alors que des pensées de paix, se persuada pour un moment qu’il s’était trompé ; après avoir salué Lamartine de mille vivat, il s’écoula peu à peu et rentra dans ses foyers en chantant la Marseillaise. La lutte n’avait pas duré moins de huit heures.

Cette première victoire de l’Hôtel de Ville sur la place publique ne fut immédiatement comprise que d’un très-petit nombre. La plupart ne voyaient, dans cette question de drapeau qu’une chose en soi de médiocre importance[6]. Beaucoup, même dans les rangs de la bourgeoisie, avaient pris et portèrent encore pendant plusieurs jours la rosette rouge à la boutonnière, tant il paraissait naturel qu’un changement de gouvernement amenât un changement dans les insignes. Personne ne se doutait, dans Paris, qu’il dût y avoir au fond de cette discussion sur les couleurs la guerre civile. Elle n’y était pas en effet alors, on ne saurait trop le redire. Comme il arrive presque toujours, les événements qui suivirent accusèrent profondément des différences très-peu sensibles à l’origine.

Si, par suite d’une réaction aveugle contre l’esprit de la révolution, le drapeau rouge et le drapeau tricolore signalent aujourd’hui deux camps hostiles, le 24 février, ils n’indiquaient que deux tendances à peine divergentes. L’union des classes n’était pas rompue. La bourgeoisie, par les banquets de l’année 1847, avait donné l’impulsion au mouvement révolutionnaire ; la garde nationale, pendant les trois jours, avait d’abord favorisé, puis très-mollement repoussé l’insurrection. L’ouvrier de Paris, à son tour, n’avait ni insulté ni menacé le pays légal. Heureux jusqu’au délire de la proclamation de la République, il ne songeait ni au roi, ni aux princes, ni aux ministres, ni aux pairs, ni aux députés. Il oubliait tout, même sa misère, pour se réjouir de pouvoir enfin se montrer tel qu’il était généreux, doux, humain, dévoué à la patrie.

L’adoption d’un nouveau drapeau, dans des circonstances aussi favorables, n’aurait pas eu le caractère de menace qu’une formidable insurrection lui a donné plus tard. Le gouvernement provisoire, en recevant des mains du peuple victorieux le drapeau des barricades, pouvait à son gré en marquer le sens. Il ne s’engageait point dans les voies d’un terrorisme repoussé par la conscience universelle. Si l’appréciation de M. de Lamartine avait été juste, s’il y avait eu alors dans Paris soixante mille hommes avides de sang et de pillage, ils n’eussent point attendu, pour se donner carrière, le congé du gouvernement. Paris, sans défense, était à la merci des prolétaires. Ils n’avaient besoin de la permission de personne pour saccager et tuer tout à leur aise.

M. de Lamartine s’exagéra le danger. Il grossit en artiste, plutôt qu’en politique, ce qui n’était qu’accident, fièvre passagère. À la vérité, au sein de la masse des prolétaires qui souhaitaient le changement de couleurs par un sentiment très-noble et très-légitime, s’agitaient un petit nombre de factieux, qui s’intitulaient eux-mêmes communistes matérialistes et dont les intentions n’étaient pas douteuses. Ceux-ci voulaient rendre au drapeau rouge le sens que lui avait donné, le 25 juillet 1792, une réunion de fédérés qui prirent le nom de Directoire de l’insurrection, et qui avaient inscrit sur leur bannière ces mots : Loi martiale du peuple contre la rébellion du pouvoir exécutif.

