HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE VII. — PRÉPARATIFS DU BANQUET. - IMMINENCE DE LA CATASTROPHE.

 

 

Le rejet de tous les amendements conciliateurs, le maintien intégral, dans l’adresse, des paroles repoussées comme injurieuses par l’opposition jetaient M. Barrot et son parti dans de grandes perplexités.

À l’ouverture de la session, l’opposition dynastique, satisfaite de la dernière revue qu’elle avait passée de ses forces au banquet de Rouen, et craignant que le radicalisme ne prît l’avantage si l’on prolongeait la campagne, avait décidé qu’on s’en tiendrait là, l’agitation réformiste n’ayant plus, disait-elle, sa raison d’être pendant les débats de la Chambre. Mais le tour irritant de la discussion, l’attitude hautaine du ministère et le persiflage du Château, piquant au vif les amours-propres, provoquèrent au combat. Une fois le combat engagé, il ne fut plus au pouvoir de personne d’en diriger l’élan ni d’en prévenir l’issue.

Dès le 8 février, M. de Girardin, dont le journal devenait de plus en plus menaçant et annonçait hautement une crise prochaine, adressait à M. Odilon Barrot une lettre pleine à la fois de raison et de courage pour l’engager à donner sa démission dans le cas où le paragraphe injurieux serait voté. Il est impossible, disait le rédacteur de la Presse, si vous donnez votre démission — et comment vous abstenir de faire ce qu’a fait M. Berryer en 1841 ? —, que l’opposition tout entière ne suive pas votre exemple. Je n’en excepte ni M. Thiers, ni M. de Rémusat, ni M. Dufaure[1]. En effet, aussitôt après le vote, cette question fut débattue dans la réunion des députés réformistes. En appellerait-on de la majorité parlementaire à la majorité électorale ? Forcerait-on le pouvoir, par une démission en masse, de convoquer plus de cent collèges électoraux, et susciterait-on de la sorte dans le pays une agitation nouvelle infiniment plus sérieuse, plus profonde, d’un caractère plus révolutionnaire que ne l’avait été l’agitation des banquets ? C’était l’avis des tempéraments irascibles, et particulièrement de ceux d’entre les députés dont la réélection était certaine. On en compta quinze sur cent quatre-vingts. L’avis contraire prévalut, et, le 14 février, M. de Girardin fut seul à donner sa démission en ces termes :

Monsieur le président,

Entre la majorité intolérante et la minorité inconséquente, il n’y a pas de place pour qui ne comprend pas :

Le pouvoir sans l’initiative et le progrès, l’opposition sans la vigueur et la logique. Je donne donc ma démission.

J’attendrai les élections générales.

ÉMILE DE GIRARDIN.

 

Pour se relever à ses propres yeux de cette première défaillance, l’opposition arrêta que nul d’entre ses membres n’accepterait plus aucune invitation, ni chez le président de la Chambre, qui avait voté avec le parti conservateur, ni même aux Tuileries, et que, si le sort en désignait quelques-uns pour la députation chargée de présenter au roi l’adresse, ils s’abstiendraient. Puéril effort d’héroïsme, néanmoins encore au-dessus du courage civique de ces austères législateurs, car, au jour de l’exécution du serment, sur trois députés dont les noms étaient sortis de l’urne, un seul demeura fidèle à la résolution prise[2], et le roi, en recevant la députation, put se féliciter tout haut de la trouver plus nombreuse qu’il ne l’avait vue depuis bien des années. La plupart des conservateurs s’y étaient joints en effet, malgré leur mécontentement et leurs murmures. Ils auraient souhaité que le ministre, si gravement atteint par la discussion de l’adresse, donnât sa démission pour leur épargner l’embarras d’une fidélité devenue très-compromettante. Le cabinet, disaient-ils, durait depuis trop longtemps. Leurs regards se tournaient vers M. Molé. Celui-ci prenait entre l’opposition radicale et le ministère une attitude également sévère pour l’une et pour l’autre, et se ménageait avec MM. de Rémusat, Billault, Dufaure, des intelligences qui devaient le mettre à même de composer un cabinet de conciliation tout à la fois agréable au pays — du moins il le pensait ainsi — et moins blessant pour le roi que ne le serait l’entrée de M. Thiers aux affaires. Mais, en attendant que cette combinaison fût arrivée à maturité, les conservateurs voulaient garder les apparences et faire acte de soumission au Château.

