HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE X. — TROISIÈME JOURNÉE.

 

 

Pendant que le glas du tocsin remplit l’air de tristesse et d’anxiété, pendant que la fusillade retentit au loin[1], le roi, affaissé ou absorbé dans des pensées qu’il ne communique pas, attend, aux Tuileries, le dénouement de la crise ministérielle.

Vers onze heures, il apprend, par plusieurs aides de camp envoyés en reconnaissance, l’événement désastreux du boulevard des Capucines ; mais ce récit, atténué sans doute par des bouches trop complaisantes, ne paraît pas troubler beaucoup Louis-Philippe. Malgré les craintes que laissent trop voir les ducs de Nemours et de Montpensier, malgré l’agitation et l’irrésolution des généraux Jacqueminot et Sébastiani, le roi demeure dans son attitude passive.

Accouru en toute hâte de la préfecture de police, où le rapport de cet événement et de l’effet qu’il produit sur le peuple a jeté l’alarme, M. Delessert ne parvient qu’avec beaucoup de peine à tirer le roi d’une apathie d’autant plus inquiétante qu’elle contraste davantage avec l’activité habituelle de Louis-Philippe. Ce prince se montre, en cette circonstance, si différent de lui-même, que le bruit se répand, dans le château, qu’il a été frappé, la veille, d’apoplexie en apprenant la défection de la garde nationale. Il n’en était rien cependant ; la santé physique du roi n’était point altérée ; sa politique seule, c’est-à-dire tout son être moral, avait reçu un coup mortel.

Le temps s’écoulait et M. Molé ne venait pas. Ses négociations auprès de MM. de Rémusat, Dufaure, Passy, avaient été brusquement interrompues par la nouvelle désastreuse à laquelle Louis-Philippe donnait si peu d’attention. Aussitôt, comprenant que son rôle cessait, M. Molé, sans plus vouloir paraître aux Tuileries, fit savoir au roi qu’il lui devenait impossible de composer un ministère. Le roi, qui conférait, en ce moment, avec M. Guizot, témoigna quelque surprise et quelque humeur de ce refus, dont il ne voulait pas comprendre la nécessité ; tout ce qu’il voyait, c’est que sa position personnelle en devenait plus désagréable. Il n’y avait plus à balancer ; selon les précédents parlementaires, le tour de M. Thiers était venu ; il fallait encore descendre un échelon dans la série des combinaisons ministérielles et se rapprocher de l’opposition réformiste. M. Guizot lui-même ne pouvait plus conseiller autre chose. Seulement, pour parer aux imprudences vraisemblables d’un tel chef de cabinet[2], il proposait d’investir le maréchal Bugeaud du commandement général de la force armée ; le nœud d’une situation rendue si intolérable pour la dignité royale devait, selon lui, un peu plus tôt ou un peu plus tard, être tranché par le glaive. Le roi s’étant rangé à cet avis, la nomination du maréchal fut aussitôt rédigée et signée, pendant qu’une voiture de service partait pour aller chercher M. Thiers dans son hôtel de la place Saint-George. Il était environ une heure après minuit ; le maréchal Bugeaud fut mandé en même temps, et accepta aussitôt le poste difficile qu’on lui remettait à la dernière extrémité. Il ne fit aucune condition[3], il n’y eut dans sa bouche ni récrimination, ni réticence. Soldat, il pensa et agit en soldat. Sa confiance en lui-même et dans l’armée était absolue ; il n’attribuait les échecs de la journée qu’à l’impéritie des chefs, et s’occupa incontinent de prendre des mesures propres à réparer le temps perdu et à rendre à la troupe la force morale qu’on lui avait laissé perdre par la mollesse du commandement.

M. Thiers venait de voir, autour de sa demeure, les barricades s’élever, se multiplier. Par un singulier hasard, il avait fait servir, en sa présence, des vivres à une bande d’insurgés, qui, ne le connaissant point, étaient venus demander à se reposer un moment dans la cour de son hôtel[4], et la conversation de ces hommes, qui ne cachaient ni leur haine pour la dynastie, ni leur foi dans le succès de la lutte, l’avait éclairé sur la nécessité d’une large et prompte concession au vœu populaire. En conséquence, malgré l’accueil plus que froid qu’il reçut de Louis-Philippe, il posa nettement, comme condition de son concours, dans une situation si tendue, l’entrée de M. Barrot au conseil, la réforme parlementaire et la dissolution de la Chambre.

Ranimé par la présence irritante d’un homme qu’il considérait comme un ingrat, presque comme un factieux, Louis-Philippe, en accordant la nomination de M. Barrot. dont il estimait peu la capacité, mais dont il ne suspectait pas la fidélité royaliste, montra encore une vive répugnance pour les deux autres concessions qui lui semblaient au moins prématurées[5]. M. Thiers, étonné de rencontrer une opiniâtreté si aveugle, et craignant de perdre un temps précieux, n’insista pas. Il fut convenu qu’on ajournerait, jusqu’après la formation complète du nouveau cabinet, une décision définitive, et le ministre rédigea, sous les yeux de Louis-Philippe, une note destinée au Moniteur[6], qui annonçait à la France que MM. Thiers et Odilon Barrot étaient chargés par le roi de former un nouveau cabinet. La nomination du maréchal Bugeaud suivait cette note, comme pour en effacer aussitôt l’effet favorable. Le roi, cependant, après avoir conféré quelques instants avec M. Guizot, qui attendait dans la chambre voisine le départ de M. Thiers, persuadé qu’il avait accordé au delà de ce qui était nécessaire, alla se reposer, sans concevoir l’ombre d’un doute sur l’accueil réservé, dans Paris, à des concessions de cette nature ; il était quatre heures du matin ; il dormit paisiblement jusqu’à sept heures.

