HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES CONSERVATEURS ET LES RÉFORMISTES.

 

 

Les élections de l’année 1846 apportaient au ministère conservateur, désigné dans le langage du temps sous le nom de cabinet du 29 octobre, une majorité considérable. Cette majorité se composait presque entièrement de fonctionnaires publics ; il n’en entrait pas moins de deux cents à la Chambre : fait exorbitant, sans exemple depuis l’établissement du régime parlementaire et qui ne laissait que trop paraître l’abus des influences corruptrices exercées par le pouvoir sur le corps électoral. Jamais M. Guizot, qui présidait le conseil, et M. Duchâtel, qui, au ministère de l’intérieur, était plus spécialement chargé de mener à bien l’entreprise des élections, n’avaient remporté de victoire plus facile et plus complète ; jamais ils n’avaient rencontré dans les mœurs moins d’indépendance et de vertu politique. Le goût des places et l’émulation d’un zèle servile semblaient devenus les seuls mobiles d’activité dans ce pays légal auquel seul ils avaient affaire et qui leur cachait l’autre. Aussi les deux premiers ministres ne concevaient-ils pas un doute sur l’heureuse issue de la session qui s’allait ouvrir, et tout en eux trahissait, avec la confiance la plus entière, l’extrême dédain que leur inspiraient presque également et les complaisances de leurs amis et l’inhabileté manifeste de leurs adversaires.

À ne considérer que le pays légal[1], en effet, la satisfaction des ministres était parfaitement motivée. La sécurité que donne un long état de paix, le bien-être qui s’y développe, entretenaient dans les classes aisées des dispositions favorables au pouvoir. La brillante alliance du duc de Montpensier avec l’infante d’Espagne, ce succès personnel des ambitions du roi, était présentée par la presse conservatrice comme un triomphe diplomatique remporté sur l’Angleterre. Nous rentrons dans la politique de Louis XIV, disaient les courtisans ; la France se relève de ses abaissements, répétaient les gens crédules. L’opposition d’ailleurs, dans la session précédente, avait été si molle et si mal conduite que, amoindrie comme elle l’était encore par les élections nouvelles, elle ne pouvait songer à une lutte sérieuse. La bataille parlementaire se bornerait, tout le faisait présager, à de légères escarmouches, dont viendraient aisément à bout l’éloquence de M. Guizot et les habiles manœuvres de M. Duchâtel. C’était la pensée de Louis-Philippe et de tout ce qui l’entourait.

À la vérité, des émeutes très-graves, provoquées dans plusieurs départements par la cherté des grains, vinrent pour un moment troubler la sécurité du cabinet. La révolte des paysans de Buzançais et les exécutions qui en furent la suite, en rappelant les scènes analogues qui avaient signalé les commencements de la Révolution, jetèrent dans quelques esprits des appréhensions, des pressentiments fâcheux. Mais, les émeutes réprimées par la troupe, qui ne montra nulle part d’hésitation dans l’accomplissement du devoir militaire, et le danger de la disette conjuré par de nombreux arrivages, l’on n’y songea plus. Les débats de l’adresse furent pour le ministère l’occasion d’un éclatant succès.

