La vie des peuples, comme la vie même du globe où s’accomplissent leurs destinées, n’est qu’une perpétuelle métamorphose. Sans s’arrêter jamais, cette puissance insaisissable que nous appelons la vie opère dans la société, comme elle le fait dans toute la nature, un travail simultané de formation et de dissolution, soumis, malgré les apparences fortuites qu’y produit l’intervention de la liberté humaine, à des lois mystérieuses au sein d’un ordre invariable. Crises violentes de la nature sociale, les révolutions ne font autre chose que précipiter tantôt le travail de dissolution, c’est-à-dire la décadence d’un peuple, tantôt le travail de formation, c’est-à-dire le progrès de ce même peuple dans la civilisation qui lui est propre. La révolution de 1848, que je me suis proposé de raconter ici, va nous montrer dans un même moment cette double action de deux forces contraires. Essentiellement transformatrice, elle tend à décomposer et à recomposer, à dissoudre et à constituer ; elle est critique et organique, ou, pour emprunter les termes par lesquels l’instinct populaire a, dès le premier jour, exprimé son caractère complexe avec sa signification véritable, elle est politique et sociale. Ses convulsions annoncent tout ensemble l’agonie d’une force épuisée et l’avènement d’une force nouvelle que la société moderne renferme obscurément dans son sein. De là les vagues terreurs et les espérances plus vagues encore que la révolution de 1848 a suscitées dans les esprits. Selon qu’ils étaient plus ou moins frappés par l’un ou par l’autre de ces aspects, selon qu’ils appartenaient plus ou moins intimement au passé ou à l’avenir, à ce qui finissait ou à ce qui allait commencer d’être, on les a vus, en proie à un trouble extraordinaire, signaler dans les moindres faits, ceux-ci les symptômes effrayants d’une ruine complète, ceux-là le présage assuré d’une complète rénovation de l’ordre social. Il n’est pas très-aisé, à cette heure où le pays semble avoir entièrement oublié cet étrange moment de son histoire, de se rendre un compte exact d’une telle confusion d’idées. C’est pourquoi, avant d’entrer dans le récit des événements, avant de suivre le cours rapide d’une révolution si diversement comprise, je crois utile de remonter à son origine, afin de mieux marquer sa nature et de rendre plus sensible cette double action politique et sociale qu’il ne faut pas perdre un seul instant de vue, si l’on veut embrasser dans son ensemble et juger selon les règles d’une saine et calme critique la métamorphose complète qui s’accomplit en France depuis un siècle, et dont la révolution de 1848, bien que ses effets immédiats n’aient point paru répondre à ses promesses, demeure à mes yeux l’une des phases les plus importantes et les plus décisives. L’état républicain démocratique proclamé le 24 février par l’accord spontané et en quelque sorte involontaire du peuple et de la bourgeoisie[1], n’était point, comme on l’a trop répété, le résultat d’un accident et d’une surprise, d’un coup de main que le hasard avait bien servi. Il était la conséquence naturelle de cette double initiative du dix-huitième siècle, qui conquit à la fois pour les classes lettrées la liberté de penser et pour les classes laborieuses la liberté d’agir. Il était le terme où devait aboutir, dans un temps plus ou moins proche, le mouvement philosophique, critique, rationnel, libéral ou révolutionnaire, comme on voudra le nommer, qui, parti des hauteurs de la société, avait ébranlé une à une toutes les croyances sur lesquelles s’appuyait l’autorité de droit divin dans l’état féodal catholique et monarchique. On le peut considérer en même temps comme la manifestation la plus complète jusqu’ici de ce mouvement instinctif qui, agitant confusément les masses populaires, s’efforce, depuis 1789, de les faire entrer dans l’état démocratique, de procurer par l’association libre des citoyens un ordre égalitaire capable de suppléer l’ancienne hiérarchie féodale, de reconstituer au moyen du suffrage universel l’autorité sur la raison commune, de substituer au