HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE II. — LES BANQUETS. — MM. DE LAMARTINE, ODILON BARROT, LEDRU-ROLLIN, LOUIS BLANC.

 

 

Cette agitation des esprits, très-favorable en apparence aux manifestations réformistes, n’avait pas néanmoins une grande profondeur. Dans les provinces, la plupart des banquets furent moins une affaire de principes qu’une révolte d’amour-propre. Chaque ville voulut avoir son banquet présidé par un député en renom.

Le premier en date, offert à l’auteur de l’Histoire des Girondins par sa ville natale, le banquet de Mâcon, eut un caractère particulier, quelque chose de recueilli, d’attendri comme une fête de famille, malgré un concours de convives et de spectateurs tel que cela s’était vu seulement en nos meilleurs jours de joie civique ; quelque chose aussi de saisissant pour l’imagination et de prophétique, lorsqu’aux derniers grondements du tonnerre, à la vue d’un ciel sombre sillonné d’éclairs, sous une tente battue par l’ouragan, on entendit, dominant le craquement des charpentes, le sifflement du vent dans les toiles déchirées, le bris des tables, des bancs, des vaisselles et le tumulte d’une foule en désordre, la voix sévère d’un poète prédire la chute du trône et le renversement de la monarchie.

Il est temps que nous nous occupions de M. de Lamartine. Les événements vont se presser et nous emporter avec eux. Profitons d’un moment de répit pour étudier cet homme qui, tout à l’heure, va jouer un rôle si considérable et si étrange. Ne craignons pas de nous approcher bien près pour lire sur son visage et pour pénétrer dans son âme. Si nous y rencontrons des inconséquences, des faiblesses, du moins n’y découvrirons-nous rien qui ne soit ennobli par l’aspiration à la grandeur, par la générosité, par le courage.

Né à Mâcon, en 1790, d’une de ces familles nobles de province qui conservent inaltérées les pieuses traditions et la simplicité des anciennes mœurs, Alphonse de Lamartine passa toute son enfance au sein des campagnes de la Bourgogne, dans un village appelé Milly, où ses parents possédaient une maison modeste, entourée de vignobles.

Entré au collège de Belley en 1801, il y montra de rares aptitudes. Les mathématiques exceptées, pour lesquelles il éprouvait une répugnance invincible, il apprenait et devinait en quelque sorte toute choses avec une facilité prodigieuse. Son caractère ouvert et généreux, la douceur qui se conciliait chez lui avec une volonté prononcée, lui gagnaient, à Belley comme à Milly, les cœurs les moins aisément touchés. En 1814, il entra dans la maison militaire de Louis XVIII. Le bruit et la dissipation du monde semblent n’avoir fait qu’accuser davantage, par un brusque contraste, ses penchants rêveurs. Un voyage en Italie acheva de donner l’essor à sa verve poétique. Le volume des Méditations, publié en 1820, obtint un succès inouï. La jeunesse tout entière, hommes et femmes, l’enfance même, lut ce livre et redit ces vers écrits au pied du crucifix et d’où s’exhalait pourtant je ne sais quelle mélancolie de la volupté.

À partir du jour où parurent les Méditations, M. de Lamartine dut se sentir aimé de la France et de l’Europe, comme il l’avait été à Milly et à Belley. On peut dire que sa gloire ne fut qu’une première extension d’amour ; le pouvoir auquel il devait parvenir un jour en fut une autre. Afin que ses prospérités fussent complètes, la richesse aussi lui vint avec la gloire par le mariage et par des héritages opulents. De 1820 à 1830, tout en suivant la carrière diplomatique, M. de Lamartine publiait des poésies dont la beauté fut plus contestée, mais dont le caractère était en affinité intime avec l’état des esprits durant cette période. Ce qu’on y peut regretter en fermeté de contour, en correction, en sobriété, en rapport parfait de l’expression avec la pensée, contribuait à les faire mieux goûter d’une jeunesse agitée alors d’aspirations confuses, en proie à ce vague des passions qui voulait se laisser bercer dans les régions du rêve et répugnait à toute discipline. Mais autant par leurs défauts ces poésies appartenaient à l’époque fugitive qui les a vues éclore, autant par leurs qualités essentielles elles se rattachent aux essors impérissables de la nature humaine.