Ce furent ces révolutionnaires d’un autre temps qui eurent l’initiative de la scène à laquelle nous venons d’assister et qui faussèrent la pensée du drapeau rouge. Mais ces hommes audacieux ne formaient, dans la population parisienne, qu’un groupe isolé dont la violence apparente n’était nullement en rapport avec l’action réelle. Le gouvernement provisoire ne sut pas distinguer d’une vue assez nette la fermentation de quelques esprits surexcités d’avec le mouvement spontané du peuple. Dans son trouble, il grossit l’une et rapetissa l’autre. Le grand essor de la démocratie s’amoindrit pour lui aux proportions d’un complot ourdi dans les ténèbres par un chef habile. Sans tenir compte de la différence des temps et des mœurs, le gouvernement provisoire crut voir dans la personne de Blanqui un nouveau Marat, méditant, du fond de son antre, la destruction et le meurtre. Déjouer et démasquer Blanqui devint sa préoccupation principale. Force nous est donc aussi de donner à cet homme, non pas son importance véritable, mais l’importance exagérée que lui créa la peur. En étudiant, d’ailleurs, cette figure étrange, dès son entrée en scène, à l’occasion du drapeau rouge, nous aurons une mesure exacte pour apprécier la part qu’il convient de faire à l’action du terrorisme dans les événements qui vont se dérouler sous nos yeux, pendant la période révolutionnaire qui commence au 25 février, sur la place de l’Hôtel de Ville, et se termine si fatalement, après les journées de juin, dans les prisons et l’exil.

Auguste Blanqui est né à Nice, en 1805, d’un père qui fut député à la Convention et décrété d’arrestation avec les girondins. Venu à Paris dans les dernières années de la Restauration, avec son frère aîné, Adolphe, tous deux se jetèrent dans le mouvement libéral et restèrent quelque temps ensemble attachés en qualité de sténographes à la rédaction du journal le Globe. Mais bientôt la différence de leur caractère les entraîna dans des voies opposées. Adolphe Blanqui devint célèbre par ses travaux d’économie politique et par un professorat éloquent, tandis qu’Auguste, agité de plus sourdes ambitions, s’affilia aux sociétés secrètes qui complotaient déjà le renversement de la dynastie. La nature avait fait de lui un chef de conjurés. Par une certaine puissance fébrile de pensée et de langage, il attirait a lui et soumettait à ses volontés les hommes de tempérament révolutionnaire. Petit[7], pâle, chétif, l’œil brillant d’un feu concentré, portant déjà le germe d’une maladie de cœur que les veilles, le dénuement, la prison, devaient rendre incurable, il paraissait chercher, par l’ardeur de ses colères, à ranimer dans son sein le souffle frêle d’une existence qui menaçait de s’éteindre avant qu’il eut assouvi ses ambitions.

Ses ambitions, où le portaient-elles ?

Resserrer fortement le lien détendu des traditions jacobines, planter plus haut et plus loin que personne le drapeau de l’égalité, personnifier en lui la douleur, la plainte, la menace du prolétaire tant de fois déçu par des révolutions avortées, s’emparer ainsi de la dictature des vengeances, pousser en un jour de triomphe ce qu’il a appelé le mugissement de la Marseillaise, tenir, ne fût-ce qu’une heure, la société tremblante sous sa main de fer, tel paraît avoir été le rêve de ce cœur taciturne. Ce rêve, communiqué à demi, exalté par un ascétisme qui accroissait chaque jour son besoin d’émotions, lui donnait sur la jeunesse un grand ascendant. Il était doué, d’ailleurs, de facultés rares. Il possédait, avec l’audace de l’initiative, une vive intelligence des oscillations de l’opinion et des prises que donne sur elle la circonstance. Jamais entravé par le besoin de repos, patient, habile au travail souterrain des conjurations, simulé et dissimulé, comme parle Salluste, prompt à ouvrir des courants électriques à travers les masses, il était versé dans l’art d’attiser, en le contenant, le feu des passions. Par sa vie pauvre et cachée, par la souffrance empreinte sur tous ses traits, par le sourire sarcastique de sa lèvre fine et froide, par la verve d’imprécation qui, tout à coup, jaillissait comme malgré lui de sa réserve hautaine, il inspirait tout ensemble la compassion et la crainte, et faisait jouer à son gré ces deux grands ressorts de l’âme humaine.

