HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE VIII. — PREMIÈRE JOURNÉE.

 

 

Le temps est brumeux, le ciel chargé de nuages gris, bas et lourds, que pousse un vent d’ouest humide et froid. Pendant que le Château repose encore dans une sécurité complète, Paris s’éveille inquiet et agité. Des craintes et des espérances vagues, des soupçons plus vagues encore, s’élèvent et retombent confusément au sein de l’universelle incertitude. Un seul sentiment distinct domine dans tous les cœurs : la colère.

La bourgeoisie est irritée de voir ses intérêts compromis avec ceux du cabinet conservateur qui, par un fol entêtement, la livre à tous les hasards de l’émeute. La garde nationale surtout, humiliée depuis plusieurs années par l’oubli systématique du gouvernement, voit s’approcher avec une certaine joie l’heure où son concours va devenir indispensable ; elle se promet de le mettre à haut prix et se répand en injures contre le ministère.

Quant au peuple, ses bonnes et ses mauvaises passions bouillonnent depuis si longtemps comprimées, que leur explosion, en de pareilles conjonctures, ne peut manquer de se faire avec violence.

Sans partager toutes les illusions du roi, les ministres sont loin cependant de connaître la gravité de la crise qu’ils ont provoquée. La révolution de 1830 est, à la vérité, présente à leur esprit, mais comme un enseignement, non comme une menace. On se gardera de tomber dans les fautes auxquelles on attribue la chute de Charles X. L’imprévoyance de M. de Polignac a tout perdu, la prévoyance de M. Guizot va tout diriger, tout rétablir.

Instruit presque jour par jour, par ses agents, des complots qui se trament contre Louis-Philippe, le préfet de police, M. Delessert, homme actif, dévoué, intelligent, tient dans ses mains bien des fils et connaît plus d’un secret ; il dispose de la garde municipale et des sergents de ville, deux corps parfaitement organisés[1]. La possibilité d’un soulèvement et les chances de la lutte sont calculées avec précision. Un plan de défense, considéré par les hommes compétents comme un chef-d’œuvre de l’art stratégique, enveloppe Paris d’un réseau de baïonnettes qui, au premier signal, se resserrera et étouffera l’émeute avant même qu’elle ait le temps de se reconnaître.

On doit à l’expérience du maréchal Gérard ce plan habile, adopté en 1840, et connu dans l’armée sous le nom d’ordre du jour du 25 décembre. Par une combinaison très-simple et très-savante tout à la fois, le libre mouvement et la concentration instantanée de forces irrésistibles deviennent aussi faciles dans les quartiers populeux de Paris qu’en rase campagne[2].

Les hésitations du parti dynastique, près d’un mois perdu à délibérer et à négocier, ont, d’ailleurs, laissé au gouvernement le loisir de prendre les dispositions les plus minutieuses. Trente-sept mille hommes, pourvus de vivres et de munitions, armés de pelles, de haches, de pioches, de marteaux d’armes pour enfoncer les barricades, de pétards pour incendier les maisons, sont cantonnés dans Paris ou dans le voisinage[3]. Les garnisons de Vincennes et du Mont-Valérien sont prêtes à marcher au premier signal. Canons, caissons, gargousses, sabres et baïonnettes, tout est là en profusion. Deux fils du roi animeront de leur présence la troupe, dont l’esprit est excellent, dit-on. Le duc de Nemours a le commandement supérieur de la force armée. Le général Sébastiani commande la division et s’entendra au besoin avec le général Jacqueminot, commandant en chef de la garde nationale[4]. Toutefois on préférerait se passer de la milice citoyenne ; on a quelque raison de se méfier d’elle, et puis ne dispose-t-on pas d’une armée suffisante, plus que suffisante pour disperser, écraser à elle seule les séditieux ? La perspective d’une collision n’a donc rien d’alarmant, bien au contraire. Après avoir déployé une habileté consommée dans la bataille parlementaire, on fera preuve d’énergie et de résolution dans la bataille des rues. Quoi de plus souhaitable ? quoi de mieux calculé pour affermir le ministère, le trône, la dynastie ? C’est ainsi que l’on raisonne, et non sans avoir pour soi les probabilités, du moins les petites probabilités de la sagesse vulgaire.

