HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE IV. — OUVERTURE DES CHAMBRES. - DISCUSSION DE L’ADRESSE À LA CHAMBRE DES PAIRS.

 

 

Le jour de l’ouverture des Chambres approchait. Il fallait que le ministère prît un parti, qu’il se décidât nettement pour l’une ou l’autre politique la politique de la résistance ou celle des concessions, celle du progrès libéral ou celle de l’immobilité prétendue conservatrice. Se conformer à l’esprit des institutions constitutionnelles en cédant à l’opinion vraie du pays, ou bien s’en tenir à la lettre du gouvernement parlementaire en s’appuyant sur la légalité factice d’un vote servile, telle était l’alternative qui se posait devant le pouvoir. Elle ne parut pas douteuse aux deux hommes qui dirigeaient les conseils de Louis-Philippe. Tous deux, sans balancer, résolurent de ne prendre en aucune considération un vœu manifeste, et de retenir la France, malgré elle, dans un état de stagnation et de malaise moral dont il lui tardait de sortir. Les mobiles qui déterminaient M. Guizot et M. Duchâtel à prendre un parti aussi opposé aux doctrines qu’ils avaient professées toute leur vie étaient de diverses natures. Fatigué d’une lutte ingrate contre la probité publique, pressé de jouir, loin du tracas des affaires, d’une fortune considérable, M. Duchâtel, depuis quelque temps, sollicitait le roi d’agréer sa démission ; et, retenu à contre-cœur par des instances qui ressemblaient à des ordres, s’il inclinait de plus en plus vers une résistance opiniâtre, c’était autant par impatience d’humeur que par conviction d’esprit. M. Guizot, au contraire, ne pouvait souffrir la pensée de quitter le pouvoir. Son ambition tenace[1] s’irritait, au lieu de se lasser, dans la lutte. Le succès des radicaux pendant la campagne des réformistes, et surtout la combinaison, préparée au sein de l’opposition modérée, d’un ministère qui devait, selon toute vraisemblance, se concilier bien des suffrages[2], en blessant son orgueil, l’excitaient au combat. Loin de les contenir, comme c’était son devoir, il ranimait les colères de Louis-Philippe. Pour se rendre plus nécessaire, il jetait ce vieillard circonspect et temporisateur dans tous les hasards d’une politique provocante, sans rapport avec son passé, en contradiction avec le caractère de tout son règne.

Messieurs les pairs, messieurs les députés,

Je suis heureux, en me retrouvant au milieu de vous, de n’avoir plus à déplorer les maux que la cherté des subsistances a fait peser sur notre patrie. La France les a supportés avec un courage que je n’ai pu contempler sans une profonde émotion. Jamais, dans de telles circonstances, l’ordre public et la liberté des transactions n’ont été si généralement maintenus. Le zèle inépuisable de la charité privée a secondé nos communs efforts. Notre commerce, grâce à sa prudente activité, n’a été atteint que faiblement par la crise qui s’est fait sentir dans d’autres États. Nous touchons au terme de ces épreuves. Le ciel a béni les travaux des populations, et d’abondantes récoltes ramènent partout le bien-être et la sécurité. Je m’en félicite avec vous.

Je compte sur votre concours pour mener à fin les grands travaux publics qui, en étendant à tout le royaume la rapidité et la facilité des communications, doivent ouvrir de nouvelles sources de prospérité. En même temps que des ressources suffisantes continueront d’être affectées à cette œuvre féconde, nous veillerons tous avec une scrupuleuse économie sur le bon emploi du revenu public, et j’ai la confiance que les recettes couvriront les dépenses dans le budget ordinaire de l’État qui vous sera incessamment présenté. Un projet de loi spécial vous sera proposé pour réduire le prix du sel et alléger la taxe des lettres dans la mesure compatible avec le bon état de nos finances.

Des projets de loi sur l’instruction publique, sur le régime des prisons, sur nos tarifs de douanes, sont déjà soumis à vos délibérations. D’autres projets vous seront présentés sur divers sujets importants, notamment sur les biens communaux, sur le régime des hypothèques, sur le mont-de-piété, sur l’application des caisses d’épargne à de nouvelles améliorations dans la condition des classes ouvrières. C’est mon vœu constant que mon gouvernement travaille avec votre concours à développer en même temps la moralité et le bien-être des populations.

Mes rapports avec les puissances étrangères me donnent la confiance que la paix du monde est assurée. J’espère que les progrès de la civilisation générale s’accompliront partout et de concert entre les gouvernements et les peuples, sans altérer l’ordre intérieur et les bonnes relations des États.

