Il était dix heures. Louis-Philippe déjeunait, selon sa coutume, en famille, dans la galerie de Diane, lorsqu’on vint annoncer que MM. de Rémusat et Duvergier de Hauranne demandaient à parler à M. le duc de Montpensier. Qu’ils entrent, dit le roi. Et aussitôt, avec une grande affabilité, il engagea ses nouveaux ministres à prendre place à sa table. Ceux-ci s’en défendirent ; ils semblaient très-agités ; ils voulaient et n’osaient parler. Après quelques minutes d’une contrainte que tout le monde, hormis le roi, lisait sur leurs traits altérés, s’apercevant enfin qu’il s’agissait de quelque nouvelle grave : Que se passe-t-il ? dit Louis-Philippe en emmenant M. de Rémusat dans une embrasure de fenêtre. La reine, le duc de Montpensier et les princesses restaient muets à leur place, les yeux fixés sur les deux interlocuteurs. Sire, dit M. de Rémusat en baissant la voix, il n’y a pas un instant à perdre ; l’émeute triomphe sur tous les points ; elle avance à pas de géant. Le poste du Château-d’Eau, qui tient encore avec un courage héroïque, n’en a plus peut-être que pour peu d’instants ; avant une heure, il est probable que les Tuileries seront attaquées. La vie du roi est en danger. À ces mots, entendus à demi, la reine se précipite vers le roi et se serre contre lui comme pour le défendre. Les princes et les princesses quittent brusquement la table. M. de Rémusat pense que les Tuileries vont être attaquées, dit le roi avec une apparente indifférence. Sur ces entrefaites, plusieurs personnes attachées à la famille royale entraient pêle-mêle et sans être annoncées. MM. Thiers, de Broglie, Piscatory, de Lasteyrie, Quinette, Baroche, Cousin, Gustave de Beaumont, Lacrosse, venaient confirmer, par leur témoignage, les paroles de M. de Rémusat. M. de Laubespin, capitaine d’état-major, apporte une nouvelle plus précise encore et plus désastreuse : la colonne du général Bedeau a mis la crosse en l’air. Les insurgés ont pillé les caissons et se sont emparés de deux pièces de canon ; les Tuileries sont complètement à découvert du côté de la place de la Concorde. Le duc d’Elchingen et M. Jules de Lasteyrie sortent pour s’assurer par eux-mêmes de l’état des choses. Le roi et les ministres entrent en délibération pour savoir s’il faut attendre aux Tuileries l’assaut des masses populaires ou se retirer dans quelque place forte. M. Thiers conseille d’aller à Saint-Cloud, d’y rassembler les troupes, et de faire, de là, un retour offensif sur Paris[1]. Louis-Philippe pense qu’il vaudrait mieux se retirer à Vincennes. Tandis qu’on délibère, un aide de camp du général Bedeau apporte des renseignements plus exacts sur lés faits qui se sont passés à la place de la Concorde. Le peuple s’est retiré, et les troupes occupent, dans un ordre parfait, la place et toutes ses avenues. On se rassure ; on décide que le roi va passer la revue des troupes. Pendant qu’il revêt son uniforme d’officier général de la garde nationale et le cordon de la Légion d’honneur, avec l’impassibilité d’un homme qui, se conformant à l’avis de la majorité, accomplit une formalité légale, bien plutôt qu’en souverain décidé à vendre chèrement sa vie et son trône, on court avertir les postes les plus voisins que le roi va passer la revue des troupes et qu’il désire leur montrer la garde nationale. De forts détachements des légions se mettent immédiatement en marche. Aussitôt qu’on les voit déboucher par le guichet du Louvre, le roi paraît dans la cour du château ; il monte un cheval richement caparaçonné de franges et de crépines d’or. Les ducs de Nemours et de Montpensier, le maréchal Bugeaud sont à sa droite ; à sa gauche, le général Lamoricière, vêtu d’une capote de garde national qu’il vient d’emprunter à l’état-major, la tête nue, les cheveux en désordre, le regard animé, prend possession de son commandement. MM. Thiers et de Rémusat suivent à pied. Une nombreuse escorte de gardes nationaux à cheval, d’aides de camp, parmi lesquels on remarque le général Rumigny en habit bourgeois, le général Trézel, M. de Montalivet, etc., forment le cortège. En passant devant le front des postes intérieurs, Louis-Philippe est salué de cris nombreux auxquels il paraît très-sensible. Marie-Amélie se montre à une fenêtre du rez-de-chaussée ; elle est entourée de madame la duchesse d’Orléans, des princesses et des petits princes. Debout, la contenance fière, l’œil brillant d’espoir, elle remercie du geste tous ceux qui passent devant elle, en criant Vive la reine ! Cependant le roi, en longeant la grille, est arrivé à l’arc de triomphe sous lequel il passe à travers les bottes de paille et les bagages jetés pêle-mêle ; il commence la revue par le côté gauche de la place, où la première légion est rangée en bataille. Là, les cris de Vive le roi ! sont en petit nombre et presque aussitôt étouffés par les cris de Vive la réforme ! Un groupe de gardes nationaux sort des rangs, s’avance vivement vers Louis-Philippe, et le somme, en quelque sorte, d’accorder la réforme. Le roi, visiblement troublé, hâte le pas en répétant avec humeur ! Elle est accordée, elle est accordée. Mais l’annonce d’une telle concession, faite sans élan, reçue sans enthousiasme, n’était plus qu’un signe de détresse inutile. Louis-Philippe, en voyant les physionomies mornes de ses défenseurs, acheva de se décourager, et rentra au château, laissant au maréchal Bugeaud le soin de passer en revue le reste des troupes. Le maréchal était dévoré de colère. Investi d’une autorité dérisoire, il voyait tous ses plans de défense écoutés, il est vrai, mais discutés loin de lui et rejetés par des influences occultes ; il n’apercevait autour de lui que des visages abattus ; il n’entendait que des paroles défiantes et pusillanimes. M. Barrot n’avait pas un seul instant admis