La Chambre des pairs avait été convoquée pour une heure et demie. Une courte discussion sur le procès-verbal occupa les premiers moments de la séance, puis le chancelier se leva, et, d’une voix très-émue, annonça à l’assemblée les événements du dehors : Messieurs, dit-il, je ne sais que par le Moniteur que le ministère précédent n’existe plus et qu’un autre ministère se forme. Je n’ai reçu aucun avis officiel de quoi que ce soit : par conséquent, il n’y a rien dont je puisse entretenir la Chambre. Les pairs, humiliés et déconcertes, ne jugèrent point non plus qu’ils eussent quelque chose à faire ; la séance fut suspendue. Pendant cette suspension, le bruit se répandit que madame la duchesse d’Orléans allait venir au Luxembourg avec M. le comte de Paris ; mais, après une longue et inutile attente, le chancelier, ayant invité les pairs à reprendre leurs places, leur fit connaître, en ces termes, qu’ils pouvaient se séparer : Nous avions envoyé trois de nos collègues auprès de M. le président de la Chambre des députés pour l’informer que la Chambre des pairs restait assemblée et attendait les communications qui pourraient lui être faites. Cette mission a été remplie ; mais, d’après le compte détaillé qui nous a été rendu par nos collègues, il est évident que la Chambre des députés n’était plus en séance quand ils y sont arrivés. Notre message n’ayant pu, par conséquent, avoir aucun résultat, j’ai l’honneur de proposer à la Chambre de lever la séance. Elle sera informée quand une nouvelle réunion pourra avoir lieu. Ainsi finit, ainsi devait finir cette assemblée sans caractère, sans tradition, sans puissance, cette représentation factice d’une aristocratie plus factice encore. Ni le roi ni les ministres n’avaient pensé à la Chambre des pairs, au moment du danger ; on ne daignait pas la prévenir des événements accomplis. Il ne vint à l’idée de personne de lui demander une inspiration politique, un appui légal, un effort quelconque de courage ou de patriotisme. Ni la monarchie dans ses dernières convulsions, ni la République dans ses premières luttes, ne songèrent à cette assemblée inerte ; personne ne prit la peine de la congédier ; elle s’effaça, elle s’évanouit dans le néant où elle avait végété ; on ne put pas même dire : Elle a vécu[1]. Le spectacle que présentait à la même heure le palais Bourbon, quoique bien différent, n’était guère moins pitoyable. Depuis midi, une foule de députés, de journalistes, de personnes étrangères à la Chambre, accouraient de toutes les parties de la ville, effarés, en proie à des frayeurs dont le désordre paraissait dans la tenue, dans les propos, sur les physionomies. Nul ne cherchait à déguiser sa préoccupation personnelle dans la panique générale. Jamais peut-être, à aucun moment de nos crises révolutionnaires, une pareille hésitation, une perplexité si manifeste, n’avaient trahi, dans les esprits et dans les consciences, une déroute plus complète. On vit, alors, avec surprise, avec tristesse, combien était devenu petit, en France, le nombre de ces hommes fermes de cœur, pour lesquels le devoir ne saurait jamais être douteux et que le sacrifice trouve tout préparés. Quel que soit le blâme que doive encourir devant l’histoire l’attitude de la Chambre des députés en ce moment décisif, il convient de dire, non pour sa justification, mais pour notre enseignement, qu’elle reflétait l’image trop fidèle de l’état moral auquel les classes supérieures étaient descendues. Vues troublées qui cherchent à reconnaître de quel côté va la fortune pour la suivre, appréhensions de s’attacher à une cause perdue, prudences qui veulent tout ménager, perfidies qui s’observent, habitudes, contractées dans les chocs de nos luttes civiles de confondre le succès avec le droit, l’égoïsme avec la sagesse, la fourberie avec l’habileté, voilà de quels éléments se composait, vers le déclin du règne de Louis-Philippe, l’opinion légalement constituée dans les Chambres ; voilà sur quels fondements la dynastie d’Orléans se croyait assez solidement assise pour défier l’ardeur des passions populaires. L’ouverture de la séance n’avait été indiquée, la veille, que pour trois heures. M. Sauzet n’était pas là. En attendant qu’il vînt, dans la salle des Pas-Perdus, dans la salle des conférences, dans les couloirs, dans les bureaux, dans la tribune des journalistes, on entrait, on sortait, on se communiquait des nouvelles et surtout des suppositions ; personne ne connaissait avec exactitude la situation des choses ; les bruits les plus contradictoires trouvaient créance. On venait de voir passer M. Odilon Barrot, suivi d’une espèce de cortège ; il allait prendre possession du ministère de l’intérieur. On se demandait si Louis Philippe était encore roi, s’il avait quitté les Tuileries, pour qui se prononçait la garde nationale, si la troupe combattait encore, qui la commandait ; on sentait que tout flottait au hasard. Enfin, pendant que MM. Carnot et Marie se décidaient à aller au château pour éclaircir tous ces doutes, on vit arriver M. Vatout et plusieurs autres personnes de l’intimité de Louis-Philippe, qui, en annonçant l’abdication, groupèrent autour d’elles des députés influents et s’efforcèrent de les amener à soutenir la régence. M. Berryer et M. Lubis, rédacteur en chef d’un journal légitimiste[2], se prononçaient fortement pour cette transaction. On affirmait que le National était gagné, qu’un ministère Odilon Barrot et Marrast allait entourer de sa popularité un gouvernement nouveau, exempt de tous les torts dont le peuple accusait Louis-Philippe. Il y avait bien, disait-on dans ces groupes, un certain nombre de fous qui parlaient de République, mais ce n’était pas là une opinion sérieuse. Du moment que la personne du roi et celle de M. le duc de Nemours étaient hors de cause, rien ne serait plus facile que de faire acclamer madame la duchesse d’Orléans et M. le comte de Paris : une jeune femme que la calomnie de l’esprit de parti n’avait jamais osé effleurer, et un enfant préservé, par son âge, de toute participation aux choses, de toute relation avec les hommes que réprouvait l’opinion publique. Comme on raisonnait de la sorte, M. Thiers accourt hors d’haleine ; on l’entoure, on le presse de questions. Il confirme la nouvelle du départ du roi ; il ne sait rien de plus ; il n’a pas vu madame la duchesse d’Orléans ; il n’a pas vu M. Odilon Barrot ; il vient de traverser la place de la Concorde. La troupe, dit-il, n’empêchera pas le peuple de passer ; avant dix minutes, la Chambre sera envahie, les députés seront égorgés. La marée monte, monte, monte, ajoute-t-il en élevant son chapeau, comme pour imiter le geste d’un pilote en perdition. Il n’y a plus rien à faire. Et