Cependant, dès sept heures du matin, une foule inaccoutumée se répand dans les rues. Ce sont des ouvriers qui ne vont point au travail, des femmes, des enfants, des curieux de toute sorte, attirés par les bruits qui circulent à l’occasion du banquet. — Est-il vraiment contremandé ? aura-t-il lieu ? la garde nationale y viendra-t-elle ? le gouvernement exécutera-t-il sa menace ? se défendra-t-on ? Il serait bien possible qu’on en vînt aux mains. Allons voir. — Tels sont les propos que l’on entend dans la foule, et, peu à peu, les boulevards, la place de la Concorde, et surtout la place de la Madeleine, où avait été fixé, dans l’origine, le rendez-vous des souscripteurs du banquet, se remplissent de monde. Plusieurs arrivent en habit de fête. On s’aborde, on s’interroge, on fait mille conjectures. L’attente est sur toutes les physionomies. Bientôt cette attente prolongée, par une froide brume, devient désagréable et chagrine. On apprend, par les journaux que l’on s’arrache dans les cafés, la défection de l’opposition[5]. La curiosité désappointée tourne en aigreur. Néanmoins il n’y a pas encore là une apparence de mouvement séditieux. On ne voit point de troupes, pas un seul sergent de ville en uniforme. Les soldats du poste des affaires étrangères, sans armes, sur le seuil, ont tranquillement regardé passer la foule. On ne sait trop à quoi s’en tenir sur cette agitation silencieuse qui semble n’avoir et qui n’a, en effet, ni but, ni plan, ni concert[6]. Mais voici qu’un incident survient qui cause une fermentation plus prononcée. Onze heures sonnent, lorsqu’on voit inopinément deux détachements de gardes municipaux traverser au trot la place de la Concorde et monter l’avenue des Champs-Élysées. Ils portent sur leur dos des haches et des pelles ; ils vont faire enlever les préparatifs du banquet[7]. Au même moment, de forts détachements du vingt et unième de ligne paraissent à la gauche de la Madeleine et se rangent en bataille sur la chaussée. Un murmure hostile les accueille.

Pourquoi cet appareil militaire ? que faisons-nous de répréhensible ? depuis quand n’est-il plus permis de causer sur la place publique ? — Ces propos et d’autres plus hardis circulent dans les groupes. Mais, silence ! quelles sont ces voix lointaines qui retentissent soudain ? quel est ce chant bien connu qui se rapproche, vibre, éclate ? C’est la Marseillaise entonnée à pleine poitrine par une colonne de sept cents étudiants qui débouchent sur la place en deux rangs serrés, dans l’attitude la plus résolue. La vue de ces jeunes gens aimés du peuple et les fiers accents de l’hymne révolutionnaire font tressaillir la multitude. Une acclamation de surprise et de joie électrise l’atmosphère. Deux fois les étudiants font le tour de l’église en échangeant avec les ouvriers des paroles de haine contre le gouvernement et de provocation à la révolte. Leur contenance ferme, leurs évolutions régulières donnent aux rassemblements incohérents je ne sais quel sentiment de discipline. Le peuple se sent conduit, et, par une impulsion instinctive, le flot demeuré incertain, presque immobile jusque-là, s’ébranle dans une même direction. Il se pousse en avant, par la place de la Concorde, vers le palais Bourbon. D’un attroupement de curieux et de désœuvrés la présence des étudiants fait une manifestation politique. Un moment auparavant les commissaires des écoles s’étaient présentés chez M. Odilon Barrot, qui n’était pas chez lui. Son nom exprime encore à cette heure les prétentions extrêmes de la rébellion.

Sans trop bien se rendre compte de ce qu’elle peut vouloir, mais vaguement décidée à demander justice, la colonne populaire s’avance en bon ordre. Elle traverse sans opposition la place de la Concorde ; mais, à l’entrée du pont, un peloton de gardes municipaux, sorti du poste de la terrasse du bord de l’eau, lui barre le passage en croisant la baïonnette. La foule s’arrête, hésite. Un jeune homme sort des rangs déchirant sa veste d’un mouvement brusque, il se précipite, poitrine nue, au-devant des fusils charges : Tirez ! dit-il. Tant de hardiesse étonne la troupe, qui hésite à son tour. La colonne se presse, le pont est franchi : premier succès qui jette dans le peuple une émulation d’audace. Il déborde sur les quais, escalade les grilles, monte en courant les degrés du péristyle. Quelques-uns déjà, les plus agiles ou les plus entreprenants, ont pénétré dans les couloirs. Le poste des gardes nationaux commis à la garde des députés repousse ces téméraires, plutôt par persuasion que par force. MM. Crémieux et Marie viennent recevoir la pétition des écoles ; ils exhortent les élèves à la modération, promettant que justice sera faite des ministres ; mais la multitude, qui ne peut entendre ces paroles conciliatrices, continue d’affluer autour du palais. On commence à craindre qu’elle envahisse la Chambre. Tout d’un coup les portes de la caserne du quai d’Orsay s’ouvrent et livrent passage à un escadron de dragons, qui fond au grand trot, le sabre nu, sur l’émeute. Mais, en apercevant cette foule sans armes, ces visages si peu effrayés et si peu menaçants tout à la fois[8], l’officier surpris fait remettre le sabre au fourreau. Vivent les dragons ! s’écrie le peuple, et les soldats, ralentissant l’allure de leurs chevaux, dispersent avec d’infinis ménagements les groupes qui vont se reformer sur la place.