droit divin le droit humain, en un mot d’organiser la démocratie. Ce serait un travail trop étendu et qui m’entraînerait hors de mon sujet, de rechercher par quelle relation secrète, par quelle nécessité cachée les attaques répétées de la philosophie du dix-huitième siècle contre l’institution de l’église chrétienne atteignaient à leur insu l’institution politique ; comment la négation de la révélation, du péché originel, de l’expiation, de la rédemption, par les souffrances d’un Dieu entraînaient à des négations de même nature dans l’ordre social, et devaient offenser, jusque dans le principe même de son existence, une société qui n’était pas même imaginable sans la souffrance et la résignation du plus grand nombre. Il serait intéressant, à coup sûr, de montrer comment des hauteurs de la spéculation métaphysique l’esprit des encyclopédistes descendit dans la réalité, pénétra nos assemblées politiques et par suite toutes les classes de la société française ; mais sans rattacher ainsi le mouvement de 1848 à ses causes les plus éloignées, il suffira, pour s’en former une idée juste, d’expliquer ses causes prochaines et de rappeler dans son caractère général le règne du roi Louis-Philippe. L’avènement de la branche cadette des Bourbons, qui, dans l’ordre politique, avait un sens très-simple, compris de tous : le retour à l’esprit libéral et l’influence prépondérante de la classe moyenne sur le gouvernement des affaires politiques, trouvaient la France dans un état social plus difficile à définir et qui échappait encore aux regards du plus grand nombre. Cet état très récent, mais dont s’inquiétaient déjà les esprits attentifs, était produit par l’accroissement excessif d’une fraction importante des masses populaires qui, par un concours de circonstances en quelque sorte fatal, en était venue à former comme une classe à part, comme une nation dans la nation, et que l’on commençait à désigner sous un nom nouveau : le prolétariat industriel. L’existence de ce prolétariat ne datait pas de loin ; il était né chez nous avec la liberté du commerce et de l’industrie. Pendant de longues années son développement avait été presque insensible, et les décrets de l’Assemblée constituante, qui, en abolissant les corporations, les jurandes et les maîtrises, avaient détruit une organisation incompatible avec le nouvel ordre social, ne s’étaient fait sentir que par leurs résultats heureux. Sous les guerres de la République, du Consulat et de l’Empire, les bras avaient manqué au travail plutôt que le travail aux bras. Rien n’avait provoqué l’antagonisme du maître et de l’ouvrier, qui trouvaient dans des gains suffisants l’équité naturelle des rapports. Mais à la paix continentale les choses changèrent d’aspect. Avec la sécurité publique et l’accroissement de la population, la vie industrielle prit un essor rapide. De vastes ateliers, des usines immenses s’ouvrirent où, à l’aide de procédés nouveaux et de machines merveilleuses, on multiplia les produits avec une célérité, une économie, une perfection inconnues jusque-là. La prompte fortune des fabricants étonna, éblouit ; elle éveilla une émulation désordonnée. Le salaire des ouvriers, porté à un taux énorme par cette émulation des fabricants, attira dans les grands centres manufacturiers une population enlevée aux campagnes et poussa de plus en plus vers la production excessive. La consommation bientôt ne répondit plus à une telle multiplication des produits ; la disproportion entre l’offre et la demande devint sensible ; l’encombrement se fit ; l’équilibre fut rompu. La concurrence étrangère et la concurrence intérieure entre les entrepreneurs, les chefs d’ateliers et les ouvriers amenèrent le chômage en même temps qu’elles nécessitaient la baisse des salaires. Une lutte acharnée s’engagea, et cette lutte eut pour effet une misère d’une espèce nouvelle qui, en frappant une classe très-active, très-intelligente et très-énergique de la population, la poussait convulsivement de la souffrance à la révolte, de la révolte à une souffrance plus grande, et la faisait ainsi