le système de la lutte à outrance. M. Thiers, après avoir longtemps soutenu le maréchal, s’était laissé vaincre par les répugnances de ses amis ; enfin, et ceci achevait de rendre la position du maréchal insoutenable, les fils du roi, ces jeunes princes dont on aurait dû avoir à contenir l’élan, restaient là, indécis, paralysant tout de leur présence inerte, accueillant et propageant toujours les premiers les nouvelles fâcheuses et les avis timides[2]. Rentré dans son cabinet, après la revue, Louis-Philippe s’était laissé tomber dans un fauteuil adossé au mur, près de la fenêtre. Sa tête, appesantie, reposait sur sa main ; il gardait le silence ; les amis et les serviteurs, que l’attente d’un péril imminent retenait là, dans une anxiété inexprimable, échangeaient à demi-voix des paroles incohérentes. Et l’heure fuyait. Déjà midi allait sonner, quand M. Crémieux entra dans le salon qui précédait le cabinet du roi. M. le duc de Montpensier, qui s’y tenait, entouré des princes de Wurtemberg et de Cobourg, de députés, de pairs de France, de généraux et d’une foule d’officiers de service, s’avança vers lui et le questionna vivement sur ce qui se passait au dehors. Rien n’est encore perdu, dit M. Crémieux. Je viens de parcourir une partie de Paris. La garde nationale peut être ramenée. M. Barrot, président du conseil, les hommes de la gauche ministres avec lui, M. Thiers et le maréchal Bugeaud écartés, les plus larges concessions faites sans délai peuvent apaiser l’insurrection ; mais il n’y a pas à balancer une seule minute. Pendant qu’il parlait ainsi, le duc de Montpensier ouvrait la porte du cabinet et nommait au roi M. Crémieux. Que venez-vous m’apprendre ? dit Louis-Philippe en relevant la tête. M. Crémieux répéta ce qu’il venait de dire. Alors M. Thiers, qui se tenait un peu à l’écart, s’approcha du roi et déposa entre ses mains sa démission. Sans faire d’observation, sans exprimer ni regret, ni satisfaction, ni crainte, Louis-Philippe demanda M. Fain, son secrétaire, pour rédiger l’ordonnance qui nommait M. Barrot président du conseil, M. Crémieux conseilla au roi de faire appeler le maréchal Gérard et de lui confier le commandement des troupes, Un moment d’illusion suivit cette étrange démarche de M. Crémieux. Le roi et son entourage se persuadèrent qu’un député de l’opposition la plus avancée devait connaître parfaitement l’état des esprits et l’effet certain des mesures qu’il conseillait. Mais, à cette heure, personne ne pouvait plus apprécier l’ensemble du mouvement populaire. Il agissait sur une si vaste étendue que son caractère général échappait à l’observation. Ici, l’esprit de la garde nationale dominait et se contentait encore d’un ministère Barrot ; ailleurs, il était, déjà question de forcer le roi à abdiquer ; sur d’autres points enfin, les républicains jetaient le masque et parlaient de chasser la dynastie. Sur ces entrefaites, M. de Reims, qui était allé porter a)t National la proclamation du ministère Thiers-Barrot, revenait, et demandant à parler à M. Thiers, il lui déclarait qu’en l’état présent des choses le peuple ne se contenterait plus de rien, si ce n’est de l’abdication. M. Thiers l’introduisit auprès des princes. Il leur parla dans le même sens. Mais, monsieur, dit alors le duc de Montpensier, le roi ne cesse de faire depuis hier des concessions qui toutes jusqu’ici ont été inutiles. Pouvez-vous répondre, au moins, que celle dont vous parlez serait d’un effet suffisant ? — Monseigneur, répondit M. de Reims, je ne crois pas qu’aucun homme vivant puisse en ce moment donner une pareille certitude[3]. Déjà, quelque temps auparavant, M. Duvergier de Hauranne, sans prononcer le mot, avait insinué la chose. Mais comment oser signifier un semblable arrêt au prince le plus jaloux de son autorité, le plus fortement imbu de sa supériorité politique, le plus dédaigneux jusque-là du mérite de ceux de sa famille qui devaient lui succéder au pouvoir ? C’était à qui déclinerait une telle mission. Cependant, on se hasarde à murmurer le mot fatal aux oreilles de Louis-Philippe, mais si bas qu’il peut encore ne le point entendre ; les courtisans feignent de s’indigner ; M. Thiers semble n’avoir aucun avis depuis qu’il n’est plus ministre. En ce moment, la porte du cabinet s’ouvre ; un homme très-pâle, très-ému, mais dont l’émotion ne décèle aucune peur, s’avance vers le roi. Qu’y a-t-il, monsieur de Girardin ? dit Louis-Philippe en attachant sur le rédacteur de la Presse son regard éteint. — Il y a, sire, que l’on vous fait perdre un temps précieux ; et que, si le parti le plus énergique n’est pas pris à l’instant même, dans une heure, il n’y aura plus en France ni roi ni royauté. Un silence de stupéfaction répond seul à cette apostrophe. M. de Girardin, apercevant dans un groupe le rédacteur en chef du Constitutionnel, invoque son témoignage. Demandez, s’écrie-il avec impatience, demandez à M. Merruau, comment les proclamations du changement de ministère ont été reçues par le peuple. Le silence continue. Puis la voix du roi se fait entendre. Que faut-il faire ? — Abdiquer, sire, répond M. de Girardin avec une hardiesse qui étonne les assistants. — Abdiquer ! — Oui, sire, et en conférant la régence à madame la duchesse d’Orléans, car M. le duc de Nemours ne serait point accepté. — Il vaut mieux mourir ici, s’écrie la reine ! Le roi, comme éveillé en sursaut par ces paroles et par l’accent énergique avec lequel elles sont prononcées, se lève, et, s’adressant au groupe qui l’entoure : Messieurs, dit-il, ne peut-on pas défendre les Tuileries ?