Et pourtant rien ne pouvait être fait à cette heure critique de plus inconséquent ni qui trahit mieux le trouble des conseils ; rien n’était plus capable d’exalter l’esprit révolutionnaire. Jeter à la multitude en armes le nom de M. Barrot, c’était lui montrer la royauté aux abois, humiliée, suppliante. Imposer à la garde nationale le commandement du maréchal Bugeaud, d’un homme antipathique aux Parisiens, stigmatisé dans leur mémoire par un des souvenirs les plus ineffaçables de nos guerres civiles, d’un homme enfin dont le nom écartait tout espoir d’accommodement c’était s’aliéner la force morale qui pouvait, en soutenant le nouveau ministère, produire quelque impression sur le peuple et donner du prix à la concession tardive qu’on se décidait à lui faire.

Il y avait, dans ces deux mesures si opposées, faiblesse et provocation, défaut d’habileté et défaut de franchise. Le plus prudent des rois et le mieux expérimenté semblait avoir perdu soudain, avec le sentiment de son droit, le sens politique.

Étrange spectacle, que l’histoire ne reproduira peut-être jamais, d’une révolution qui s’accomplit dans la conscience du souverain, brise sa volonté et abat son génie, avant même que la révolution du dehors ose se nommer de son nom véritable au peuple qui la fait, comme à celui qui la subit.

Vers une heure du matin, le maréchal Bugeaud, suivi des généraux Rulhières, Bedeau, Lamoricière, de Salles, Saint-Arnault, etc., se rendait à l’état-major des Tuileries, pour y prendre le commandement de la force armée. En le lui remettant, selon la forme exigée par l’étiquette, le duc de Nemours lui recommanda, par quelques paroles laconiques, les officiers réunis autour de lui, puis il assista passivement aux dispositions que prit aussitôt le maréchal, avec la promptitude de décision qui lui était propre. Celui-ci, par une allocution vive et brusque, par une certaine verve gasconne et soldatesque, ranima tout d’abord tes visages défaits. Il rappela aux officiers présents que celui qui allait les conduire au feu n’avait jamais été battu, ni sur le champ de bataille, ni dans les émeutes, et promit que, cette fois encore, une prompte victoire allait faire justice d’un tas de rebelles. Si la garde nationale est avec nous, dit en finissant le maréchal, tant mieux ; sinon, eh bien ! messieurs, nous nous passerons d’elle.

Comme il terminait cette courte harangue, qui, dans toute autre bouche que la sienne, n’eût paru qu’une fanfaronnade, M. Thiers entra d’un air soucieux ; sa contenance contrastait avec les paroles cavalières du duc d’Isly ; il reçut tristement les félicitations qu’on lui adressait, et le maréchal, le pressant de faire connaître par des proclamations le changement de cabinet : Sais-je seulement si je parviendrai à en former un ? répondit le ministre visiblement découragé. En effet, le programme du nouveau ministère n’avait été arrêté entre MM. Thiers, Odilon Barrot, Duvergier de Hauranne et de Rémusat, qu’après une discussion longue, et épineuse. On ignorait encore si MM. Passy et Dufaure, qui avaient refusé la veille M. Molé, consentiraient à prendre un portefeuille ; on en était aux pourparlers avec MM. de Lamoricière, Cousin et Léon de Malleville. Il y avait loin de là à cette vigueur d’initiative, à cet ensemble de mesures rapides et énergiques que le nom seul du maréchal Bugeaud, si témérairement jeté au peuple, devait faire supposer. Les rapports que recevait le maréchal sur l’état des forces dans Paris n’étaient guère non plus de nature à le satisfaire. Dix mille hommes massés au Carrousel, dix mille hommes exténués, très-mal pourvus de munitions et de vivres[7], c’est tout ce que le général Sébastiani peut mettre à la disposition du maréchal. Le reste de la garnison est disséminé ; bien des postes ont été surpris et désarmés ; plusieurs casernes sont cernées par l’émeute ; des convois de poudre, arrivant de Vincennes, sont tombés aux mains des insurgés du faubourg Saint-Antoine À tous ces rapports, le duc d’Isly ne répond qu’en prenant la plume pour organiser son plan d’attaque.

Il ordonne, pour reposer les soldats, qu’on les fasse dormir par rangs de deux heures en deux heures. Puis il divise les troupes en plusieurs colonnes principales, à peu près d’égale force. La première, commandée par le général Sébastiani, doit aller, au lever du jour, rejoindre, à l’Hôtel de Ville, la colonne qui y stationne sous les ordres du général Tallandier. La deuxième, confiée au général Bedeau, a ordre de gagner les boulevards par les rues Montmartre et Poissonnière, et de se diriger vers la place de la Bastille, occupée par le général Duhot. La troisième, dont le maréchal se réserve le commandement, doit manœuvrer derrière les deux premières, pour empêcher la reconstruction des barricades, tandis qu’une quatrième, aux ordres du colonel Brunet, se dirigera par les rues des Saints-Pères, de Seine et par ]a place Saint-Michel, vers le Panthéon, que garde la division Renaut. Un corps de réserve, commandé par le général Rulhières, et la cavalerie, commandée par le général Regnauld de Saint-Jean-d’Angely. occupent l’un la place du Carrousel, l’autre la place de la Concorde. Les instructions générales prescrivent d’attaquer sur tous les points, si la nouvelle de la nomination de MM. Thiers et Barrot ne suffisait pas pour rétablir l’ordre.