Vivent les dragons ! ce cri de l’instinct populaire auquel personne ne fait attention encore, c’est un premier pacte conclu entre le peuple et l’armée. Vivent les dragons ! c’est le premier cri d’alliance. À partir de ce moment, dont nul ne soupçonne la gravité, la révolution est comme accomplie. Ce sabre remis au fourreau par un brave et fidèle officier, c’est la force matérielle cédant à la force morale ; c’est la dynastie vaincue.

Que faisaient sur ces entrefaites les Chambres législatives ? Au Luxembourg, les pairs refusent avec dédain à M. de Boissy l’autorisation d’interpeller le ministère sur la situation présente de la capitale. Au palais Bourbon, pendant que l’émeute gronde à ses portes, la Chambre des députés discute un projet de loi sur la banque de Bordeaux. Une certaine aigreur se mêle bien à ces débats, où des intérêts privés sont en lutte, mais rien ne décèle, dans l’assemblée, des préoccupations vives, et lorsque, à la fin de la séance, M. Odilon Barrot, d’un ton magistral, demande au président de vouloir bien annoncer à la Chambre le dépôt qu’il fait d’une proposition soutenue par un assez grand nombre de députés, un sourire effleure les lèvres de M. Guizot. Le ministre monte au bureau, parcourt d’un œil moqueur ce papier qui contient son acte d’accusation[9], et vient se rasseoir. Chacun peut lire sur son visage la grande pitié que lui inspire une si solennelle niaiserie[10]. Le président, demeuré impassible, annonce que la proposition sera soumise, le jeudi suivant, à l’examen des bureaux. Rien n’étant plus à l’ordre du jour, on se sépare. Il est un peu plus de quatre heures.

Depuis deux heures, les abords de la Chambre étaient balayés et gardés par la troupe. Un bataillon de la ligne avait pris position sur la place du palais Bourbon. Dans la rue de Bourgogne, on rangeait deux pièces de campagne en batterie. De toutes parts, on voyait surgir des piquets d’infanterie, des escadrons de chasseurs, de dragons et de gardes municipaux. Les meilleures troupes du monde ne forceraient pas le pont, s’écriait le général Perrot, commandant de la place, qui, à la tête de son état-major, surveillait les dispositions prises.

La foule, rejetée sur la place de la Concorde, oscillait dans un mouvement indéterminé de flux et de reflux. On donna l’ordre à la garde municipale de la disperser. Ce corps d’élite, composé d’hommes éprouvés et qu’une forte solde tenait attachés au gouvernement, était jalousé par la troupe de ligne à cause de ses privilèges et détesté du peuple à cause de ses attributions de police. Sa discipline était sévère ; il exécutait ses consignes avec rigueur. De ses fréquents conflits avec la population parisienne résultait une animosité réciproque qui ne pouvait, en de telles circonstances, que précipiter les hostilités, tandis qu’elles auraient pu encore être évitées par une sage intervention de la garde nationale. Ce fut donc une faute que de commencer l’attaque par des charges de la garde municipale[11], bien qu’elle les fit d’abord avec de grands ménagements. Le peuple, animé de passions plus violentes, commença le combat à coups de pierre. Les soldats, ainsi provoqués, s’ouvrirent passage, le sabre au poing, à travers la foule, culbutant, frappant, blessant grièvement des vieillards et des femmes qui ne pouvaient fuir assez vite. Il suffit de quelques-unes de ces charges pour faire évacuer la place ; mais la mort d’une pauvre vieille femme, jetée rudement sur le pavé, et le sang d’un ouvrier, mortellement atteint par le tranchant d’un sabre, arrachèrent à la multitude un premier cri de vengeance ; l’acharnement des représailles populaires, pendant les trois jours de la lutte, fit cruellement expier à la garde municipale la faute du gouvernement[12].