Après la révolution de Juillet, M. de Lamartine demeura quelque temps à l’écart, puis il écrivit une brochure politique[1] dans laquelle, sans dissimuler les regrets de son cœur, il expliquait et légitimait aux yeux de la raison l’événement qui venait de porter au trône la branche cadette. Dès les premières pages de cette brochure on voit que la politique de M. de Lamartine jaillira, comme sa poésie, de source chrétienne. Il la définit lui-même en des termes que Fénelon n’eût pas désavoués : La politique, dont les anciens ont fait un mystère, dont les modernes ont fait un art, n’est ni l’un ni l’autre : il n’y a là ni habileté, ni force, ni ruse ; à l’époque rationnelle du monde, dans l’acception vraie et divine du mot, la politique, c’est de la morale, de la raison et de la vertu. Et il pose aussitôt les points essentiels de cette politique qui est la sienne : le suffrage universel, l’enseignement donné gratuitement à tous par l’État, l’extinction de toute aristocratie héréditaire, l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort, la séparation complète de l’Église et de l’Etat, la paix européenne et l’assistance publique. Tels sont les principes qu’il puise dans le spiritualisme religieux qui fait le fond de sa nature et subsiste invariablement, malgré les inconséquences fréquentes auxquelles il s’est vu entraîné, comme tous les hommes d’imagination quand ils ne donnent point pour lest à leurs opinions spontanées la science réfléchie.

La première marque de sympathie politique fut donnée à M. de Lamartine deux ans après la publication de sa brochure par les électeurs de Berghes (Nord), qui le nommèrent député en 1833. Il reçut cette nouvelle à Jérusalem. Elle abrégea un voyage en Orient entrepris avec sa femme et sa fille unique ; qu’il perdit à Beyrouth. M. de Lamartine avait voulu voir dans la vivante réalité cette nature grandiose qu’une bible imagée, donnée par sa mère, avait rendue familière à son enfance. Au sommet du Liban, dans l’enceinte crénelée d’un ancien couvent de Druses, sous des berceaux d’orangers, de figuiers, de citronniers, la voix d’une moderne sibylle lui avait annoncé de hautes destinées. Vous êtes l’un de ces hommes de désir et de bonne volonté dont Dieu a besoin comme d’instruments pour les œuvres merveilleuses qu’il va bientôt accomplir parmi les hommes, lui avait dit lady Stanhope[2]. Étrange et poétique rencontre qui, on peut le croire, ne contribua pas faiblement à exalter les ambitions d’un homme si accessible aux séductions de la poésie.

En arrivant à la Chambre, M. de Lamartine s’assit aux bancs des conservateurs. Depuis 1834 jusqu’à 1843, il jugea les hommes et les choses d’un point de vue très-peu juste, qui lui faisait considérer les formes politiques comme d’importance médiocre pour le progrès social. C’est à cette erreur qu’il faut attribuer en majeure partie le peu d’accord de ses votes entre eux. Tantôt, trouvant le pouvoir trop faible et ne comprenant pas encore qu’il manquait de force parce qu’il n’émanait pas du sein même de la nation, il appuyait la loi contre les associations et soutenait, avec le ministère Molé, la prérogative royale ; tantôt il combattait les lois de septembre, la dotation et les fortifications de Paris. Ces oscillations produites par la mobilité naturelle de son esprit, par les espérances et les désappointements de son ambition personnelle, mais aussi par un vrai désir de conciliation entre les pouvoirs anciens et la liberté moderne, s’arrêtèrent subitement et se fixèrent dans le discours du 27 janvier 1843. Il y motivait son vote contre l’adresse par ces paroles sévères, inattendues dans sa bouche : Convaincu que le gouvernement s’égare de plus en plus, que la pensée du règne tout entier se trompe ; convaincu que le gouvernement s’éloigne de jour en jour, depuis 1834, de son principe et des conséquences qui devaient en découler pour le bien-être intérieur et la force extérieure de mon pays ; convaincu que tous les pas que la France a faits depuis huit ans sont des pas en arrière et non des pas en avant ; convaincu que l’heure des complaisances est passée, qu’elles seraient funestes, j’apporte ici mon vote consciencieux contre l’adresse, contre l’esprit qui l’a rédigée, contre l’esprit du gouvernement qui l’accepte, et que je combattrai avec douleur, mais avec fermeté dans le passé, dans le présent et peut-être dans l’avenir.