Mais, pendant que le maréchal prenait ces dispositions stratégiques, habiles, presque infaillibles au point de vue militaire, les hommes politiques, dont il attendait le concours, discutaient déjà l’autorité qui venait de lui être remise et détruisaient ainsi tout l’effet qu’on en pouvait espérer.

Réuni chez M. Odilon Barrot, le ministère en voie de formation se prononçait contre la reprise des hostilités. M. Barrot, appuyé par M. Duvergier de Hauranne, déclarait ne vouloir accepter le portefeuille qu’a la condition expresse de faire immédiatement cesser le feu. M. de Rémusat conseillait de remettre le commandement de la garde nationale au général Lamoricière. Seul M. Thiers, tout en accordant que l’on devait tenter la conciliation, ne paraissait pas la croire aussi aisée et soutenait la nomination du maréchal Bugeaud, comme une dernière chance de salut, dans le cas où la population trop irritée ne voudrait plus se contenter des concessions possibles et où le combat, désormais à outrance, s’engagerait entre la monarchie et la république.

On n’était pas encore parvenu à s’entendre sur ce point capital, que le jour paraissait, éclairant de ses froides lueurs la plus étonnante mêlée, le plus inextricable chaos de volontés, de colères, d’espérances et de terreurs qui ait peut-être jamais ébranlé une société en proie à des puissances inconnues, dont elle ne sait ni combattre ni diriger l’action fatale.

Paris était hérissé de barricades(9)[8] gardées, presque toutes, par des chef républicains ; elles s’avançaient menaçantes depuis les faubourgs les plus reculés jusqu’aux abords des Tuileries[9]. Les arbres des boulevards étaient abattus ; les rues, dépavées, jonchées de fragments de verres et de vaisselles, étaient devenues presque impraticables pour l’artillerie et la cavalerie. Les corps de garde, les bureaux d’octroi, les guérites, les bancs étaient renversés, brûlés, brisés en mille pièces ; toutes les boutiques fermées. Des monceaux de cendres, vestiges des feux de bivouacs, ajoutaient encore à la tristesse de ce spectacle. Insurgés, gardes nationaux, jeunes gens des écoles, descendaient tumultuairement sur les places et dans les rues, se communiquant, avec d’égales marques de réprobation, la nouvelle de la nuit : la nomination du maréchal Bugeaud. Ce nom, voué à l’exécration de la population parisienne, effaçait de son sinistre éclat tous les autres ; c’est à peine si, dans les rassemblements, on daignait écouter les voix bien intentionnées qui parlaient d’un ministère conciliateur et croyaient arrêter l’irritation en nommant M. Odilon Barrot. Les proclamations en petit nombre et non signées qu’on tentait de placarder sur les murs étaient aussitôt lacérées et foulées aux pieds. Partout où se réunissait la garde nationale, considérant la nomination du duc d’Isly comme une nouvelle insulte, elle n’avait qu’un cri : À bas Bugeaud, à bas l’homme de la rue Transnonain ! et elle déclarait unanimement qu’elle n’obéirait point à ses ordres.

De leur côté, les journaux démocratiques, la Réforme et le National, publiaient une protestation rédigée la veille au soir, dans une réunion politique, par M. Louis Blanc[10] ; un appel à l’insurrection, émané des bureaux du Courrier Français, courait aussi de barricade en barricade.

Ainsi le mouvement révolutionnaire, loin de s’apaiser, se propageait, et déjà il était trop tard aussi bien pour les concessions que pour la résistance. Vers huit heures du matin, le peuple s’était emparé, de gré ou de force, de presque toutes les mairies et de cinq casernes, où il s’était approvisionné de munitions. Il occupait la porte Saint-Denis, la place des Victoires, la pointe Saint-Eustache, tous les points stratégiques de l’intérieur. Le général Duhot avait été contraint d’abandonner la place de la Bastille et de se replier sur Vincennes.

Ignorant ce qui se passait au château, où le roi, qui venait de s’éveiller, se voyait pressé, étourdi de mille avis confus, mais sur lesquels l’opinion de M. Odilon Barrot allait prévaloir, le général Bedeau[11], auquel s’était adjoint le général de Salles, exécutait militairement les ordres du commandant en chef[12].

Après avoir harangué, sur la place du Carrousel, les troupes qui lui étaient confiées[13], il suivit la marche tracée par le maréchal et défit, sur son passage, rues Neuve-des-Petits-Champs, Vivienne et Feydau, quelques barricades abandonnées par les insurgés[14]. Mais, arrivé, vers sept heures et demie, sur le boulevard, à la hauteur du Gymnase, le général se trouva en présence d’une barricade beaucoup plus élevée que les autres, construite selon les règles de l’art et fortement gardée. Une multitude agitée se pressait tout autour. À la vue des troupes, une rumeur menaçante s’éleva dans l’air. Alors, du sein de la foule émue, quelques citoyens, s’adressant au général, le supplièrent, au nom de la population inoffensive, de ne point commencer l’attaque. Tout aussi désireux que pouvaient l’être ceux qui lui parlaient, d’éviter une lutte sanglante, le général harangua le groupe le plus rapproché de lui et lui annonça, comme une bonne nouvelle qui devait mettre fin à toute hostilité, le changement de ministère. Mais la défiance était grande dans les esprits[15] et la rumeur ne s’apaisait pas. Au nom de la population qui nous entoure, dit, en dominant le tumulte, un fabricant du quartier, permettez-vous, général, que je vous adresse quelques questions ? Nous avons été trompés hier, on nous trompe peut-être encore aujourd’hui. Nous avons confiance en votre honneur ; promettez-vous de nous répondre avec sincérité ?