En renonçant à l’agitation électorale, en décidant de rester à son poste, l’opposition se voyait engagée d’honneur envers les électeurs parisiens, la garde nationale et les écoles, dont les intentions devenaient de jour en jour moins douteuses, à poursuivre, par tous les moyens légaux, l’exercice du droit de réunion. Conséquemment il fut décidé que les députés flétris assisteraient en corps au banquet ; mais ils se réservèrent d’en fixer à loisir, après mûre réflexion, le jour, le lieu, l’heure, le mode, le cérémonial et l’étiquette. Il régnait à cet égard très-peu d’accord parmi les réformistes. La crainte d’en faire trop ou trop peu, en les agitant diversement, les tenait en incertitude. Les jeunes gens des écoles, qui avaient dû organiser un banquet particulier, y avaient renoncé, afin de ne pas faire de diversion, et, non contents d’offrir, c’est-à-dire d’imposer à M. Barrot leur concours dans la grande manifestation que préparait l’opposition dynastique, ils demandaient à la commission des cartes d’admission pour un certain nombre d’ouvriers. Cette demande fut mal accueillie mais, appuyés par le comité de la Réforme, les étudiants arrachèrent aux répugnances des chefs réformistes vingt cartes pour eux et douze pour les ouvriers. Sans s’arrêter à ce premier succès, la Réforme, toujours dans les mêmes vues, insistait pour qu’on se réunît, selon le premier projet, dans le douzième arrondissement, au faubourg Saint-Marceau, au sein d’une masse populaire en ébullition qui ne pouvait manquer d’entraîner la manifestation bien au delà des voies légales. L’intention était évidente. Aussi la réunion des députés, écarta-t-elle tout d’abord cette proposition. On se mit à délibérer sur différents autres projets dont aucun ne paraissait offrir toutes les convenances désirables. Il s’en fallait bien, d’ailleurs, que la réunion fût aussi unanime que l’opinion publique. Tantôt M. Duvergier de Hauranne, tantôt M. Thiers, tantôt des avis un peu moins timides l’emportaient dans les conseils de M. Barrot, et, pendant ces oscillations, le temps s’écoulait. Les Parisiens, toujours amateurs de spectacles et d’émotions, s’impatientaient ; les républicains semaient le soupçon dans le peuple et lui représentaient les lenteurs de M. Barrot comme un jeu combiné avec la cour, comme une trahison. Chaque soir on voyait se former dans les rues des groupes animés. Au Théâtre-Historique, où l’on jouait le Chevalier de Maison-Rouge, drame de M. Alexandre Dumas, le chœur des Girondins — Mourir pour la patrie —, devenu populaire, était redemandé à grands cris. Au théâtre de l’Odéon, fréquenté par les étudiants, retentissaient chaque soir des chants patriotiques ; et le matin, en rapportant les débats scandaleux d’un procès de viol suivi d’assassinat, intenté au frère Léotade, les journaux démocratiques ravivaient dans le peuple le mépris pour le clergé et de tout ce qui pouvait, à un degré quelconque, être suspect d’aristocratie[3]. Chaque heure perdue par l’opposition réformiste était une heure gagnée par la révolution.

Cependant, malgré les dédains vrais ou affectés avec lesquels on parlait au Château du banquet et des banquetistes, comme, en dépit des prévisions, on touchait à une rupture ouverte, peut-être à une lutte armée, tout en plaisantant et en raillant M. Barrot et ses amis, ni la cour, ni le cabinet lie négligeaient les négociations et les entremises. M. Thiers s’y employait de tout son esprit ; mais la difficulté n’était pas petite. Chaque jour rendait une retraite de l’opposition plus malaisée. Les adresses de félicitations, les exhortations à persévérer arrivaient en masse des départements. Les écoles se prononçaient, et l’on commençait à sentir, dans Paris, cette fermentation à laquelle se reconnaît l’approche des grands soulèvements populaires. Le Journal des Débats baissait de ton. Il n’insultait plus et promettait que la question de réforme serait discutée à fond et définitivement résolue dans le cours de la législature actuelle. Il ajoutait, dans un langage énigmatique, que cette question désormais ne dépendait plus des ministres, mais de la Providence.

Enfin, le 17, après bien des tergiversations, le National, autorisé par la réunion des députés réformistes, annonçait qu’on s’était entendu sur le choix d’un local privé où le banquet aurait lieu le dimanche suivant. Ce local était un terrain vague, appartenant à M. Nitot et situé dans les Champs-Élysées. Un nombre considérable d’anciens députés de l’opposition, parmi lesquels on comptait MM. de Cormenin, Martin de Strasbourg, Taschereau, etc., et trois pairs de France, MM. le duc d’Harcourt, de Boissy, d’Alton-Shée, faisaient connaitre en même temps leur intention formelle d’assister au banquet. Le bruit courait que les commandants supérieurs de la garde nationale, inquiets de ces dispositions, tenaient prêts des billets de service en blanc, au moyen desquels on improviserait une garde nationale de choix, une fausse garde nationale, disaient les journaux radicaux[4]. On affirmait aussi que M. le duc de Montpensier avait donné l’ordre, à Vincennes, où l’on travaillait nuit et jour à confectionner des munitions, d’expédier sur l’École militaire deux batteries d’artillerie de campagne, vingt caissons d’infanterie, des boîtes à mitraille, des pétards et des flambeaux pour le service de nuit. Tout semblait donc hâter le conflit, mais ce n’était là qu’une apparence. Pendant qu’on amusait le public par de démonstrations extérieures, par des menaces, par des grands airs de courroux, les dispositions pacifiques du comité réformiste prenaient le dessus dans l’intimité des conseils ; elles éclataient dans le choix même du lieu de réunion pour le banquet. Comment un mouvement populaire aurait-il pu prendre quelque consistance et résister au moindre déploiement de troupes, dans les larges avenues des Champs-Élysées, sur un terrain ouvert de toutes parts ? La pensée n’en pouvait venir à personne. Mais ce n’était pas tout. À force de pourparlers et d’intrigues, M. Thiers, secondé par MM. Vitet et de Morny, avait fait accepter de part et d’autre des conventions qui achevaient de rendre la manifestation dérisoire. MM. Duvergier de Hauranne, de Malleville, Berger, Vitet et de Morny, représentant l’opposition et le parti ministériel, se réunirent dans un des bureaux de la Chambre. Voici, en substance, ce qui fut dit et convenu des deux parts : entre le gouvernement, qui prétend qu’une manifestation pareille est un délit prévu et défini par des lois existantes, et l’opposition, qui soutient que le fait ne tombe sous la juridiction d’aucune loi, il n’est qu’un moyen de décider qui a tort et qui a raison : que l’opposition commette le délit prétendu, que le gouvernement le laisse commettre, les deux partis en appelant ainsi à la décision du tribunal. En conséquence, l’opposition se rendra au lieu indiqué pour le banquet. Elle trouvera sur le seuil un commissaire qui ne l’empêchera pas d’entrer, le gouvernement garantit ce point, car enfin, si le commissaire barrait la porte, il faudrait la forcer, ce qui serait un bien autre délit que celui qu’on se propose de commettre, ou bien il faudrait quitter la place, ce qui serait pis encore, puisqu’il n’y aurait de délit d’aucune espèce. Le commissaire avertira l’opposition qu’elle commet un délit. L’opposition passera outre. Elle en fera tout juste assez pour que le commissaire puisse verbaliser. Alors le commissaire menacera de la force armée. M. Barrot déclarera qu’il ne cède qu’à la force. Il engagera les membres de la réunion à se retirer. En sortant, les députés annonceront à la foule qu’ils ont parfaitement atteint leur but. L’opposition s’engage à ne pas prononcer de discours, à empêcher autant que possible l’intervention irritante des journaux, à ne convoquer aucune réunion d’aucune sorte jusqu’à la décision du tribunal. — Se couvrir de ridicule, tromper le pays, renier des principes soutenus depuis dix-sept ans avec une autorité de paroles, et, en dernier lieu, avec une véhémence de menaces qu’on allait qualifier de fanfaronnades, tel était le résultat certain de cette absurde mise en scène.