Cependant quelques conservateurs de bonne foi, qui avaient pris au sérieux les promesses du ministère aux électeurs[2], élevaient la voix pour en réclamer l’accomplissement. Cette témérité déplut à M. Guizot. Enflé par le succès croissant de sa politique, il ne cacha pas son dédain pour ces honnêtes dupes et s’oublia jusqu’à les provoquer ouvertement à la défection. Ceux qui ne sont pas contents de la marche du cabinet, dit-il, dans un débat relatif à une proposition de M. Duvergier de Hauranne sur l’abaissement du cens électoral, peuvent passer dans le camp de l’opposition. Cette vive injure adressée à la plus complaisante des majorités fut l’origine d’une fraction dissidente, qui, très-peu considérable en nombre et même en force morale, car elle ne se composait guère, avec les hommes insignifiants et de bonne foi dont je viens de parler, que de frondeurs suffisants et frivoles, acquit néanmoins quelque importance par l’énergie, l’activité et l’habileté peu communes d’un homme dont elle désavouait à demi le concours : M. de Girardin[3]. Le rédacteur en chef de la Presse avait été froissé comme tant d’autres dans ses rapports personnels avec M. Guizot ; mais plus vindicatif et surtout mieux en mesure de donner cours à son désir de vengeance, il tendait vers ce but tous les ressorts de son esprit. Devinant bien que les promesses du banquet de Lisieux n’étaient qu’un leurre, il les avait inscrites en guise d’épigraphe en tête de son journal, et les rappelait en toutes circonstances à ses nombreux lecteurs. Le jour où M. Guizot fit son imprudente sommation aux conservateurs, M. de Girardin, comme pour marquer l’indignation d’une confiance subitement déçue, effaça l’épigraphe de la Presse et lui en substitua une autre extraite d’un discours de M. Desmousseaux de Givré, dans la séance du 27 avril. Qu’a-t-on fait depuis sept ans ? s’était écrié ce conservateur poussé à bout, rien, rien, rien. Ces trois mots devinrent la devise ironique de la Presse. À partir de ce jour elle se posa en accusatrice du ministère, et ne lui laissa plus aucun répit. Usant tantôt de ruses, tantôt de violence, M. de Girardin fut, pour M. Guizot, le plus dangereux des ennemis, parce que ayant longtemps servi sa politique, il en connaissait bien et en dévoilait sans scrupule les ressorts secrets.

Sans autorité dans la Chambre, sans ascendant sur les masses, M. de Girardin n’en était pas moins, par la vigueur de sa dialectique, par son habileté à tendre des pièges, par sa familiarité avec l’utopie, par une science de l’effet merveilleusement appropriée à l’état de nos mœurs, par la justesse acérée de son sens critique, un redoutable adversaire. Les blessures qu’il fit dans cette session au ministère conservateur furent des blessures mortelles ; mais on était loin encore de concevoir des inquiétudes sérieuses ; tout semblait, au contraire, justifier l’infatuation des ministres.

Battue dans la question des mariages espagnols, amoindrie par la défection de MM. Billault et Dufaure, deux des membres les plus influents de la Chambre, que suivirent aussitôt une trentaine de députés, humiliée, découragée, l’opposition brandissait d’une main débile sa vieille arme émoussée : la réforme. Ce n’était pas là chose bien formidable. M. Duchâtel ne s’en tourmentait guère ; M. Guizot haussait les épaules ; le roi riait sous cape de ces honnêtes niaiseries. Personne en France, non assurément personne, ne pouvait soupçonner le tour extraordinaire qu’allait prendre, à peu de temps de là, une discussion usée à l’avance par sa monotonie. Depuis quinze ans déjà, cette question de réforme électorale et parlementaire se reproduisait invariablement à chaque session. L’opposition répétait que le pays n’était pas représenté avec sincérité, et que l’indépendance de la Chambre n’était pas suffisamment garantie. Elle s’appuyait sur des considérations et des exemples d’une justesse incontestable ; mais, tout en signalant une partie du mal extérieur, elle se gardait bien de descendre jusqu’au vice essentiel de la constitution, jusqu’au principe immoral du cens qui subordonnait la capacité politique au privilège grossier de la fortune. On aura peine à comprendre un jour comment la nation la plus chevaleresque, la plus délicatement sensible du monde moderne, a pu laisser fausser son jugement à ce point d’admettre que la richesse, si souvent acquise aux dépens de la probité, soit non-seulement la plus sûre, mais la seule garantie de la capacité politique. On s’étonnera qu’un peuple élevé par une religion et une philosophie éminemment spiritualistes ait accepté comme modèle des gouvernements un système dont le matérialisme formait la base et se trahissait jusque dans le langage. Quelle pauvre idée ne concevra-t-on pas dans l’avenir d’une génération si promptement façonnée à considérer l’État comme une machine, ayant son jeu, sa pondération, ses rouages ; à dire, en se désignant soi-même, la matière électorale ; à ne se servir enfin, en parlant de ce qu’il y a de plus idéal au monde, le génie d’un peuple exprimé dans ses institutions, que de locutions empruntées à la mécanique ! J’ai la certitude de ne pas faire ici une observation puérile. Rien n’est puéril dans ce qui tient essentiellement à la vie d’une nation ; il n’entre pas de hasard dans la formation des langues ; l’idiome d’un peuple, c’est ce peuple lui-même.

