HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE XV. — LE PEUPLE MAÎTRE DE PARIS.

 

 

Pendant que le gouvernement élu à la Chambre prenait avec hésitation les rênes du pouvoir et tâchait de se maintenir dans une sorte de légalité fictive, le comité de la Réforme s’emparait révolutionnairement des deux positions administratives les plus importantes : la Préfecture de police et la direction des postes. Après le combat du Château d’Eau et l’invasion des Tuileries, M. Étienne Arago, qui se rappelait la révolution de 1830 et qui savait comment se laissent chasser les fonctionnaires des royautés en déroute, se rendit à l’hôtel des postes. Il trouva la cour encombrée de gardes nationaux ; il leur annonça brièvement la fuite du roi, puis il se présenta dans le cabinet du directeur, M. Dejean. S’étant nommé, il lui déclara qu’il le destituait au nom de la République, et qu’il venait occuper sa place. M. Dejean resta interdit, balbutia, recommanda aux soins de M. Arago une vieille dame, sa parente, qui logeait chez lui, et quitta l’hôtel. M. Arago ne perdit pas une minute ; il rassembla autour de lui les employés et les somma, à leur grande surprise, de pourvoir pour l’heure accoutumée au départ régulier des malles-poste de la République. C’était chose malaisée ; car, entre l’Hôtel des postes et les barrières, il y avait, dans toutes les directions, plus de deux cents barricades à franchir. Cependant les employés, rivalisant de zèle pour se créer des titres aux faveurs du pouvoir nouveau, aplanirent toutes les difficultés. Une heure après son entrée en fonction, M. Arago put écrire à l’Hôtel de Ville, au gouvernement quelconque qu’il supposait devoir y être installé, le billet suivant : Citoyens gouvernants, le service de la poste pour les départements sera fait ce soir comme à l’ordinaire. Et il tenait parole. À sept heures précises, toutes les malles-poste brûlaient le pavé des routes, emportant une dépêche laconique qui annonçait à la France la victoire du peuple et la chute de la dynastie[1].

Un autre républicain, également attaché depuis bien des années au journal la Réforme, s’installait à la même heure, et à peu près de la même façon, à la Préfecture de police : c’était M. Marc Caussidière.

Homme d’action, de ruse et de verve révolutionnaire, propagandiste infatigable, dans les estaminets et dans les carrefours, d’une espèce de jacobinisme humoristique, M. Marc Caussidière, grâce à sa stature musculeuse, à sa figure joviale et sournoise tout à la fois, au geste populaire de son poing robuste, aux saillies de son propos pittoresque, arriva bientôt à une sorte de célébrité bouffonne qui servit merveilleusement ses vues cachées. Épouvantant et rassurant tour à tour, selon l’intérêt de ses ambitions, la bourgeoisie parisienne, il jouera dans la suite de cette histoire un personnage d’une gravité comique, dont les traits ne se retrouvent aussi fortement accentués que chez certains héros de Shakespeare.

Quand, le fusil en main, le pistolet à la ceinture, le sabre retenu au côté par une grosse corde rouge, affublé d’une redingote crottée, d’une casquette déchirée et d’une paire de botte hachées en pièces, tant elles avaient de fois, depuis vingt-quatre heures, franchi les barricades, M. Marc Caussidière parut à la Préfecture de police escorté de deux chefs de barricade, MM. Cahaigne et Sobrier[2], ce fut une explosion de joie dans la bande populaire, qui, maîtresse déjà de la place, lui en fit les honneurs. Voici ce qui s’était passé avant sa venue.

Vers deux heures de l’après-midi, la nouvelle de l’abdication du roi avait été apportée à M. Delessert par quelques gardes nationaux. Presque au même moment, avant qu’il eût eu le temps de prendre un parti, une colonne d’insurgés très-nombreuse et très-menaçante vint assaillir les portes de l’hôtel en demandant des armes[3]. Les cours étaient occupées par trois cents hommes de la garde municipale à cheval, par des gardes à pied, par le 70e de ligne, et par une compagnie des chasseurs d’Orléans sous les ordres du général Saint-Arnaud.