Le général fait un signe d’assentiment.

La foule écoute.

Général, est-il vrai, est-il certain que M. Guizot soit renvoyé ?

Oui, répond le général Bedeau.

Qui donc est ministre à cette heure ?

MM. Thiers et Odilon Barrot sont chargés de former un ministère.

S’il n’existe pas de ministère, qui donc alors vous envoie ici ?

Le maréchal Bugeaud.

À ce nom, les clameurs recommencent.

La foule n’écoute plus.

Vous voyez, général, combien le nom du maréchal Bugeaud irrite le peuple, de grâce renoncez à engager un combat qui serait terrible.

J’ai des ordres, répond le général ; je suis soldat, je dois obéir ;

Mais, du moins, général, attendez des ordres nouveaux. Qui sait quel changement a pu se faire aux Tuileries, depuis que vous les avez quittées ? Accordez-moi une heure ; faites-moi accompagner par un officier qui m’introduise auprès du maréchal Bugeaud ; je lui exposerai la situation dans laquelle vous vous trouvez, et je suis certain de vous rapporter l’ordre de ne pas tirer.

 

Le général avait vu de trop près l’hésitation et la mobilité des conseils, depuis la veille, pour n’être pas frappé de l’idée d’un changement possible dans les résolutions prises aux Tuileries. Il était, d’ailleurs, comme tous les officiers de l’armée, intimement convaincu que la troupe, sans la garde nationale, ne pouvait rien contre une insurrection, et il venait, sur son chemin, d’acquérir la preuve que le concours des légions lui manquerait[16]. Il consentit donc sans peine à attendre de nouvelles instructions, et demeura à la tête de ses troupes dans un état facile à concevoir, craignant tout à la fois que trop ou trop peu de zèle de la part de ses soldats, tour à tour circonvenus ou provoqués par le peuple, ne le jetât dans une de ces situations désespérées où, quel que soit le succès, il ne saurait étouffer le remords. Il comptait les minutes de cette heure d’angoisse qui ne voulait pas finir.

Le fabricant avait cependant franchi tous les obstacles ; et, accompagné de M. Courpon, officier d’état-major de la garde nationale, il arrivait hors d’haleine à l’état-major des Tuileries, et demandait à parler au maréchal Bugeaud.

Après quelques minutes d’attente, il fut introduit. Le maréchal écouta son récit avec une visible défiance et donna à plusieurs reprises des marques d’incrédulité ; mais M. le duc de Nemours et M. Thiers, présents à l’entretien, par un silence approbateur, l’encourageaient à continuer. Pénétré, avec toute la bourgeoisie parisienne, de l’unique pensée d’arrêter l’effusion du sang, le fabricant fit au maréchal un tableau animé de la situation déplorable où se trouvait la troupe, aux prises avec une immense masse populaire entraînée par les passions les plus exaltées ; il lui représenta l’horreur des massacres qu’il regardait comme certains, si la troupe engageait le combat, et s’efforça de lui démontrer que la conciliation était encore, non-seulement possible, mais assurée, si on laissait agir seule la garde nationale. Puis, se tournant vers M. le duc de Nemours qui paraissait pencher vers cet avis : Monseigneur, lui dit-il avec animation, joignez-vous à moi pour obtenir la retraite des troupes. Ne souffrez pas qu’une tache de sang souille le nom de votre père et le vôtreRien n’est perdu encore ; mais si le sang est versé, le peuple ne mettra plus de bornes à sa vengeance. Étonné d’une si vive insistance et de l’impression qu’elle produisait sur le prince et sur le chef du cabinet, le maréchal dit d’un ton sec qu’il allait en délibérer ; puis il sortit avec M. le duc de Nemours et M. Thiers[17].

Cependant le maréchal lui-même commençait à douter de la victoire, si la lutte venait à s’engager sérieusement. En voyant le mauvais état des troupes, l’insuffisance des munitions, la force des positions que les insurgés occupaient au centre de Paris, les sentiments hostiles de la garde nationale, le découragement qui gagnait tout le monde autour de lui, il hésitait à exécuter ce qu’il avait si résolument conçu quelques heures auparavant. Après s’être concerté avec le duc de Nemours, il rentra à l’état-major, et dicta, pour le général Bedeau, l’ordre que voici :

Mon cher général, mes dispositions sont modifiées. Annoncez partout que le feu cesse et que la garde nationale prend le service de la police ; faites entendre des paroles de conciliation.

Le maréchal duc d’ISLY.

P. S. Repliez-vous sur le Carrousel.

 

Avec cet ordre, le maréchal remit, au fabricant un papier manuscrit, daté de huit heures du matin, et qui, sous le titre d’Avis au public, annonçait au peuple la formation du ministère Thiers-Barrot et sa propre nomination au commandement général de la garde nationale et des troupes. Sous deux heures, cet avis signe du duc d’Isly devait être placardé sur les murs de Paris. Le maréchal recommanda d’en donner lecture dans tous les rassemblements, à toutes les barricades.