Mais les vues de l’opposition n’allaient pas si loin. Nous verrons bientôt qu’elle ne se piquait pas de logique. M. Barrot et son parti, ne voulant point comprendre que la source de la moralité publique était empoisonnée, s’inquiétaient seulement de la voir un peu trouble à la surface, et s’occupaient avec une conscience puérile à lui rendre sa limpidité en la faisant passer par le filtre de la réforme. Quant à M. Thiers, un certain goût pour les aventures révolutionnaires, le plaisir vaniteux de s’imposer à un roi réputé pour ses habiletés, par-dessus tout l’intempérance remuante d’un enfant gâté de la fortune, le jetaient en avant, à tous hasards, à tous risques, à tous périls. De son côté, le pouvoir, par simple répugnance pour le mouvement quel qu’il fût, répondait sans se lasser, tantôt que la mesure était inopportune, tantôt qu’il la trouvait dangereuse ; toujours que les ministres donneraient leur démission si elle était adoptée.

Ayant perdu l’espoir d’obtenir un résultat quelconque dans la lutte parlementaire, les radicaux, en 1840, avaient essayé de faire appel à l’opinion du dehors. Ils étaient parvenus à réunir cent mille signatures au bas d’une pétition ferme et explicite ; mais c’est à peine si cette pétition avait été discutée à la Chambre, tant l’opposition modérée répugnait à une alliance aussi scabreuse. Cette année, deux hommes de conviction, appartenant l’un au radicalisme tempéré, l’autre à la gauche dynastique, tentèrent, sans s’être entendus, un rapprochement politique qui leur paraissait l’unique moyen d’arracher quelques concessions à l’obstination du pouvoir. M. Carnot, fils de l’illustre conventionnel, dans une brochure intitulée Les Radicaux et la Charte, tout en confessant ses sympathies républicaines, exprimait le désir de se conformer à la volonté nationale attachée aux institutions de Juillet, et montrait que la réforme n’était aucunement en contradiction avec elles. Insensé, disait-il, quiconque demanderait aux révolutions ce qu’il peut obtenir du simple vœu des électeurs. Quant à M. Duvergier de Hauranne[4] esprit actif, désintéressé, d’une inattaquable probité politique, il conjurait tous les chefs de l’opposition de s’unir pour provoquer ce que l’on devait plus tard appeler la pression du dehors, c’est-à-dire une agitation extra-parlementaire, de nature à convaincre le pouvoir que le pays blâmait la politique conservatrice et voulait entrer dans les voies d’un progrès large et sincère.

Ces deux écrits non concertés, dictés par la conscience d’un état de choses où tout semblait perdu si l’on ajournait les résolutions hardies, facilitèrent le rapprochement des radicaux et des dynastiques. Depuis quelque temps, le comité central des élections y travaillait. Ce comité venait de remporter des succès signalés dans les élections municipales et dans celles de la garde nationale. À l’instigation de MM. Marrast et Duvergier de Hauranne, d’accord pour commencer l’attaque qui, dans la pensée du premier, devait ébranler la dynastie, tandis que, selon le programme du second, elle devait seulement renverser le ministère, on rédigea une pétition qui fut approuvée par les comités locaux, par les chefs parlementaires, et qu’appuya toute la presse libérale ; on résolut d’organiser une manifestation imposante et de réveiller l’opinion engourdie en élevant une tribune libre en face de la tribune asservie du parlement : un banquet fut décidé.