Après quelques pourparlers, le préfet, espérant calmer l’émeute, ordonne qu’on passe des fusils à la foule par la porte entrebâillée ; mais cette concession ne sert qu’à la rendre plus exigeante. Les insurgés veulent absolument pénétrer dans l’hôtel, ils veulent surtout désarmer la garde municipale. Enfin le préfet consent à rendre la place à M. Carteret, officier de la garde nationale, et se retire par la cour du Harlay. Il s’agissait de faire sortir les troupes. Les gardes municipaux refusent de livrer leur poste. Le peuple qui attend s’impatiente ; tout à l’heure il consentait à laisser passer les soldats avec les honneurs de la guerre, maintenant il exige qu’ils déposent les armes. En vain, les employés supérieurs de l’hôtel les supplient, le général Saint-Arnaud leur ordonne de se soumettre ; les gardes municipaux repoussent avec indignation une capitulation qu’ils estiment déshonorante. Pendant que l’émeute gronde aux portes, une lutte s’engage entre ceux qui consentent à capituler et ceux qui veulent mourir les armes à la main. Enfin ces derniers, voyant que tout est perdu, brisent leurs armes, vident leurs gibernes, déchirent leurs cartouches en poussant des cris de rage. Les officiers de la garde nationale exigent du peuple la promesse qu’on laissera sortir la troupe sans l’insulter, et s’engagent à conduire les gardes municipaux à Vincennes. Les portes s’ouvrent. Les cavaliers, la tête nue, passent les premiers à travers les murmures de la foule, puis les fantassins, puis les chasseurs d’Orléans, avec lesquels le peuple fraternise. La garde nationale protège de son mieux la triste colonne qui s’avance vers la place de l’Hôtel de Ville. Sur le quai aux Fleurs, une immense barricade lui barre le passage. Une décharge à bout portant renverse plusieurs soldats ; une femme et un garde national sont tués roides. C’est le signal d’une nouvelle lutte ou plutôt d’un effroyable sauve-qui-peut. Culbutés, poursuivis, un grand nombre de gardes municipaux sont tués ou blessés mortellement ; le colonel et le chef d’escadron n’échappent que par miracle. Le dévouement de quelques combattants les dérobe à la fureur des autres ; on les cache, on les travestit ; des hommes du peuple les gardent chez eux jusqu’à la nuit tombante, puis ils sont conduits en sûreté à la mairie. Le général Saint-Arnaud, renversé de cheval, entouré par une foule furieuse, est dégagé par quelques gardes nationaux, qui le sauvent en le menant à l’Hôtel de Ville.

Les chasseurs d’Orléans, qui s’étaient séparés sur le quai des gardes municipaux et qui se dirigeaient vers les Tuileries, rencontrent sur leur chemin une bande populaire qui en revient. Les insurgés, mis en belle humeur par le vin qu’ils ont bu en abondance et par les libertés de toute sorte qu’ils viennent de prendre dans le palais des rois, s’approchent des soldats et les accostent aux cris de Vive la ligne ! On s’embrasse, on se tutoie, on se donne de vigoureuses poignées de main ; les insurgés offrent aux soldats des jambons, des pâtés, qu’ils ont pris dans les cuisines royales et qu’ils portent en trophée au bout de leurs piques. Pendant que ceux-ci, déconcertés, étourdis, ne savent trop ce qu’ils doivent dire ou faire, on vide lestement leurs gibernes, on s’empare, tout en riant, des fusils, des shakos, puis on s’éloigne au cri de Vive la République !

Revenons à M. Caussidière. Après avoir harangué la foule et s’être fait reconnaître comme délégué du peuple souverain à la Préfecture de police, il prit immédiatement possession des bureaux, rédigea au courant de la plume et envoya placarder sur tous les murs la proclamation suivante :

Un gouvernement provisoire vient d’être installé ; il est composé, de par la volonté du peuple, des citoyens F. Arago, Louis Blanc, Marie, Lamartine, Flocon, Ledru-Rollin, Recurt, Marrast, Albert, ouvrier mécanicien.