Le maréchal pouvait-il encore, à cette heure, se faire quelque illusion sur l’efficacité d’une proclamation semblable, ou se conformait-il, en attendant mieux, aux instructions des chefs politiques ? On peut croire que, malgré la netteté habituelle de son jugement, le duc d’Isly ne concevait pas bien l’incompatibilité de son nom avec le système de la conciliation. Peu de moments après la scène que je viens de rapporter, il monta à cheval pour aller faire une reconnaissance. Accompagné des généraux de la Ruë[18] et d’Arbouville, il s’avança par la rue de Rivoli, où stationnait un bataillon de la dixième légion auquel il commanda de le suivre. Le bataillon demeura silencieux et n’obéit pas. Le maréchal préoccupé continua sa route sans s’apercevoir qu’il n’était pas suivi, et s’avança, par la place des Pyramides, vers la rue Saint-Honoré, où il voulait haranguer le peuple. Alors, un capitaine d’état-major de la garde nationale accourut vers le général de la Ruë, l’avertit que la garde nationale refusait d’obéir au maréchal et qu’il était insensé à lui d’aller ainsi, absolument seul, au-devant de l’émeute. Le maréchal, entendant à demi ce colloque, demanda de quoi il s’agissait ; on hésitait à lui répondre ; enfin, comme il pressait de questions l’officier : Eh bien, maréchal, lui dit celui-ci, j’expliquais à ces messieurs que vous ne pouvez rien faire, parce que la garde nationale ne veut pas de vous. Le maréchal fit une exclamation soldatesque et voulut continuer sa route. Mais le général de la Ruë l’ayant engagé à retourner vers la place du Carrousel, d’y chercher un bataillon de la ligne, il céda et rentra, pour n’en plus sortir, dans la cour des Tuileries.

D’un autre côté, M. Barrot, encore bercé d’une confiance puérile dans sa popularité, voulut aussi se montrer aux barricades. À la tête d’un cortège où l’on distinguait MM. Horace Vernet, Quinette, Oscar de Lafayette et le général Lamoricière, il essaya de se frayer un chemin, par les boulevards, jusqu’à l’Hôtel de Ville, espérant dissiper sur son passage, par des explications sincères, le malentendu qui, selon lui, prolongeait seul un conflit sans cause réelle, depuis qu’il était en possession du pouvoir.

Triste expérience d’une vanité présomptueuse ! Entouré, dès son arrivée sur les boulevards, par une foule curieuse, mais peu sympathique, qui semblait lui rendre hommage, et qui en réalité entravait sa marche[19], M. Barrot, monté sur un cheval que l’on tenait par la bride, ne recueillit, pour prix de ses efforts, que des moqueries et des insultes : À bas les endormeurs ! Nous ne voulons pas des lâches ! plus de Molé ! plus de Thiers ! plus de Barrot ! Le peuple est le maître ! Tels étaient les propos qui répondaient aux essais de harangue du ministre. Enfin, cruellement déçu, avançant toujours à travers une multitude de plus en plus hostile, M. Barrot, épuisé par ses efforts et par le découragement qui s’emparait de lui, s’arrêta au pied de la barricade du boulevard Bonne-Nouvelle, que le général Bedeau venait de quitter. Là encore, malgré le tumulte, malgré l’exaltation à laquelle le peuple était en proie, M. Barrot fit une dernière tentative. Monté sur une des assises de la barricade : Mes amis, dit-il en élevant la voix, nos efforts communs l’ont emporté. Nous avons reconquis la liberté et, ce qui vaut mieux, l’honnêteté. Des clameurs l’interrompent ; un homme du peuple s’avance vers lui et lui impose silence d’un geste menaçant. D’autres le poussent, le renversent. Entraîné par ses amis, M. Barrot retourne sur ses pas, le cœur navré, convaincu enfin, mais trop tard, qu’il a contribué à déchaîner des éléments que ni lui ni personne ne sauraient plus conjurer, et prenant avec lui-même, dans l’amer repentir de son for intérieur, la résolution de tout risquer pour sauver le roi, ou, du moins, si le roi ne peut être sauvé, la dynastie.

L’ordre signé du maréchal Bugeaud venait, en effet, d’anéantir la dernière chance de salut qui restât au gouvernement de Louis-Philippe. Quand le général Bedeau, décidé à se replier sur la place de la Concorde par les boulevards, fit opérer à sa colonne le mouvement de retraite[20], le peuple remplit l’air de ses acclamations. Vive la ligne ! criait-on de toutes parts, avec un élan qui allait au cœur du soldat ; et la multitude, pressant les flancs de la colonne, engageant des colloques, essayant de fraterniser, embarrassait une marche rendue, d’ailleurs, très-pénible par le grand nombre de barricades qui, détruites le matin, avaient été relevées dans l’intervalle. Les soldats, en passant, échangeaient avec les citoyens qui gardaient ces remparts de la liberté des poignées de mains et des félicitations sur l’heureuse issue de la guerre civile. La cavalerie et l’artillerie ne traversaient qu’avec une difficulté extrême ces masses de pavés à peine dérangés.