Il n’y avait rien d’illégal, ni même d’insolite dans une telle réunion. Non-seulement dans les usages de l’Angleterre politique les banquets étaient considérés comme une partie essentielle du gouvernement représentatif, mais, en France même, il n’était pas rare de voir les députés accepter de leurs commettants des ovations de ce genre. MM. Guizot et Duchâtel en avaient très-récemment donné l’exemple. Cependant le ministère vit avec déplaisir les préparatifs du banquet réformiste. Il n’était plus animé, à la fin de la session, de cette confiance superbe qu’il faisait paraître au commencement. Sans avoir éprouvé d’échec considérable, il se trouvait sensiblement affaibli par l’ensemble des débats. En ne préparant aucun projet de loi important ; en repoussant ou négligeant les réformes les plus simples et les plus impérieusement réclamées par l’opinion : la réforme postale, la proposition de dégrèvement sur l’impôt du sel ; en laissant à l’état de rapports des projets de loi sur le régime des prisons, sur le travail des enfants dans les manufactures, sur les livrets des ouvriers, etc., etc., il n’avait pas su tenir la majorité en éveil. Elle s’était relâchée de sa discipline, et, de temps à autre, s’amusait à des velléités d’opposition. La discussion sur l’expédition de Kabylie avait trahi la faiblesse du pouvoir devant l’attitude dictatoriale du maréchal Bugeaud. Dans les débats sur le budget on avait vu la fortune publique compromise. L’administration de la liste civile, les conditions d’un nouvel emprunt, de nouveaux avantages accordés aux compagnies de chemins de fer, tout cela excitait un mécontentement général. Enfin, des accusations de corruption, qui d’abord n’avaient rencontré que des dénégations hautaines, prenaient un caractère sérieux. Des faits jugés impossibles se précisaient, se prouvaient. Tantôt c’était la vente, dans le cabinet du ministre de l’intérieur, d’un privilège de théâtre, tantôt celle de la présentation d’un projet de loi, tantôt la protection accordée à un munitionnaire infidèle. Le scandale fut au comble, lorsqu’un acte d’accusation amena devant la cour des pairs un ancien ministre, M. Teste, président de la cour de cassation, grand officier de la Légion d’honneur, convaincu bientôt d’avoir reçu une somme considérable pour la concession d’une mine de sel gemme. Un lieutenant général, pair de France, M. Cubières, s’était fait l’intermédiaire de ce marché honteux. Les débats de ce procès mirent toute la France en émoi. La condamnation des accusés retentit jusque dans les profondeurs du pays. Le peuple prit en grand mépris un gouvernement et une société capables de telles turpitudes[5].

Que faisait cependant le cabinet pour parer ou pour atténuer de tels coups ? Accusé des plus vils trafics, il refusait l’enquête et se faisait donner par la Chambre un bill d’indemnité. À la suite d’une discussion remplie de personnalités où M. de Girardin offrait de prouver que M. Guizot avait mis à prix une pairie, le ministre, par un discours d’une habileté perfide, et ne craignant pas de descendre dans ses récriminations jusqu’à la communication de lettres confidentielles, arrachait à une majorité de 225 voix un ordre du jour devenu célèbre, par lequel, entourée, pressée d’évidences ignominieuses, celle-ci osait encore braver la conscience publique et se déclarer satisfaite. Puis le cabinet tentait de se donner un peu de vie en sacrifiant trois de ses membres : MM. de Mackau, Lacave-Laplagne et Moline-Saint-Yon, battus dans la discussion sur les crédits extraordinaires, et en appelant à leur place trois nouveaux ministres d’une égale médiocrité politique : MM. de Montebello, Jayr, Trézel[6]. Puis, enfin, M. Duchâtel s’efforçait de faire avorter par des tracasseries de police la manifestation du banquet réformiste, devenue inquiétante en de semblables conjonctures. Par malheur, il ne trouvait point de prétexte à un refus officiel. On avait bien pu, naguère, interdire un banquet offert par les électeurs du Mans à M. Ledru-Rollin, dont le radicalisme séditieux épouvantait la bourgeoisie ; mais comment avouer la moindre crainte au sujet d’une réunion à laquelle assisteraient MM. Odilon Barrot et Duvergier de Hauranne, réunion dont le caractère était si bien défini à l’avance que les radicaux extrêmes refusaient d’y prendre part[7] ?