… On m’avait dit qu’on pouvait défendre les Tuileries, répète-t-il encore, voyant qu’on ne lui répond pas. Abdiquez, sire, abdiquez ! s’écrie le duc de Montpensier d’un ton impérieux. Louis-Philippe semble se consulter un moment. Eh bien, puisqu’on le veut, j’abdique, dit-il enfin. À ces mots, M. de Girardin s’élance vers la porte, et Louis-Philippe passe dans la chambre voisine, où attendaient madame la duchesse d’Orléans et les princesses. J’abdique, dit-il d’une voix forte en ouvrant la porte. La duchesse d’Orléans se jette aux pieds du roi, et, d’une voix étouffée par les sanglots, elle le conjure de ne point abdiquer. Le comte de Paris mêle ses prières enfantines à celles de sa mère ; il embrasse les genoux de son grand-père. Le roi ne montre aucune émotion, et presque aussitôt, s’arrachant à ces étreintes, il rentre, suivi des princesses, dans son cabinet, où se pressent en désordre non-seulement les personnes de son intimité, mais une foule étrangère, journalistes, gardes nationaux, militaires de tous grades, tous porteurs de nouvelles fausses ou vraies, parlant, s’exclamant, conseillant à la fois. Le maréchal Gérard, qu’on avait mandé, entrait en ce moment. Maréchal, sauvez tout ce qui est encore sauvable ! s’écrie la reine en lui serrant les mains avec désespoir. Et le maréchal, poussé sur les escaliers, mis à cheval dans la cour du château, sort par la grande porte des Tuileries, et s’avance vers la place du Palais-Royal, pour y annoncer l’abdication et faire cesser le combat. Le roi s’était assis à son bureau et tenait la plume, mais il n’écrivait point. Le duc de Montpensier, avec vivacité, venait de pousser sous sa main une feuille de papier blanc. Au nom du pays, sire, dit tout à coup une voix vibrante, au nom de votre famille et de toutes les familles de France, n’abdiquez pas. Combattons aujourd’hui plutôt que demain, car demain nous serons en république ! Tous les yeux se tournent vers M. Piscatory. La reine, exaltée et comme hors d’elle-même, saisissant la main de cet ami fidèle, lui dit à voix basse et d’un air égaré : Prenez garde, il y a ici des traîtres. Et l’œil soupçonneux de Marie-Amélie se portait tantôt sur M. Thiers, tantôt sur madame la duchesse d’Orléans, qui, la lèvre tremblante et les yeux baignés de larmes, isolée loin du groupe des princesses qui se tenaient par la main, répétait d’une voix entrecoupée en suppliant le roi du regard : N’abdiquez pas, sire, n’abdiquez pas. Une décharge retentit, la fusillade se rapproche. Vite, sire, dit le duc de Montpensier en poussant le bras du roi d’un geste peu respectueux. — Que le roi se hâte, répète M. Crémieux. — Je n’ai jamais écrit plus vite, reprend le roi qui n’avait pas quitté ses gants et qui traçait, comme à loisir, en très-gros caractères, cette abdication si impatiemment attendue ; donnez-moi le temps. — Vous vous en repentirez, messieurs, s’écriait la reine dont l’effervescence allait croissant ; vous demandez l’abdication du meilleur des rois. — Que le roi, du moins, n’abdique pas ainsi, sans avoir tenté de repousser l’émeute, reprend M. Piscatory ; il y a encore plus de trois mille hommes dans la cour du château[4] ; mettez-vous à leur tête, prince, continue-t-il en s’adressant à M. le duc de Montpensier. Que conseillez-vous, monsieur ? dit le prince à M. Thiers avec un embarras visible. — Je n’ai pas de conseils à donner, répond celui-ci ; je ne suis plus rien. Seule, Marie-Amélie continuait de soutenir M. Piscatory. Fière, noble, courageuse comme l’avait été Marie-Antoinette à pareille heure, elle voulait mourir en reine plutôt que de vivre humiliée. Ému de ce grand courage si mal secondé, M. Piscatory ploye le genou devant elle et baisant sa main royale : Ah madame, lui dit-il à demi-voix, vous êtes la seule personne que je vénère ici ! — Vous ne connaissez pas le roi, reprend la reine d’un accent peiné ; c’est le plus honnête homme de son royaume. Cependant le roi venait d’achever d’écrire son abdication elle était ainsi conçue : J’abdique cette couronne, que la voix nationale m’avait appelé à porter, en faveur de mon petit-fils le comte de Paris. Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit aujourd’hui. Paris, le 24 février 1848. Signé, LOUIS-PHILIPPE. Puisse-t-il ressembler à son aïeul ! s’exclame la reine. Louis-Philippe la regarde d’un air de compassion. On se hâte d’envoyer le papier encore humide au maréchal Gérard, afin qu’il le montre au peuple. Quelques personnes descendent pour répandre le bruit de cette abdication qui trouvait encore beaucoup d’incrédules, et que l’on démentait déjà dans les salons les plus voisins du cabinet où elle venait d’être signée. Pendant que ceci se passait au château, le combat continuait sur la place du Palais-Royal. À dix heures du matin, les gardes municipaux qui occupaient le poste du Château d’Eau, avaient été relevés par deux compagnies du 14e de ligne sous le commandement des lieutenants Pères et Audouy. Ce poste était un point stratégique très-important parce qu’il couvrait à la fois le Palais-Royal et les rues de Chartres, de Saint-Thomas du Louvre, du Musée, qui toutes débouchent sur le Carrousel. Aussi, dans sa constante prévision d’un soulèvement populaire, le gouvernement l’avait-il fait fortifier avec le plus grand soin. Adossé à un massif de maisons faisant face au palais, le Château-d’Eau, construit au commencement du dix-huitième siècle, se composait d’une façade à deux étages, soutenue par quatre colonnes engagées, et de deux ailes latérales percées chacune de trois fenêtres. Un perron de quelques marches s’étendait, dans un développement de quarante mètres environ, sur toute la longueur de l’édifice, que terminait une terrasse entourée d’une balustrade en pierre sculptée. Au centre du premier étage, une niche était creusée, au dessous de laquelle une large vasque recevait les eaux de la fontaine. Sur une plaque en marbre noir, on lisait, tracée en caractères d’or, cette inscription : Quantos effundit in