M. Thiers disparaît[3], après avoir ainsi répandu autour de lui la consternation et l’épouvante. Presque au même moment, M. Sauzet arrive et prend place au fauteuil[4]. Les tribunes publiques sont vides ; il n’y a personne au banc des ministres : Dans la tribune des journalistes, MM. Gervais (de Caen), Pascal Duprat et quelques autres rédacteurs de la Réforme ; parlent hautement de république ; M. Marrast s’efforce de leur imposer silence. M. Laffitte demande que la chambre se déclare en permanence. Cette motion est adoptée ; mais les députés, de plus en plus troublés par les nouvelles du dehors, ne songent à prendre aucune autre initiative. La séance est suspendue. Enfin, vers une heure et demie, un officier en uniforme est introduit et vient parler à l’oreille de M. Sauzet. Aussitôt le président annonce avec beaucoup d’embarras à la chambre que madame la duchesse d’Orléans va assister à la séance. Il fait disposer trois sièges au pied de la tribune. Une agitation extraordinaire se manifeste sur tous les bancs quand on voit entrer dans la salle, par la porte du couloir de gauche, madame la duchesse d’Orléans, tenant par la main le comte de Paris. Le duc de Chartres la précède plusieurs aides de camp, des officiers de l’armée et de la garde nationale, lui servent d’escorte. À la vue de cette femme, de cette mère si noble et si courageuse, un certain attendrissement gagne les cœurs[5]. Vive la duchesse d’Orléans ! vive le comte de Paris ! vive la régente ! vive le roi ! crie-t-on dans les tribunes et sur la plupart des bancs. La duchesse s’incline ; son voile à demi relevé découvre ses joues pâles et ses yeux rougis par les larmes. Ses vêtements de deuil ajoutent quelque chose de plus touchant encore à la plaintive majesté de son maintien. Elle parcourt d’un regard inquiet l’assemblée, comme pour y chercher des protecteurs. Hélas ! elle vient d’entendre des paroles bien différentes. En traversant la salle des Pas-Perdus, elle a été coudoyée par des républicains accourus pour déjouer ses efforts, et, au moment même où elle entre d’un pas timide dans l’enceinte, un petit groupe d’hommes résolus s’y précipite pour protester, au nom du peuple, contre la royauté de son fils. MM. Emmanuel Arago, Sarrans, Chaix (de Lyon) et Duméril (de Saint-Omer) arrivaient des bureaux du National où siégeait, depuis neuf heures du matin, un comité composé de délégués de tous tes quartiers de Paris et de républicains de toutes les nuances. On avait cherché à s’entendre avec le comité de la Réforme. On comprenait qu’il fallait s’unir pour tenir prêt, à tout événement, un gouvernement provisoire ; mais la fusion était devenue difficile par suite des rivalités personnelles et de la polémique acerbe des deux journaux pendant ces dernières années[6]. Monté sur une table, M. Louis Blanc prêchait la conciliation, M. Félix Pyat le secondait ; d’autres les combattaient ; les amis particuliers de M. Marrast repoussaient M. Ledru-Rollin. Enfin, comme le temps pressait et comme on pouvait craindre que la Chambre des députes, défendue par la troupe, ne prît une résolution énergique, également fâcheuse pour le National et pour la Réforme, M. Martin (de Strasbourg), qui n’avait cessé d’aller d’un comité à l’autre, dans l’intérêt commun, parvint à faire signer aux deux partis la liste suivante : MM. Arago (François), Dupont (de l’Eure). Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc, Marie, Garnier-Pagès, Lamartine. Sur ces entrefaites, la nouvelle positive de l’abdication du roi étant arrivée, M. Arago l’annonça au bataillon de la 2e légion qui stationnait dans la rue Lepelletier et à la masse populaire qui, depuis le matin, encombrait les abords des bureaux du National. Le roi abdique en faveur de son petit-fils, dit M. Emmanuel Arago haranguant à une fenêtre, mais le peuple victorieux ne doit point accepter cette abdication. Un roi déchu n’a pas le droit de disposer de la souveraineté ; c’est au peuple seul, aujourd’hui, qu’il appartient de prononcer sur son sort ; c’est au peuple à constituer un gouvernement de son choix. Et, voyant que ses paroles ne soulevaient aucune opposition, M. Arago proposa à l’acclamation populaire un gouvernement provisoire composé des noms qu’on vient de lire. Pendant ce temps, on décidait, dans les bureaux, d’envoyer une délégation à la Chambre des députés, afin d’y appuyer le mouvement révolutionnaire, et, peu d’instants après, MM. Arago, Chaix, Duméril et Sarrans prenaient tous quatre, à pied, le chemin du palais Bourbon. Arrivés sur le boulevard, à la hauteur de la rue Duphot, ils aperçoivent un cortège composé de gardes nationaux, d’un petit nombre d’ouvriers, d’enfants surtout, qui entourent une voiture de place, et crient Vive la réforme ! Les délégués s’approchent et reconnaissent dans la voiture, MM. Odilon Barrot, Abattucci, Garnier-Pagès, Degouves-Denuncque sur le siège, auprès du cocher, M. Pagnerre, l’éditeur en renom de la presse démocratique. M. Arago s’avance à la portière : Vous allez à la Chambre ? dit-il, en s’adressant à M. Odilon Barrot ; nous y allons aussi. Vous v allez pour faire triompher un gouvernement de coterie ; nous y allons pour faire proclamer la volonté du peuple. Et, comme il prononce le mot de gouvernement provisoire, MM. Garnier-Pagès et Odilon Barrot lui reprochent son imprudence, sa folie. On se sépare très-animé de part et d’autre. On va tout à l’heure se retrouver en présence, pour le combat décisif. La place de la Concorde était, comme on sait, occupée par des troupes nombreuses et en bon ordre[7]. Les délégués du National ne savaient pas trop comment il leur serait possible de la traverser. M. Arago paya d’audace, et, s’étant fait conduire auprès du général Bedeau, il se nomma, déclara qu’il allait, au nom du peuple de Paris, remplir à la Chambre une mission officielle ; et qu’il demandait le libre passage. Le général hésita un moment, puis il consentit à laisser passer les délégués ; ceux-ci touchaient déjà au bout du pont, lorsque accourant au galop : Monsieur Arago, s’écrie le général, de grâce, faites-moi savoir le plus tôt possible ce qui se passe à la Chambre ; nous ignorons tout ; nous sommes ici sans aucun ordre. Notre situation n’est pas tenable ; j’ai expédié estafette sur estafette aux ministres, mais je n’obtiens pas de réponse. Dites, je vous en supplie, à M. Odilon Barrot ou à M. Thiers qu’il nous envoie des ordres sans tarder. Arago promit, et passa[8]. Lorsqu’il entra dans la salle des Pas-Perdus, le désordre et le tumulte y étaient au comble. Des groupes animés discutaient avec véhémence des propositions confuses, mais qui, toutes, étaient plus ou moins dans l’intérêt de la régence. M. Emmanuel Arago, à qui sa forte