Dans les Champs-Elysées, les rassemblements ne lâchaient pas pied, malgré des charges répétées. Les enfants du peuple huaient et sifflaient la garde municipale ; quelques-uns lui lançaient des pierres. Se retranchant derrière les fossés, les troncs d’arbres, les chaises amoncelées, ils narguaient la troupe. Les dragons passaient au petit galop en riant et ne faisaient point de mal ; mais les-gardes municipaux frappaient sans pitié et opéraient des arrestations nombreuses. Quant à la troupe de ligne, elle assistait, encore immobile, l’arme au bras, à ces préludes de la lutte. Vers trois heures, une bande d’ouvriers, drapeau en tête et chantant la Marseillaise, déboucha dans l’avenue Marigny, tout près d’un corps de garde dont les soldats surpris n’eurent pas le temps de fermer les grilles. Ne voulant point faire usage de leurs armes, ils évacuèrent le poste. Un ouvrier y planta son drapeau. Les enfants accoururent à ce signe de victoire et mirent le feu à la maisonnette de planches ; mais bientôt la troupe revint en force sur ce point, la foule se dispersa de nouveau sans essayer de résistance sérieuse. Sur la rive gauche, la fermentation n’était pas moins grande ; une bande d’insurgés, parmi lesquels se trouvaient des étudiants de l’École de droit et de l’École de médecine, se porta vers l’École polytechnique pour engager les élèves à venir se joindre à eux. On espérait que l’École polytechnique se signalerait comme en 1830 ; mais elle montra cette fois des dispositions beaucoup moins révolutionnaires[13].

Des scènes plus vives se passaient presque simultanément devant le ministère des affaires étrangères, à la Bourse, au Palais-Royal et sur la place de la Bastille. S’apercevant enfin qu’il est sans armes, le peuple arrache les grilles de l’Assomption, de Saint-Roch, du ministère de la marine ; il enfonce et pille la boutique de Lepage[14] et de plusieurs autres armuriers. La vue de ces sabres, de ces fusils étincelants, l’exalte. Le mot de barricade est prononcé. Aussitôt les plus audacieux se mettent à la besogne. Les premières tentatives sont faites rue Saint-Florentin, rue Duphot et rue Saint-Honoré, où, après avoir renversé un omnibus, on descelle les pavés avec les barreaux de fer enlevés aux grilles des palais. Une charge de cavalerie disperse immédiatement les travailleurs. La voiture est relevée, les pavés sont remis en place par les soldats, paisiblement, sans colère ; il est aisé de voir qu’il n’y a de part et d’autre aucune animosité réelle. Des essais analogues se font, mais sans plus de succès, sur quelques autres points[15]. Dès que la cavalerie charge, les barricades sont abandonnées ; ce n’est encore qu’une mutinerie.

Le peuple, sans chef, sans dessein préconçu, se plaît seulement à harceler la troupe ; mais la pluie qui tombe incessamment tempère peu à peu son ardeur. Lassée de ces simulacres d’engagement et ne se sentant pas en mesure de commencer une lutte véritable, l’émeute abandonne les quartiers ouverts et se replie sur les faubourgs.

Rentrés dans le foyer de toutes les révolutions populaires, dans ce labyrinthe de rues et de carrefours qu’habite et que connaît à peu près exclusivement la population ouvrière, les insurgés retrouvent le sentiment de leur force. On commence construire des barricades solides, on attaque les postes isolés. Les uns se replient à temps sur les casernes, les autres se laissent surprendre et donnent leurs armes. Aux Batignolles, les ouvriers attaquent le poste de Monceaux, défendu par une escouade de gendarmerie départementale et par un piquet de gardes nationaux. La lutte s’engage en dépit des efforts du maire et des adjoints. Le peuple tire sur des soldats à l’abri derrière des murailles. Il reçoit à découvert un feu de peloton. Quatre insurgés tombent morts ou blessés ; ce fut là le premier sang versé de la journée.

Cependant on s’étonnait de plus en plus de ne pas voir se rassembler la garde nationale[16]. Les hommes de tous les partis se demandaient comment le gouvernement négligeait un tel auxiliaire, quand un si fâcheux conflit menaçait de tourner en insurrection. Vers cinq heures, trois députés, MM. Vavin, Taillandier, Carnot, se rendirent chez le préfet de la Seine pour lui exprimer le mécontentement de la population. Mais M. de Rambuteau n’avait aucun pouvoir ; il se souvenait trop des sarcasmes de Louis-Philippe pour tenter de l’avertir une seconde fois. Les députés ne reçurent de lui qu’une réponse évasive.