Jusque-là, nourri dans la tradition catholique et royaliste[3], M. de Lamartine s’en était éloigné à regret, et pour y revenir de loin en loin ; en ce jour, la séparation fut complète et parut devoir être définitive[4]. Lamartine est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite, disait, au sortir de la séance du 27 janvier, un savant illustre[5]. Les applaudissements unanimes de la presse démocratique saluèrent cette conversion. Le parti conservateur, qui avait toujours raillé M. de Lamartine comme un rêveur sans consistance, mesura d’un œil chagrin l’étendue de sa perte.

Elle était grande, en effet ; à la tribune, M. de Lamartine compte peu de rivaux. Son improvisation abondante et colorée, éclatante jusqu’à l’éblouissement ; la mélopée sonore de sa diction qu’accompagnent un geste et un air de tête pleins de noblesse ; l’enroulement de ses périodes, qui se déploient et retentissent, dans leur majestueuse monotonie, comme les vagues sur la falaise, font de lui un orateur aux proportions grandioses. Rarement il se passionne, plus rarement encore il descend au ton familier. Ni la vivacité de la repartie, ni le droit de représailles, ne lui ont arraché jamais une personnalité, une parole amère, ou seulement un sarcasme. Sa pensée habite les régions sereines. La nature de son esprit est étrangère à l’ironie[6]. On pourrait même dire que le sens critique n’existe pas chez lui, et qu’il éprouve à un très-faible degré le besoin de la certitude. Son génie tout lyrique comprend à peine le scepticisme et ne saurait pas le convaincre. Ce qu’il veut, ce qu’il obtient sans efforts, c’est enchanter, ravir par la beauté de l’inspiration et par des accents magiques.

Les formes extérieures de M. de Lamartine sont en parfait accord avec les idées et les sentiments dont il s’est fait l’organe. Sa taille est haute, son attitude calme, son profil d’une grande noblesse. Il y a de l’autorité dans le large développement de son front. Tout en lui décèle l’élévation, le courage. On sent là comme une native familiarité avec la grandeur.

Doué d’une clairvoyance qui tient de l’intuition plus que de l’observation et du jugement, c’est lui qui a prononcé tous les mots qui, depuis quelques années, ont caractérisé la situation du pays et prophétisé l’avenir. La France s’ennuie, disait-il en 1839. Dans votre système, il n’est besoin d’un homme d’État, il suffirait d’une borne. Et, enfin, à ce banquet de Mâcon, où nous venons de le voir entouré de si vives sympathies, c’est lui qui lance l’anathème sous lequel, six mois plus tard, la monarchie de Juillet va s’abîmer. Si la royauté, disait-il en se servant par nécessité de la forme conditionnelle, trompe les espérances que la prudence du pays a placées, en 1830, moins dans sa nature que dans son nom ; si elle s’isole sur son élévation constitutionnelle ; si elle ne s’incorpore pas entièrement dans l’esprit et dans l’intérêt légitime des masses ; si elle s’entoure d’une aristocratie électorale, au lieu de se faire peuple tout entier ; si, sous prétexte de favoriser le sentiment religieux des populations, le plus beau, le plus haut, le plus saint des sentiments de l’humanité, mais qui n’est beau et saint qu’autant qu’il est libre, elle se ligue avec les réactions sourdes de sacerdoces affidés pour acheter de leurs mains les respects superstitieux des peuplessi elle se campe dans une capitale fortifiée ; si elle se défie de la nation organisée en milices civiques et la désarme peu à peu comme un vaincu ; si elle caresse l’esprit militaire à la fois si nécessaire et si dangereux à la liberté dans un pays continental et brave comme la France ; si, sans attenter ouvertement à la volonté de la nation, elle corrompt cette volonté et achète, sous le nom d’influence, une dictature d’autant plus dangereuse qu’elle aura été achetée sous le manteau de la constitutionsi elle parvient à faire d’une nation de citoyens une vile meute de trafiquants, n’ayant conquis leur liberté au prix du sang de leurs pères que pour la revendre aux enchères des plus sordides faveurs ; si elle fait rougir la France de ses vices officiels et si elle nous laisse descendre, comme nous le voyons en ce moment même dans un procès déplorable, si elle nous laisse descendre jusqu’aux tragédies de la corruptionsi elle laisse affliger, humilier la nation et la postérité par l’improbité des pouvoirs publics ; elle tombera cette royauté, soyez-en sûrs, elle tombera non dans son sang, comme celle de 89, mais elle tombera dans son piège ! Et après avoir eu les révolutions de la liberté et les contre-révolutions de la gloire, vous aurez la révolution de la conscience publique et la révolution du mépris !