stature et sa voix sonore aident a se frayer un chemin à travers la foute, proteste contre les discours incohérents des partisans de la dynastie, et leur jette hardiment le mot de République. À peine l’a-t-il prononcé, qu’il entend battre aux champs et qu’il voit une femme vêtue de deuil qui passe rapidement, presque inaperçue dans la préoccupation générale. C’est la duchesse d’Orléans. Elle va entrer, avec le comte de Paris, dans la salle des séances. Il n’y a plus un moment à perdre. M. Emmanuel Arago et ses amis se précipitent à sa suite ; ils arrivent en même temps qu’elle, par la porte opposée, dans l’hémicycle. M. Arago, déjà sur les degrés de l’escalier, veut monter à la tribune ; plusieurs députés le retiennent. M. Sauzet essaye de lui imposer silence. Des colloques très-vifs s’engagent. Pendant ce temps, M. Dupin, sur l’invitation de M. Lacrosse, et comme malgré lui, car il comprend que l’intervention d’un familier du château peut compromettre la cause de la régente, a pris la parole. Le duc de Nemours venait d’entrer[9]. Messieurs, dit M. Dupin, vous connaissez la situation de la capitale, les manifestations qui ont eu lieu. Elles ont eu pour résultat l’abdication de S. M. Louis-Philippe, qui a déclaré, en même temps, qu’il déposait le pouvoir et qu’il le laissait à la libre transmission sur la tête du comte de Paris, avec la régence de madame la duchesse d’Orléans. Des acclamations nombreuses interrompent cette déclaration solennelle, dont la présence du duc de Nemours confirme l’authenticité. Nous avons vu pourtant que Louis-Philippe, fidèle jusqu’à la fin au respect de la loi, avait résisté à toutes les insinuations, aux instances les plus pressantes, n’avait rien statué quant à la régence. Le nom de madame la duchesse d’Orléans, substitué à celui de M. le duc de Nemours, était un acte illégal, une usurpation de pouvoir inspirée aux amis de la dynastie, à MM. Dupin, de Girardin, Crémieux, Odilon Barrot, par l’impérieuse nécessité des circonstances. Le duc de Nemours, il faut le dire à sa louange, non-seulement n’avait opposé aucune résistance à une telle violation de ses droits, mais avait voulu accomplir son sacrifice en personne, sanctionner de sa présence la décision de la Chambre, qui l’allait dépouiller, et partager, avec la femme de son frère, les dangers d’une telle entreprise. Les acclamations qui viennent d’accueillir le nom de madame la duchesse d’Orléans enhardissent M. Dupin ; il demande qu’elles soient constatées au procès-verbal. Messieurs, dit-il, vos acclamations, si précieuses pour le nouveau roi et pour madame la régente, ne sont pas les premières qui l’aient saluée ; elle a traversé, à pied, les Tuileries et la place de la Concorde, escortée par le peuple, paria garde nationale, exprimant ce vœu, comme il est au fond de son cœur, de n’administrer qu’avec le sentiment profond de l’intérêt public, du vœu national, de la gloire et de la prospérité de la France. Je demande, en attendant que l’acte d’abdication, qui nous sera remis probablement par M. Barrot, nous soit parvenu, que la Chambre fasse inscrire au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué ici, dans cette enceinte, M. le comte de Paris, comme roi de France, et madame la duchesse d’Orléans comme régente, sous la garantie du vœu national. — Messieurs, dit le président, il me semble que la Chambre, par ses acclamations unanimes… Des protestations éclatent, à ces mots, sur les bancs de la gauche et de la droite, et surtout parmi la foule qui se presse au pied de la tribune. Madame la duchesse d’Orléans et ses enfants sont poussés, heurtés, par cette foule qui ne les voit pas ou qui ne veut pas les voir[10]. De sa place, M. de Lamartine demande au président de suspendre la séance, par respect pour la représentation nationale et pour l’auguste princesse présente dans l’enceinte. Cette proposition, bien que voilée de respect, était tout à fait contraire aux intérêts de la régence ; elle était même inconstitutionnelle, car rien n’était plus naturel et même plus nécessaire que la présence du nouveau roi au sein de la représentation nationale qui devait sanctionner son avènement. Cependant le président, méconnaissant complètement la situation et même la légalité, annonce que la Chambre va suspendre la séance, jusqu’à ce que madame la duchesse d’Orléans et le nouveau roi se soient retirés. Alors. M. le duc de Nemours et quelques députés engagent la princesse à sortir ; mais elle s’y refuse. Son instinct maternel l’avertit. Son cœur a plus de fermeté que le cœur de tous les hommes qui l’entourent. Elle reste debout, à sa place, tenant toujours ses enfants par la main, résistant à la pression insupportable de la foule. Elle comprend que, si elle quitte la Chambre, la cause de son fils est perdue. Le général Oudinot prend la parole pour soutenir le droit de madame la duchesse d’Orléans. Si la princesse désire se retirer, dit-il, que les issues lui soient ouvertes. Si elle demande à rester dans cette enceinte, qu’elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par, notre dévouement[11]. Cependant M. Marie est monté à la tribune, mais il n’obtient pas le silence. Que toutes les personnes étrangères à la Chambre, dit le président, se retirent. C’était, sous cette forme plus générale, une injonction nouvelle à la duchesse d’Orléans de quitter l’enceinte. Cédant aux invitations qu’on lui adresse de toutes parts, elle monte par l’escalier du centre, mais elle ne peut se décider encore à sortir et s’assied sur les gradins supérieurs avec ses fils ; le duc de Nemours se tient toujours auprès d’elle et prend des notes au crayon. MM. Dupin, de Girardin, quelques officiers de la maison du comte de Paris et quelques gardes nationaux, formant devant la princesse un demi-cercle, la dérobent aux regards. M. Barrot ! où est M. Barrot ? s’écrie-t-on de toutes parts. On le cherche, on l’attend avec anxiété. On semble croire qu’il peut seul imprimer une impulsion décisive à cette agitation confuse. Enfin le ministre de la régence paraît dans la salle. Tous les yeux se tournent vers lui ; on l’environne ; on lui crie de monter à la tribune. Le moment est solennel. M. Barrot venait à la Chambre le cœur encore rempli d’illusions. Après avoir été au ministère de l’intérieur, où il s’était occupé, de concert avec MM. Malleville, Bixio, Pagnerre, de prendre quelques mesures d’ordre ; après avoir fait jouer le télégraphe pour annoncer aux départements l’abdication du roi et la régence[12] ; après avoir envoyé, par le colonel de Courtais, aux troupes de la place de la Concorde, l’ordre de ne pas tirer sur le peuple, il était allé, avec M. Biesta, à la rencontre de madame la duchesse d’Orléans ; mais, ne