À la même heure, le maire du deuxième arrondissement, M. Berger, prenait sur lui de faire battre te rappel, et son exemple était suivi dans plusieurs arrondissements, mais en vain. Tout ce qu’il y avait de républicains dans les légions travaillait depuis plusieurs jours à y fomenter l’esprit de résistance. Ils rappelaient les vieilles injures, irritaient les amours-propres, démontraient la nécessité de prendre enfin une attitude indépendante pour reconquérir une importance politique, dont le roi et le ministère avaient fait trop bon marché. Ces arguments trouvaient les esprits crédules. Sur huit mille hommes composant la deuxième légion, il n’en vint pas six cents à la mairie. Sur la place du Panthéon, où bivouaquait le cinquième de ligne, une très-faible partie de la douzième légion se rassembla. Des coups de sifflet et des murmures s’étant fait entendre dans les groupes populaires, les gardes nationaux se mirent à crier Vive la réforme ! Aussitôt la foule répondit par le cri Vive la garde nationale ![17] On peut imaginer si un tel spectacle était de nature à beaucoup animer la troupe au combat. Les officiers du cinquième de ligne donnèrent l’exemple et le signal de la défection morale en venant serrer la main aux chefs de la garde nationale. Un vivat prolongé accueillit cette démonstration.

Dans d’autres quartiers, les gardes nationaux qui se rendaient isolément à leur mairie étaient accostés par les ouvriers et vivement sollicités de donner leurs armes. Un grand nombre se laissaient ainsi dépouiller, moitié de gré, moitié de force. Aucun ordre n’arrivant, d’ailleurs, aux mairies, les plus persévérants, après avoir attendu quelques heures, regagnaient leur domicile, plus mécontents qu’ils n’en étaient partis. Cette tentative de prise d’armes, complètement avortée, n’eut d’autre effet que de démoraliser la troupe de ligne et de donner aux insurgés une plus grande assurance pour la lutte du lendemain. Vers six heures du soir, les choses parurent assez graves au général Sébastiani pour qu’il fît connaître à la force armée qu’elle eût à se conformer à l’ordre du jour du 25 décembre. L’autorité interdit la circulation des voitures. De nombreuses patrouilles parcourent les rues. Les Tuileries et tous les points importants sont occupés par des forces considérables. Les troupes bivouaquent autour de grands feux, à la pluie. À huit heures, une gerbe de flamme s’élève tout à coup au milieu des Champs-Élysées. Une clameur immense vient retentir jusqu’au Château. Ce sont les enfants de l’émeute qui ont mis le feu aux chaises et aux bancs des promeneurs, et qui forment tout autour une ronde joyeuse pour célébrer leur victoire. Une compagnie de la garde nationale et un détachement de pompiers les dispersent et éteignent les flammes.

Insensiblement le silence descend sur la ville. Les ouvriers sont rentrés chez eux, les lumières s’éteignent. À peine quelques rares piétons passent-ils de loin en loin dans les rues désertes. On pourrait croire la sédition apaisée mais, néanmoins, personne ne reprend confiance. Après un pareil tumulte, un calme si morne a quelque chose d’effrayant. Dans les cercles où se réunissent les personnes attachées au gouvernement, les hommes sont soucieux, les femmes émues. On se rassure mutuellement par des paroles qui mentent à la pensée. Cependant la cour et les autorités ne conçoivent encore aucune alarme. Ce n’est qu’une échauffourée, dit M. Delessert dans son salon, à neuf heures du soir. — Cela va trop bien, répond M. Duchâtel à l’ambassadeur d’Autriche, qui lui demande des nouvelles de la journée. M. Guizot a ses projets pour le lendemain, dans le cas où les insurgés oseraient faire de nouvelles tentatives. À minuit, le général Sébastiani révoque l’ordre du jour donné à six heures, et le Moniteur imprime la phrase sacramentelle : L’autorité prend des mesures propres à assurer le rétablissement de l’ordre.

 

 

 



[1] Les cadres de la garde municipale, commandée par le colonel Lardenoix, portaient 3.200 hommes, dont 600 de cavalerie. 2.800 seulement ont été engagés dans la lutte des trois jours.

[2] Depuis quelque temps, à mesure que les troupes arrivaient à Paris, on faisait faire aux officiers, habillés en bourgeois, la reconnaissance des différents postes qu’ils devaient occuper en cas d’une bataille des rues.