Pour veiller à l’exécution des mesures qui seront prises par ce gouvernement, la volonté du peuple a aussi choisi pour ses délégués au département de la police les citoyens Caussidière et Sobrier.

La même volonté souveraine du peuple a désigné le citoyen Étienne Arago à la direction générale des postes.

Comme première exécution des ordres du gouvernement provisoire, il est ordonné à tous les boulangers et fournisseurs de vivres de tenir leurs magasins ouverts à tous ceux qui en auraient besoin.

Il est expressément recommandé au peuple de ne point quitter ses armes, ses positions, ni son attitude révolutionnaire. Il a été trop souvent trompé par la trahison ; il importe de ne pas laisser de possibilité à d’aussi terribles et d’aussi criminels attentats.

Pour satisfaire au vœu général du peuple souverain, le gouvernement provisoire a décidé et effectué, avec l’aide de la garde nationale, la mise en liberté de tous nos frères détenus politiques ; mais, en même temps, il a conservé dans les prisons, toujours avec l’assistance honorable de la garde nationale, les détenus constitués en prison pour crimes ou délits contre les personnes et les propriétés.

Les familles des citoyens morts ou blessés pour la défense des droits du peuple souverain sont invitées à faire parvenir aussitôt que possible, aux délégués au département de la police, les noms des victimes de leur dévouement à la chose publique, afin qu’il soit pourvu aux besoins les plus pressants.

Les délégués au département de la police,

CAUSSIDIÈRE, SOBRIER.

 

Cette proclamation, qui contenait une liste inexacte des membres du gouvernement provisoire et qui constituait, sans que celui-ci en eût eu connaissance, une autorité indépendante, ne fut point insérée au Moniteur, malgré les vives réclamations de M. Caussidière[4]. À partir de ce moment, une lutte secrète s’engagea entre l’administration révolutionnaire de MM. Caussidière et Sobrier, bientôt divisés entre eux cependant par la jalousie du pouvoir et de la popularité, et le gouvernement officiel de l’Hôtel de Ville. Ce refus d’insertion au Moniteur fut le premier indice de l’antagonisme qui devait si violemment éclater, à quelque temps de là, entre les éléments divers de la révolution ; ce fut le prélude de la guerre civile.

Pendant que la République prenait ainsi possession de Paris, un seul point isolé, l’hôtel des Invalides, recueillait encore les débris de la royauté, mais sans pouvoir les défendre. Là, comme au Palais-Bourbon, la duchesse d’Orléans résistait aux conseils timides qui la pressaient de mettre sa vie en sûreté. Il fallut, pour la décider à quitter sa retraite, qu’elle apprît de M. Barrot les tristes résultats de la tentative faite en sa faveur à l’Hôtel de Ville, et la nouvelle qu’un groupe de peuple se dirigeait sur les Invalides. Alors seulement elle consentit à s’éloigner. M. de Mornay la conduisit à pied chez une personne dévouée qui demeurait dans le voisinage, madame Anatole de Montesquiou. Le comte de Paris la suivit à quelque distance, entouré d’un groupe d’amis. Il était près de six heures. La princesse monta presque aussitôt dans la voiture de M. de Montesquiou avec le jeune prince. M. de Mornay et M. Regnier l’accompagnaient. La sortie de Paris fut difficile ; il fallait traverser des groupes d’insurgés à qui tout fuyard était suspect. Mis en joue à la barrière, le cocher lança hardiment ses chevaux au plus épais de la foule, au risque de fracasser sa voiture sur les pavés amoncelés ; sa hardiesse réussit. La princesse arriva le soir même au château de Bligny, près d’Arpajon, où le duc de Chartres lui fut amené par madame de Montesquiou. Elle y demeura jusqu’au 26, pendant que M. de Mornay, rentré dans Paris, se procurait un passeport pour l’Allemagne[5]. Le 26, à dix heures du soir, elle gagna en poste le chemin de fer de Lille, où elle attendit, sans quitter sa voiture, le départ du convoi pour la Belgique[6]. En passant la frontière, la princesse, qui avait montré jusque-là beaucoup de calme et de résignation, fondit en larmes. Elle se rappelait sans doute les acclamations, les fêtes, les transports qui avaient salué naguère sa venue sur cette terre française où l’attendait un trône et où elle ne laissait qu’un tombeau. Son âme, douce et pieuse, s’arrachait d’un effort plus cruel encore peut-être à la tombe qu’au trône ; elle donnait plus de larmes à la patrie de ses douleurs qu’à la patrie de ses prospérités.