La guerre civile a troublé le bonheur de la Suisse. Mon gouvernement s’était entendu avec les gouvernements d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie, pour offrir à ce peuple voisin et ami une médiation bienveillante. La Suisse reconnaîtra, j’espère, que le respect des droits de tous et le maintien des bases de la confédération helvétique peuvent seuls lui assurer les conditions durables de bonheur et de sécurité que l’Europe a voulu lui garantir par les traités.

Mon gouvernement, d’accord avec celui de la Grande-Bretagne, vient d’adopter des mesures qui doivent parvenir enfin à rétablir nos relations commerciales sur les rives de la Plata.

Le chef illustre qui a longtemps et glorieusement commandé en Algérie a désiré se reposer de ses travaux. J’ai confié à mon bien-aimé fils le duc d’Aumale, la grande et difficile tâche de gouverner cette terre française. Je me plais à penser que, sous la direction de mon gouvernement, et grâce au courage laborieux de la généreuse armée qui l’entoure, sa vigilance et son dévouement assureront la tranquillité, la bonne administration et la prospérité de notre établissement.

Messieurs, plus j’avance dans la vie, plus je consacre avec dévouement au service de la France, au soin de ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m’a donné et me conserve encore d’activité et de force. Au milieu de l’agitation que fomentent les passions ennemies ou aveugles, une conviction m’anime et me soutient, c’est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l’union des grands pouvoirs de l’État, les moyens les plus assurés de surmonter tous ces obstacles, et de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l’ordre social et toutes ses conditions. Garantissons fidèlement, selon la Charte, les libertés publiques et tous leurs développements. Nous remettrons intact aux générations qui viendront après nous le dépôt qui nous est confié, et elles nous béniront d’avoir fondé et défendu l’édifice à l’abri duquel elles vivront heureuses et libres.

 

Ce langage ne pouvait laisser subsister aucun doute. Il était bien expliqué, bien entendu, que le ministère ne céderait pas d’une ligne à l’opposition dynastique. La manifestation des banquets n’avait à ses yeux d’autre caractère que celui d’une bravade inconsidérée, presque factieuse ; il considérait comme un droit, comme un devoir de la flétrir et de dénoncer à la France les hommes qui n’avaient pas craint de s’y associer, c’est-à-dire une minorité imposante dans la Chambre et une partie notable de la classe la plus influente dans le pays. C’était pousser l’infatuation jusqu’à la démence.

De crainte qu’on ne s’y méprit, M. Guizot avait d’ailleurs le soin de dicter au Journal des Débats et à la Revue des Deux-Mondes, ses organes quasi-officiels, des commentaires encore plus provocants que le discours du trône. Le ministère a relevé publiquement le gant qui lui était jeté, disait la Revue du 1er janvier. Qu’il l’ait fait sous une forme tant soit peu agressive, nous ne lui en ferons pas un reproche, nous trouvons au contraire merveilleux ceux qui accusent le gouvernement d’avoir fait du roi un chef de parti, comme si le roi n’avait pas, après tout, le droit d’être le chef de son parti.

Si la question est ainsi posée, à qui la faute, sinon à ceux qui, dans les banquets, ont élevé ou laissé s’élever des partis contre celui du roi et de la Constitution ? Depuis six mois, nous voyons des caricatures rétablir les autels de Robespierre et de Marat, et y sacrifier les lois en attendant qu’ils puissent y sacrifier autre chose, et le gouvernement n’aurait pas le droit de dire que la royauté a des ennemis ! Depuis six mois, les chefs de l’opposition dynastique laissent impunément traîner la dynastie et la Charte dans la boue républicaine, et dissimulent honteusement leur drapeau devant celui des ennemis de la Constitution, et il ne serait pas permis de leur dire qu’ils sont aveugles ! Ce jour-là même le Journal des Débats disait, dans un article très-dédaigneux, en faisant allusion aux menaces du radicalisme Marchez sur le fantôme, il s’évanouira ; fuyez, il grandira jusqu’au ciel.

Cependant le discours du trône faisait baisser la rente. Plusieurs fois, sur son passage ou sous ses fenêtres, Louis-Philippe put entendre dans les rangs de la garde nationale les cris de À bas la corruption ! vive la réforme ! Trois élections hostiles ébréchaient la majorité conservatrice. La liste des candidats présentée au roi pour la nomination d’un maire du deuxième arrondissement portait exclusivement des noms connus dans l’opposition, et marquait ainsi, de la manière la moins équivoque, les dispositions frondeuses de l’un des quartiers les plus considérables de Paris. Enfin, le récit imprimé d’un honteux trafic de place, en entachant le président du conseil, personnellement épargné jusque-là, venait compléter la série de ces révélations ignominieuses par lesquelles le cabinet se voyait coup sur coup dépouiller du peu qui lui restait encore d’autorité morale[3]. C’étaient là de médiocres sujets de triomphe ; mais les ministres avaient leur arrière-pensée. Ils trouvaient dans la tension même de cette crise dont chacun s’effrayait, des motifs de s’applaudir, parce que, selon leur conviction intime, à la première tentative d’émeute provoquée par les radicaux, le pays ouvrirait les yeux et retrouverait soudain, par la conscience du danger, le sentiment de l’ordre, c’est-à-dire une soumission absolue à la politique conservatrice. Nous allons voir de quelle manière ces prévisions furent déjouées par l’événement.