l’ayant pas trouvée, il s’était rendu en toute hâte à la Chambre. Là, au moment, d’entrer dans la salle des délibérations, M. Emmanuel Arago et quelques députés, qui épiaient son arrivée, l’avaient entraîné dans un bureau[13], où une vive discussion s’était engagée sur la nécessité de nommer un gouvernement provisoire. M. Barrot combattit avec force cette proposition, et, bien que M. Arago lui offrît de faire ajouter son nom sur la liste adoptée dans les bureaux du National, il déclara qu’il ne consentirait à rien de semblable. Tous les pouvoirs sont concentrés dans mes mains, répétait toujours M. Barrot ; je ne saurais admettre aucune autre combinaison ni servir aucune autre cause que celle de la régence. Ce fut après s’être ainsi prononcé qu’il entra dans la salle des délibérations. M. Marie occupait encore la tribune. Au nom de la loi qui déférait la régence au duc de Nemours, il protestait contre toute décision précipitée, et demandait la nomination d’un gouvernement provisoire. Quand ce gouvernement aura été constitué, disait M. Marie, il avisera ; il pourra aviser concurremment avec les Chambres, et il aura autorité dans le pays. Ce parti pris à l’instant même, le faire connaître dans Paris, c’est le seul moyen d’y rétablir la tranquillité. Il ne faut pas, en un pareil moment, perdre son temps en vains discours. Je demande que sur-le-champ un gouvernement provisoire soit organisé. La proposition d’un gouvernement provisoire est accueillie par des bravos partis de la tribune des journalistes. M. Crémieux s’empresse alors de l’appuyer. En 1830, dit-il, nous nous sommes trop hâtés, et nous voici forcés de recommencer en 1848. Nous ne voulons pas, messieurs, nous hâter en 1848 ; nous voulons procéder régulièrement, légalement, fortement. Nommons un gouvernement provisoire qu’il soit juste, ferme, vigoureux, ami du pays, auquel il puisse parler pour lui faire comprendre que, s’il a des droits que tous nous saurons lui donner, il a aussi des devoirs qu’il doit savoir remplir. Je demande l’institution d’un gouvernement provisoire composé de cinq membres. Au milieu de l’agitation qui suit cette proposition, M. de Genoude élève la voix pour demander l’appel au peuple. Vous ne pouvez faire ni un gouvernement provisoire ni une régence ! s’écrie ce courageux champion de la légitimité et du suffrage universel ; il faut que la nation soit convoquée. Il n’y a rien sans le consentement du peuple. C’est comme en 1830 ; vous ne l’avez pas appelé. Voyez ce qui vous arrive : ce sera la même chose, et vous verrez les plus grands malheurs surgir de ce que vous ferez aujourd’hui. À ce moment, M. Barrot se dispose a monter a la tribune. M. Barrot ! M. Barrot ! laissez parlez M. Barrot ! s’écrie-t-on. Un profond silence succède au tumulte. M. Barrot, ému mais resté maître de son émotion, prend la parole. Il trace succinctement, un tableau de la situation qui est écouté avec faveur. La couronne de Juillet repose sur la tête d’un enfant et d’une femme, dit-il avec un accent solennel. Les centres applaudissent, madame la duchesse d’Orléans se lève et salue l’assemblée. Elle tient à la main un papier que lui a remis M. Crémieux ; elle l’agite et s’efforce de faire comprendre au président qu’elle désire prendre la parole. Montez à la tribune, madame, lui dit M. de Girardin. M. le duc de Nemours la retient. Intimidée, hésitante, la duchesse d’Orléans rassemble cependant tout son courage et veut essayer de parler. Messieurs, dit-elle d’une voix étouffée, mon fils et moi nous sommes venus ici… C’est à peine si le groupe le plus voisin entend ces paroles. Le bruit qui se fait autour de la tribune et les personnes debout qui cachent la princesse ne permettent à M. Odilon Barrot et à M. Sauzet de rien voir ni de rien entendre. La duchesse d’Orléans découragée se rassied. Une telle lutte est trop violente pour ses forces physiques, trop inattendue pour son esprit délicat, qui n’a eu ni l’occasion de s’exercer à l’autorité, ni le temps de se préparer à un rôle politique. M. Odilon Barrot, qui se croit encore maître des événements, est toujours a la tribune. Il parle de liberté politique, d’union, d’ordre, de circonstances difficiles. Interrompu par M. de la Rochejacquelein, il promène sur les bancs de la droite et de la gauche un regard courroucé. Est-ce que par hasard, dit-il avec une certaine hauteur, on prétendrait, remettre en question ce que nous avons décidé par la révolution de Juillet ?… Et il continue avec un étonnant sang-froid ; il se prononce au nom des intérêts du pays, au nom de la vraie liberté, pour la régence. Alors, M. de la Rochejacquelein, qui n’a pas cessé, pendant tout le discours de M. Odilon de donner des signes d’impatience, s’élance à la tribune. Nul plus que moi, s’écrite-t-il, ne respecte ce qu’il y a de beau dans certaines situations. Je répondrai à M. Odilon Barrot que je n’ai pas la folle prétention de venir élever ici des prétentions contraires : non ; mais je crois que M. Barrot n’a pas servi, comme il aurait voulu les servir, les intérêts pour lesquels il est monté à cette tribune. Messieurs, continue M. de la Rochejacquelein, qui veut reprendre habilement la proposition de M. de Genoude, dont il partage l’espérance secrète, il appartient peut-être bien à ceux qui, dans le passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du pays, du peuple. Aujourd’hui, vous n’êtes rien ici… De vives protestations lui coupent la parole. Nous ne pouvons accepter cela ! s’écrie M. de Mornay. Je vous rappelle à l’ordre, dit le président. M. de la Rochejacquelein, resté à la tribune, explique sa pensée : Je dis que vous n’êtes rien comme Chambre… Au même instant, et comme pour confirmer ces paroles, un bruit extraordinaire retentit dans les couloirs extérieurs ; on frappe à coups de crosse de fusil contre la porte située à gauche de la tribune ; la porte cède sous la pression d’une foule d’hommes armés qui se précipitent dans la salle aux cris de Vive la liberté ! à bas le juste milieu ! à bas la régence ! C’est la colonne du capitaine Dunoyer, grossie sur la route, d’un nombre considérable d’hommes du peuple, d’étudiants et de gardes nationaux décidés à empêcher à tout prix la régence et à proclamer la République. Après avoir franchi les quais au pas de course, les insurgés sont arrivés jusqu’à la grille du palais Bourbon, faisant face au pont de la Concorde. Deux mille hommes de troupe sous les armes gardent la Chambre. Vous n’entrerez pas ! récrie le général Gourgaud ; la Chambre délibère ; vous y porteriez le désordre : il faut que la Chambre soit respectée. — Nos pères ont franchi vingt fois les portes de l’Assemblée nationale, répond le chasseur Cochet ; nous entrerons bien une fois