Dans le même temps, le duc de Nemours, qui l’avait quittée aux Invalides, favorisé dans sa fuite par le colonel de Courtais et M. Dailly, maitre de poste de Paris, gagnait les côtes, après être demeuré plusieurs jours caché dans une maison voisine du Luxembourg. Le gouvernement provisoire ignora volontairement sa présence.

Quant à la duchesse de Montpensier, elle ne retrouva les siens qu’après bien des fatigues et bien des angoisses. Son mari lui avait fait dire, chez madame de Lasteyrie, qu’il l’attendrait à Eu ; mais, lorsqu’elle arriva, accompagnée de M. Thierry et de M. Estancelin, à la résidence royale, non-seulement elle n’y trouva personne, mais encore elle manqua des objets les plus indispensables à son service. Repartie le soir même pour Bruxelles, sans avoir pu prendre le moindre repos, elle fut forcée de s’arrêter à Abbeville. La fermentation populaire y était extrême. La voiture de la princesse attirait l’attention. M. Thierry jugea prudent de mettre pied à terre pour traverser la ville sans être reconnus. La nuit était sombre et pluvieuse. On s’égara dans les rues. S’étant trompé de route, on erra plusieurs heures sous une pluie glacée, dans les ténèbres, attendant toujours M. Estancelin, qui devait amener hors des portes une voiture. La princesse perdit un de ses souliers dans la boue ; mais sa jeunesse, son heureux naturel, sa précoce expérience des révolutions la soutenaient. J’aime encore mieux cela que la table ronde, disait-elle gaiement à M. Thierry, faisant allusion à l’ennui des soirées de famille chez la reine.

Enfin, la voiture de M. Estancelin arriva, et l’on franchit dans la nuit la frontière belge.

Le duc de Wurtemberg quitta Paris, muni de passeports pour l’Allemagne que lui envoya M. de Lamartine. Le gouvernement provisoire favorisait toutes ces évasions : M. Guizot, qui s’était enfui par les derrières du ministère de l’intérieur, avec MM. Duchâtel, de Salvandy, Hébert, au moment où M. Barrot venait en prendre possession[7], se réfugia chez madame de Mirbel, et y demeura plusieurs jours. M. de Lamartine et M. Arago facilitèrent sa sortie de France. Par un singulier hasard, le convoi du chemin de fer par lequel M. Guizot gagnait la Belgique emportait, au même moment et sans qu’il le sût, une femme dont l’influence sur lui, vraie ou supposée, avait excité la défiance universelle, une étrangère que l’opinion rendait en partie responsable de l’impopularité sous laquelle il succombait la princesse de Lieven[8].