descendre jusqu’à la plus irrémédiable détresse. Aucune jouissance n’est plus attachée à l’existence de ces classes malheureuses : la faim, les souffrances étouffent en elles toutes les affections morales. Lorsqu’il faut lutter chaque heure pour vivre, toutes les passions se concentrent dans l’égoïsme, chacun oublie la douleur des autres dans la sienne propre, les sentiments de la nature s’émoussent. Un travail constant, opiniâtre, uniforme, abrutit toutes les facultés. On a honte pour l’espèce humaine de voir à quel degré de dégradation elle peut descendre, à quelle vie inférieure à celle des animaux elle peut se soumettre. Ainsi s’exprime, en parlant de la classe ouvrière, l’un des écrivains les plus véridiques et les plus autorisés de ce siècle, M. de Sismondi[2]. Et cette vie inférieure à celle des animaux, cet état exceptionnel et en quelque sorte sous-humain du prolétariat industriel devenait chaque jour plus haïssable, parce qu’il formait chaque jour un contraste plus sensible avec le niveau ascendant du bien-être général, avec le principe d’égalité qui régnait partout dans la loi française. Les droits du travail, solennellement proclamés dans nos assemblées, le peuple déclaré souverain, ne permettaient plus d’ailleurs de parler au prolétaire de résignation ou d’humilité. L’ironie de l’égalité légale au sein des inégalités réelles, l’ironie plus forte encore de la souveraineté populaire criant la faim et gisant sur le grabat, apparaissaient sous le plus triste jour. Les temps étaient passés où le malheureux accablé sous l’injustice du sort en appelait silencieusement, le front dans la poussière, à la miséricorde divine et à la vie future. Debout et impatient, il allait désormais demander raison de sa souffrance à la société. Il voulait sa part ici-bas. Il ne l’implorait plus au nom de la pitié, il l’exigeait au nom de la justice. On conçoit que ces besoins nouveaux du prolétariat industriel, trop légitimes et trop impérieux pour être indéfiniment négligés, étaient cependant de telle nature qu’on pouvait encore moins les satisfaire immédiatement, et c’était là pour le gouvernement, quelle que fût sa forme politique, l’embarras, la difficulté, le péril véritable. Mais au moment où Louis-Philippe monta sur le trône, ce péril était à peine entrevu, et aucun des hommes d’État que la révolution de 1850 portait au pouvoir ne s’en formait, il faut bien le dire, la moindre idée. Cependant, depuis plusieurs années déjà, deux esprits éminents, qui devaient donner leur nom à deux systèmes d’économie sociale devenus célèbres, avaient fait de ce sourd conflit entre les classes supérieures et les classes inférieures le sujet de leurs méditations ; et tous deux, bien qu’inconnus l’un à l’autre, différents d’origine, d’éducation, de génie, ils avaient entrepris une œuvre analogue : la critique radicale de tous les rapports sociaux actuellement existants, et la réformation complète de ces rapports selon des lois nouvelles en harmonie avec le degré de civilisation où l’humanité était parvenue. Rétablir sur les ruines de l’autorité catholique un pouvoir religieux qui dirigeât tous les progrès de l’industrie, de la science et de l’art vers ce but suprême : l'amélioration la plus rapide possible du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, telle était en substance la conception de Saint-Simon[3]. En publiant le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Charles Fourier s’attaquait plus spécialement à la fausse industrie et au commerce mensonger ; mais il n’hésitait pas plus que Saint-Simon devant la nécessité d’un renouvellement complet de la société et d’une entière transformation de notre civilisation prétendue, qu’il qualifiait de honteuse et abominable barbarie. Ces deux hommes s’étaient vus de leur vivant raillés et bafoués. Esprits intuitifs, absolus, d’une excentricité que l’orgueil égara jusqu’à l’hallucination, et qui confondaient perpétuellement le monde des réalités avec le monde des chimères, trop en dehors du milieu social pour y pouvoir être compris, Saint-Simon et Fourier