Toutes ces démonstrations, toutes ces entraves allongeaient indéfiniment la colonne. Le général Bedeau, qui marchait en tête, pensif, inquiet, voyait, sans pouvoir l’empêcher, une fraternisation si peu conforme à la discipline. Il touchait à la rue de la Paix, quand l’arrière-garde, commandée par le général de Salles, fut arrêtée à la hauteur de la rue de Choiseul par un encombrement tumultueux. Le peuple ne voulait plus laisser passer les canons et se mettait en devoir de les dételer. Les soldats résistaient faiblement. La foule impatiente se jetait sur les caissons et en commençait le pillage[21]. Au nom de la paix, dit au général de Salles le commandant d’un bataillon de la 2e légion qui débouchait par la rue de la Chaussée-d’Antin, remettez-moi vos canons. Vous voyez qu’ils ne peuvent plus avancer. Le peuple s’exaspère ; vos soldats courent les plus grands dangers. Au nom de la paix qui est faite entre le gouvernement et le peuple, en signe de réconciliation, faites mettre la crosse en l’air.

Cette parole, entendue par les gardes nationaux qui entouraient le commandant, est aussitôt répétée et court de bouche en bouche. La crosse en l’air ! la crosse en l’air ! la paix ! la paix ! Tel est le cri unanime qui retentit aux oreilles des soldats. Déroutés, démoralisés par cette retraite si étrange, ils obéissent machinalement ; les canons restent entre les mains de la garde nationale.

Cependant, le général Bedeau, qui voyait le désordre dans ses rangs et la masse populaire plus orageuse à mesure qu’on approchait de la place de [a Concorde, expédie un de ses aides de camp, M. Espivent, pour prévenir la troupe, qu’il arrive escorté de la garde nationale et que le peuple n’a pas d’intention hostile. L’infanterie disséminée, l’arme au pied, sur la place, ne témoignait aucune défiance ; mais les gardes municipaux, au nombre de vingt, qui occupaient, sous le commandement du sergent Fouquet, le poste de l’ambassade ottomane, à l’entrée de l’avenue Gabriel, voyant fondre sur eux le flot populaire et sachant bien qu’ils en avaient tout à craindre, se rangent en bataille, en dehors de la grille du corps de garde, et apprêtent leurs armes. À cette vue, le peuple pousse un cri de mort. Le sergent Fouquet commande le feu. La décharge tue ou blesse plusieurs personnes. Alors le général Bedeau, sa casquette à la main, s’élance au galop entre les combattants, faisant signe aux gardes municipaux de ne pas faire feu, en même temps qu’il conjure le peuple de se retirer ; mais c’est en vain ; le sort en est jeté. Dans cette mêlée houleuse, aucune voix ne pouvait se faire entendre, aucun commandement ne pouvait être obéi. Une nouvelle décharge retentit. Trahison ! trahison ! s’écrie le peuple. La garde nationale bat la charge. Les chasseurs de Vincennes, se croyant attaqués, tirent à leur tour. La confusion devient terrible ; les gardes municipaux sont assaillis avec fureur. Malgré les efforts du général Bedeau et de ses aides de camp, le peuple se rue sur le corps de garde, il le démolit, le fait écrouler en un clin d’œil ; il tue, il blesse mortellement, à coups de baïonnette, à coups de sabre, à coups de crosse, ces héroïques et malheureux défenseurs d’une cause perdue[22]. Le sergent Fouquet, atteint de plusieurs coups de hache, parvient à fuir jusqu’au pont Tournant. Afin de le dégager de ceux qui le poursuivent, le chef du poste commande le feu. Cette décharge malheureuse blesse M. de Calvières, tue M. Jollivet, député, et quelques autres personnes qui cherchaient un refuge dans le jardin des Tuileries[23]. Alors un officier d’état-major, redoutant un massacre général, court en toute hâte au poste du bord de l’eau, exhorte les gardes municipaux qui l’occupent à ne point braver les colères aveugles de la foule. Il les décide à jeter leurs fusils à la rivière et à se réfugier dans les souterrains de la Chambre des députés.

Cependant, cinq à six cents hommes de gardes nationaux, épars sur la place, s’efforcent de calmer le peuple. Mais le moindre incident pouvait rallumer sa colère, et le temps s’écoulait. Le général Bedeau dans cette situation périlleuse, ne recevait pas d’ordres[24]. Lorsque, lassé d’attendre et d’envoyer aux Tuileries ses aides de camp, il fit une dernière fois insister avec beaucoup de force auprès du duc de Nemours sur la nécessité de prendre un parti : Ce n’est plus moi qui commande, répondit le prince. — Que le général fasse ce qu’il voudra, dit le maréchal Bugeaud. Il n’y avait plus de commandement, plus de volonté, tout était confusion, désordre, découragement, déroute.

Depuis le réveil du roi, le cabinet des Tuileries et l’état-major avaient été livrés à un flux et reflux incessant de nouvelles, d’avis, de résolutions contradictoires.

Vers neuf heures, le groupe d’hommes politiques qui devaient composer ou soutenir le nouveau cabinet, MM. Duvergier de Hauranne, de Tocqueville, Gustave de Beaumont, de Rémusat, Cousin, Baroche, de Lasteyrie, de Malleville, étaient réunis aux Tuileries. Ils insistaient pour obtenir la dissolution de la Chambre, la nomination du général Lamoricière au commandement de la garde nationale, et la suspension des hostilités. Le roi ne cédait ni ne résistait ; tout demeurait indécis pendant que le peuple, victorieux sur tous les points, s’avançait, en se resserrant et s’organisant de plus en plus, vers les Tuileries où il voulait célébrer sa victoire.