Aussi, pendant plusieurs années, fut-il l’idole des sociétés secrètes. Les républicains les plus éprouvés se rangèrent à sa suite. Mais, après l’émeute du 12 mai, Barbès, surpris de rencontrer dans un conspirateur si intrépide en apparence des prudences, des habiletés que sa simplicité généreuse ne pouvait comprendre, étonné surtout des ménagements dont il le vit l’objet de la part du gouvernement, entra en défiance. Il alla jusqu’à l’accuser d’avoir, par lâcheté ou par trahison, fait manquer le coup de main dont il avait été l’instigateur. Le parti républicain, pour qui la parole de Barbès était sacrée, s’éloigna d’un homme auquel il retirait son estime ; bientôt il ne resta plus autour de Blanqui qu’un petit nombre de séides dont l’esprit s’exalta par la contradiction et dont le fanatisme ne connut plus de bornes.

La révolution de février trouva Blanqui dans une maison de campagne, aux environs de Blois, où, depuis 1846, la police le laissait jouir d’une liberté relative. Pendant que M. de Lamartine faisait tomber des mains du peuple ému le signe de la victoire, Blanqui, suivi de quelques-uns de ses séides, allait et venait dans les rues sombres qui avoisinent le Palais-Royal, s’entretenant avec eux des événements de la journée. D’amères critiques sur la marche d’un gouvernement usurpateur, émané des bureaux du National, animaient le discours. Qu’avait-il fait depuis vingt-quatre heures, qu’allait-il faire en faveur du peuple, ce gouvernement déjà rétrograde, qui n’appelait à lui que les hommes corrompus ? Il laissait à l’écart les véritables patriotes. Blanqui était oublié ! La révolution, en des mains pareilles, serait infailliblement escamotée, ainsi que l’avait été celle de 1830.

Comme on raisonnait de la sorte, un messager envoyé sur la place de Grève accourt hors de lui. Il vient de voir abaisser le drapeau rouge ; il a assisté au triomphe de Lamartine. Un concert d’imprécations s’élève à cette nouvelle. D’un commun accord, on s’écrie qu’il n’y a plus à balancer ; le gouvernement provisoire doit être renversé sur l’heure. Aussitôt Blanqui dicte à l’un des siens une proclamation insurrectionnelle qui est immédiatement portée à l’imprimerie[8] ; après quoi on se donne rendez-vous pour sept heures du soir, sur la place du Palais de Justice, dans la salle publique appelée le Prado, et l’on convient de s’y rendre en armes, pour de là se porter sur l’Hôtel de Ville et intimer au gouvernement provisoire l’ultimatum de la révolution.

Alors Blanqui, resté seul, s’achemine vers la Préfecture de police afin de sonder les dispositions de Caussidière. Celui-ci était déjà fort irrité contre le gouvernement provisoire toutefois, il reçut les ouvertures de Blanqui avec froideur et ne parut aucunement disposé à servir un coup de main dont Ledru-Rollin et Louis Blanc auraient été victimes. Il y eut même, assure-t-on, une prise violente entre le nouveau préfet de police et le conspirateur, qui se quittèrent ennemis. Blanqui prit le chemin de l’Hôtel de Ville, voulant, avant de rien tenter, examiner par lui-même la position et juger par ses propres yeux des chances d’un coup de main.

Vraisemblablement, quoiqu’un assez grand nombre d’hommes à lui occupassent les postes intérieurs, il trouva des difficultés trop grandes à son entreprise. Peut-être même quelques furtives paroles lui donnèrent-elles l’espoir d’être à son tour, prochainement, par une voie moins périlleuse, introduit au sein du conseil. Quoi qu’il en soit, quand il rejoignit ses amis à la salle du Prado, où il se fit longtemps attendre, Blanqui n’était plus le même homme.