Louis-Philippe, la reine, madame la duchesse de Nemours, M. le duc de Montpensier, entourés, comme nous l’avons vu, d’une escorte nombreuse, étaient arrivés à Saint-Cloud, entre deux et trois heures. Plusieurs fois, pendant ce rapide trajet, le roi, se parlant à lui-même, avait murmuré le nom de Charles X. Les souvenirs de 1830 et de tristes analogies revenaient en foule à sa mémoire. Cependant il ne manifestait aucune inquiétude ; encore moins songeait-il à prendre contre l’insurrection victorieuse des mesures politiques ou militaires. Quand le général Regnaud de Saint-Jean-d’Angély se présenta pour recevoir ses ordres et lui demander s’il devait rassembler les troupes ; organiser un plan d’attaque ou de résistance : Cela ne me concerne plus, répondit le roi, c’est l’affaire de Nemours. Étant allé à Trianon, il se mit à une fenêtre, y resta longtemps à regarder le parc, critiqua la disposition de quelques massifs : M. Neveu s’est trompé, dit-il ; et s’étant fait apporter une plume, il rectifia sur le plan ce qu’il considérait comme des erreurs. Mais tout à coup une détonation qui retentit sous les croisées du château le tira de cette espèce d’insouciance. La plus vive agitation se trahit sur son visage ; il demanda en toute hâte des chevaux pour Dreux et s’occupa, avec une anxiété visible, de changer de costume, afin de se rendre méconnaissable. Il ôta sa perruque, coupa ses favoris, mit d’énormes lunettes vertes, rabattit sur son front un bonnet de soie noire et enveloppa le bas de sa figure dans un cache-nez. C’est travesti de la sorte qu’il prit à la chute du jour la route de Dreux, où il arriva vers onze heures. Le maire et le sous-préfet, qui ignoraient les événements de la journée, se présentèrent aussitôt pour lui rendre leurs devoirs ; il leur annonça son intention de rester à Dreux trois ou quatre jours pour y attendre la résolution définitive des Chambres. Il parla avec prolixité de la sagesse de sa politique, des prospérités de son règne ; il se plaignit de l’ingratitude de certains hommes ; puis, avant d’aller se reposer, il visita aux flambeaux les dernières constructions qu’il avait ordonnées dans la chapelle. Pendant son sommeil, les autorités de Dreux apprirent, par un ami de M. Bethmont, qui venait de Paris, la déchéance de la dynastie et l’installation du gouvernement provisoire. Cette nouvelle, communiquée au roi à son réveil, le décida à quitter la France. On lui conseilla de se séparer de sa famille, afin de gagner plus facilement la côte.

M. le duc de Montpensier était resté dans Paris, il y demeura quinze jours, pendant lesquels il communiqua constamment avec M. de Rémusat, espérant encore un retour des événements. Sur ces entrefaites, le roi et la reine arrivaient dans une maison isolée appartenant à M. de Perthuis, aide de camp du roi, près la chapelle Notre-Dame de Grâce, sur le mont Joly, à peu de distance d’Honfleur. Le général Dumas dépêcha immédiatement un exprès au fils de M. de Perthuis, qui commandait un garde-côte, afin qu’il disposât tout pour l’embarquement de la famille royale. Dans la nuit du 26 au 27, Louis-Philippe, Marie-Amélie, le général de Rumigny et M. Paulignes, officier d’ordonnance, arrivèrent, suivis de deux domestiques, dans la maison de M. de Perthuis. Le vent soufflait avec violence sur toute la côte. Le petit bâtiment de M. de Perthuis manqua vingt fois de chavirer dans le long détour qu’il lui fallut faire pour gagner Honfleur. Il était impossible de songer à se mettre en mer. Cependant la fermentation qui agitait déjà les populations qu’on venait de traverser était trop inquiétante pour que le roi pût, sans imprudence, prolonger son séjour dans un lieu si peu caché ; il fut convenu qu’on tâcherait de s’embarquer à Trouville. Le 28, à deux heures du matin, M. de Perthuis s’y rendit avec M. de Rumigny et M. Besson, ancien officier de marine, afin de fréter, s’il était possible, une barque de pêche. Le roi, qui avait pris le nom de Lebrun, les rejoignit vers dix heures avec Thuret, son valet de chambre. On passa la journée dans la maison d’un médecin, M. Biard. La tempête, loin de se calmer, redoublait de fureur. Les plus hardis pilotes déclaraient la mer impraticable ; néanmoins, on comptait à tous risques s’embarquer le lendemain, mais le 29 au matin, les mariniers vinrent dire à M. de Perthuis que la marée ne donnait pas assez d’eau pour prendre le large, et qu’avant trois ou quatre jours aucune barque de pêche ne pourrait sortir. Au même moment, on apprenait que la population de Trouville commençait à s’émouvoir ; le bruit courait dans la ville que M. Guizot s’y cachait. Il devenait périlleux pour Louis-Philippe d’y rester. Le 1er mars, en effet, vers dix heures du soir, la maison de M. Biard est subitement entourée par les gendarmes. On dit que ce n’est pas le ministre, mais le roi lui-même qui s’y trouve. Toute la population est sur pied. Le commissaire de police se présente pour faire une perquisition. Pendant que M. de Perthuis le reçoit avec une présence d’esprit qui trompe tout le monde, le roi s’évade à pied par les derrières de la maison et se jette dans la campagne. À Touques, on lui procure une voiture pour Honfleur, où il arrive le 2 mars, à cinq heures du matin. La reine, qui s’y est rendue avec le général Dumas, l’attend depuis deux jours, en proie aux transes les plus vives. Le consul britannique a mis à la disposition du roi le paquebot l’Express, qui chauffe dans le port du Havre. Le soir, on s’embarque sur un bac et on arrive au Havre. Louis-Philippe et la reine se rendent séparément sur le paquebot anglais ; peu après ils étaient hors de danger, loin des côtes de France.