étaient morts dans l’isolement ; mais leur parole n’était point morte avec eux. Elle avait été recueillie par des disciples pleins de zèle. Elle s’était répandue lentement d’abord, puis avec une rapidité toujours croissante. Elle avait donné naissance à des doctrines, à des théories, à des systèmes divers et souvent contradictoires en apparence, mais d’accord néanmoins sur les points essentiels. Toutes ces doctrines protestaient contre l’excès de la liberté et contre les abus du droit individuel, auquel elles opposaient le principe de l’association, de la solidarité des individus, des classes et des peuples. Comprises vingt ans plus tard sous le nom collectif de socialisme, elles appelaient toutes l’intervention de l’état dans les relations commerciales et industrielles ; elles posaient avec une effrayante audace le problème que la philosophie du dix-huitième siècle, en ruinant dans les consciences les assises morales du monde chrétien, avait légué sans le savoir, et peut-être sans le vouloir, à la science et à la politique modernes. Ce problème, qui n’était autre au fond que celui de l’organisation démocratique, il fallait bien du temps pour l’étudier, l’élaborer, le dégager de ses obscurités, pour le faire passer des vagues théories aux solutions pratiques. C’était la tâche et c’eût été la gloire du roi Louis-Philippe de favoriser ce travail pendant son long règne. Tout semblait le convier à une œuvre si sage. L’indépendance de son esprit, l’humanité de ses sentiments, son éducation, son expérience, la connaissance personnelle qu’il avait acquise, dans les épreuves d’une fortune variable, des relations de classe à classe et de peuple à peuple, l’occasion et les moyens de son élévation au trône, ses rapports difficiles avec les souverains étrangers, bien des voix éloquentes et plus d’une menace, tout en lui et autour de lui appelait son attention sur ce grand malentendu entre la liberté et l’égalité, sur ces dissentiments entre les premiers et les derniers-nés de la révolution qui rendaient précaire son pouvoir et douteux l’établissement de sa dynastie. Fils d’un royal régicide, élevé par la philosophie enthousiaste du dix-neuvième siècle au sein d’une génération passionnée, soldat d’une république, Louis-Philippe ne devait-il pas sentir couler avec son sang dans ses veines les espérances et les angoisses de son temps et de son peuple ? Quel scrupule pouvait le détourner d’une réforme sociale qui ne rencontrait dans sa pensée aucune croyance, aucune tradition, aucun préjugé contraires ? Poser les seuls fondements solides d’une égalité véritable en mettant en pratique le système d’éducation nationale dont la Convention avait tracé le plan ; améliorer, relever l’existence des classes laborieuses, leur faire une part plus large dans les bienfaits d’une civilisation à laquelle elles apportent un concours si actif ; les initier peu à peu à la vie politique ; multiplier, resserrer les liens de la France avec les nations étrangères ; prévenir, par une insensible transformation économique, la violence soudaine des révolutions politiques ; intéresser à cette noble entreprise l’orgueil des classes supérieures ; y convier les hommes d’État ; associer enfin, au lieu d’opposer l’une à l’autre, les forces vives de la nation, que l’on eût ainsi arrachées aux ennuis d’une paix prolongée et consolées du prestige perdu de la gloire militaire : certes, c’était là une tâche assez haute et faite pour tenter une ambition vraiment royale. Louis-Philippe ne semble pas l’avoir entrevue[4]. Il s’en est donné une autre inférieure, ingrate, impossible, et qui, pour lui avoir été trop facile en apparence, tournera dans l’histoire à sa confusion. Il a voulu retenir une nation magnanime au niveau d’une bourgeoisie parvenue, qui, dans ce qu’elle avait de plus étroit et de plus égoïste, lui fournissait le type et, pour ainsi parler, la matière de son gouvernement. On a reproché à ce prince d’avoir manqué de grandeur ; mais ce n’est point assez : l’histoire sévère doit l’accuser aussi d’avoir manqué d’amour. Non assurément