M. de Girardin, qui venait de parcourir une grande partie de la ville et qui s’était rendu compte de la démoralisation de la troupe de ligne, de l’opiniâtre aveuglement de la garde nationale et de la force de l’insurrection, se présenta et demanda à parler au roi pour essayer de lui ouvrir les yeux. Le duc de Nemours, pressé par ses instances et par celles de M. Thiers, tenta un nouvel effort auprès de Louis-Philippe qui consentit enfin à la dissolution de la Chambre. M. de Rémusat rédigea à la hâte une proclamation conçue en ces termes :

Citoyens de Paris !

L’ordre est donné de suspendre le feu. Nous venons d’être chargés, par le roi, de composer un ministère. La Chambre va être dissoute. Un appel est fait au pays. Le général Lamoricière est nommé commandant en chef de la garde nationale. MM. Odilon Barrot, Thiers, Lamoricière, Duvergier de Hauranne sont ministres.

Liberté, Ordre, Réforme.

Signé : ODILON BARROT, THIERS.

 

Des copies de cette proclamation furent immédiatement portées aux imprimeries de la Presse, du Constitutionnel et du National, par MM. de Girardin, Merruau et de Reims. Une heure après, on essayait de la placarder sur les murs ; mais rien ne pouvait plus arrêter le peuple. Les républicains épiaient, d’ailleurs, et déjouaient toutes les concessions du gouvernement. La proclamation du ministère Barrot fut partout déchirée et l’on mit à la place, au même instant, ce placard laconique rédigé par M. Flocon et composé à l’imprimerie de la Réforme par M. Proudhon, ancien ouvrier typographe :

Louis-Philippe vous fait assassiner comme Charles X ; qu’il aille rejoindre Charles X !

Il n’y avait plus à s’y tromper : le parti républicain levait la tête et s’emparait du mouvement. De son centre d’action, le bureau de la Réforme, une impulsion unique, transmise par des hommes audacieux, se communiquait de proche en proche, de barricade en barricade, à toute l’armée insurrectionnelle. MM. Flocon, Baune, Marc Caussidière, Lagrange, Étienne Arago, Sobrier, Ribeyrolles, Fargin-Fayolle, Tisserandot, etc., excitaient les combattants, envoyaient les mots d’ordre, distribuaient les munitions, fanatisaient la multitude en faisant courir, dans ses rangs, des bruits sinistres, des imprécations, des anathèmes contre le roi ; en hasardant, quoique avec précaution encore, le mot de République.

À vrai dire, le peuple n’avait rencontré nulle part de résistance bien sérieuse. Presque partout la garde nationale, s’interposant entre les combattants, avait jeté l’hésitation dans la troupe. Quelques décharges isolées sur le boulevard du Temple, et principalement dans le faubourg Saint-Antoine, sur la place de la Bastille, avaient tué ou blessé de part et d’autre un petit nombre d’hommes. Mais ces engagements partiels avaient tous fini par le désarmement des soldats et par une fraternisation au cri de Vive la ligne ![25]

Cette armée si brave, et qui n’en était pas à faire ses preuves, subissait, depuis vingt-quatre heures, tous les contre-coups d’une politique vacillante. En dernier lieu, l’ordre de suspendre le feu, expédié à tous les chefs de corps, avec la singulière injonction de garder leurs positions, acheva de déconcerter officiers et soldats. Au point de vue militaire, ces deux ordres simultanés et contradictoires trahissaient une telle impéritie, qu’ils furent le signal d’une entière défection morale. Abandonnée du pouvoir, l’armée s’abandonna elle-même et livra le champ de bataille au peuple. Bientôt, il n’y eut plus, dans tout Paris, qu’un seul point qui défendît encore les abords des Tuileries c’était le poste du Château-d’Eau, sur la place du Palais-Royal. Le peuple s’y précipita.

 

 

 



[1] Le magasin d’armes de la rue Saint-Honoré fut enlevé d’assaut, vers onze heures et demie, malgré une résistance opiniâtre des gardes municipaux, forcés enfin de céder au nombre et à la fureur des insurgés. Dans la rue Rambuteau et dans les rues adjacentes, les gardes municipaux et les tirailleurs de Vincennes tentaient l’assaut des barricades. Sur la place Saint-Sulpice, une décharge à bout portant dispersait les attroupements ; à la caserne de la rue Saint-Martin, cernée par te peuple, les gardes municipaux se voyaient contraints de rendre leurs armes à la garde nationale.

[2] Maintenant ce sont les fous qui gouvernent, dit M. Guizot, en apprenant la nomination du cabinet Thiers-Barrot, à M. le duc de Broglie.

[3] On ne saurait considérer comme une condition cette exclamation échappée au maréchal : Surtout pas de princes ! qu’on ne me donne pas de princes ; j’en ai assez vu en Afrique.

[4] On assure que madame Dosnes, belle-mère de M. Thiers, ne dédaigna point de faire elle-même les honneurs d’un souper improvisé à ces hommes aux vêtements déchirés, aux mains calleuses, et qu’elle parut surprise et même charmée de la politesse de leurs manières, et du sens ferme et droit de leurs discours.

[5] Je sais ce que j’ai, j’ignore ce que j’aurai, répondait Louis-Philippe à la proposition de dissoudre la Chambre.