Mais retournons pour un moment sur nos pas. L’heure était avancée ; peu à peu la foule lassée abandonnait l’Hôtel de Ville ; les salles et les galeries se vidaient. Après le repas que j’ai décrit plus haut, le gouvernement provisoire s’était remis au travail. Il rendait à la hâte décret sur décret pour assurer l’approvisionnement de la population et pour protéger Paris du mieux qu’il était possible, soit contre une attaque des troupes royales, soit contre les excès de la multitude. De lui-même, le peuple gardait ses barricades. Sa victoire lui était chère ; il ne la voulait ni abandonner ni déshonorer. Des patrouilles de volontaires circulaient dans les rues ; des sentinelles en guenilles veillaient à la sûreté du riche, qui tremblait pour sa vie et pour ses biens.

L’histoire le dira à l’éternel honneur de ce peuple, pas un acte de violence sur les personnes ne fut commis, pas une propriété particulière ne fut même menacée, pendant le long espace de temps qui s’écoula entre la chute du pouvoir monarchique et la constitution du pouvoir républicain. Malgré ce qui se rencontre toujours de ferments impurs dans le soulèvement des masses, la générosité, la douceur, un naïf enthousiasme de fraternité, un fier désintéressement, une courtoisie délicate, furent la vengeance de ce peuple, si justement ulcéré, sur ceux qui avaient oublié ou calomnié sa misère.

Et pourtant il avait été excité pendant le combat par des fanatiques, par des conspirateurs, par des hommes familiarisés avec la théorie de l’assassinat politique. Plus d’un Marat subalterne lui soufflait déjà dans l’ombre ses inspirations sanguinaires ; mais le délire même de ce peuple en armes, abandonné à son propre génie, dans l’ivresse de la victoire, ne trahit que le secret de sa grandeur. L’idéal de la République, longtemps caché, enfoui dans son sein, avec une passion jalouse, en sortit pur. Les premières paroles qu’un poète adressa, au nom du peuple républicain, à la France et au monde, furent des paroles de paix et de concorde.

Le gouvernement provisoire prenait en main la plus belle, la plus religieuse tâche qui soit jamais peut-être échue à des hommes : un peuple fier, courageux, intelligent, soulevé pour défendre le droit, l’honneur, la moralité politique, lui confiait spontanément le soin de ses destinées. Victorieux, il abdiquait sur l’heure même de sa victoire et remettait à des hommes, qu’il jugeait plus capables que lui d’en user avec discernement, un pouvoir qu’il voulait bienfaisant, conciliateur et juste. Ce peuple magnanime n’exigeait qu’une seule chose, mais il l’exigeait avec passion : il voulait que, répudiant un règne anti-national, on reprît sincèrement la tradition de liberté expansive et d’unité qui, depuis les premières origines de notre histoire jusqu’à la révolution de 93, avait de plus en plus cimenté la puissance de la nation française en étendant sa gloire. Il voulait que l’on rendît au pays sa vigueur énervée par de pernicieux enseignements et par des pratiques détestables. Une voix sortie de ses entrailles, une voix qui éveillait des échos jusqu’aux confins du monde, appelait les élus de l’Hôtel de Ville à une entreprise signalée.