C’est ainsi que M. de Lamartine, par une merveilleuse faculté d’assimilation, se pénétrait successivement des éléments variables de l’opinion publique, rendait sensible sous la forme la plus noble et personnifiait en quelque sorte l’attente universelle[7]. Sa voix puissante et douce tout ensemble familiarisait les esprits avec le mot terrible de révolution. Une révolution qui apparaissait dans les nuages dorés de la poésie, qui prenait dans les imaginations le nom de Lamartine, n’avait plus rien d’effrayant. On s’accoutumait à la voir sous un aspect idéal. De même que, dans les créations de sa jeunesse, Lamartine avait renouvelé la tradition chrétienne en la dépouillant de toutes ses rigueurs, de même, dans les inspirations de sa maturité, il renouvelait la tradition révolutionnaire en éloignant d’elle les images sanglantes.

Le banquet de Mâcon déplut au ministère, mais ne l’inquiéta pas. Il en fut de même de ceux qui suivirent, à Colmar, à Reims, à Soissons, à la Charité, à Chartres, etc. MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne continuant de régler la discipline de ces banquets, les apparences étaient sauvées ; c’était assez pour qu’on n’osât pas montrer un mécontentement sérieux. Les railleries soutenues du Journal des Débats, la défense faite aux fonctionnaires publics d’assister aux banquets, le refus d’ouvrir aux réformistes les salles des municipalités, la condamnation de quelques gérants de la presse radicale, mille tracasseries de détail enfin témoignaient bien d’une mauvaise humeur qui, disait-on, venait surtout de Louis-Philippe ; mais, de part et d’autre, on en était encore, à la taquinerie politique, au répit. L’intrusion des ultra-radicaux au banquet de Lille vint changer la face des affaires.

J’ai dit que jusque-là le parti radical s’était abstenu des manifestations réformistes. Ainsi que le ministère, il n’avait vu dans les premiers banquets qu’une fanfaronnade de l’opposition en goguettes. De ce grand bruit de paroles, pensaient les radicaux, il ne pouvait résulter qu’une modification dans les personnes, l’avènement d’hommes moins usés dans l’opinion que MM. Guizot et Duchâtel, et qui peut-être apporteraient au gouvernement, avec un peu plus d’initiative, une popularité nouvelle. Cependant, voyant l’agitation se perpétuer et s’étendre dans le pays, comprenant qu’il fallait profiter d’un concours de circonstances qui ne se reproduirait peut-être pas de longtemps, et tenter du moins un effort, les radicaux choisirent avec habileté le lieu et l’heure et parurent inopinément à la réunion de Lille (7 novembre 1847), au moment où M. Odilon Barrot achevait de régler le cérémonial du banquet. Assuré à l’avance d’une majorité considérable, M. Ledru-Rollin refusa le toast à la réforme tel que l’avait rédigé M. Barrot[8]. Le débat s’engagea, la lutte fut vive ; M. Barrot et ses amis reconnurent, à leur grande surprise, qu’ils n’étaient pas les plus forts, et se retirèrent.