dans la Chambre des corrompus. Et la colonne s’apprête à forcer le passage. Attendez, du moins, reprend le général avec fermeté, attendez que nous sachions ce qui se fait à la Chambre. Je vais y aller, et je vous donne ma parole que je reviendrai immédiatement vous dire sur quoi l’on délibère. On attend, en effet, quelques instants, mais bientôt, les insurgés, impatientés de ne pas voir reparaître le général Gourgaud, escaladent, en dépit des sentinelles, le mur latéral à la grille, montent en courant le péristyle, et cherchent à pénétrer dans l’enceinte. À ce moment, le général sort du palais et vient à leur rencontre ; son émotion est extrême. On lit sur son visage un découragement profond. Par respect pour un vieux militaire, les insurgés s’arrêtent, reculent ; ils redescendent le perron et font silence. M. Crémieux est à la tribune, dit le général. Il combat la proposition d’une régence. M. Marie va venir lui-même vous l’annoncer. C’est un ami du peuple ; attendez-le. — Général, s’écrie Dunoyer, les amis du peuple sont rares à la chambre. La majorité va étouffer leur voix ; au nom de la France, général, ne nous arrêtez pas ici ! Disant cela, il donne à sa colonne le signal d’avancer, et se précipite à sa tête, par la petite porte de la grille à droite. La troupe qui stationne ça et là, l’arme au pied, ne reçoit pas d’ordres et reste neutre. La garde nationale de service, sous le commandement du chef de bataillon Ramond de la Croisette, n’essaye aucune résistance. En vain, M. Emmanuel Arago, qui retourne au bureau du National[14] pour y rendre compte de sa mission, essaye de calmer l’ardeur des insurgés ; en vain, M. Marie, averti de l’invasion, vient à leur rencontre et veut les arrêter sur le seuil ; ils n’écoutent pas ; repoussant, culbutant les huissiers de service, ils se pressent dans les couloirs, enfoncent la porte, escaladent les bancs. Le capitaine Dunoyer s’élance à la tribune ; il appuie fortement sur le marbre la hampe de son drapeau, et, brandissant son sabre au-dessus de sa tête, il s’écrie d’une voix tonnante, qui domine un moment le tumulte : Il n’y a plus ici d’autre autorité que celle de la garde nationale, représentée par moi, et celle du peuple, représentée par 40.000 hommes armés qui cernent cette enceinte. À ce spectacle, à ce langage inouï, les députés épouvantés refluent confusément vers les gradins supérieurs. Le président, pâle et défait, agite sa sonnette d’une main tremblante. Au pied de la tribune, immobile, les bras croisés sur sa poitrine, le visage calme, les yeux levés vers le ciel comme un martyr, M. Odilon Barrot semble attendre que le délire de cette multitude se dissipe de lui-même. M. Ledru-Rollin est à la droite du capitaine Dunoyer ; son regard interroge la foule. Il épie l’instant où il deviendra possible de la dominer du geste et de la voix. M. de Lamartine, debout sur les marches de l’escalier, promène sur l’assemblée un œil scrutateur. Monsieur le président, couvrez-vous ! c’est affreux ! c’est infâme ! s’écrie M. de Mornay ; il n’y a plus de liberté, nous sommes envahis par une horde de brigands ! Le geste expressif d’un ouvrier le contraint au silence. M. de la Rochejacquelein, au milieu des insurgés, sourit d’un air de triomphe, et, s’adressant à M. Dunoyer : Nous allons droit à la République, lui dit-il. — Quel mal y a-t-il à cela ? répond Dunoyer. – Aucun, reprend la Rochejacquelein. Tant pis pour eux, ils ne l’auront pas volé ! C’est la pensée intime des légitimistes qui se trahit par cette locution vulgaire échappée à M. de la Rochejacquelein ; c’est la joie de leur vengeance qui brille dans son sourire. Cependant cette invasion, où l’on voyait un si grand nombre de gens bien vêtus, de gardes nationaux, d’élèves de l’École polytechnique, ces drapeaux tout neufs et ornés de franges d’or avaient paru suspects dans la tribune des journalistes. Les républicains crurent un moment à une scène jouée en faveur de la régente : Ce n’est pas là le vrai peuple, s’écrie M. Gervais (de Caen). Je vais, moi, chercher le vrai peuple. Et il s’élance hors de la tribune. Le désordre allait croissant ; c’était une lutte de cris, de gestes, de menaces. On se disputait à coups de poings la tribune. Enfin, une personne étrangère a la Chambre, M. Chevalier, ancien rédacteur de la Bibliothèque historique, parvenant à s’y maintenir quelques minutes, prononce d’une voix retentissante ces paroles : La seule chose, messieurs, que vous ayez à faire, c’est de nous donner un gouvernement à l’instant même. Il faut que le comte de Paris soit porté sur le pavois aux Chambres. — Il est ici ! dit une voix. Les regards se tournent vers le sommet de l’amphithéâtre et cherchent madame la duchesse d’Orléans. Plus de Bourbon ! vive la République ! crient les insurgés. La tribune et les escaliers qui y conduisent sont obstrués par plusieurs orateurs qui parlent à la fois. On y voit MM. Dumoulin, Crémieux, Ledru-Rollin, Lamartine. Le capitaine Dunoyer agite son drapeau au-dessus de leurs têtes. Au nom du peuple, s’écrie M. Ledru-Rollin d’un accent impérieux, je vous demande le silence. — Au nom de Ledru-Rollin, silence ! répond une voix dans la foule. Un peu de calme s’établit à ce nom populaire. Messieurs, reprend Ledru-Rollin, au nom du peuple en armes et maître de Paris, quoi qu’on fasse, je viens protester contre l’espèce de gouvernement qu’on est venu proposer à cette tribune. Puis il établit historiquement, en citant l’une après l’autre les dates importantes de nos révolutions successives, 1789, 1791, 1815, 1830, 1842, le devoir pour les bons citoyens de ne pas laisser acclamer d’une façon usurpatrice la régence[15]. Concluez, pressez la question, nous connaissons l’histoire, dit M. Berryer. Ledru-Rollin continue ses développements. Mais concluez donc, reprend Berryer : un gouvernement provisoire ! — Je demande donc, ajoute l’orateur, pour me résumer, un gouvernement provisoire, non pas nommé par la Chambre, mais par le peuple. Un gouvernement provisoire et un appel immédiat à une Convention, qui régularise les droits du peuple. Cette conclusion est saluée de bravos frénétiques. M. de Lamartine, qui n’a pas quitté la tribune, s’avance, a son tour, pour prendre la parole. Les amis de la princesse reprennent quelque espoir. Il y avait lieu de penser, en effet, que M. de Lamartine allait se prononcer pour la régence. Dans la discussion de 1842, il avait éloquemment soutenu les droits de la duchesse d’Orléans. On ne l’avait point vu cette année aux banquets radicaux. Sa nature aristocratique devait lui rendre odieuses les violences populaires. Son ambition, d’accord avec les idées qu’il avait défendues pendant tout le cours de sa carrière politique, n’était-elle