usus. Une porte étroite et basse, revêtue de lames de fer, ouvrait sur le perron de ce monument tout noirci par le temps. Les fenêtres, munies d’une double rangée de barreaux, avaient été garnies d’épais volets en chêne, troués de meurtrières. C’était une citadelle imprenable. Le canon seul aurait pu endommager ces épaisses murailles et enfoncer ces portes massives. Cependant, les insurgés, qui ne rencontraient plus nulle part de résistance, affluaient en masse vers le Palais-Royal. Ils avaient construit, dans toutes les rues avoisinantes, d’énormes barricades et cernaient complètement le Château-d’Eau. Animé par les républicains, qui craignaient de marcher sur les Tuileries en laissant sur leurs derrières une position aussi forte, le peuple, instruit, d’ailleurs, que les soldats renfermés dans le poste appartenaient au 14e de ligne, s’exaltait au souvenir du massacre de la veille. On disait que des gardes municipaux étaient là aussi[5], qu’ils gardaient des prisonniers en grand nombre ; mille bruits confus montaient les têtes, tout se préparait à un formidable assaut. Quelques gardes nationaux s’efforçaient de calmer l’effervescence populaire, et parlementaient, mais en vain, avec la troupe, pour obtenir l’évacuation du poste. Debout, en travers de l’unique porte de la façade, un lieutenant, jeune homme d’une intrépidité héroïque, résistait à la pression des assaillants et demeurait sourd aux prières des chefs républicains, Étienne Arago et Charles Lagrange. Trois fois tiré avec violence en dehors de la porte, il reprit trois fois sa position périlleuse : Vous me proposez le déshonneur, s’écriait-il ; tous, nous périrons ici, plutôt que de rendre nos armes. Et la multitude acharnée redoublait d’efforts pour arracher les fusils aux mains crispées des soldats. Cette mêlée durait depuis un quart d’heure environ, lorsqu’on voit paraître sur la place un officier d’état-major, qui s’avance jusqu’au perron et crie à la troupe d’évacuer le poste. Un immense bravo, parti de la foule, accueille cet ordre ; mais le peuple veut plus encore : il demande, il exige les armes. Et nos armes ? dit le capitaine en attachant sur l’officier supérieur un regard plein d’anxiété, livrerons-nous nos armes ? Soit que celui-ci n’eût point entendu, soit qu’il n’osât commander à un brave soldat son déshonneur, il garda le silence, tourna bride et disparut. Étienne Arago revint à la charge avec plus d’insistance encore, mais le capitaine demeurait inébranlable. Nous consentons à quitter le poste, disait-il, mais il faut que ce soit avec les honneurs de la guerre. Et l’accent dont il prononçait ces paroles disait assez qu’elles étaient l’expression d’une résolution inflexible. Pendant cette espèce de trêve, les soldats avaient serré leurs rangs ils se tenaient adossés contre la muraille. Tout à coup, quelques coups de feu se font entendre du côté du Palais-Royal. Se croyant attaqués, deux soldats déchargent leurs armes. Alors la fusillade éclate des deux côtés. Les soldats se jettent dans le poste et, par les meurtrières, font une décharge générale qui balaye la place. Pendant quelques minutes, elle présenta un spectacle lugubre. Au-devant du perron, l’eau qui coulait en liberté des débris de la fontaine formait, en se mêlant au sang des blessés, une mare de teinte rougeâtre sur les degrés, on voyait deux cadavres tombés en croix çà et la, sur le pavé, des armes, des lambeaux de vêtements, des taches de sang ; les grilles du palais brisées, la cour vide ; au-dessus de !a barricade Valois, quelques têtes menaçantes ; dans l’angle de la place, un groupe compact qui, déjà honteux de sa fuite, s’arrêtait, se retournait, couchait le poste en joue. Quelques coups de feu partent ; les soldats ripostent. Le peuple revient et afflue, à la fois, par toutes les rues qui débouchent sur la place ; les barricades de la rue de Valois, de la rue de Rohan, de la rue Saint-Honoré, se hérissent de combattants des chefs intrépides, Caussidière, Baune, etc., les animent. La lutte recommence avec fureur ; les insurgés courent à l’assaut ; les soldats se défendent vigoureusement dans le poste. Cependant, Étienne Arago était allé rue Richelieu, à la barricade de la fontaine Molière, pour se concerter avec quelques amis. Il y était à peine qu’on vit arriver, du côté du Carrousel, un officier supérieur, suivi d’un aide de camp et d’un officier d’état-major de la garde nationale, M. Moriceau. Ce dernier, s’approchant d’Étienne Arago, lui nomme le général Lamoricière. Un pourparler vif et bref s’engage. Le général apportait la nouvelle de l’abdication. Il est trop tard, dit Étienne Arago. Trop tard ! s’écrie le général d’un ton incrédule ; trop tard ! on vous accorde la réforme, on vous donne la régence ; que vous faut-il donc ? — La république. Tous vos efforts désormais sont inutiles pour l’empêcher. Le peuple est maître de Paris : il ne veut plus ni roi, ni princes, ni dynastie. Le général fit un geste qui semblait dire : Quelle démence ! Mais, voyant autour d’Étienne Arago des hommes dont la physionomie confirmait les paroles qu’il venait d’entendre, et ne voulant pas perdre un temps précieux, il tourna bride, persuadé qu’il allait trouver, à peu de distance de là, un tout autre accueil. Quelques instants après arriva M. de Girardin, porteur des mêmes nouvelles. Il ne fut guère mieux écouté que le général Lamoricière. Tous deux, dans le même dessein, se dirigèrent alors, par deux côtés opposés, vers la place du Palais-Royal où ils entendaient la fusillade. Une multitude innombrable, hommes, femmes, enfants, ouvriers, gardes nationaux, accourus de tous les points de Paris, se ruait sur ce dernier théâtre de la lutte. C’était comme un grand tourbillon humain qui remplissait l’air de clameurs. Les roulements du tambour