Cette retraite jeta l’alarme dans le parti conservateur. Les girondins cèdent la place aux montagnards, disait la presse ministérielle. Ni le refus de M. Dufaure, choisi pour présider à Saintes[9], ni l’abstention de MM. Thiers et de Rémusat, auxquels on laissait entrevoir depuis longtemps la possibilité prochaine d’un changement de cabinet, n’amoindrirent l’effet d’un échec aussi complet qu’inattendu. On commença d’avoir peur et de s’entre-regarder en se demandant s’il n’y aurait pas là autre chose en jeu que le ministère. Tant que M. Barrot avait semblé le maître, on avait été rassuré. Personne n’ignorait la sincérité de ses opinions dynastiques. On lui passait volontiers ses discours sonores et vides ; l’indignation monotone de son froncement de sourcil ne causait aucun effroi. On ne s’inquiétait pas de voir la tribune souvent occupée par un orateur de cette trempe. M. Barrot était un adversaire précieux. Partisan déclaré de la monarchie entourée d’institutions républicaines, il n’avait pas dévié, depuis 1830, de ce fameux programme de l’Hôtel de Ville, qui convenait à la nature de son esprit. Jamais, même au plus fort de la jeunesse, aucune excentricité, aucune passion, aucun enthousiasme ne l’avait entraîné au delà des strictes convenances dans la vie privée, au delà d’une légalité scrupuleuse dans la vie politique. Fils d’un conventionnel obscur, avocat distingué, M. Barrot aimait le gouvernement monarchique et ne combattit qu’à regret la Restauration. Ce fut lui qui, en 1830, contribua le plus à détourner la Fayette de l’établissement de la république. Après la mort de Casimir Périer, dont il avait attaqué avec persistance les tendances rétrogrades, il rédigea pour l’opposition un programme qui, sous le titre de Compte rendu, déclarait ouvertement la guerre à la politique personnelle du roi. Mais une fraction de son parti, effrayée par les émeutes des 5 et 6 juin, refusa de signer le Compte rendu et se rejeta dans les rangs ministériels, tandis qu’une autre fraction, excitée par cette défection subite, entrait résolument dans les voies radicales. Dès lors M. Barrot demeura très-affaibli dans le parlement contre un parti compacte, fort de l’union de MM. Thiers et Guizot, fort surtout de la peur des insurrections. Ce ne fut qu’après la division survenue entre ces deux chefs, quand M. Molé eut pris en main les affaires, et quand, le danger passé, on commença d’ourdir des intrigues pour renverser le cabinet du 15 avril, que M. Barrot, caressé, flatté par ses adversaires, devint un homme important. Dès cette époque, il se laissa séduire par l’esprit insinuant de M. Thiers ; et, sans en avoir conscience, il servit, au détriment des siennes, les ambitions de l’adroit ministre. Toujours influencé, soit directement, soit indirectement, par MM. Thiers et Duvergier de Hauranne, M. Odilon Barrot n’en jouait pas moins, avec un aplomb imperturbable, le personnage de chef d’opposition. Il se complaisait dans ce rôle de parade dont il ne sentait pas l’inanité. Son œil bleu et placide exprimait une grande quiétude. Son visage rond et plein, je ne sais quelle roideur bourgeoise qui vise à la solennité, sa parole emphatique, son air de tête, son port et jusqu’à sa main droite invariablement passée entre deux boutonnières de sa redingote bleue, tout, dans son honnête personne, caractérisait la satisfaction d’un esprit étroit et la consciencieuse gravité d’une importance qui s’abuse.

Ce dut être pour lui un étonnement extrême de voir la facilité avec laquelle M. Ledru-Rollin, dont la position à la Chambre n’avait rien eu jusque-là de bien inquiétant, le dépossédait au banquet de Lille de sa paisible dictature. La réunion de Dijon posa plus nettement encore la question. Elle déchira le tissu d’équivoques dont on s’était enveloppé un moment, et laissa voir au pays deux partis inconciliables, plus hostiles l’un à l’autre qu’ils ne l’étaient tous deux au ministère. On aperçut clairement deux volontés opposées, dont l’une prétendait affermir la royauté en l’éclairant, dont l’autre visait droit et juste au renversement de la monarchie. À partir du banquet de Lille, M. Ledru-Rollin parla et agit comme chef de ce dernier parti, qui ne cacha plus ni ses tendances, ni même ses projets révolutionnaires.