pas intéressée à repousser un gouvernement né de l’insurrection, une république jacobine ? À la vérité, dans son Histoire des Girondins, M. de Lamartine avait glorifié la Montagne et Robespierre ; mais, dans le même ouvrage, que de larmes pour Marie-Antoinette ! que de sympathie pour les belles et nobles victimes de la Révolution ! Poète, homme de sentiment et d’imagination, que n’avait pas dû produire sur lui ce tableau pathétique d’une royale et suppliante maternité, aux prises avec l’emportement d’un peuple aux bras nus, conduit par des chefs subalternes ? Sans aucun doute, le chantre des Méditations allait toucher les cœurs, émouvoir les esprits, courber sous le sceptre magique d’une femme la révolution subjuguée : voilà ce que pensaient tout bas les partisans de la régence. Il n’en fut pas ainsi. Lamartine obéit a une inspiration plus virile. Il avait vu de près, dans ces derniers temps, l’aveuglement du parti conservateur et la pusillanimité de l’opposition dynastique. Depuis vingt-quatre heures, il observait d’un œil attentif les expédients d’une royauté aux abois, l’insuffisance des hommes qui gouvernaient encore, l’énergie et l’audace des chefs républicains ; il crut sentir que l’heure approchait d’un gouvernement plus sincère et plus fort, appuyé sur l’amour et la confiance du peuple. Dès le début de la session, les radicaux avaient sondé les dispositions de M. de Lamartine, mais avec des précautions infinies ; il n’ignorait pas, toutefois, que, depuis la publication de l’Histoire des Girondins, le parti démocratique, en cas de victoire, ne pouvait lui refuser une part considérable dans le gouvernement des affaires. Le combat des trois jours engagé, on s’était ouvert davantage. En apprenant, le mercredi, à minuit, la catastrophe du ministère des affaires étrangères : C’est un 20 juin pour demain, s’était écrié M. de Lamartine, qui avait toujours présentes à l’esprit les grandes scènes dont il s’était fait le rapsode ; après-demain nous un 10 août. Le jeudi matin, il fut informé par M. Bocage, célèbre comédien, et par le libraire Hetzel, tous deux engagés dans le parti radical, qu’on préparait une invasion des Tuileries et de la Chambre, et que l’on songeait à établir un gouvernement provisoire dont, selon toute vraisemblance, il serait appelé à faire partie. La démoralisation de la troupe rendait certain aux yeux de M. de Lamartine le succès de cette tentative ; il promit son concours, et bientôt une troupe d’insurgés, que M. Bocage informa de ses dispositions favorables, vint sous ses fenêtres lui faire une espèce d’ovation anticipée. En allant à pied au palais Bourbon, il rencontra, sur sa route, le triomphe ridicule de M. Odilon Barrot, et s’affermit dans ses secrètes pensées. Arrivé sous le vestibule, il fut entouré par un petit groupe de républicains, parmi lesquels il reconnut MM. Marrast, Bastide, Hetzel, Bocage. On l’emmena dans un bureau pour lui exposer la situation. On délibéra quelques instants dans l’hypothèse de la régence ou de la république, et l’on finit par convenir que le meilleur moyen de trancher les difficultés et d’écarter les périls de la crise où l’on était engagé, c’était de faire proclamer à la Chambre un gouvernement provisoire. M. de Lamartine assura de nouveau que l’on pouvait compter sur lui ; puis il entra dans la salle des séances, et se confirma dans son dessein en voyant la contenance abattue et le trouble profond des partisans de la dynastie. Enfin, le moment venu de monter à la tribune, M. de Lamartine parla ainsi : Messieurs, je partage aussi profondément que qui que ce soit parmi vous le double sentiment qui a agité tout à l’heure cette enceinte, en voyant un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines, celui d’une princesse auguste se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d’un palais désert au milieu de la représentation du peuple. Ces paroles soulèvent une tempête. On n’a pas entendu, répétez, répétez ! s’écrie-t-on dans la foule. De violents murmures éclatent dans les groupes populaires les plus rapprochés, qui croient que M. de Lamartine va conclure en faveur de la régence. Un vieillard à longue barbe blanche, un sabre nu à la main, debout au pied de la tribune, attache sur lui un regard fixe et menaçant. On entend au dehors une sourde rumeur. Je demande, reprend l’orateur, qui s’aperçoit de l’effet produit par l’ambiguïté de ses paroles, à répéter ma phrase. Puis il continue en ces termes, fréquemment interrompu par des applaudissements : Je demande à répéter ma phrase, et je vous prie d’attendre celle qui va la suivre. Je disais, messieurs, que j’avais partagé aussi profondément que qui que ce soit dans cette enceinte le double sentiment qui l’avait agitée tout à l’heure. Et ici je ne fais aucune distinction, car le moment n’en veut pas, entre la représentation nationale et la représentation des citoyens de tout le peuple ; et, de plus, c’est le moment de l’égalité, et cette égalité ne servira, j’en suis sûr, qu’à faire reconnaître la hiérarchie de la mission que des hommes spéciaux ont reçue de leur pays pour donner non pas l’abaissement, mais le premier signal du rétablissement de la concorde et de la paix publiques. Mais, messieurs, si je partage cette émotion qu’inspire ce spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, si je partage le respect qui vous anime tous, à quelque opinion que vous apparteniez dans cette enceinte, je n’ai pas partagé moins vivement le respect pour ce peuple glorieux qui combat depuis trois jours pour redresser un gouvernement perfide et pour rétablir sur une base désormais inébranlable l’empire de l’ordre et l’empire de la liberté. Mais, messieurs, je ne me fais pas l’illusion qu’on se faisait tout a l’heure, à cette tribune ; je ne me figure pas qu’une acclamation spontanée, arrachée à une émotion et à un sentiment publics, puisse constituer un droit solide et inébranlable et un gouvernement de trente-cinq millions d’hommes. Je sais que ce qu’une acclamation proclame, une autre acclamation peut l’emporter, et, quel que soit le gouvernement qu’il plaise à la sagesse et aux intérêts de ce pays de se donner dans la crise où nous sommes, il importe au peuple, à toutes les classes de la population, à ceux qui ont versé quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, de cimenter un gouvernement populaire solide, inébranlable enfin. Eh bien, messieurs, comment faire ? comment le trouver parmi ces éléments flottants, dans cette tempête où nous sommes tous emportés, et où une vague vient surmonter à l’instant même la vague qui vous a emportés jusque dans cette enceinte ? Comment trouver cette base inébranlable ? En descendant dans le fond même du