Depuis une heure environ, cinq à six cents sectionnaires, la plupart coiffés du bonnet rouge, tous armés jusqu’aux dents d’armes bien éprouvées, tenaient un conseil tumultueux dans une salle à peine éclairée et dont l’aspect était lugubre. À travers une atmosphère épaisse et fumeuse, à la lumière rougeâtre des quinquets, on voyait s’agiter un assemblage fantastique de figures sinistres. C’étaient des hommes hardis, sans scrupules, rompus à tout. Le plus grand nombre avaient, pendant les dix premières années du règne de Louis-Philippe, trempé dans les complots, préparé les embûches, fabriqué les machines meurtrières, conspiré les attentats qui portèrent à la cause républicaine une si grave atteinte morale. À voir ces rudes physionomies, ces fronts fuyants, ces regards secs, les gestes crispés de ces bras musculeux, à entendre les éclats brisés et stridents de ces voix sans timbre, on comprenait que c’étaient là des hommes chez qui la pensée troublée et le cœur endurci laissaient tout empire aux instincts[9].

Les motions les plus extravagantes se succédaient sans interruption, au bruit des crosses de fusils frappant les dalles, entrecoupées de rires et de bravos convulsifs. Expulser sur l’heure le gouvernement provisoire, punir de mort la trahison de Lamartine, châtier et terrifier la bourgeoisie par des exemples fameux, désorganiser par deux ou trois décrets l’armée, la magistrature, tous les corps constitués, mettre hors la loi les hommes suspects, confisquer les biens. des riches, fonder sous un niveau de fer l’égalité absolue, gouverner par un comité de salut public et selon les traditions de la Commune de Paris en 93, telles étaient les idées fixes des communistes-matérialistes ; mais, ni le président ni aucun des plus violents sectionnaires n’osaient presser la conclusion. Les yeux sans cesse tournés vers la porte d’entrée, ils épiaient avec impatience l’arrivée de Blanqui. Le grand conspirateur parut enfin. Avec une lenteur calculée, l’œil impassible, le visage compose et impénétrable, il traversa l’assemblée et prit place au bureau. La proclamation insurrectionnelle qu’il avait dictée était collée à la muraille il y jeta un regard sombre et se tut longtemps.

Citoyens, dit-il enfin, la république est en ce moment menacée de dangers immenses. Les royalistes épient nos dissensions pour renverser le gouvernement provisoire et rappeler la régente. L’heure n’est pas venue d’en appeler au peuple des décrets du gouvernement. En présence de difficultés sans nombre, ce gouvernement a marché lentement jusqu’ici dans les voies révolutionnaires, mais enfin il y a marché. Si l’on compte dans son sein trop d’hommes tièdes ou timides, il s’en trouve aussi qui méritent la confiance du peuple. Sachons attendre qu’ils puissent agir. Puis, déroulant avec un flegme étudié devant son auditoire tout haletant, mais qu’il refroidissait peu à peu, les difficultés de la situation, montrant en pilote consommé, à ces forbans politiques, les écueils, les récifs de ces mers inconnues, il conclut en déclarant qu’il fallait veiller sur la République et remettre toute action au jour où le péril extérieur serait conjuré.

Les conspirateurs, accoutumés à l’obéissance passive, se turent. Le président annonça que la séance était close et fixa l’heure du rendez-vous pour le lendemain. La proclamation fut enlevée du mur et déchirée en mille morceaux. Chacun s’éloigna. Blanqui rentra chez lui en compagnie de deux amis fidèles. En route, il s’arrêta devant la boutique d’un boulanger pour acheter un pain ; il venait de s’apercevoir qu’il n’avait rien mangé de la journée.

Ainsi s’évanouit, à sa première heure, la tempête artificielle dont le gouvernement provisoire conçut tant d’épouvante ainsi un juste sentiment de son isolement au sein d’un peuple ennemi de toute violence, et l’intelligence parfaite de son impuissance à faire revivre dans les masses l’esprit de 93, arrêtèrent Blanqui dès les premiers pas. La finesse de son tact politique lui fit sentir qu’autant il lui était aisé de surprendre l’Hôtel de Ville et de laisser assassiner Lamartine, comme il en était sollicité par quelques-uns des siens, autant il lui serait impossible de transporter sur d’autres l’autorité morale que donnaient en ce moment au poète inspiré l’amour du peuple et les frayeurs de la bourgeoisie.