Fils d’un honnête bourgeois dont la famille possédait à Fontenay-aux-Roses la maison qu’habita Scarron ; petit-fils d’un prestidigitateur devenu célèbre sous le nom de Comus, et qui avait gagné par ses talents une fortune assez considérable pour se voir dénoncé, en 93, comme détenteur de numéraire ; avocat paresseux, mais de verve facile, M. Ledru-Rollin, élu député du Mans, en 1841, à la suite d’un procès politique, était venu occuper, au sein du parti radical, la place de Garnier-Pagès. On ne savait trop encore à quoi s’en tenir sur ses opinions et son caractère. Le National ne se déclarait qu’à demi satisfait de ce choix. Cependant la profession de foi de M. Ledru-Rollin était explicite. Pour nous, messieurs, y disait-il, le peuple c’est tout. Passer par la question politique pour arriver à l’amélioration sociale, telle est la marche qui caractérise le parti démocratique en face des autres partis. Depuis ce jour jusqu’au banquet de Dijon[10], pendant six années de luttes parlementaires, M. Ledru-Rollin n’avait pas varié dans son langage. La nature semblait l’avoir préparé au rôle de chef populaire. Sa haute et forte stature, sa belle prestance, son œil noir et vif, son sourire aimable, toute une apparence robuste de jeunesse qui contrastait avec la contenance fatiguée des vétérans du radicalisme, le désignaient aux sympathies du peuple. Sa parole chaleureuse, parfois éloquente, était l’expression naturelle d’un tempérament révolutionnaire, plus encore peut-être que celle d’un caractère républicain. Ses ennemis voyaient alors, et ils ont vu longtemps en lui un terroriste. Ses amis l’accusaient plutôt de quelque mollesse. À leurs yeux, M. Ledru-Rollin était un homme de mœurs faciles et d’humeur nonchalante, aimant le bien-être, le luxe même, depuis qu’un mariage riche l’avait mis à sa portée, et un peu plus qu’il ne convient aux représentants de la démocratie. Ils reconnaissaient en lui un esprit capable d’activité, mais par intermittence, un cœur généreux, mais par élans, et ils déploraient des habitudes de laisser-aller et de désordres, dont sa réputation eut plus d’une fois à souffrir. Nous n’avons pas ici à juger ses actes. En ce moment, il ne faisait encore que des discours ; mais ces discours poussaient en quelque sorte les événements et hâtaient la catastrophe.

À ses côtés, au banquet de Dijon, on vit paraître un homme de toute petite taille et d’aspect enfantin, toujours riant et montrant ses belles dents blanches, toujours parlant et gesticulant, toujours promenant sur l’auditoire de grands yeux noirs brillants de hardiesse et d’esprit. C’était un jeune écrivain d’origine corse, déjà célèbre, c’était Louis Blanc, qui cherchait depuis longtemps, pour ses ambitions, un point d’appui sonde dans l’amour des classes ouvrières, et que nous verrons bientôt disputer à ses aînés dans le radicalisme la première place.

Entré avec éclat dans la publicité par son Histoire de dix ans, où s’annonçaient des qualités d’esprit extrêmement goûtées en France, une certaine façon dégagée de raconter les choses et de juger les hommes, l’abondance, la verve, la clarté, M. Louis Blanc fut très-prôné, surtout par le parti légitimiste, dont il flattait les rancunes en rehaussant à plaisir quelques vertus de la branche aînée, par opposition aux défauts transformés en vices de la branche cadette. Enhardi par le succès d’une œuvre anecdotique et pittoresque où les traits heureux abondent, mais où le sens historique est souvent sacrifié à la rhétorique d’un système, M. Louis Blanc aborda cavalièrement les problèmes de la science économique, et publia son petit volume de l’Organisation du travail, qui eut quatre éditions coup sur coup, tant il arrivait à propos et répondait juste aux préoccupations du moment. Journaliste, orateur, écrivain toujours sur la brèche, M. Louis Blanc, par sa polémique, par ses discours, par ses livres, fomentait l’agitation des esprits ; il eut une part considérable d’influence dans le mouvement que nous allons voir tout à l’heure emporter le trône et la dynastie.

Le banquet de Châlons (18 décembre) dévoila plus complètement encore que ne l’avait fait le banquet de Dijon la pensée audacieuse du parti radical. Un toast à la Convention, longuement développé par M. Ledru-Rollin, la date de 1793, revendiquée par lui au nom de la France sauvée du joug des rois, montraient assez que l’on se préparait à une révolution et que l’on ne reculerait devant aucune de ses conséquences.