pays, en allant extraire, pour ainsi dire, ce grand mystère du droit national d’où sort tout ordre, toute vérité, toute liberté. C’est pour cela que, loin d’avoir recours à ces subterfuges, à ces surprises, à ces émotions, dont un pays, vous le voyez, se repent tôt ou tard, lorsque ces fictions viennent à s’évanouir en ne laissant rien de solide, de permanent, de véritablement populaire et d’inébranlable sous les pas du pays, c’est pour cela que je viens appuyer de toutes mes forces la double demande que j’aurais faite le premier, à cette tribune, si on m’avait laissé monter au commencement de la séance, la demande d’abord d’un gouvernement, je le reconnais, de nécessité, d’ordre public, de circonstance, d’un gouvernement qui étanche le sang qui coule, d’un gouvernement qui arrête la guerre civile entre les citoyens, d’un gouvernement qui suspende ce malentendu terrible qui existe depuis quelques années entre les différentes classes de citoyens, et qui, en nous empêchant de nous reconnaître pour un seul peuple, nous empêche de nous aimer et de nous embrasser. Je demande donc que l’on constitue à l’instant, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule, du droit du peuple qui peut être affamé du glorieux travail qu’il accomplit depuis trois jours, je demande que l’on constitue un gouvernement provisoire. — À la bonne heure ! dit le vieillard, dont la physionomie farouche s’adoucit soudain. Et il remet son sabre au fourreau. Ce gouvernement provisoire, reprend M. de Lamartine, aura pour mission, selon moi, pour première et grande Mission, 1° d’établir la trêve indispensable et la paix publique entre les citoyens ; 2° de préparer à l’instant les mesures nécessaires pour convoquer le pays tout entier et pour le consulter, pour consulter la garde nationale tout entière, le pays tout entier, tout ce qui porte dans son titre d’homme les droits du citoyen. Un dernier mot. Les pouvoirs qui se sont succédé depuis cinquante ans… Il n’achève pas. Des coups de feu retentissent dans les couloirs. La rumeur entendue au dehors a été toujours croissant. Elle gronde comme une mer en furie. La porte d’une tribune publique de l’étage supérieur est enfoncée. Une bande armée de piques et de coutelas, l’œil hagard, la lèvre convulsive, s’y rue aux cris : À bas la Chambre ! à bas les corrompus ! Un misérable se penche sur le bord de la tribune, et, d’une main mat assurée, en criant : Mort à Guizot ! il ajuste Lamartine. Le capitaine Dunoyer le couvre de son corps. On vous mire, dit-il. — Il vise mal, répond Lamartine sans s’émouvoir, et, d’ailleurs, s’il me tue, je meurs à ma place. Un brave citoyen, le sergent Duvillard, apercevant la carabine braquée sur la tribune, la relève vivement. Cependant l’effroi a saisi les députés. Ils se précipitent vers les issues. La duchesse d’Orléans et ses enfants sont entraînés dans cette fuite. Des ouvriers, des gardes nationaux, des étudiants, prennent place sur les bancs dégarnis. Le bruit redouble. Président des corrompus, va-t’en ! s’écrie un insurgé en enlevant le chapeau de M. Sauzet, qui disparaît aussitôt. Une vingtaine de députés de la gauche restent seuls à leur poste. Promenant sur la foule un regard impassible, M. de Lamartine est toujours à la tribune. Elle est assiégée ; on se pousse, on se culbute sur l’escalier. Du sein de ce chaos on entend répéter : Un gouvernement provisoire ! un gouvernement provisoire ![16] Quelques jeunes gens s’approchent de M. Dupont (de l’Eure) et l’invitent à présider. M. Carnot le conduit au fauteuil ; des bravos éclatent. On demande a grands cris les noms du gouvernement provisoire ; plusieurs listes sont apportées ; l’une vient du National, l’autre de la Réforme ; d’autres sont improvisées sur place. M. Dupont (de l’Eure) essaye de lire une liste, mais sa voix est trop faible, on ne l’entend pas. Au nom du peuple, silence ! s’écrie le capitaine Dunoyer, laissez parler M. de Lamartine. — Pas de Bourbons, plus de corrompus ! vive la République ! Ces cris, poussés à la fois dans toutes les directions couvrent la voix retentissante de M. de Lamartine. Après des efforts inouïs, il parvient cependant à se faire écouter : Messieurs, dit-il, la proposition qui a été faite, que je suis venu soutenir, et que vous avez consacrée par vos acclamations à cette tribune, elle est accomplie. Un gouvernement provisoire va être proclamé nominativement. Profitant d’un moment de silence, M. Dupont (de l’Eure) prononce les noms suivants, que répètent à haute voix les sténographes : Arago, Lamartine, Dupont (de l’Eure), Marie, Crémieux. Ces deux derniers noms sont contestés. La République ! la République ! Il faut qu’on sache que nous voulons la République ! Allons à l’Hôtel de Ville ! Il faut conduire le gouvernement provisoire à l’Hôtel de Ville ! Ces exclamations interrompent la lecture. Nous voulons un gouvernement sage, modéré, pas de sang mais la République ! dit une voix dans la foule. — À l’Hôtel de Ville, Lamartine en tête ! s’écrie M. Bocage. Un groupe nombreux se presse autour de M. de Lamartine et l’emmène. On discute vivement, dans plusieurs autres groupes, des noms proposés pour le gouvernement provisoire. On entend répéter les noms de MM. Odilon Barrot, Marrast, Bastide, Thiers. M. Ledru-Rollin, qui n’a pas quitté la tribune, demande et obtient un moment d’attention. Dans des circonstances comme celles où nous sommes dit-il, ce que tous les citoyens doivent faire, c’est d’accorder silence et de prêter attention aux hommes qui veulent se constituer leurs représentants. En conséquence, écoutez-moi. Nous allons faire quelque chose de grave. Il y a eu des réclamations tout à l’heure. Un gouvernement provisoire ne peut pas se nommer d’une façon légère. Voulez-vous me permettre de vous lire les noms qui semblent proclamés par la majorité ? À mesure que je lirai les noms, suivant qu’ils vous conviendront ou qu’ils ne vous conviendront pas, vous crierez oui ou non ; et, pour faire quelque chose d’officiel, je prie MM. les sténographes du Moniteur de prendre note des noms, parce que nous ne pouvons présenter à la France des noms qui n’auraient pas été approuvés par vous. — Parlez ! parlez ! lui crie-t-on. Et, reprenant la liste déjà proposée par M. de Lamartine, M. Ledru-Rollin lit, aux acclamations de la foule, les noms suivants : Dupont (de l’Eure) ; Arago ; Lamartine ; Ledru-Rollin. Les protestations recommencent contre les noms de Garnier-Pagès, Crémieux et Marie. En entendant le nom de Garnier-Pagès : Il est mort, le bon ! dit naïvement un homme du peuple. — Crémieux, mais pas Garnier-Pagès, dit un autre. — Que ceux qui ne veulent pas lèvent la main, dit Ledru-Rollin. Les clameurs et la confusion redoublent. Messieurs, reprend