Et tout paraissait conspirer à la leur rendre facile. Par un concours extraordinaire de circonstances heureuses, le gouvernement provisoire, bien qu’issu d une insurrection et investi du pouvoir par une élection tumultuaire, représentait avec éclat toutes les forces légitimes que la raison reconnaît et qu’honore la conscience publique. M. Dupont (de l’Eure) y apportait l’autorité d’une longue vie éprouvée et d’un caractère incorruptible ; MM. Arago et de Lamartine, l’illustration de la science et de l’art, la noblesse du langage, la délicatesse des mœurs, et cette tempérance des opinions éclairées qui devait, en rassurant les vaincus, aplanir les voies à la réconciliation MM. Ledru-Rollin et Louis Blanc, avec l’initiative révolutionnaire, la confiance plus intime du peuple. Aucune résistance sérieuse n’était à redouter au dedans, aucune entreprise à craindre du dehors.

Dans la nuit même de son installation, le gouvernement provisoire recevait, par la bouche des maréchaux, et des généraux les plus illustres, l’hommage de l’armée. La garde civique, compromise avec le peuple, se voyait en quelque sorte contrainte d’accepter comme sienne une révolution précipitée par son imprudence. Sur un signe du télégraphe, les départements allaient tous passer, en un clin d’œil, de la monarchie à la République. L’empressement sans pudeur des serviteurs de la dynastie à venir saluer cette République qu’ils déclaraient, la veille, plus impossible encore que haïssable, ne découvrait que trop, dans le pays légal, ce néant des convictions au sein duquel se prépare la décadence et se consomme la ruine des pouvoirs caducs. La vieille société quittait la place. La société nouvelle s’inclinait devant ses législateurs.

Considérer à ce point de vue la révolution de février et l’institution de la République, c’est, je ne l’ignore pas, entrer en contradiction complète avec l’opinion commune, qui ne veut plus voir aujourd’hui dans cette révolution que l’habile manœuvre d’une faction, qu’un acte de violence et de traîtrise. Suivant le nombreux parti humilié en février, un ordre donné à propos, un mouvement de troupes mieux exécuté, un prince de plus à Paris, un combattant de moins dans la rue, un orateur absent de la Chambre, et la dynastie était sauvée, et le pays légal reprenait, après un désordre presque insensible, le cours de ses prospérités. L’avenir n’est pas loin qui fera justice de ces frivoles assertions. L’histoire montrera avec évidence que jamais peut-être la surprise, l’accident, l’action personnelle d’un homme, n’eurent moins de part dans le renversement des choses établies. La révolution de 1848 ne s’est faite, il faut bien qu’on le sache, ni par conspiration, ni par connivence, ni par coup de main, ni par guet-apens. La force matérielle, et c’est là le caractère supérieur de cette révolution, n’y eut qu’un jeu très-secondaire. Il n’est pas un chef de parti qui se puisse vanter avec fondement qu’il l’ait conduite ou qu’il eût pu la vaincre.

Le peuple de Paris, en s’emparant de l’Hôtel de Ville et en y proclamant spontanément, malgré la plupart des chefs de la démocratie, le gouvernement républicain, n’a été que l’exécuteur d’un arrêt depuis longtemps suspendu sur le pays légal. La dynastie d’Orléans et la bourgeoisie, qui gouvernaient toutes choses avec une présomption dédaigneuse, et qui n’avaient su voir et sentir que la vie matérielle, que le mouvement en quelque sorte mécanique de la France, n’avaient demandé ni au sentiment religieux, ni à l’honneur national, ni à l’instinct populaire la force morale qui consacre et féconde le droit de souveraineté. La souveraineté leur était ôtée. Quoi de plus simple, de plus aisé à comprendre, de plus conforme à la logique du progrès social et aux lois éternelles de la civilisation.