qu’il ne fût porté par nature à la bonté, à la tolérance, à une sagesse toujours inclinant au pardon ; mais sagesse et bonté demeuraient en lui stériles, parce qu’elles n’étaient point animées de cette chaleur généreuse qui fait les rois pères du peuple. Louis-Philippe n’aima point les classes laborieuses. Il les considérait comme une force aveugle dont on ne devait attendre que le désordre. Il n’aima pas non plus cette bourgeoisie à laquelle il s’efforçait de complaire, car il s’employa sans relâche à l’asservir en l’avilissant, et se fit un jeu de tromper le vieil esprit parlementaire et municipal qui vivait encore en elle, en masquant, sous l’appareil des formes représentatives et du langage républicain, un gouvernement qu’il voulait exclusivement dynastique et personnel. Indévot, indifférent à la philosophie, il assista passivement aux luttes de l’Église et de l’Université, et livra, sans en prendre souci, à la direction contraire de ces deux puissances hostiles, l’esprit déconcerté de la jeunesse française. S’attachant obstinément à maintenir la paix, sans tirer de la paix autre chose qu’une prospérité et un repos mensongers ; s’infatuant de la médiocrité de ses pensées à mesure qu’il la voyait plus généralement partagée ; se félicitant de sa sagacité à mesure que le pouvoir et l’expérience lui montraient les hommes plus aisément corruptibles ; se riant de tous les conseils, s’isolant dans le sentiment exagéré d’une autorité que la vieillesse avait rendue jalouse, ce malheureux prince finit par devenir totalement étranger à son siècle et à son pays. Par un jeu cruel du sort, il devait trouver sa perte dans ce qui faisait le sujet de son contentement. Cette bourgeoisie qu’il avait façonnée à sa guise, ces intérêts inférieurs, ces égoïsmes qu’il avait tournés à ses fins, ces passions basses dont il avait tiré si bon parti, en rendant son gouvernement très-facile, ne donnaient à son règne aucune base solide. Quand vint le jour de la lutte, lorsqu’il eût fallu faire appel au dévouement, au courage civique, aux convictions désintéressées, il sentit, à je ne sais quoi de tiède et de mou dans l’atmosphère morale, combien un tel appel éveillerait peu d’échos. Il avait abaissé les caractères, il avait raillé les vertus, il avait refoulé, éteint dans les âmes ces sentiments élevés, ces nobles passions qui l’eussent sauvé, ou tout au moins glorieusement défendu. En méprisant les hommes, il les avait rendus dignes de mépris. Et, pour parler le langage de la Bible, il avait semé la corruption, il recueillit la pourriture. Entre les circonstances principales qui contribuèrent à entretenir la confiance exagérée que nourrissait Louis-Philippe dans ses propres lumières, il faut compter en première ligne le concours de plusieurs hommes d’une rare capacité dont il était parvenu à faire des instruments diversement, mais presque également dociles. Depuis la mort de Casimir Périer, brisé dans la lutte qu’il avait osé entreprendre contre le gouvernement personnel du roi, MM. Guizot, Thiers, Molé, de Broglie, appelés simultanément ou tour à tour au conseil, selon l’opportunité d’une attitude inflexible ou conciliatrice, n’avaient opposé aux volontés royales qu’une faible résistance et des vues à peine divergentes, se préoccupant uniquement du soin intéressé de retenir ou de ramener dans leurs mains les fils de l’intrigue parlementaire, et persuadés, d’ailleurs, avant tout examen, du danger ou de l’impossibilité de la moindre réforme sociale. Entre ces quatre figures qui représentaient différemment la monarchie de 1830, il en est une surtout qu’il nous importerait de bien connaître, parce qu’elle représente plus particulièrement encore que les autres l’esprit du gouvernement de juillet ; mais c’est aussi la plus difficile à reproduire avec exactitude, tant les traits qui la composent semblent se heurter ou s’exclure. Je veux parler de François Guizot. À voir cette vaste tête, trop pesante pour ces épaules chétives, se rejeter avec effort en arrière comme pour ressaisir le commandement qui lui échappe ; à