[3] On sait qu’en 1830 il se trouvait à peine 12.000 hommes, et très-mal approvisionnés, dans Paris.

[4] Cette entente était rendue fort difficile par les relations très-peu bienveillantes qui existaient entre les deux officiers supérieurs. Le général Sébastiani était peu propre à ce commandement. D’un caractère sans initiative et sans autorité, il n’avait, d’ailleurs, aucune expérience de la guerre des rues. Le choix du général Jacqueminot pour commandant de la garde nationale n’était point judicieux. Le général Jacqueminot n’avait guère d’autre titre à ce poste important que d’être allié à M. Duchâtel. Le monde parisien ne connaissait de lui que son goût prononcé pour les facéties. Au surplus, il était indisposé, et son inactivité habituelle se trouvait, à ce moment, encore alanguie par le malaise.

[5] Voir aux Documents historiques, n° 3.

[6] Les sociétés secrètes, peu nombreuses et médiocrement organisées, s’étaient déclarées en permanence, afin d’épier les symptômes du mouvement, mais elles n’en avaient pas l’initiative, et elles n’en prirent la direction que dans la nuit du mercredi au jeudi.

[7] Un détachement de troupe de ligue, masqué derrière l’arc de triomphe, devait, au besoin, appuyer ce mouvement.

[8] Une extrême douceur unie à un grand courage forme, avec l’intelligence, le caractère des physionomies de la population parisienne. Pendant l’insurrection des trois jours de février surtout, où le peuple a été à peu près livré à lui-même, l’urbanité de ces hommes des barricades a fait l’admiration de tous ceux à qui la peur ou l’esprit de parti laissait la faculté de voir et de juger.

[9] Voir aux Documents historiques, n° 4.

[10] M. Guizot, néanmoins, n’était, pas tout a fait aussi rassuré qu’il voulait le paraître. Dès la veille, sa mère et ses filles avaient quitté l’hôtel des affaires étrangères. Je puis répondre de tout jusqu’à ce soir, disait-il, le mardi matin, à une personne de ses amies qui l’interrogeait à la Chambre ; mais je ne suis pas sans inquiétude pour la nuit.

[11] Les gardes municipaux étaient très-mécontents de ces dispositions. Leurs chevaux qui glissaient sur l’asphalte de la place et l’animosité singulière de la population les exposaient beaucoup plus que ne l’eût été la troupe de ligne.

[12] Quand le silence fut rétabli sur la place, on entendit tout à coup retentir de joyeuses fanfares, exécutées par la musique d’un régiment de chasseurs qui gardait la Chambre des députés. M. de Courtais, s’étant approché du colonel, lui reprocha l’inconvenance de ces marques d’allégresse à un pareil moment, et la musique cessa presque aussitôt ; mais une impression pénible avait été produite. Les cœurs étaient serrés, les esprits pleins d’angoisse ; tous les bons citoyens accusaient le pouvoir ; tous donnaient en secret raison au peuple.

[13] Les élèves restèrent et se soumirent à la consigne rigoureuse qui leur enleva, pendant les deux premiers jours, leurs uniformes et leurs épées ; ils ne sortirent, le troisième jour, qu’avec l’autorisation de leurs chefs pour aller aider la garde nationale à rétablir l’ordre.

[14] Rue Richelieu, en face du Théâtre-Français. La police avait prévu que les magasins d’armes seraient attaqués, et avait exigé que la plupart des armes à feu fussent démontées. Le peuple pilla aussi, ce jour-là, rue de Bondy, un magasin d’armes de théâtre et de fantaisie ; le vestiaire de l’Ambigu fut également pillé. De là les équipements grotesques que l’on put remarquer dans quelques bandes de combattants, qui s’étaient emparés au hasard de casques et de lances du moyen âge, de yatagans, de poignards et de hallebardes ; on en vit qui brandissaient des arcs indiens ; d’autres qui portaient aux barricades des bannières héraldiques.

[15] Cela se passait très-poliment, avec courtoisie. On arrêtait les voitures publiques ou particulières, on aidait les personnes qui s’y trouvaient à en descendre, les chevaux dételés étaient remis aux mains du cocher, puis, la voiture renversée, on commençait à dépaver tout autour.

[16] L’ordre de battre le rappel dans toutes les légions, donné la veille, à neuf heures du soir, avait été révoqué dans la nuit, parce qu’on avait appris que les gardes nationaux étaient résolus à demander la réforme.

[17] Le colonel, M. Ladvocat, ayant essayé de s’opposer à cette fraternisation, fut forcé de prendre la fuite.