À la Chambre des pairs, c’est à peine si l’on put s’apercevoir que la situation du cabinet était empirée. L’adresse rédigée par M. de Barante reproduisait, selon la coutume, avec de légères modifications dans les termes, le discours du trône. Elle se montrait peu favorable à la réduction de l’impôt sur le sel et de la taxe des lettres. Le paragraphe relatif aux affaires de Suisse était d’une insignifiance calculée. Tout faisait présager une discussion sans franchise, engagée pour la forme seulement, afin de demeurer dans la fiction des trois pouvoirs, fiction sans laquelle la philosophie politique de l’école doctrinaire n’admet pas que l’on puisse gouverner un peuple.

Un conservateur éprouvé, M. Meynard, vint, il est vrai, demander compte au ministère de son inertie pendant la dernière session, en insistant, au nom de la majorité, pour qu’il fût donné satisfaction au besoin légitime de progrès. Les interpellations au sujet de ce que l’on appelait l’affaire Petit attirèrent bien aussi à M. Guizot, qui s’excusait en alléguant un usage fâcheux, des démentis de la part de MM. Molé, Passy, d’Argout ; mais c’étaient là des nuages fugitifs. Quand M. de Boissy exprimait le désir de voir le ministère passer bientôt du banc où il siégeait au banc des accusés, affirmant que, si l’on continuait de la sorte, les populations aviseraient comme elles avaient déjà avisé dans le passé, on s’indignait. Quand une brusque interruption de M. de Béthisy défiait le général Jacqueminot de convoquer la garde nationale, dont celui-ci vantait l’esprit excellent, on dressait l’oreille ; mais la Chambre, après ces incidents importuns, rentrait avec bonheur dans la gravité magistrale sous laquelle elle déguisait sa servilité et son apathie.

Il fallut, pour l’en arracher, une voix vibrante, qui vint tout d’un coup, sans ménagement ni pitié, jeter sous les vieilles voûtes du Luxembourg un cri d’alarme, et, réveillant à la fois, dans ces âmes engourdies, la haine et la peur, les transportât hors d’elles-mêmes, dans un état d’exaltation qui tenait du délire.

Ce fut au sujet des affaires de Suisse. M. de Broglie les avait présentées sous le jour le plus favorable au ministère, et la Chambre semblait se ranger à son opinion, lorsque M. de Montalembert parut à la tribune. Il ne s’arrêta point à réfuter l’argumentation des précédents orateurs ni à examiner, dans tous ses détails, une négociation plus ou moins habile ; il n’avait dessein ni de soutenir, ni d’attaquer le ministère. Emporté par une passion fougueuse, il laissa loin derrière lui le champ étroit de la polémique. Semblable à un guerrier qui brandit ses armes, plutôt qu’à un législateur qui expose ses idées, M. de Montalembert, signalant à la pairie un ennemi formidable, la fit pâlir au tableau des périls dont elle était menacée. Le radicalisme, suivant M. de Montalembert, était à la veille d’un infernal triomphe ; le radicalisme envahissait le monde ; rien ne résistait à ses attaques ; rien ne trouverait grâce devant ses fureurs. Et, d’une lèvre véhémente, le jeune orateur, répandant à dessein l’effroi dans les esprits, peignait à l’assemblée frissonnante ses biens dévastés, ses droits méconnus son sanctuaire violé bientôt peut-être par de nouveaux barbares, qui la contraindraient à payer, au prix de son patrimoine la rançon de ses votes et de ses arrêts[4]. Puis, remontant à la cause première de ces maux, de ces désastres, de ces catastrophes imminentes, il lançait l’anathème au dix-huitième siècle, à la Révolution française, à Voltaire, à la Convention ; il maudissait le génie même des temps modernes[5].