qui battait la charge, la détonation des armes à feu, le sifflement des balles, le cri des blessés, des voix vibrantes qui chantaient la Marseillaise en courant à la mort, la fumée épaisse qui enveloppait cette scène inouïe, donnaient le vertige à qui tentait de s’en approcher. Cependant, parvenu à l’angle de la place, le général Lamoricière s’efforçait de se frayer un passage. Vive Lamoricière ! criaient les uns. Ce n’est pas lui, il est en Afrique, c’est un espion ! criaient les autres. Ce mot seul pouvait le faire massacrer. Son uniforme incomplet et d’emprunt prêtait à la méprise ; toutefois, les baïonnettes et les pistolets braqués sur sa poitrine ne le faisaient ni reculer ni pâlir. Mais ni sa voix, ni ses gestes n’avaient la puissance de dominer une pareille rumeur ; c’eût été folie de l’espérer. Le général ne pouvait se résoudre, néanmoins, à retourner sur ses pas, car il sentait que le sort de la royauté dépendait peut-être encore de quelques paroles favorablement accueillies ; il s’épuisait en signaux ; il ne cessait d’agiter en l’air son chapeau, son mouchoir ; mais comme il demeurait à la même place sans avancer ni reculer, pressé qu’il était par une masse de peuple, une balle vint frapper son cheval qui se renversa sous lui. Atteint lui-même, presque au même instant, d’un coup de baïonnette au bras, il fut enlevé aussitôt par quelques hommes du peuple qui, le protégeant de leurs corps, le portèrent chez le marchand de vin à l’angle de la rue de Chartres, où le docteur Pellarin avait établi une ambulance. On y pansa avec le plus grand soin sa blessure, puis on le fit sortir par une porte de derrière et on le ramena chez lui, où il apprit bientôt que c’en était fait de la monarchie. De son côté, le maréchal Gérard n’était pas plus heureux : hissé sur le cheval tout caparaçonné de velours et d’or que le roi venait de monter pour passer la revue, le maréchal, en habit noir et en chapeau rond, un rameau de buis à la main, faisait une étrange figure. Il s’avançait lentement, avec toutes sortes de difficultés, à travers la foule, quand M. Princeteau, porteur de l’acte d’abdication, parvint à le rejoindre. Le maréchal allongeait le bras pour prendre le papier que ce dernier lui tendait ; mais quelqu’un de plus leste l’avait déjà saisi. C’était un officier de la garde nationale qui refusa de le rendre, M. Aubert-Roche. Craignant, sans doute, que l’abdication du roi n’arrêtât une seconde fois la révolution, il enleva des mains du vieux militaire le papier précieux et le passa aussitôt à Charles Lagrange qui se trouvait là. Dans le même temps, la foule, tout en criant Vive le Maréchal ! le repoussait doucement vers le Carrousel. Les troupes, pendant l’intervalle, s’étaient repliées dans la cour du château et fermaient les grilles. Le maréchal ne put donc pas même rendre compte au roi du triste succès de son ambassade. On venait d’apprendre aux Tuileries, par M. Crémieux, que, dans toutes les directions, les émissaires de la royauté avaient échoué et que ni le général Gourgaud, ni le fils de l’amiral Baudin, envoyés sur la place de la Concorde, ni M. de Girardin, ni M. Merruau, ni personne n’était parvenu à se faire écouter du peuple. Une foule de courtisans encombrait encore les antichambres. Le duc de Nemours allait et venait, interrogé et interrogeant, sur les escaliers, dans les corridors, ne sachant rien, ne décidant rien. Le duc de Montpensier avait perdu contenance. Louis-Philippe était tombé dans une complète atonie. Pendant que des ordres étaient envoyés aux écuries du Louvre pour qu’on amenât au château quatre voitures, et que la consigne de détresse de tenir le temps nécessaire pour protéger la fuite du roi était donnée aux troupes, Marie-Amélie aidait son époux à dépouiller son uniforme et ses plaques et à revêtir l’habit bourgeois. En proie à une exaspération qu’elle n’essayait pas de contenir, elle se répandait en reproches contre tous ceux dont elle suspectait la fidélité. Ah ! monsieur, que vous êtes coupable, que vous avez été ingrat envers nous vous ne méritiez pas un si bon roi ! disait-elle à M. Thiers. M. Crémieux, qui insistait pour qu’on fit hâte, était aussi l’objet de ses soupçons : personne ne lui répondait, on gardait le silence par respect pour une telle infortune. D’ailleurs, ce n’était le moment ni des récriminations, ni des explications, ni des excuses. On entendait toujours la fusillade. Les voitures royales étaient arrêtées par les insurgés. On décida d’aller à pied jusqu’à la place de la Concorde. Dans le trouble de cette fuite précipitée, tout se faisait, tout se disait comme au hasard. La duchesse d’Orléans se croyait régente. Une telle élévation, dans un tel moment, quand elle ne sentait auprès d’elle ni un cœur, ni un bras, ni un génie assez puissant, assez dévoué, pour se jeter entre son fils et la révolution, c’était une terrible épreuve pour son courage[6]. Le roi ne lui avait, d’ailleurs, donné aucun ordre, aucune explication aucun conseil ; il ne lui avait dit que ces seules paroles : Hélène, restez. Louis-Philippe ne pensait pas que sa fuite fût un exil. Il ne croyait pas même que la duchesse d’Orléans dût être régente. Par son abdication, le duc de Nemours entrait, de plein droit, dans l’exercice des pouvoirs que lui conférait une loi des Chambres. De Saint-Cloud, où le roi comptait s’arrêter, il dirigerait encore les conseils ; il régnerait de fait sous le nom d’un enfant. C’était là le fond de sa pensée. Cependant, on le pressait de fuir. Il demandait sa montre, son portefeuille ; il paraissait tout préoccupé de ces petits détails, étranger aux sentiments douloureux qui éclataient en sanglots autour de lui. Le duc de Montpensier embrassait sa jeune femme enceinte, la confiait aux soins du docteur Pasquier