Les réunions présidées par M. Barrot, devenaient chaque jour plus confuses. Le parti de la prudence y était le plus nombreux, et, ne cherchant que des expédients dilatoires, ce parti faisait ajourner, quand il ne pouvait faire repousser les résolutions honorables. Ainsi, dès le lendemain du jour où le National avait annoncé le banquet pour le dimanche suivant, on lui faisait imprimer la note que voici :

Plusieurs renseignements inexacts ont été publiés par la presse quotidienne sur l’organisation du banquet du douzième arrondissement. Le changement de local, que l’importance de la manifestation a rendu nécessaire, en a seul retardé la réalisation.

Le banquet aura lieu irrévocablement dans les premiers jours de la semaine prochaine.

La commission du douzième arrondissement fera connaître l’heure et le lieu, dès que toutes les dispositions matérielles auront été définitivement arrêtées entre elle, le comité central et les membres des deux Chambres qui se sont engagés à prendre part à cette protestation essentiellement légale et pacifique.

 

La vérité est que M. Thiers, qui prévoyait tout, redoutait une trop grande affluence d’ouvriers le dimanche, à cause de la suspension du travail. Il gagnait, d’ailleurs, quarante-huit heures à ce retard ; et, pour cet esprit fertile en combinaisons, gagner un peu de temps, c’était s’ouvrir mille chances nouvelles, mille éventualités favorables. Ignorant jusqu’à quel point la population parisienne était exaspérée, M. Thiers se complaisait dans d’infiniment petites ruses, aussi vaines que puériles. Il ne devinait pas, il avait oublié ce que peut, à certaines heures, l’élan d’une forte passion pour un grand droit.

Le National s’étonnait et disait : Nous publions cette note telle qu’on nous l’envoie : nous ne déguisons pas qu’elle est fort loin de nous satisfaire. On aurait dû expliquer au moins par quelle suite d’incidents étranges et de malentendus répétés un local, trouvé la veille, échappait le lendemain, parce qu’on négligeait de prendre immédiatement les précautions légales qui devaient rendre inutiles toutes les influences en donnant aux promesses la validité d’un contrat.

Nous regretterions plus vivement encore qu’on fût forcé de renoncer à faire le banquet un dimanche. C’était le vœu formel de la grande commission, et ce parti n’avait pas été pris à la légère et sans quelque motif sérieux. Il ne faut donc pas moins qu’un obstacle matériel et insurmontable pour déterminer à changer le jour de la manifestation. Selon nous cet ajournement serait très-fâcheux. Comme on n’en peut imputer la faute à personne, nous nous contenterons d’en gémir.

Le 19, il publiait une nouvelle note conçue en ces termes : La commission générale chargée de l’organisation du banquet du douzième arrondissement a décidé que la manifestation aurait lieu irrévocablement mardi prochain, 22 février, à midi.

On indiquera plus tard le lieu de la réunion.

On comprend combien le cabinet devait s’enhardir en touchant ainsi du doigt les faiblesses de l’opposition[5]. Après les avis pusillanimes, les défections étaient venues, et M. Duchâtel se crut assez fort pour jeter bas toute espèce de masque. Il était las de ces négociations interminables ; il lui tardait d’en finir. Le manifeste du comité du banquet, publié, le 21 au matin, dans tous les journaux, lui en fournit l’occasion. Il la saisit.

La rédaction de ce manifeste avait été confiée à M. Marrast. M. Barrot entendait que ce fût un simple programme de la cérémonie. M. Marrast en fit un véritable appel au peuple. Voici comment il s’exprimait :

Comme il est naturel de prévoir que cette protestation publique peut attirer un concours considérable de citoyens, comme on doit présumer aussi que les gardes nationaux de Paris, fidèles à leur devise de Liberté, Ordre public, voudront en cette circonstance accomplir ce double devoir ; qu’ils voudront défendre la liberté en se joignant à la manifestation, protéger l’ordre et empêcher toute collision par leur présence ; que, dans la prévision d’une réunion nombreuse de gardes nationaux et de citoyens, il nous semble convenable de prendre des dispositions qui éloignent toute cause de trouble ou de tumulte.