Qu’on ne se figure pas cependant que la manifestation réformiste, malgré l’extension qu’elle avait prise, eût encore aux yeux du pays, je ne dis pas un caractère séditieux, mais même une couleur d’opposition radicale. À compter du premier banquet du Château-Rouge, jusqu’au banquet de Rouen[11], le dernier qui eut lieu avant l’ouverture des Chambres, le mécontentement dont ces manifestations furent l’expression bruyante, sauf les violences accidentelles dont j’ai parlé, ne fut autre que le mécontentement de ce pays légal qui s’était laissé entraîner sans trop de peine à la corruption, mais qu’on avait contraint d’en rougir et qui, maintenant, indigné de sa propre indignité, voulait rentrer dans la décence du gouvernement parlementaire. L’erreur du ministère fut de croire la classe moyenne plus avilie qu’elle ne l’était. Une certaine fleur de probité était, à la vérité, flétrie chez elle, mais la racine n’était point atteinte. Au moment où on la croyait énervée et sans pudeur, la bourgeoisie se redressait et demandait compte de son honneur entaché à ceux qu’elle avait commis à sa garde. En exigeant la réforme, la bourgeoisie entendait surtout appeler au pouvoir des hommes intègres, assez énergiques pour résister aux volontés de ce roi qu’elle avait longtemps aimé comme l’expression fidèle de ses propres tendances, mais qui lui devenait suspect depuis qu’elle voyait les finances gaspillées, l’administration vénale, et le soin de l’intérêt dynastique l’emporter sensiblement sur l’intérêt national. Toutefois, il était loin de sa pensée de vouloir ébranler la monarchie ; elle ne sentait pas derrière elle la force populaire qui la poussait ; son instinct politique engourdi ne l’avertissait pas. Elle ne se rappelait point cette logique révolutionnaire, si prompte et si invincible, dont notre histoire fournit tant d’exemples, et qui allait l’entraîner bien au delà du but très-rapproché que s’était proposé sa probité révoltée.

Quant au peuple, il était mû par le même sentiment que la bourgeoisie, et c’est ce qui fit leur accord momentané. Seulement, au lieu de concentrer son indignation et son mépris sur la personne du roi et de quelques ministres, il l’étendait à l’ensemble de la classe gouvernante. Toute richesse lui semblait mal acquise, toute prérogative injuste, tout pouvoir exercé à son détriment. Excité, comme nous l’avons vu, depuis plusieurs années, par la presse, il faisait des comparaisons de plus en plus menaçantes entre sa misère laborieuse et l’oisiveté insolente des parvenus. Beaucoup moins malheureux matériellement qu’aux époques antérieures, il souffrait cependant davantage, parce qu’il avait plus conscience de l’infériorité de sa position. Une culture encore bien imparfaite, et par cela même fatale à son repos, lui avait fait perdre la soumission stupide de la brute à des nécessités qu’elle ne saurait ni comprendre ni discuter ; la résignation chrétienne, ce sentiment plus noble, parce que du moins il fait appel à la justice divine de l’injustice humaine, était plus qu’ébranlée en lui par les interprétations nouvelles que le socialisme donnait à l’Évangile. Tout cela préparait de longue main le peuple des villes à la révolte, et minait non-seulement l’ordre politique, mais l’ordre social. On ne peut pas dire que le peuple fût précisément républicain. Il voulait moins ou plus que la République. Il était prêt à suivre quiconque ferait appel à son honneur, et lui promettrait une existence plus libre, plus noble, plus conforme à l’égalité et à la fraternité démocratiques. Voilà ce qu’ignoraient les hommes du pays légal. Tout se bornait pour eux à des questions de personnes. Les passions aveugles dont parla bientôt l’adresse régnaient en effet dans leur cœur. Ainsi que dans la poétique composition d’un artiste contemporain[12], c’étaient des morts qui combattaient des morts.

Au point de vue de leur propre conservation, les ministres avaient commis une faute énorme en tolérant les banquets réformistes. S’ils avaient mieux étudié le caractère de la nation, ils auraient compris que rien ne devait lui plaire davantage, ni entrer plus facilement dans ses mœurs ; ils auraient compris qu’au bout de très-peu de temps, par une émulation de popularité, ces réunions retentissantes deviendraient frondeuses, agressives, et gêneraient le pouvoir dans tous ses mouvements. On a dit que le peuple français est un soldat ; cela est vrai, surtout si l’on ajoute que ce soldat est un rhéteur. Aucun sacrifice ne lui coûte, sauf celui de la parole. Dès qu’il ne croise plus la baïonnette, il lui faut croiser des épigrammes. Il y avait danger pour le cabinet à tolérer ce goût de discourir qui tourne si vite chez nous en passion. Il fallait que le roi et ses ministres eussent bien complètement perdu le sentiment de l’honnêteté politique pour ne pas prévoir qu’il devait se raviver dans l’agitation des banquets. Cependant, et j’insiste, parce qu’il serait aisé de se méprendre sur le sens véritable de la campagne réformiste, cette honnêteté soulevée ne menaçait encore que le ministère. La réforme, accordée au commencement de la session par M. Thiers, ou même par M. Molé, aurait pu retarder indéfiniment la chute du trône que la bourgeoisie n’entendait aucunement renverser. Ce fut en prolongeant le conflit entre elle et le pouvoir que l’on donna au peuple l’occasion de paraître en scène et de trancher, avec sa logique passionnée, le nœud inextricable de la politique parlementaire.