et à la garde de M. de Lasteyrie. La princesse Clémentine, la duchesse de Nemours, tenant par la main ses deux enfants, se disposaient à suivre le roi. Les mains se serraient ; les regards échangeaient des pensées qu’on n’osait se communiquer tout haut. La grande figure de Marie-Amélie dominait de son désespoir toutes ces tristesses. Enfin Louis-Philippe, appuyé sur le bras de la reine, suivi du duc de Montpensier, de MM. Crémieux, Ary Scheffer, Jules de Lasteyrie, Gourgaud, Roger (du Nord), Montalivet, Dumas, Rebel et Lavalette, sort du palais par un couloir étroit et sombre conduisant au vestibule de l’Horloge, et s’avance, par le jardin, vers la place. Des gardes nationaux à pied et à cheval et une compagnie de gardes municipaux occupent les allées[7] ; un escadron de dragons se forme sur deux rangs. Le triste cortège passe en silence. En arrivant à la grille du pont Tournant, où devaient stationner les voitures, on ne les voit point. Alors le roi, tranquille jusque-là, donne de vives marques d’inquiétude. L’aspect de la place, en effet, n’était pas rassurant. Les troupes du général Bedeau étaient massées autour de l’obélisque ; mais une immense multitude les enveloppait. Les cavaliers qui servaient d’escorte au roi se voyaient poussés, refoulés ; ils n’osaient qu’à demi résister à la pression du peuple, craignant de trahir, par trop de précautions, la présence des personnes royales. Les voitures ! mais où donc sont les voitures ? répétait le roi. Un moment, comme on s’efforçait de gagner l’obélisque, où, par suite d’un malentendu, les voitures étaient restées, la reine fut violemment heurtée et séparée de son époux. Elle jeta un cri, chancela ; un jeune homme fit un geste comme pour la soutenir. Laissez-moi, dit-elle en le repoussant. Bien qu’à demi évanouie, elle avait encore la force de se trouver offensée d’un secours qu’elle ne demandait pas[8]. Le roi, ressaisissant son bras, l’enleva, en quelque sorte, et la poussa dans une des voitures, où il monta en toute hâte après elle. Les enfants de la duchesse de Nemours étaient déjà dans l’autre, debout sur les coussins, collant à la vitre leurs visages blonds et roses, plus curieux qu’effrayés du spectacle étrange qui s’offrait pour la première fois à leur vue. Leur mère les rejoignit. Alors, on donne le signal du départ. On jette encore à la hâte, par le carreau de la portière, un portefeuille tombé à terre et un sac de nuit qui contient quelques effets. Partez, partez, partez donc ! s’écrie M. Crémieux. Le cocher donne un vigoureux coup de fouet, et les deux voitures partent à fond de train par le quai de Passy, enveloppées d’un détachement de gardes nationaux à cheval et de deux escadrons de cuirassiers que commande en personne le général Regnauld de Saint-Jean-d’Angély. La résistance du poste du Château-d’Eau, cet acte sublime d’honneur militaire, dont les héros plébéiens sont tombés inconnus dans le silence de la mort, protégea la déroute honteuse des Tuileries. Nous avons vu que les insurgés, secondés par une centaine de gardes nationaux des troisième et cinquième légions qui venaient de désarmer le poste de la Banque, avaient forcé les grilles du Palais-Royal, du côté de la galerie de Valois. En une minute, les appartements étaient envahis, toutes les fenêtres se garnissaient de combattants ; le palais et le poste se renvoyaient des feux meurtriers, la mitraille pleuvait sur la place comme une grêle épaisse. On supposait bien que les munitions devaient s’épuiser, que les morts devaient être déjà plus nombreux que les vivants dans l’intérieur du poste ; mais rien n’annonçait que le courage fléchît. La pensée de capituler, en effet, ne venait point à ces braves. Et le peuple se ruait sur les marches du perron, contre les portes qu’il ébranlait à coups de barre de fer ; les uns s’efforçaient d’escalader les fenêtres, tandis que d’autres, moins emportés par l’ardeur du combat et déplorant l’inutile effusion du sang, s’efforçaient de faire cesser le feu et d’amener les soldats à des pourparlers. Ils s’avançaient jusqu’au pied des murs, affrontant une mort presque certaine. Mais en vain essayaient-ils par leurs gestes, par leurs cris, de rassurer les assiégés sur leurs intentions pacifiques. On les accueillait à coups de fusil, comme on avait accueilli le général Lamoricière, M. Crémieux, M. de. Girardin et le maréchal Gérard lui-même. Quelques-uns de ces intrépides citoyens payèrent de leur vie leur généreuse résolution. Tout à coup une pensée infernale saisit la multitude. On venait de forcer sur la place du Carrousel les écuries royales. Quelques enfants avaient mis le feu aux voitures. Le feu ! le feu au Château-d’Eau ! s’écrie-t-on. Aussitôt des hommes du peuple s’attellent à ces voitures enflammées, les traînent sous les fenêtres du poste. On apporte des bottes de paille, des fagots ; un tonneau d’esprit-de-vin est roulé sur ce bûcher. Le vent attise l’incendie, il pousse la flamme ; elle monte, s’étend, tourbillonne ; elle entoure d’une ceinture ardente le vieil édifice ; elle pénètre enfin, elle s’engouffre dans l’intérieur. C’en est fait des martyrs de la royauté, ils n’ont plus que le choix de la mort ; le lieutenant Péresse ouvre la porte et veut sortir ; il tombe frappé de plusieurs balles. Les soldats qui le suivent se précipitent sur le seuil et jettent leurs armes, en criant qu’ils se rendent, tandis que d’autres se sauvent par la porte du Musée. En voyant ses ennemis en sa puissance, la multitude pousse un rugissement de joie. Mais, aussitôt, un cri d’humanité se fait entendre. Le peuple, un instant égaré par la démence du combat, se précipite pour arracher à la mort ses ennemis. Il répand l’eau à torrent pour essayer d’éteindre l’incendie qu’il a allumé. Quel spectacle ! et comment le