La commission a pensé que la manifestation devait avoir lieu dans un quartier de la capitale où la largeur des rues et des places permît à la population de s’agglomérer sans qu’il en résultât d’encombrement.

À cet effet, les députés, les pairs de France et les autres personnes invitées au banquet s’assembleront, mardi prochain, à onze heures, au lieu ordinaire des réunions de l’opposition parlementaire, place de la Madeleine, n° 2.

Les souscripteurs du banquet qui font partie de la garde nationale sont priés de se réunir devant l’église de la Madeleine et de former deux haies parallèles entre lesquelles se placeront les invités.

Le cortège aura en tête des officiers supérieurs de la garde nationale, qui se présenteront pour se joindre à la manifestation ;

Immédiatement après les invités et les convives, se placera un rang d’officiers de la garde nationale ;

Derrière ceux-ci, les gardes nationaux formés en colonne suivant le numéro des légions ;

Entre la troisième et la quatrième colonne, les jeunes gens des écoles, sous la conduite de commissaires désignés par eux ;

Puis les autres gardes nationaux de Paris et de la banlieue, dans l’ordre désigné plus haut.

Le cortège partira à onze heures et demie et se dirigera, par la place de la Concorde et les Champs-Élysées, vers le lieu du banquet.

La commission, convaincue que cette manifestation sera d’autant plus efficace qu’elle sera plus calme, d’autant plus imposante qu’elle évitera même tout prétexte de conflit, invite les citoyens à ne pousser aucun cri, à ne porter ni drapeau ni signe extérieur ; elle invite les gardes nationaux qui prendront part à la manifestation à se présenter sans armes ; il s’agit ici d’une protestation légale et pacifique, qui doit être surtout puissante par le nombre et l’attitude ferme et tranquille des citoyens.

La commission espère que, dans cette occasion, tout homme présent se considérera comme un fonctionnaire chargé de faire respecter l’ordre ; elle se confie à la présence des gardes nationaux ; elle se confie aux sentiments de la population parisienne, qui veut la paix publique avec la liberté, et qui sait que, pour assurer le maintien de ses droits, elle n’a besoin que d’une démonstration paisible, comme il convient à une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de l’autorité irrésistible de sa force morale et qui est assurée de faire prévaloir ses vœux légitimes par l’expression légale et calme de son opinion.

 

Grande fut la stupeur dans les rangs du parti conservateur et de l’opposition constitutionnelle à la lecture de ce manifeste. Presque aussitôt le ministère y répondit en faisant afficher sur les murs :

1° Une proclamation aux habitants de Paris pour les inviter à s’abstenir de toute manifestation ;

2° Un arrêté qui invoquait la loi de 1790 et interdisait le banquet ;

3° Une ordonnance contre les attroupements ;

4° Une proclamation du général Jacqueminot, qui rappelait les articles 234 et 258 du Code pénal aux gardes nationaux agissant comme tels sans convocation légale.

Puis M. Duchâtel accourut à la Chambre des députés, déterminé à renvoyer sans plus dé ménagements à l’opposition menace pour menace. M. Barrot s’y rendait de son côté, mais d’un pas irrésolu, avec une volonté chancelante, triste, soucieux, en proie à mille perplexités. De ce qu’il allait faire, d’une parole qu’il allait dire, dépendait-on la honte de son parti avec sa propre confusion, ou la terrible inconnue d’un soulèvement populaire. En cas de défaite, du sang versé, des prisons, des exils, la confiscation de toutes nos libertés peut-être. En cas de victoire… Mais c’est là ce qu’il n’osait envisager de sang-froid. M. Barrot s’éveillait en sursaut d’un long rêve agréable à son âme paisible. Il avait, pendant dix-sept ans, caressé la chimère d’une monarchie entourée d’institutions républicaines. Son esprit sans vigueur et le vague habituel à sa pensée lui avaient fait adopter avec complaisance cette combinaison flottante de deux principes destinés à se neutraliser quelque temps l’un par l’autre, sans pouvoir jamais s’unir. Il n’avait pas compris que, le droit divin enlevé, le principe monarchique, restait sans base ; isolé de ses appuis naturels, l’aristocratie et le sacerdoce, et qu’il ne pouvait plus opposer à la vigueur du principe démocratique une résistance égale à l’attaque.

Plus droite, mais bien plus bornée que celle de M. Guizot, son intelligence portée au bien rejetait, par intégrité de nature, les moyens frauduleux dont celui-ci usait sans scrupule pour maintenir l’équilibre politique. Pas plus que M. Guizot, il ne songeait à l’avènement du peuple, et s’il y avait songé, c’eût été avec effroi plutôt qu’avec amour. La puissance et l’étendue du mouvement philosophique qui transformait la société échappaient aux prises étroites et molles de son esprit. Au delà des horizons parlementaires rien ne sollicitait sa pensée ; une honnête inconséquence entraînait et paralysait tour à tour son cœur.

Arrivé au palais législatif, M. Barrot trouva la Chambre occupée à la discussion d’un projet de loi sur la banque de Bordeaux. Il entra, pour délibérer une dernière fois avec les siens, dans un bureau où le suivirent les députés de la gauche et M. Thiers. La consternation était sur toutes les physionomies mais un certain respect humain retenait encore les paroles. Seul M. Thiers eut le courage de son opinion ; seul il osa, sans aucune ambiguïté, soutenir que, le ministère persistant dans l’interdiction du banquet, y renoncer devenait un devoir impérieux. On l’écouta sans l’interrompre ni l’applaudir[6]. Chacun comprenait bien que le péril était proche, mais personne n’osait encore s’avouer à soi-même et surtout avouer à autrui qu’il n’avait pas la force de l’affronter.