En effet, rien de moins subversif que les intentions des douze cents convives réunis, sous la présidence de M. de Lasteyrie père, le 9 juillet 1847, au banquet du Château-Rouge. Quatre-vingts députés, représentant l’ancien libéralisme, s’y trouvaient. On avait expressément réservé les opinions individuelles, afin d’éviter, comme l’avait dit M. Duvergier de Hauranne, les querelles de ménage sur l’avenir de l’enfant à naître, avant de l’avoir mis au monde. Dans ces vues conciliatrices, on avait, à dessein, omis le toast au roi sur la liste des toasts arrêtés à l’avance[8] ; ce fut l’acte le plus significatif de la réunion. Les toasts portés par MM. Odilon Barrot, Marie, Gustave de Beaumont, Chambolle et Malleville, À la révolution de Juillet, À la presse, À la réforme, À l’amélioration du sort des classes laborieuses, etc., etc., exprimaient en termes si convenables des vœux si constitutionnels que les républicains regrettaient de s’y être associés. Cependant toute la presse de l’opposition dynastique célébra l’éloquence des orateurs du Château-Rouge. La Réforme, il est vrai, les railla amèrement ; mais cela ne suffit pas à rassurer le Journal des Débats ; il ouvrit, dès le lendemain, contre le banquet, un feu roulant de sarcasmes, de menaces, qui ne devait plus s’arrêter qu’à la veille des catastrophes. Un mois après, le 9 août, la session était close. Elle n’a pas été bonne, disaient les Débats[9] ; la prochaine, si elle n’était meilleure, serait funeste. Et ils disaient vrai. Le mépris et la colère du peuple commençaient à monter à la surface. Au retour d’une fête donnée par le duc de Montpensier à Vincennes, les équipages armoriés des convives, en traversant le faubourg Saint-Antoine, avaient été hués. À bas les voleurs ! criait-on sur leur passage ; et des pierres lancées dans les glaces des voitures donnaient à ces apostrophes un sens plus expressif. Aux obsèques du ministre de la justice, M. Martin (du Nord), des propos séditieux se proféraient à haute voix dans la foule. C’étaient autant de signes précurseurs d’une explosion prochaine. Elle fut hâtée par un événement tout à fait étranger à la politique, et qui n’avait aucune relation directe avec les causes générales de l’irritation populaire. Une femme encore belle et de mœurs irréprochables, fille d’un maréchal de France, fut assassinée avec une atrocité sans exemple par son mari, le duc de Praslin, qui n’échappa que par le suicide à la juridiction de la cour des pairs. Cet événement, longtemps inexpliqué, ce drame sanglant passionna le pays. Le nom de l’infortunée duchesse de Praslin courait de bouche en bouche et pénétrait jusque dans les campagnes les plus reculées. On s’abordait sans se connaître, sur les routes et sur les places publiques, pour se demander des éclaircissements et pour se communiquer une indignation qui ne se pouvait contenir. Le peuple, toujours si aisément ému par l’image d’une femme que sa faiblesse livre sans défense à la haine, se prit à maudire tout haut une société où se commettaient de tels forfaits. Il multiplia, il généralisa dans ses soupçons ce crime individuel. Cette tragédie domestique prit les proportions d’une calamité nationale. Elle suscita des pensées sinistres dans tous les cœurs.

Quelque temps auparavant, un événement purement littéraire en apparence, une coïncidence que le hasard seul semblait avoir amenée, avait frappé les esprits comme un présage. La publication presque simultanée de trois histoires de la Révolution française, par trois écrivains célèbres, MM. Michelet, Louis Blanc, Lamartine, causa une émotion générale.