Ledru-Rollin, le gouvernement provisoire qui vient d’être nommé a de grands devoirs à remplir. On va être obligé de lever la séance pour se rendre au sein du gouvernement et prendre toutes les mesures nécessaires pour que l’effusion du sang cesse, afin que les droits du peuple soient consacrés. — Vive la République ! vive Ledru-Rollin ! Ne nous laissons pas tromper comme en 1830 ! À l’Hôtel de Ville ! s’écrie-t-on. Et M. Ledru-Rollin quitte la salle, entouré d’un bruyant cortège. MM. Dupont (de l’Eure), Crémieux, Marie, l’ont quittée déjà. Un jeune homme monte à la tribune et s’écrie : Plus de royauté ! plus de liste civile ! À ce moment, un ouvrier avant attiré l’attention sur le tableau qui représente la prestation de serment de Louis-Philippe à la Chambre de 1830 : Déchirons-le ! détruisons-le ! à bas les traîtres ! s’écrie-t-on. — Attendez, je vais le fusiller, dit un homme du peuple armé d’un fusil double : deux coups de feu éclatent à ces paroles et les balles vont frapper le portrait de Louis-Philippe, au milieu du grand cordon de la Légion d’honneur. Alors, un brave ouvrier s’élance à la tribune, et d’un ton ferme, avec un accent d’autorité qui impose : Respect aux monuments ! dit-il, respect aux propriétés ! Pourquoi détruire ? pourquoi tirer des coups de fusil sur ces tableaux ? Nous avons montré qu’il ne faut pas malmener le peuple ; montrons maintenant que le peuple sait honorer sa victoire. D’unanimes applaudissements répondent à cet appel. On s’empresse autour de l’ouvrier. On lui serre la main. On lui demande son nom. Il déclare se nommer Théodore Six, ouvrier tapissier. Cependant, renonçant à dévaster la salle, la foule se disperse ; l’enceinte de la Chambre des députés est bientôt complètement évacuée. Il est un peu plus de quatre heures. L’Hôtel de Ville est désormais le centre unique où vont aboutir, pour se combattre avec acharnement, tous les principes, tous les intérêts, toutes les passions révolutionnaires. |
[1] Les pairs eux-mêmes avaient le sentiment de leur nullité : Messieurs, la Chambre des députés vient d’être envahie, s’écrie M. Beugnot, en entrant vers dix heures dans la salle du Luxembourg ; nous allons l’être incessamment. Mon cher collègue, vous vous flattez, lui répond, en souriant, M. de Saint-Priest.
[2] L’Union monarchique.
[3] MM. Thiers, Duvergier de Hauranne, de Rémusat, Baroche, de Salles, avaient, ainsi que nous l’avons vu, quitté les Tuileries en même temps que Louis-Philippe. M. Thiers, séparé de ses amis à l’entrée de la place de la Concorde et poussé par la foule du côté du pont, hâtant le pas était entré à la Chambre, plutôt pour y chercher un refuge que pour y apporter un avis Persuadé que l’invasion populaire ne tarderait, pas, il ne jugea pas opportun de l’attendre, et pensa à mettre sa personne en sûreté. Un député conservateur, M. Talabot, s’offrit a l’accompagner et le reconduisit par de longs circuits, par le bois de Boulogne et les Batignolles, à travers des groupes populaires menaçants qu’il fallut plusieurs fois haranguer, jusqu’à la place Saint-Georges. M Thiers y arriva, vers six heures du soir, harassé de fatigue, dans un état de complète prostration physique et morale.
[4] MM. Beaumont (de la Somme), de Mornay, de Polignac et César Bacot, informés par un des sténographes du Moniteur que les gardes municipaux qui occupaient la caserne des Minimes, près de la place Royale, venaient de se rendre, et que le peuple, partout mêlé à la garde nationale, s’avançait vers les Tuileries et le palais Bourbon, coururent avertir M. Sauzet. Celui-ci se refusa d’abord à ouvrir la séance. Il fallut le presser vivement pour obtenir qu’il se rendit au palais Bourbon avant l’heure indiquée.
[5] Je suis républicain, disait M. Marrast, dans la tribune des journalistes ; mais cette femme, ces enfants, tout cela m’émeut. — En 1830, n’y avait-il pas aussi une femme et un enfant ? lui répond un de ses voisins ; avez-vous été ému alors ?
[6] Au moment où éclata l’insurrection, M. Ledru-Rollin et M. Marrast, étaient sur le point de se battre en duel.
[7] Six escadrons de dragons et de hussards, le 12e régiment d’infanterie de ligne.
[8] Peu d’instant après, M. Léon Faucher et un autre député vinrent exhorter le général Bedeau à défendre la Chambre. Apportez-moi un ordre du président, répondit le général. Je ne saurais agir sans ordres.
[9] Au pont de la Concorde, on conseillait au duc de Nemours de rester en dehors du palais Bourbon, à la tête des troupes. Hélène court des dangers, dit-il, je vais avec elle. Pendant tout le temps que dura cette régence éphémère, le duc de Nemours, sans songer un seul instant à lui-même, se préoccupa de sa belle-sœur et de ses deux neveux, avec une courageuse sollicitude.
[10] À ce moment, M. d’Houdetot, voyant le comte de Paris très-pâle, demande pour lui un verre d’eau à l’un des huissiers. Cet enfant est ému, dit-il. — Je n’ai pas peur, dit aussitôt le petit prince, qui l’avait entendu ; je vous remercie, monsieur. Et il refusa obstinément de boire.
[11] Après avoir prononcé ces quelques mots, le général descendit dans la cour du palais Bourbon, et, haranguant les gardes nationaux qui s’y trouvaient, il les exhorta à protéger une femme, un enfant… Ses paroles furent accueillies avec une froideur extrême. Pendant qu’il s’efforçait à ranimer un zèle éteint, la Chambre était envahie et la princesse en fuite.
[12] Voir aux Documents historiques, n° 6.
[13] Ce bureau avait été mis à la disposition de M. Arago sur ordre exprès de M. Sauzet, qui ne paraissait pas se rendre un compte bien net de la situation.
[14] En traversant la place de la Concorde, M. Arago, fidèle à sa promesse, alla informer le général Bedeau de ce qui venait de se passer à la Chambre. Le peuple ne veut plus ni royauté, ni régence, lui dit-il ; on va proclamer un gouvernement provisoire. Ce gouvernement aura besoin de l’armée pour maintenir l’ordre dans Paris, peut-on compter sur vous ? — J’appartiens à mon pays, répondit le général. On peut compter sur mon dévouement à la France.
[15] On a prétendu que ces longueurs de M. Ledru-Rollin étaient calculées, qu’il était convenu, dans la matinée, avec MM. Caussidière et Lagrange, qu’une colonne populaire envahirait la Chambre à deux heures moins un quart, et que M. Ledru-Rollin, l’œil sur le cadran, n’avait d’autre but, en gardant la parole, que de gagner du temps. Mais cette assertion, qui n’est, d’ailleurs, appuyée d’aucune preuve, me paraît dénuée de tout fondement.
[16] Parmi les plus animés dans ces groupes tumultueux, on remarquait M. Alexandre Dumas, en uniforme de garde national ; MM. Bocage ; Sarda, depuis gouverneur de l’Île de la Réunion ; Laviron, tué au siège de Rome, etc.