Il vit l’inanité d’un complot au sein d’une révolution si profonde. Ce jour-là, comme plus tard, après s’être donné l’émotion de l’insurrection, après avoir joui, à part lui, de l’effroi qu’il faisait naître, il rentra dans l’ombre et laissa dédaigneusement ses conjurés subalternes interpréter, selon leurs vues étroites, le mystère de sa conduite.

On comprend que, sous l’empire des inquiétudes que lui causaient Blanqui et les communistes révolutionnaires, l’une des plus vives préoccupations du gouvernement provisoire fut de reconstituer et d’appeler à sa défense la force armée. Pour cela, il était urgent d’arrêter le mouvement de désorganisation qui, s’il eût continué quelques jours encore dans l’armée, amenait sa dissolution complète. Déjà un très-grand nombre de soldats avaient quitté leurs corps, entraînés par des hommes du peuple ; et il était à craindre que, autant par fausse honte que par désir de rentrer dans leurs familles, ils ne vinssent plus rejoindre le drapeau. La plupart des casernes avaient été forcées par les insurgés qui s’étaient emparés des armes et des équipements. Dans la matinée du 25, le 52e régiment de ligne, caserné dans la rue de la Pépinière, après avoir résisté pendant quelques heures, avait, sur l’ordre du général Bedeau[10], rendu ses armes, et on l’avait vu, suivi d’un cortège populaire, promener dans Paris son humiliation.

La garde municipale, forcée de se dérober aux colères de la multitude, n’osait plus paraître. Un décret du gouvernement venait de la dissoudre. La garde nationale, qui montrait du zèle et qui conservait encore assez d’ascendant sur le peuple, était harassée et ne pouvait suffire à tous les besoins.

Trois décrets furent rendus consécutivement dans l’après-midi du 25, à l’Hôtel de Ville, en vue de reconstituer une force publique. Le premier de ces décrets, qui suivait dans le Moniteur une proclamation où le gouvernement invitait l’armée à jurer amour au peuple, lui promettant que le peuple oublierait tout en serrant les mains de ses frères[11], enjoignait aux autorités départementales de sévir contre les déserteurs selon toute la rigueur des lois. Le second, dont M. de Lamartine a revendiqué l’initiative, portait création de 24 bataillons d’une garde nationale mobile qu’on devait recruter au sein même de cette partie de la population parisienne qui venait de faire la révolution. On confiait le soin de son organisation à un militaire d’un caractère et d’un talent éprouvés, le général Duvivier. On assurait à ce nouveau corps une solde exceptionnelle. Le troisième décret réorganisait les gardes nationales dissoutes par le dernier gouvernement pour des causes politiques.

Dans le même temps, l’un des secrétaires du gouvernement, M. Flocon, se mettait à la tête d’une colonne populaire qui marchait sur Vincennes et, la calmant peu à peu pendant le trajet, obtenait d’elle que, respectant l’honneur du soldat, elle se contenterait de sa soumission à la République et n’exigerait qu’une distribution partielle d’armes et de munitions.

Après avoir pourvu de la sorte à ce qu’il considérait comme nécessaire à la sûreté générale, le gouvernement songea à ses obligations plus particulières envers le peuple et prit quelques mesures inspirées par le sentiment populaire. Dès les premiers moments de l’invasion des Tuileries, quand tout pouvait faire craindre la dévastation ou l’incendie, une main invisible avait tracé à la craie sur les pilastres de la grille ces simples mots : INVALIDES CIVILS. Le conseil régularisa par un décret cette pensée anonyme ; puis il adopta les enfants des citoyens morts en combattant pour la patrie et mit en liberté les détenus politiques ; enfin, il rendit un décret à jamais mémorable il abolit la peine de mort en matière politique.