Comment peindre l’effet produit sur la Chambre par ce fanatisme du moyen âge ? À chaque instant interrompu dans la fougue de sa parole par des acclamations frénétiques, l’orateur faillit, en descendant de la tribune, être étouffé dans le transport commun. De tous les bancs on se pressait sur son passage le chancelier ne contenait plus son enthousiasme ; sans égard pour des souvenirs de famille, le duc de Nemours, sortant de son caractère et de son rôle, s’avançait dans l’hémicycle, et venait serrer la main à M. de Montalembert. À partir de cette heure, de ce signal de détresse, la Chambre n’a plus qu’une pensée écarter au plus vite tous les obstacles qui pourraient entraver le ministère dans sa lutte contre le radicalisme. Elle vote, sans presque les discuter, tous les paragraphes de l’adresse, s’arrête au paragraphe sur les banquets tout juste assez de temps pour fournir à M. Duchâtel l’occasion de déclarer sa résolution de ne point transiger avec l’opposition, rejette en courant un amendement de M de Boissy tendant à faire retirer les épithètes aveugles et ennemies ; puis elle couronne par un vote de 144 voix contre 43 son œuvre conservatrice.

Depuis si longtemps le pays s’était accoutumé à regarder les décisions de la Chambre des pairs comme de pures formalités, qu’il ne prit pas la peine de censurer ce vote. Les esprits étaient ailleurs ; tous les yeux se tournaient vers la Chambre des députés ; on espérait, on attendait d’elle quelque acte de courage. Il semblait commandé par le danger même de la situation la prudence le conseillait autant que l’honneur ; le courage, en de telles conjonctures, n’eût été qu’une prudence suprême.

 

 

 



[1] Voici le langage que MM. Guizot et Duchâtel firent tenir au roi devant les Chambres réunies, le 27 décembre 1847 : Cette ambition se payait quelquefois de satisfactions très-puériles. Qui n’eût pensé qu’il devait être indifférent à un homme d’État en possession d’une prééminence réelle dans les conseils du roi d’en étaler à tous les yeux le signe extérieur ? M. Guizot eut cette faiblesse. Pour obtenir du maréchal Soult qu’il lui cédât la présidence du conseil, il ne craignit pas d’exposer Louis-Philippe aux railleries du pays tout entier, en lui faisant ressusciter en faveur d’une vieillesse vaniteuse la dignité de maréchal général de France Ce titre avait été créé pour le duc de Lesdiguières. Louis XIV l’avait renouvelé en faveur de Turenne. Depuis le maréchal Villars et le maréchal de Saxe, personne ne l’avait porté. Les prérogatives honorifiques auxquelles il donnait droit choquaient à tel point les habitudes d’esprit de la société actuelle qu’un rire général en accueillit le simple énoncé.

[2] Cette combinaison, dont M. de Girardin s’était fait l’instigateur, aurait amené au pouvoir, sous la présidence de M. Molé, MM. de Rémusat et Dufaure, qui, par leur refus d’assister aux banquets, avaient attiré l’attention bienveillante du roi. M. de Rémusat dans le conseil était un gage pour M. Thiers, qui, estimant peu viable un ministère dont M. Molé serait l’âme, consentait à attendre qu’il fût usé, et promettait de ne pas l’attaquer à la Chambre. Déjà plusieurs conférences avaient été ménagées entre M. Thiers et M. de Girardin chez une femme artiste, madame de Mirbel, qui faisait le portrait de l’un et de l’autre. Le journaliste n’emporta pas de ces entretiens une très-haute opinion de l’homme d’État. Quand j’ai causé une heure avec M. Thiers, disait-il un jour, il me prend une irrésistible envie d’aller serrer la main à M. Guizot.

[3] Par des motifs qui furent diversement interprétés, M. Petit, receveur particulier à Corbeil, publiait, avec toutes les preuves à l’appui, la scandaleuse histoire d’une convention faite avec M. Guizot, par l’entremise de M. Génie, chef de son cabinet, et de M. Bertin, pair de France. Il résultait de ce récit que deux recettes avaient été échangées contre la démission d’un conseiller-maître à la cour des comptes, sur la charge duquel le ministre avait jeté les yeux pour récompenser une créature. M. Alem-Rousseau et M. Petit avaient négocié cette démission au prix de 15.000 francs d’argent comptant et d’une pension viagère de 600 francs.

[4] Expressions textuelles du discours M. de Montalembert dans la séance du 15 janvier 1848.

[5] Ancien disciple de l’abbé de Lamennais, M. de Montalembert avait conservé longtemps, de cette haute influence subie, la persuasion que les principes et les intérêts bien compris de l’Église catholique étaient dans une alliance étroite avec les principes et les intérêts de la liberté moderne. Mais, soit que l’expérience et la réflexion eussent à cet égard modifié ses idées ; soit que, le fantôme de 93 lui étant apparu, il eût soudain abjuré au-dedans de lui les nouveautés dangereuses du catholicisme libéral, il ne sut plus trouver en ce jour de colère qu’invectives et sarcasmes pour tout ce qui s’inspirait de l’esprit démocratique.