Vers quatre heures, M. Barrot parut dans la salle des délibérations, et, visiblement troublé, il demanda la parole. Un profond silence se fit aussitôt. Après un résumé succinct de la marche suivie par l’opposition à l’occasion du débat sur le droit de réunion soulevé par l’adresse : Je suis, quant à moi, convaincu, dit l’orateur d’une voix émue qu’il cherchait à raffermir, que, si la question eût été posée, les tribunaux auraient prononcé en notre faveur, qu’ils auraient déterminé le sens des lois existantes, fait cesser un doute grave, et qu’en même temps les amis sérieux de la liberté dans ce pays auraient eu à constater un immense progrès dans nos mœurs politiques.

Il paraît, je n’ai pas vu les actes de l’autorité, qu’à des conseils de sagesse et de prudence ont succédé d’autres inspirations ; que des actes de l’autorité s’interposent, sous prétexte d’un trouble qu’ils veulent apaiser et qu’ils s’exposent à faire naître. Ici, malgré une violente interruption et les rumeurs prolongées du centre, M. Barrot exposa les malheurs que l’interdiction du banquet pouvait entraîner à sa suite. Il n’y a pas de ministère, dit-il, il n’y a pas de système administratif qui vaille une goutte de sang versé. Puis il conclut en rejetant tout entière sur le cabinet la responsabilité des événements.

M. Duchâtel se hâta de retourner l’argumentation contre M. Barrot et de le rendre responsable, lui et ses amis, des malheurs qu’il annonçait. Le cabinet, assura M. Duchâtel, avait été disposé, il l’était encore la veille, à laisser arriver les choses au point où, une contravention pouvant être constatée, un débat judiciaire aurait pu s’engager. Mais le manifeste du comité rendait la chose impossible ; car ce manifeste était la proclamation d’un gouvernement illégal voulant se placer à côté du gouvernement régulier, parlant aux citoyens, convoquant en son propre nom les gardes nationaux, provoquant des attroupements au mépris des lois. Cela ne pouvait pas être supporté, et le ministre concluait en répétant de nouveau que la manifestation du banquet ne serait pas tolérée.

M. Barrot remonta à la tribune, et ce fut pour y balbutier des paroles bien peu dignes d’un chef de parti en des conjonctures aussi graves. J’avoue hautement l’intention du manifeste, dit M. Barrot, mais j’en désavoue les expressions. De violents murmures couvrirent sa voix. Alors il reprit son argumentation précédente et rejeta de nouveau la responsabilité sur le ministère. S’il me fallait des preuves pour justifier la conduite du gouvernement, s’écria M. Duchâtel, à qui le chef de l’opposition venait de faire si beau jeu, je les trouverais dans les paroles mêmes de l’honorable M. Odilon Barrot. Ce manifeste que M. Barrot n’avoue ni ne désavoue, est-ce un sujet de sécurité pour nous ? dit le ministre ; et, après un court développement de ce qu’il avait déjà soutenu à la tribune, il persiste dans ses conclusions.

Trop agitée pour reprendre la discussion sur la banque de Bordeaux, la Chambre s’ajourne au lendemain.

Le soir, une réunion eut lieu chez M. Odilon Barrot. Les députés réformistes, les membres du comité central et les journalistes de l’opposition s’y rendirent. M. Barrot leur déclara, au nom de ses collègues, que l’opposition dynastique, décidée à éviter l’effusion du sang, ne se rendrait pas au banquet. M. Marrast répondit qu’on s’était avancé trop loin pour reculer. Vous voulez rejeter sur le ministre la responsabilité des émotions que vous avez créées, dit M. Marrast. Qui donc a convoqué le peuple pour demain sur la place publique, si ce n’est vous et nous ? Vous redoutez la guerre civile ? Eh bien votre présence seule peut l’empêcher, votre absence doit la provoquer, et plus vous fuirez la responsabilité, plus elle retombera lourdement sur vous.

M. Barrot et la plupart de ses collègues restèrent inébranlables dans leur projet de s’abstenir.

Sur cent membres inscrits pour assister au banquet, dix-sept seulement persistèrent dans leur première résolution, et sur ce nombre encore dix déclarèrent que, malgré leur opinion personnelle, ils croyaient devoir se ranger à l’avis de la majorité. Les autres, pour essayer de se disculper il leurs propres yeux et aux yeux du pays, convinrent d’une scène de parade pour le jour suivant. M. Odilon Barrot fut chargé de déposer sur le bureau de la Chambre un acte d’accusation du ministère : démonstration frivole, indigne d’hommes sérieux, et qui ne pouvait plus abuser personne, pas même ceux qui en assumaient le ridicule. Les sept membres persistants de la réunion de M. Odilon Barrot cherchèrent à s’entendre sur ce qu’il y aurait à faire le lendemain pour que la manifestation n’avortât pas trop misérablement.

MM. d’Alton-Shée, d’Harcourt, Lherbette, allèrent chez M. de Lamartine, qu’ils trouvèrent résolu à se rendre, en dépit de tout, au rendez-vous assigné place de la Madeleine.