La peine de mort, attaquée dans son principe par Thomas Morus, par Beccaria, par la plupart des philosophes du dix-huitième siècle, mise en question à l’Assemblée constituante et à la Convention par Condorcet, Dupont, Robespierre, de plus en plus réprouvée par l’esprit général de la civilisation moderne, reste dans nos lois comme un vestige attardé de la fatalité antique et de la barbarie féodale. Un philosophe contemporain avait dit sous le règne de Louis XVIII : L’abolition de la peine de mort est réclamée avec cette sorte d’unanimité qui ne peut tarder de triompher, parce que c’est l’unanimité des hommes qui ont la pensée sympathique de ce siècle. En effet, depuis bien des années, on voyait dans les hésitations du jury un symptôme non douteux de cette répugnance à prononcer la peine capitale. Les acquittements en matière criminelle, les amnisties en matière politique, n’étaient plus en proportion de la gravité des crimes, mais en proportion du sentiment grandissant dans la conscience publique de l’inviolabilité de la vie humaine.

En 1850, pour sauver les ministres de Charles X, Louis-Philippe fit proposer aux Chambres l’abolition de la peine de mort en matière politique. Une pétition qui appuyait cette proposition fut signée par les blessés de juillet ; mais la masse populaire protesta. Des bandes armées portant un drapeau sur lequel se lisaient ces mots : mort aux ministres, marchèrent sur Vincennes et peu après menacèrent le Luxembourg. La garde nationale elle-même se montrait animée de passions violentes et souhaitait ouvertement une sentence de mort. Un discours de M. Eusèbe Salverte, dont la logique rigoureuse écrasa les considérations un peu vagues de MM. de Tracy, la Fayette et Kératry, fit rejeter par la Chambre des députés une proposition dont la circonstance rendait l’application particulière trop évidente. Cependant Louis-Philippe resta sur ce point fidèle à ses principes philosophiques. Pendant les dix-huit années de son règne il ne souffrit aucune exécution capitale en matière politique. La rareté des supplices adoucit singulièrement les mœurs et le même peuple qui, en 1830, demandait pour prix de sa victoire la tête des ministres de Charles X, applaudit avec enthousiasme, en 1848, le décret qui sauvait la vie aux ministres de Louis-Philippe. Ainsi s’accomplissent au sein des sociétés, sans qu’elles en aient conscience, ces progrès de la raison dont la puissance morale finit par nécessiter les réformes politiques. Les lois sont plus souvent le résultat que la cause de ce progrès plus souvent l’expression que la règle des mœurs.

M. de Lamartine fut, dans le conseil du gouvernement provisoire, le premier interprète du sentiment universel. M. Louis Blanc, souhaitant pour l’honneur de la République de démentir avec éclat les accusations de terrorisme qui déjà se répandaient, appuya la motion de M. de Lamartine avec une chaleur extrême. Les objections secondaires furent entraînées par les considérations supérieures qu’il développa. Le décret fut signé avec émotion. Unis un moment dans une effusion sincère, ces hommes étrangers, hostiles bientôt l’un à l’autre, se tendirent la main en se félicitant de consacrer par un acte d’éternelle justice leur pouvoir éphémère. Le vieux Dupont (de l’Eure) rendit grâces à sa longue existence de lui avoir donné ce jour. Puis, tous ensemble, ils se rendirent sur le perron de l’Hôtel de Ville, afin d’annoncer au peuple cette victoire nouvelle de l’esprit de clémence et de vie sur la fatalité et la mort.

Une foule d’ouvriers et de gardes nationaux stationnait depuis quelques heures sur la place, dans l’attente d’une communication de ce gouvernement que le peuple implorait et bénissait déjà comme une providence visible. M. de Lamartine s’avança ; tous les yeux se tournèrent vers lui. Un silence profond succéda tout d’un coup au tumulte de la foule et au bruissement des armes. Il parla ainsi :

Citoyens ! le gouvernement provisoire de la République vient prendre le peuple à témoin de sa reconnaissance pour ce magnifique concours national qui vient accepter les nouvelles institutions.