De ces histoires, écrites toutes trois dans un sentiment d’admiration pour ce grand moment de notre vie nationale, les deux premières furent beaucoup lues à Paris et discutées par les esprits sérieux ; la troisième eut un retentissement en quelque sorte électrique dans la France toute entière. La splendeur du style, le pathétique des récits, la sensibilité poétique qui débordait dans ce livre prodigieux, entraînant avec elle la sévérité du juge, l’impartialité de l’historien, la logique même et trop souvent la vérité, lui donnèrent une puissance inouïe. Partout, dans tous les rangs de la société, dans tous les partis, on lut, on dévora ces pages tracées avec du sang et des larmes. Des enthousiasmes excessifs et des indignations bruyantes formèrent en se choquant une clameur immense qui porta le nom de Lamartine au-dessus de tous les noms contemporains. En vain aurait-on essayé d’apprécier avec calme l’Histoire des Girondins. Tout éloge mesuré, toute critique impartiale semblaient suspects. La passion seule parlait pour ou contre cette œuvre de poète. Assurément, entre les causes immédiates qui ont fait éclater au dehors la révolution accomplie déjà dans les cœurs, l’Histoire des Girondins a été l’une des plus décisives, en ranimant soudain, par un don d’évocation véritablement magique, les ombres des héros et des martyrs de 89 et de 93, dont la grandeur semblait un reproche muet à nos petitesses, dont les ardentes convictions venaient réveiller notre assoupissement et faire honte à notre inertie.

 

 

 



[1] C’est ainsi que, dans le langage parlementaire, on désignait l’ensemble des citoyens qui rempilaient les conditions du cens électoral.

[2] Tous les partis vous promettront le progrès, avait dit M. Guizot au banquet des électeurs de Lisieux, le 2 août 1846 ; seul le parti conservateur vous le donnera.

[3] Cette petite fraction des progressistes, à laquelle M. de Girardin suggérait des ambitions hors de proportion avec sa force, avait pour guide un jeune homme épuisé par la maladie et qui mourut bientôt (M. de Castellane). M. Guizot parlait fort dédaigneusement de cette coterie. Nous sommes bien menacés, avait-il dit un jour, nous avons contre nous un impotent et un impossible. — Impossible, soit, répondit M. de Girardin, mais encore plus inévitable. Je cite ces bons mots et j’en rapporterai d’autres, en leur place, parce qu’en France les bons mots et les quolibets font partie intégrante de l’histoire politique.

[4] De la Réforme électorale et parlementaire.

[5] Plusieurs faits antérieurs avaient préparé cette déconsidération des classes élevées dans l’opinion : un grand seigneur, fabricant de faux jetons ; un aide de camp du roi, surpris en flagrant délit de tricherie au jeu ; un pair de France, disparaissant à la suite d’un grave attentat étouffé par les soins de sa famille, etc., etc.

[6] Ces nominations ne furent faites que sur le refus blessant de plusieurs hommes politiques, qui ne voulaient point prendre la responsabilité des actes du cabinet.

[7] M. Arago, quoique d’une opinion politique tempérée par la nature de ses travaux et par ses relations sociales, désapprouvait l’alliance et ne voulut point paraître au banquet.

[8] Cette omission fut le motif ou le prétexte de l’abstention de MM. Thiers, de Rémusat, Vivien et Dufaure.

[9] Le gendre du duc de Broglie, M. d’Haussonville, conservateur zélé, l’un des 225 satisfaits, s’exprimait ainsi dans un article de la Revue des Deux-Mondes intitulé : de la situation actuelle : N’avoir pas su la gouverner, cette majorité, tel est bien le tort réel du cabinet. Gouverner, c’est vouloir gouverner, c’est agir, c’est aussi faire les choses à propos et d’une façon qui les fasse valoir ; c’est savoir parler au besoin à l’imagination des peuples.