La veille, au sein d’une réunion de l’opposition modérée, où le débat avait été embarrassé, traînant, peu sincère, M. de Lamartine, répondant à M. Berryer, qui s’était prononcé pour l’abstention, avait dit ces paroles :

Nous sommes placés par la provocation du gouvernement entre la honte et le péril. Voilà le mot vrai de la circonstance ! Je le reconnais, et votre assentiment me prouve que j’ai touché juste : nous nous sommes placés entre la honte et le péril.

La honte, messieurs, peut-être serions-nous assez généreux, assez grands, assez dévoués pour l’accepter pour nous-mêmes. Oui, je sens que, pour ma part, je l’accepterais. J’accepterais mon millième ou mon cent millième de honte, je l’accepterais en rougissant, mais glorieusement, pour éviter à ce prix qu’une commotion universelle n’ébranlât le sol de ma patrie et qu’une goutte de ce généreux sang d’un citoyen français ne tachât seulement un pavé de Paris.

Je me sens capable, vous vous sentez tous capables de ce sacrifice ! Oui, notre honte plutôt qu’une goutte de sang du peuple ou des troupes sur notre responsabilité !

Mais la honte de notre pays, messieurs ! mais la honte de la cause de la liberté constitutionnelle, mais la honte du caractère et du droit de la nation ! Non, non, non, nous ne le pouvons pas, nous ne devons pas, ni en honneur, ni en conscience, l’accepter ! Le caractère, le droit, l’honneur de la nation ne sont pas à nous, ils sont au nom français ! Nous n’avons pas droit de transiger sur ce qui ne nous appartient pas !

Messieurs, parlons de sang-froid, le moment le réclame. Le procès est imposant entre le gouvernement et nous. Sachons bien ce que nous voulons faire accomplir mardi à la France. Est-ce une sédition ? Non. Est-ce une révolution ? Non. Que Dieu en écarte le plus longtemps possible la nécessité pour notre pays ! Qu’est-ce donc ? Un acte de foi et de volonté nationale dans la toute-puissance du droit légal d’un grand pays ! La France, messieurs, a fait souvent, trop souvent, trop impétueusement peut-être, depuis cinquante ans, des actes révolutionnaires. Elle n’a pas fait encore un grand acte national de citoyens. C’est un acte de citoyens que nous voulons accomplir pour elle, un acte de résistance légale à ces actes arbitraires dont elle n’a pas su se défendre assez jusqu’ici par des moyens constitutionnels et sans armes autres que son attitude et sa volonté.

Des dangers ? n’en parlez pas tant, vous nous ôteriez le sang-froid nécessaire pour les prévenir, vous nous donneriez la tentation de les braver ! Il ne dépendra pas de nous de les écarter de cette manifestation par toutes les modérations, les réserves, les prudences d’actions et de paroles recommandées par votre comité. Le reste n’est plus dans nos mains, messieurs, le reste est dans les mains de Dieu ! Lui seul peut inspirer l’esprit d’ordre et de paix à ce peuple qui se pressera en foule pour assister à la manifestation pacifique et conservatrice de ses institutions ! Prions-le de donner ce signe de protection à la cause de la liberté et des progrès des peuples, et de prévenir toute collision funeste entre les citoyens en armes et les citoyens désarmés. Espérons, conjurons tous les citoyens qu’il en soit ainsi. Abandonnons le reste à la Providence et à la responsabilité du gouvernement, qui provoque et qui amène seul la nécessité de cette dangereuse manifestation. Je ne sais pas si les armes confiées à nos braves soldats seront toutes maniées par des mains prudentes ; je le crois, je l’espère. Mais si les baïonnettes viennent à déchirer la loi, si les fusils ont des balles, ce que je sais, messieurs, c’est que nous défendrons, de nos voix d’abord, de nos poitrines ensuite, les institutions et l’avenir du peuple, et qu’il faudra que ces halles brisent nos poitrines pour en arracher les droits du pays.

 

Jamais M. de Lamartine n’avait été plus éloquent, parce que jamais il ne s’était senti mieux en rapport avec le sentiment général. L’atmosphère orageuse des révolutions exaltait, d’ailleurs, son âme de poète, le péril t’attirait, l’héroïsme lui était naturel. Les hasards d’une fortune virile le tentaient pour lui-même et pour la France.

Ce soir-là, vers minuit, lorsqu’on vint lui annoncer que tout était fini, que le comité renonçait à la manifestation et que les commissaires faisaient disparaître les préparatifs du banquet Eh bien, dit-il avec le calme d’une résolution inébranlable, la place de la Concorde dût-elle être déserte, tous les députés dussent-ils se retirer de leur devoir, j’irai seul au banquet avec mon ombre derrière moi[7].

Il savait bien qu’il ne serait pas seul ; derrière lui il y avait à cette heure toutes les forces vives de la France. Il y avait l’honneur national, le droit, la liberté, la justice. Pourquoi faut-il que toutes ces choses sacrées, par l’incorrigible impéritie de nos gouvernements, s’appellent, depuis plus d’un demi-siècle, révolution !

En sortant de chez M. Barrot, M. Marrast et les membres de l’opposition avancée se réunirent dans les bureaux du Siècle. Là fut agitée la question de savoir si, dans le cas où le rappel serait battu le lendemain pour la garde nationale, on y répondrait. Après une discussion animée, on décida de sortir en armes, au premier appel, et d’appuyer, par des manifestations significatives, les mouvements populaires.