décrire ! Quand le peuple pénètre à travers les décombres fumants, trébuchant sur des cadavres noircis, des vêtements ensanglantés, des lambeaux humains calcinés, épars, il a horreur de sa victoire. Du sein de cette désolation, il enlève les blessés, les prend dans ses bras, les porte dans la galerie du Palais-Royal. Là, soldats de la royauté, soldats de la République, vaincus et vainqueurs, sont étendus sur des lits, des matelas, des canapés rangés à la hâte le long des murs. Des médecins, des femmes pansent les blessures, étanchent le sang qui coule, abreuvent les lèvres ardentes, commandent le silence, calment les convulsions de la mort[9]. Et, pendant que ces soins pieux honorent l’humanité, à deux pas de là, sous le même toit, des hommes qui ne respectent rien, des vandales, saccagent les richesses du palais : tableaux, statues, livres, vases précieux, magnificences de l’art, trésors de la science, rien n’est épargné, rien n’échappe à la dévastation. Une fureur aveugle s’acharne sur ces vestiges inanimés comme sur des ennemis vivants. Bientôt l’ivresse du vin vient s’ajouter à l’ivresse du combat ; on a pénétré dans les caves. La garde nationale fait des efforts inouïs, mais inutiles, pour contenir ces excès. Ainsi le peuple se montre au même moment, dans le même lieu, sous ses deux aspects les plus contraires ; donnant raison à ceux qui l’aiment comme à ceux qui le redoutent. Ici, courageux, humain, plein de douceur ; là, brutal, insensé : honneur ou fléau de la civilisation, espoir ou terreur de l’avenir. Cependant, madame la duchesse d’Orléans, laissée aux Tuileries, regagnait à la hâte ses appartements. Dans le trouble des derniers adieux, elle avait échangé quelques mots avec les députés qui entouraient le roi, et, se croyant suivie par eux, elle comptait sur leur conseil et sur leur appui. Qu’on juge de son effroi lorsque, au bout de sa course à travers les salons et les couloirs, d’où elle entendait la rumeur de la masse populaire qui débordait sur le Carrousel et escaladait déjà les grilles du château, elle se retourna et se vit seule avec quelques personnes de sa suite[10]. Ses joues si pâles pâlirent encore. En ce moment le bruit du canon retentit dans la cour. La princesse crut qu’une lutte fatale s’engageait. Elle savait que la troupe n’était plus en état de résister. Elle pensa qu’elle allait être massacrée. Alors, par un de ces beaux mouvements du cœur, fréquents dans l’histoire des femmes, elle saisit ses deux enfants par la main et se plaçant avec eux devant le portrait eu pied de leur père[11]. Il ne me reste donc, s’écria-t-elle en implorant de ses yeux en larmes le secours d’en haut, qu’à mourir ici ! Au même instant, la porte s’ouvrit ; un éclair d’espérance brilla dans les yeux de la princesse, elle s’élança à la rencontre de la personne qui entrait. C’était M. Dupin, qui, suivi de M. de Grammont, cherchait la régente pour la conduire a la Chambre. Monsieur Dupin, s’écria la duchesse, vous êtes le premier qui veniez à moi. Chose étrange ! en effet, la régente, en ce moment suprême, était complètement oubliée des hommes politiques. Presque aussitôt on vint lui dire que M. le duc de Nemours l’engageait à quitter les Tuileries. Elle prit le bras de M. Dupin et, suivie d’un petit groupe de personnes de sa maison, elle traversa le jardin et passa devant des troupes de ligne qui, n’ayant reçu aucun ordre, ne lui rendirent même pas les honneurs militaires. La duchesse tenait par la main le comte de Paris ; le petit duc de Chartres, malade depuis quelques jours et grelottant de fièvre, était porté par son médecin, M. Blache. En arrivant au pont Tournant, M. Dupin, s’avançant vers la foule, proclama, à haute voix le comte de Paris roi des Français, et madame la duchesse d’Orléans régente. Puis on se dirigea vers la Chambre[12]. La princesse était émue, mais sa volonté restait ferme ; elle allait, non pas comme on l’a dit, assouvir enfin une ambition longtemps contenue, mais tout simplement accomplir un devoir de mère. Si la duchesse d’Orléans avait eu, en effet, ces ambitions impatientes que les soupçons de la famille royale lui prêtaient, elle aurait réussi peut-être dans sa tentative[13]. Mais, malgré l’opinion accréditée au Château, elle n’était pas du tempérament qui fait les fortes ambitions et les grands desseins. Intelligente, réservée, délicate d’esprit et de corps, digne de soutenir avec honneur un rang élevé, elle n’avait rien de cette énergie audacieuse qui s’empare du commandement. Habituellement souffrante et résignée, elle nourrissait de vagues espérances ; mais la flamme intérieure qui fait les Marie-Thérèse ou les Catherine ne rayonnait point à son front. Sa lèvre mélancolique, qui lui gagnait, par des paroles aimables, les cœurs bienveillants, ne frémissait point de cette éloquence qui subjugue les âmes rebelles. En un mot, c’était une noble princesse, ce n’était ni une héroïne ni une femme de génie. Il eût fallu être l’une ou l’autre pour arrêter à soi, à ce moment suprême, le flot emporté des révolutions. |
[1] Le maréchal Bugeaud approuvait le projet de M. Thiers.
[2] La contenance du duc de Montpensier surtout parut singulière à ce point qu’on essaya de l’expliquer en attribuant au jeune prince une part secrète dans la prétendue conspiration de madame la duchesse d’Orléans. Il n’en était rien cependant ; il n’y avait là ni conspiration ni trahison ; il y avait tout simplement un caractère et un esprit peu préparés aux fortes épreuves.
[3] Le matin même, à six heures et demie, M. de Reims était allé chez M. Marrast. Il lui avait annoncé que NM. Thiers et Barrot étaient ministres : Eh bien ! lui avait-il dit, que vous faut-il de plus ? — L’abdication avant midi, avait répondu M. Marrast ; après midi il serait trop tard.