Le gouvernement provisoire de la République n’a que d’heureuses choses à annoncer au peuple assemblé.

La royauté est abolie.

La République est proclamée.

Le peuple exercera ses droits politiques.

Des ateliers nationaux de travail sont ouverts pour les ouvriers sans salaire.

L’armée se réorganise. La garde nationale s’unit indissolublement avec le peuple pour fonder promptement l’ordre, de la même main qui vient de conquérir la liberté.

Enfin, messieurs, le gouvernement provisoire a voulu vous apporter lui-même le dernier décret qu’il vient de délibérer et de signer, dans cette séance mémorable l’abolition de la peine de mort en matière politique.

C’est le plus beau décret, messieurs ; qui soit jamais sorti de la bouche d’un peuple le lendemain de sa victoire.

C’est le caractère de la nation française qui échappe en un cri spontané de l’âme de son gouvernement. Nous vous l’apportons. Il n’y a pas de plus digne hommage au peuple que le spectacle de sa propre magnanimité.

 

Une acclamation enthousiaste salua ces paroles et s’étendit, en se prolongeant, de la place de l’Hôtel de Ville aux quais et aux rues environnantes. Des cris passionnés de : Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! vive Lamartine ! s’élevèrent dans l’air et retentirent pendant longtemps. Le règne du peuple fut inauguré, en cette heure solennelle, par une reconnaissance éclatante du droit humain, par le seul sacrifice compatible avec le dogme nouveau de l’humanité libre, par l’abolition même du sacrifice.

 

FIN DU PREMIER VOLUME

 

 

 



[1] Ledru-Rollin se rendait si peu compte de la passion qui mettait cette multitude en mouvement, qu’on l’entendit, à plusieurs reprises, exprimer son étonnement de ce que l’on n’allait pas briser les presses royalistes. Cet épisode, qui a passé inaperçu, ne figure-t-il pas d’une manière bizarre la rapidité avec laquelle les révolutions populaires échappent à leurs premiers chefs, et combien ceux-ci en méconnaissent vite le sens et le caractère ?

[2] Voir le compte rendu de M. de Lamartine à l’Assemblée constituante (séance du 6 mai 1848).

[3] On sait que la pourpre a été de tous temps, chez tous les peuples, affectée aux honneurs suprêmes. L’Église considère le rouge comme l’emblème de l’ardente charité. Elle le consacre spécialement, dans sa liturgie, aux fêtes commémoratives des martyrs, et à cette adoration mystère suprême de l’amour divin qu’elle nomma par excellence la Fête-Dieu.

[4] Voir Appel aux honnêtes gens, par M. Louis Blanc.

[5] Voir Histoire de dix ans, t. III, p. 278, 7e édit.

[6] La Presse du 27 février ayant dit : Le ruban rouge, le ruban du communisme ne se rencontre plus que pour attester son immense minorité, le journal Le Populaire, rédigé par M. Cabet, répondit en ces termes : Nous n’examinerons pas si nos doctrines sont en minorité ou en majorité ; mais nous déclarons qu’il est faux que le drapeau rouge soit le drapeau du communisme. Et ailleurs : Nous approuvons le drapeau tricolore plutôt que le drapeau rouge. Le Populaire, 29 février 1848.

[7] On l’appelait familièrement dans les sociétés secrètes : le petit Blanqui. Après le 12 mai 1859, Barbès disait en expliquant la déroute des insurgés : Le petit a eu peur.

[8] Voir aux Documents historiques, n° 9.

[9] En racontant la conspiration du 12 mai, M. Louis Blanc caractérise ces natures de conspirateurs qui, dit-il, ayant plus de foi aux victoires de la force qu’aux pacifiques et inévitables conquêtes de l’intelligence, font du progrès de l’humanité une affaire de coup de main, une aventure. (Histoire de dix ans, t. V, chap. XIII.)

[10] Voir le discours du général Bedeau à l’Assemblée législative (séance du 24 mai 1850).

[11] Voir aux Documents historiques, n° 10.