Dans son rapport immédiat avec le règne de Louis-Philippe, la révolution de 1848 n’a pas d’autre cause ni d’autre explication. Dans son rapport, encore obscur, avec l’avenir, je la considère, on l’a vu, comme une transformation ascendante de la vie morale et matérielle du peuple.

Le gouvernement provisoire et l’Assemblée constituante ont eu en leur puissance tous les moyens imaginables de hâter cette transformation par l’organisation de l’éducation nationale et par l’administration de la richesse publique, réformées selon les principes de l’égalité démocratique. Mais dix-sept années d’opposition au pouvoir n’avaient pas préparé les radicaux à le posséder. Politiques de tribune, de barreau ou de journalisme, aucun d’eux n’avait ni le caractère, ni le génie de l’homme d’État. Troublés dans leurs conseils, divisés contre eux-mêmes, on les a vus se heurter et trébucher à chaque pas. Pendant ces contentions et ces discordes, le temps a fui, l’occasion s’est envolée. À l’heure où j’écris ces lignes[9], l’esprit d’aveuglement étend de nouveau sur la France ses sombres ailes. Il appesantit les cœurs ; il abat les volontés. Tout est confus, vacillant, inerte et morne. Les meilleurs perdent courage et les pires perdent honte. Cependant les signes prophétiques ne s’effacent point à l’horizon ; ils reparaissent, ils se multiplient, ils tiennent en éveil l’âme du peuple. Une défaillance passagère du pays lassé n’étonne ni sa foi, ni sa constance. Refoulée dans les profondeurs, l’idée s’y étend et s’y enracine.

La société, qui se décompose, fertilise à son insu la société qui germe. Pour aller moins vite que le désir, la sagesse des nations n’en fait pas moins sa tâche. La métamorphose s’accomplit. La liberté et la raison en ont le secret. Ouvrières immortelles d’une œuvre divine, elles opèrent silencieusement, avec sûreté, sans jamais suspendre leur travail, la transformation du monde.

 

 

 



[1] M. Bethmont, sur l’ordre du gouvernement provisoire, se rendit, vers dix heures du soir, à la direction des postes pour en prendre possession et tâcher d’organiser le service du lendemain. Trouvant la chose faite, il retourna à l’Hôtel de Ville et renonça de très-bonne grâce à ses pouvoirs.

Le relevé suivant des lettres déposées dans les boîtes de l’administration des postes à Paris, pendant les 25, 24 et 25 février, pourra ne pas paraître sans intérêt : 23 février, de 20 à 25.000 lettres ; 24 février, de 8 à 10.000 lettres ; 25 février, de 45 à 50.000 lettres.

[2] M. Sobrier commandait à la barricade de la rue Mazagran, où la colonne du général Bedeau s’était arrêtée. Il s’y était signalé par une bravoure d’autant plus frappante qu’elle contrastait davantage avec sa taille frêle et sa physionomie délicate.

[3] Dès la veille, à quatre heures, madame Delessert avait quitté l’hôtel de la Préfecture sur le bruit qu’il allait être attaqué par les insurgés.

[4] Le 25, dans la matinée, M. Caussidière fit chercher par une vingtaine d’hommes armés le commissaire du gouvernement auprès du Moniteur, M. Lemansois, pour lui intimer l’ordre de faire insérer sa proclamation mais celui-ci s’y refusa : la défense du gouvernement était formelle.

[5] M. Odilon Barrot avait conseillé à la duchesse d’Orléans de ne point rejoindre Louis-Philippe.

[6] Par le même convoi, M. Antony Thouret allait, en qualité de commissaire du gouvernement provisoire, faire proclamer la République à Lille.

[7] Ce fut M. Chambolle qui avertit les ministres de l’arrivée de M. Barrot et de son cortège populaire.

[8] La princesse de Lieven, qui sentait cette réprobation peser sur elle, fut saisie d’un si grand effroi, que ses amis eurent toutes les peines imaginables à lui persuader de faire quelques pas dans la rue pour aller réfugier ses terreurs dans un asile inviolable, à l’ambassade d’Autriche.

[9] En 1850.