[4] Il y avait, en effet, dans la cour des Tuileries 3.000 hommes d’infanterie, deux escadrons de dragons et 6 pièces de canon chargées à mitraille, sans compter les gardiens armés et les gardes municipaux.
[5] Il était resté, en effet, dix gardes municipaux avec les soldats de la ligne au nombre de cent. Quarante-huit prisonniers faits dans la nuit, amenés au poste du Château-d’Eau par le 14e de ligne, avaient été conduits, vers cinq heures du matin, à la caserne de la rue de Rivoli, où ils furent mis en liberté.
[6] Quel fardeau ! s’écriait la princesse en parlant aux personnes de sa suite. Et Joinville qui n’est pas ici !
[7] Quand Louis-Philippe fut monté en voiture, un aide de camp du général Bedeau vint exhorter ces braves soldats à ne pas suivre le roi de crainte de l’exposer davantage, et à se disperser au plus vite pour se soustraire à la fureur du peuple. L’officier qui les commandait, vieillard en cheveux blancs, hésitait. J’ai trente ans de service, disait-il, je n’ai jamais rendu mon épée ; je ne veux pas me déshonorer. — On vous la rendra, s’écriait l’aide de camp ; mais, au nom du ciel, hâtez-vous, ou vous ferez massacrer tous vos hommes. Et, moitié de gré, moitié de force, on jeta sur les épaules du vieillard un manteau bourgeois et on l’entraîna hors du jardin. Notons ici un mot héroïque dans sa naïveté. Touché de la sollicitude avec laquelle un garde municipal couvre son officier du manteau qui cache l’uniforme si dangereux à porter dans ce moment, l’aide de camp cherche autour de lui s’il ne verra pas quelqu’un qui puisse en prêter un surtout à ce brave soldat ; n’apercevant personne : Mais vous, mon ami, dit-il au soldat, vous n’avez rien pour cacher votre uniforme ; qu’allez-vous devenir ? On vous tuera ! — Oh moi, mon commandant, répond le garde municipal, cela ne fait rien.
[8] À ce moment, un officier de cuirassiers, croyant la vie du roi menacée, adressa aux hommes du peuple qui le serraient de près quelques paroles imprudentes. Messieurs, épargnez le roi ! dit-il. — Sommes-nous donc des assassins ? dit une voix dans la foule. Qu’il parte ?
[9] Le combat du Château-d’Eau coûta la vie à onze soldats et à trente-huit citoyens. Le lieutenant Péresse, qui avait reçu neuf coups de feu et six coups d’arme blanche, a succombé le 7 mars, trois jours après l’extraction d’une dernière balle restée dans le bras gauche. Le lieutenant Audouy a été amputé du bras droit.
Des actes de courage surhumains s’accomplissaient des deux côtés, dans cette lutte fratricide. Un ouvrier tailleur, presque un enfant par la taille et par l’âge, le jeune Bayeux, l’épaule droite fracassée, la chemise sanglante, ne pouvant plus tenir un fusil, allait et venait, sous la grêle des balles, brandissant un sabre de la main gauche, excitant le peuple, défiant les soldats. Un brave républicain, le capitaine Lesseré, arrivé avec sa compagnie à la barricade de la rue de Valois, voulait encore tenter de mettre fin au combat. Arborant son mouchoir à la garde de son épée, il descendait avec l’aide d’Étienne Arago, et s’avançait en courant vers le poste ; mais, parvenu au milieu de la place, il tombe atteint d’une balle. Une femme aussi, une jeune et belle personne, bravait la mitraille pour secourir les blessés et les recueillir dans sa demeure. Tu es une vraie Romaine, lui dit un homme du peuple en lui frappant sur l’épaule. C’était mademoiselle Lopez, actrice de l’Odéon. Chose bizarre ! les cafés et les cabarets étaient restés ouverts. On allait s’y reposer, on fumait, on plaisantait entre deux fusillades. Un chien perdu, qui hurlait au bruit des coups de feu, égaya plus d’une fois cette scène tragique.
[10] M. Régnier, précepteur du comte de Paris, M. de Boismilon, secrétaire des commandements, M. Asseline, M. de Chabot-Latour, le général Gourgaud, M. de Villaumez, M. de Graves, le duc d’Elchingen ; M. de Montguyon, MM. Thiers, Duvergier de Hauranne, de Rémusat, Baroche, jugeant la partie perdue, quittèrent les Tuileries aussitôt après le départ du roi, sans savoir ce que la princesse était devenue.
[11] Ce magnifique portrait, digne d’une telle illustration, est dû au pinceau de M. Ingres.
[12] Pendant que la duchesse d’Orléans se dirigeait vers la Chambre, un lieutenant de la 5e légion, le citoyen Aubert-Roche, redoutant des scènes effroyables si le combat venait à s’engager entre les insurgés et la troupe qui gardait encore les Tuileries, se présenta au guichet de l’Échelle et demanda à parler au commandant du château. Il lui peignit avec la plus grande vivacité le péril croissant, et l’engagea à livrer immédiatement les Tuileries à la garde nationale, qui pourrait, du moins, les préserver du pillage. Le commandant, ne pouvant prendre sur lui de donner l’ordre d’évacuer, conduisit M. Aubert-Roche au duc de Nemours. Celui-ci écouta en silence et fit ce qu’on lui demandait. Aussitôt, l’artillerie, après avoir tiré trois coups de canon chargés à blanc, signal convenu pour avertir de l’arrivée du peuple, commença son mouvement de retraite par la grille du Pont-Royal. Les dragons mirent pied à terre pour faire descendre leurs chevaux par l’escalier du milieu. La retraite se fit avec si peu d’ordre qu’on oublia de relever les postes intérieurs.
[13] Sur le pont de la Concorde, le comte de Paris trébucha et tomba. Il ne se fit aucun mal ; mais cette chute fut un triste présage pour le cœur troublé de sa mère.