Aux mêmes heures, le comité électoral du deuxième arrondissement rédigeait une note qui parut le lendemain dans les journaux pour exprimer, au nom du peuple, son étonnement de la décision prise et demander la démission en masse des députés, seule mesure capable de donner en ce moment satisfaction à l’opinion publique. Le parti républicain délibérait dans les bureaux de la Réforme. Là, deux avis s’ouvraient et se combattaient. L’occasion était une des plus favorables qui se fussent offertes depuis longtemps ; il fallait la saisir et tenter une prise d’armes, disaient les uns. C’était l’opinion de MM. Ledru-Rollin, Étienne Arago, Caussidière, Lagrange, Baune, Grandménil, Thoré. Les autres, MM. Louis Blanc et Flocon, redoutaient le conflit, jugeant les chances trop inégales. On se sépara sans avoir rien conclu. Les plus déterminés se rendirent dans les faubourgs et au milieu des sociétés secrètes pour s’assurer, par des communications directes, de la disposition du peuple.

Pendant ce temps, on était plein de joie au Château. Aux pressants avertissements que Louis-Philippe avait reçus, il n’avait opposé que le sarcasme. Vendez-vous bien vos tapis ? avait-il dit à M. Sallandrouze, qui attendait que le roi lui parlât de son amendement. M. de Rambuteau, préfet de la Seine, qui lui communiquait des rapports alarmants, était ajourné à une semaine pour confesser en toute confusion, disait le roi, qu’il s’était abandonné à des terreurs d’enfant. Le maréchal Gérard[8] et M. Delessert recevaient un semblable accueil.

Peu après, et comme pour lui donner raison, des personnes bien informées de ce qui se passait dans les conciliabules de l’opposition faisaient connaître au roi que, dans la crainte de compromettre le gouvernement dynastique, M. Odilon Barrot et ses amis renonçaient au banquet. En apprenant cette nouvelle, MM. Duchâtel, Trezel, Delessert, Sébastiani, Jacqueminot, réunis au ministère de l’intérieur, décident que le déploiement de la force armée devient inutile et se chargent de donner le contre-ordre. Dire l’effet que cette nouvelle produisit aux Tuileries ne serait pas chose facile. Les courtisans se pâmaient d’aise. La reine était transportée. Le roi ne se contenait plus ; il serrait la main de ses ministres avec une effusion inaccoutumée. Il complimentait surtout M. Duchâtel. Depuis longtemps il n’avait montré tant d’esprit, tant de jovialité, tant de verve. Il ne s’oubliait pas lui-même dans les louanges qu’il adressait à son gouvernement. Il l’avait toujours pensé, toujours dit : cette opposition si pleine de jactance ne se composait que de beaux parleurs, de poltrons. Sa faconde à ce sujet était intarissable.

Quelques personnes essayaient bien de parler de l’agitation des rues ; mais c’était peu de chose, ce n’était rien, disaient les courtisans : une vingtaine de gamins, portant des chandelles, lisaient ironiquement les affiches contre les attroupements et le banquet. Les passants s’arrêtaient, ne sachant ce que cela voulait dire, mais les groupes se dispersaient aussitôt après avoir lu[9].

On se réjouissait donc aux Tuileries sans la moindre arrière-pensée. Jamais on n’avait eu si fort sujet de s’applaudir. On estimait que, grâce à la fermeté et à l’habileté d’une politique supérieure, tout était fini ; on se rendait avec modestie les félicitations et les louanges.

 

 

 



[1] La Presse publiait, le lendemain du rejet de l’amendement de M. de Givré, un excellent article dans lequel elle insistait sur la question de légalité restée douteuse aux yeux d’anciens ministres, de conseillers à la Cour de cassation, d’anciens bâtonniers de l’ordre des avocats et de cent quatre-vingts députes sur quatre cents. Elle conseillait au cabinet de saisir les pouvoirs législatifs d’un projet de loi qui déterminerait dans quelles circonstances et sous quelles réserves le droit de s’assembler pourrait être exercé ou serait interdit. (La Presse du 12 février.) C’était encore là, pour le ministère, une manière loyale et prudente de sortir du conflit ; mais le cabinet, par un rare privilège, manquait presque également de prudence et de loyauté.

[2] J’entre dans ce détail parce qu’il me paraît caractériser, mieux que bien d’autres plus importants en apparence, l’ostentation d’indépendance et la faiblesse réelle de l’opposition dynastique. Combien le roi et les ministres n’avaient-ils pas raison de tenir en grand dédain de pareilles bravades !

[3] L’attitude du parti clérical, en cette circonstance, avait été d’une insigne maladresse. Encouragé par la reine, il prenait hautement la défense de l’accusé, s’efforçant d’obscurcir l’évidence des faits. Les religieux de l’ordre apportaient de telles entraves à l’action de la justice par leurs faux témoignages ou leur silence, que le garde des sceaux crut devoir s’en plaindre officiellement à l’archevêque de Toulouse.

[4] Ces bruits prirent si bien consistance, que le chef d’état-major de la garde nationale, M. Carbonel, crut devoir réclamer dans les journaux contre cette calomnie. Voici les réflexions dont le Constitutionnel accompagnait la lettre du général :

Nous avons publié hier le procès-verbal d’une réunion extraordinaire des officiers et délégués de la 3e compagnie du 4e bataillon 10e légion, duquel il résulte que le sergent-major de la compagnie, chargé de composer un piquet de douze hommes pour une éventualité, a remis directement à l’état-major de la 10e légion douze billets de garde sans date et portant les noms de douze chasseurs qu’il est convenu avoir choisis sur le contrôle de la compagnie, sans observer, ainsi que c’était son strict devoir, l’ordre naturel des tours de service, et sans en avoir informé le capitaine.