[6] Cette note fut insérée au Moniteur, mais dans la partie non officielle, tandis que la partie officielle contenait la nomination du maréchal Bugeaud.

[7] Les troupes qui gardaient les Tuileries n’avaient que six cartouches par soldat et le pain manquait.

[8] On en a évalué le nombre à 1.512.

[9] Vers neuf heures du matin, des coups de fusil furent tirés de la rue de l’Échelle sur les fenêtres de l’appartement occupé par les jeunes princes, fils de la duchesse d’Orléans. On se hâta de transporter les pauvres enfants, tout étonnés d’un tel réveil, dans le corps de logis du milieu.

[10] Voir aux Documents historiques, n° 5.

[11] Le général Bedeau, de famille noble, légitimiste, originaire de Nantes, s’était signalé, dans les campagnes d’Afrique, par sa bravoure et ses talents militaires. Très en faveur auprès du duc d’Aumale et du maréchal Bugeaud, il avait eu, en ces derniers temps, un avancement rapide.

[12] Le général Sébastiani, parti dès cinq heures, avait exécuté le mouvement commandé, et franchi tous les obstacles, sans presque trouver de résistance.

[13] Quatre compagnies des chasseurs d’Orléans ;

Deux bataillons du 1er léger ;

Deux bataillons du 21e de ligne ;

Un escadron du 8e dragon ;

Deux pièces de campagne ;

Des sapeurs du génie ;

Ensemble environ 2.000 hommes.

[14] Le peloton d’avant-garde reçut le feu des insurgés qui gardaient la barricade construite aux extrémités de la rue Montmartre et du faubourg. Le peloton riposta, la barricade fut enlevée. Deux soldats furent blessés.

[15] Le peuple et même un grand nombre d’officiers de la garde nationale étaient persuades que l’événement du boulevard des Capucines avait été prémédité par le gouvernement ; qu’on avait trompé la population par le faux bruit d’un changement de ministère ; qu’on voulait une Saint-Barthélemy des démocrates, etc. Les gardes nationaux protestaient qu’ils défendraient le peuple contre une si infâme trahison.

[16] Les gardes nationaux demandaient toujours si la réforme était accordée ; et comme le général répondait qu’il l’espérait, mais qu’il ne pouvait le garantir, on lui déclarait qu’à ce prix seulement la garde nationale se joindrait à la troupe.

[17] Un an environ après la proclamation de la république, le duc d’Isly, apercevant ce même fabricant dans son salon, un soir qu’il avait une réception nombreuse, alla droit à lui et le prenant par le bras : Je vous reconnais, lui dit-il. Vous nous avez fait bien du mal. J’aurais dû, sans vous écouter, vous faire chasser de ma présence ; et, sourd aux lamentations de vos bourgeois de Paris et de votre garde nationale, trois fois dupe, défendre mon roi dans ses Tuileries, et vous mitrailler tous sans merci. Louis-Philippe serait encore sur son trône et vous me porteriez aux nues à l’heure qu’il est. Mais, que voulez-vous ? j’étais harcelé, étourdi par un tas de poltrons et de courtisans. Ils m’avaient rendu imbécile comme eux !

[18] Le général de la Ruë avait été envoyé à l’état-major par le général Trézel qui, se mettant à la disposition du maréchal Bugeaud, lui faisait demander s’il pouvait encore se présenter au château, quoiqu’il ne se considérât plus comme ministre.

[19] Le général Bedeau y fut trompé. Rencontrant M. Odilon Barrot, à la hauteur du boulevard Italien, il crut à une ovation populaire.

[20] Une compagnie de la garde nationale la précédait pour mieux indiquer l’intention pacifique de ce mouvement.

[21] Le général Bedeau était à la hauteur de la rue de la Paix lorsqu’il apprit ce fait. Faisant signe à la personne qui lui avait apporté l’ordre du maréchal, et qui suivait à distance, de s’approcher : Au nom du ciel, lui dit-il, si vous avez quelque autorité sur les hommes du peuple, faites-leur comprendre qu’ils déshonorent le soldat en pillant ses munitions. Empêchez cela à tout prix. Le peuple ne peut pas vouloir humilier l’armée. Et, en parlant ainsi, il avait presque les larmes aux yeux.

[22] Le général Bedeau en sauva deux ; un troisième fut massacré entre les jambes de son cheval.

[23] Le corps de M. Jollivet, enfoui à la hâte sous le sable, au bas de la terrasse du bord de l’eau, par ordre du général Bedeau, qui craignait que la vue d’un cadavre n’exaspérât le peuple et n’amenât de nouveaux malheurs, fut retrouvé, dans la nuit du 26 au 27, et rendu à sa famille le lendemain.

[24] Le général Regnauld de Saint-Jean-d’Angély qui commandait les cuirassiers, s’en prenant au général Bedeau de l’inaction des troupes, l’apostropha avec une vivacité extrême en lui reprochant sa conduite. Cette scène, dont plusieurs officiers furent témoins, répandit et accrédita l’accusation de trahison dont je viens de parler.

[25] Le chiffre des soldats et des citoyens tués pendant les journées de février a été exagéré. D’après un relevé de la situation au 1er mars, il y aurait eu 22 gardes municipaux, 46 soldats et sous-officiers, 4 officiers tués.

Total pour l’armée 72 morts.

Les registres de l’état civil constatent la mort de 275 hommes et de 14 femmes.