 

 

 



[1] De la politique rationnelle.

[2] On sait que lady Esther Stanhope était la nièce de M. Pitt. Longtemps initiée aux secrets de sa politique, elle n’avait pu supporter, après sa mort, l’ennui d’une existence devenue trop inoccupée pour son imagination ardente, et elle était venue demander à l’Orient d’autres émotions, d’autres grandeurs. La rare perspicacité de son esprit, surexcitée par la solitude, lui faisait voir les choses à venir avec une lucidité qui semblait un don prophétique. L’aristocratie, bientôt effacée du monde, disait-elle un jour à un voyageur français, M. de Marcellus, qui ne partageait point cette opinion, y donne sa place à une bourgeoisie mesquine et éphémère, sans germe ni vigueur. Le peuple seul, mais le peuple qui laboure, garde encore un caractère et quelque vertu. Tremblez ! s’il connaît jamais sa force.

[3] C’est à cette tradition qu’il faut rapporter les solutions incomplètes de M. de Lamartine à plusieurs questions essentielles de la vie moderne. Son système de charité sociale, entre autres, cette organisation de l’aumône, ne peut s’expliquer autrement.

[4] Le voyage en Orient eut, à cet égard, une influence sensible sur l’âme de M. de Lamartine. Il en rapporta et laissa depuis lors percer dans tous ses écrits un sentiment de vague panthéisme, très-conforme à son génie. Le christianisme, même tel qu’il l’avait conçu, dépouillé de tout dogme et de toute logique, était encore beaucoup trop précis dans sa morale et dans ses solutions pour cette nature essentiellement ondoyante.

[5] M. de Humboldt.

[6] Tout ce côté de la nature humaine et du génie français en particulier lui est absolument étranger. Il n’a jamais lu Aristophane, il déteste Rabelais, il ne comprend ni Montaigne ni la Fontaine.

[7] À mesure que se dérouleront les événements qui ont porté M. de Lamartine au faîte du pouvoir pour l’en précipiter presque aussitôt, j’aurai à compléter, par de nouveaux traits, cette esquisse. J’aurai à juger comme homme d’action, comme homme d’État, celui qui n’est encore ici qu’un poète politique. Me conformant à la méthode d’un illustre historien, je ne craindrai pas plus que M. Michelet de sembler me contredire en datant, comme il le dit si bien, mes justices, en louant provisoirement des hommes qu’il faudra blâmer plus tard. Les révolutions font apparaître, dans leurs plus brusques contrastes, les contradictions de la nature humaine ; et, s’il veut être impartial, l’historien d’une révolution doit plus constamment que tout autre, dans l’appréciation qu’il fait des individus, avoir présent à la pensée le mot de Pascal : Si on l’élève, je l’abaisse. Si on l’abaisse, je l’élève

[8] À la réforme électorale et parlementaire comme moyen d’affermir les institutions de Juillet. M. Ledru-Rollin exigeait la suppression de ce dernier membre de phrase.

[9] Le refus de M. Dufaure était conçu en ces termes : Je regarde une manifestation nouvelle, dans la forme projetée, comme superflue et même nuisible au triomphe de nos principes.

[10] Au banquet de Dijon, M. Ledru-Rollin parlait ainsi : Nous sommes des ultra-radicaux si vous entendez par ce mot le parti qui veut faire entrer dans la réalité de la vie, le grand symbole de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, sans se laisser annuler par les vieillis ou les corrompus, oh ! oui, nous tous qui sommes ici, nous sommes des ultra-radicaux. Les mots n’effrayent que les enfants. D’autres ont glorifié le nom de gueux en le conduisant à la victoire ; peu nous importe celui qui nous y conduira. Et, comme les vengeurs de la liberté batave, d’un outrage faisons un drapeau.

[11] Ce banquet, présidé par M. Odilon Barrot, avait réuni 1.700 électeurs.

[12] La Bataille des Huns, par Kaulbach.