À propos de cette publication, M. Carbonel nous somme de reproduire la lettre suivante qu’il a adressée au National.

Après avoir lu cette lettre, on s’apercevra aisément qu’elle ne détruit pas les assertions contenues dans le document que nous venons de rappeler, et qu’elle ne justifie point les irrégularités signalées dans les mesures prises par le sergent-major.

GARDE NATIONALE DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE.

Paris, le 8 février 1848.

Monsieur le rédacteur,

Vous avez supposé que les lettres de service préparées dans la 10e légion, conformément aux précédents qui y étaient établis, l’avaient été par suite des instructions données par l’état-major général. J’affirme, au contraire, qu’aucun ordre semblable n’a été envoyé aux chefs de légion. Le colonel de la 10e a été seulement prévenu qu’en cas de troubles, le premier ordre qu’il recevrait serait de réunir le plus promptement possible, au chef-lieu de l’arrondissement, un piquet de réserve de cent gardes nationaux. Il a cru devoir, dans un esprit de justice, faire peser ce service dans toutes les compagnies de la 10e légion, si cette prise d’armes a lieu. Les gardes nationaux qui sont commandés seront certainement fort surpris de se trouver classés, par le National, comme des hommes dépendants et d’une obéissance obligée.

De semblables choix fausseraient gravement en effet l’institution de la garde nationale. Ils ne seraient assurément autorisés ni par le commandant supérieur, ni par son chef d’état-major.

Recevez, etc.

Le maréchal de camp, chef de l'état-major général,

Carbonnel.

[5] Cependant le Constitutionnel du 20 février parlait encore avec une certaine résolution ; mais ce n’était qu’une retraite bien masquée. Voici comment il s’exprimait :

Les députés de l’opposition se sont réunis de nouveau ce matin afin de délibérer sur la part qu’ils doivent prendre à la manifestation qui se prépare pour le maintien du droit de réunion contesté et violé par le ministère. Après avoir entendu le rapport de sa commission, l’assemblée a reconnu, à l’unanimité, qu’il était plus que jamais nécessaire de protester par un grand acte de résistance légale contre une mesure contraire au principe de la constitution comme au texte de la loi. En conséquence, il a été résolu que, mardi prochain, on se rendrait en corps au lieu de la réunion.

Une telle résolution est le plus bel hommage que les députés puissent rendre à l’intelligence, au patriotisme, aux sentiments généreux de la population parisienne. Les députés ne sauraient admettre, avec les ennemis de la liberté, qu’un peuple dont on méconnaît les droits soit condamné à choisir entre l’obéissance servile et la violence. Ils en sont donc certains d’avance, la population tout entière comprendra qu’une manifestation pour le droit contre l’arbitraire manquerait son but, si elle ne restait pas paisible et régulière. Paris a fait souvent des efforts héroïques, de grandes révolutions. Il est appelé aujourd’hui à donner un autre exemple aux peuples, à leur montrer que, dans les pays libres, l’attitude calme et ferme du citoyen respectant la loi, défendant son droit, est la plus irrésistible comme la plus majestueuse des forces nationales. Deux grands résultats seront ainsi obtenus : la consécration d’un droit inhérent à toute constitution libre, et la preuve éclatante du progrès de nos mœurs politiques.

Les députés de l’opposition comptent donc sur la sympathie et sur l’appui de tous les bons citoyens, comme ceux-ci peuvent compter sur leur dévouement infatigable et sur la fermeté de leurs résolutions.

Séance tenante, il a été donné lecture d’une lettre par laquelle les députés acceptent l’invitation des commissaires du douzième arrondissement ; quatre-vingt-sept députés l’ont déjà signée.

[6] Quelques jours auparavant, une femme avait montré plus de courage. Élevant la voix dans une réunion de ces hommes irrésolus, madame Odilon Barrot les avait fait rougir de leur prudence excessive et avait reproché avec véhémence, à M. Thiers, son influence funeste à l’honneur du parti.

[7] M. de Lamartine a cru, en un jour de défaillance politique, devoir faire amende honorable de l’acte le plus irréprochable de sa vie. Il s’est accusé de légèreté et d’avoir obéi aux suggestions d’une jalousie inférieure. Soyons plus juste envers lui que lui-même. Les résolutions des hommes sont complexes, mais on n’est pas téméraire d’affirmer que le poète qui avait si profondément senti et exprimé l’ennui d’une nation dont on enchaînait le génie, était tourmenté, lui aussi, d’un dégoût mortel, et qu’il osait préférer, pour la France, les hasards d’une révolution à l’ignoble bien-être d’une existence sans grandeur et sans vertu. E perchè nelle azioni nostre l’indugia arreca tedio e la fretta pericolo, si volse per fuggire il tedio a tentare il pericolo, dit Machiavel.

[8] Le mardi matin, 22 février, le roi écrivait au maréchal un billet pour le rassurer et lui annoncer que les événements prenaient la tournure la plus heureuse.

[9] Les rapports de police ne donnaient point à ce fait son véritable caractère. Si, dans les quartiers habités par la bourgeoisie, les groupes qui se formaient autour des affiches ne présentaient rien de menaçant, il n’en était pas de même dans les faubourgs. L’attitude, la physionomie, le morne silence des ouvriers qui lisaient les affiches, sous les yeux des sergents de ville, trahissaient l’ardeur concentrée d’une indignation et d’une haine profondes. Les ouvriers chargés de dresser les tables destinées au banquet, n’ayant point été prévenus, travaillèrent aux flambeaux jusqu’à une heure du matin.