regarder ce pâle et austère visage, ce grand front sillonné, cette bouche fine et fière, les tons bilieux de ces tempes amaigries, cet œil où brille un feu contenu, on croirait qu’après une longue lutte le principe du bien est demeuré vainqueur dans cette âme superbe et règne seul sur les mauvaises passions domptées. Mais, dès qu’il parle, l’homme sans conviction se trahit. Sous ses formules impératives, un scepticisme invétéré transpire et se communique à vous. On hésite, on reste en suspens on éprouve un insurmontable malaise, soit qu’on refuse à regret son estime à l’orateur, soit qu’on lui accorde une admiration consternée. Noble esprit enchaîné à des ambitions subalternes ; simplicité, intégrité, grandeur même dans la vie privée, et qui force de s’arrêter au seuil du foyer domestique l’indignation soulevée par l’esprit corrupteur de l’homme d’État ; éloquence magistrale défendant des ignominies ; opiniâtreté dédaigneuse et provocatrice de la parole perpétuellement démentie par les défaillances de la volonté ; discipline sévère cachant à autrui et peut-être à soi-même l’absence de toute doctrine religieuse ou sociale, telles sont les lignes anguleuses et contradictoires sous lesquelles nous apparaît la personne hautaine, impérieuse et passionnée de l’homme d’État aux mains de qui périt la royauté dont je vais raconter la chute. Un tel homme, par ses défauts et par ses qualités, par la nature même de ses ambitions et de ses talents, semblait prédestiné à perdre la monarchie. Bourgeois par le hasard de la naissance, il avait été aisément amené à l’adoption du système appelé de juste-milieu, par lequel il prenait son point d’appui dans la classe d’où il sortait. Mais ce système, il n’aurait pu le soutenir qu’à la condition de l’étayer sur les vertus, et non pas, comme il le fit, sur les vices de la bourgeoisie. Au lieu d’exciter dans son sein le patriotisme, l’ardeur du bien public, il y sollicita l’intérêt individuel et l’intérêt de classe, croyant ainsi opposer une barrière plus solide aux progrès des classes populaires vers la vie politique. Au rebours des véritables hommes d’État, qui embrassent d’une même vue les destinées d’une nation, M. Guizot concevait le pouvoir comme une force indépendante, ayant en soi sa raison d’être et vivant d’une vie séparée, en butte aux attaques perpétuelles d’un ennemi qui n’était autre, à ses yeux, que la masse du peuple. Résister, toujours résister, c’était là, suivant lui, tout le devoir et tout le génie d’un bon gouvernement. Le système parlementaire plaisait à M. Guizot, parce que cet équilibre un peu artificiel semblait conseiller l’intrigue où il excellait, parce qu’il y fallait un talent oratoire que peu de gens lui pouvaient disputer. Le besoin de la domination joint au goût de la discussion libre, voilà ce qui rend raison des anomalies d’une politique, qu’il a définie lui-même avec un accent de réprobation inimitable, en l’attribuant, il est vrai, au cabinet de M. Molé en 1838 : Politique sans principe et sans drapeau, toute d’expédients et d’apparence, qui exploite, fomente, aggrave cette mollesse des cœurs, ce défaut de foi, de consistance, de persévérance et d’énergie, qui fait le malaise du pays et la faiblesse du pouvoir. Ses adversaires, en 1847, ne s’exprimaient pas différemment. Les travaux historiques et littéraires de M. Guizot sont nombreux et estimables, mais ils s’effacent devant sa gloire d’orateur. À la tribune, M. Guizot ne fut point surpassé. La sobre et lumineuse ampleur de ses improvisations philosophiques, l’art si rare de composer par masses, de généraliser les idées et de trouver la beauté dans l’abstraction sans le secours de l’image, un calme dédain d’accent, une puissance concentrée de geste et de regard qui dominait les plus violents tumultes, le rendaient à peu près invincible dans les luttes parlementaires. Cependant, chose bizarre, cet homme, si longtemps maintenu au pouvoir par la volonté du roi et l’appui du pays légal, était antipathique à tous les deux. Louis-Philippe était trop bourbon, sous son écorce bourgeoise, pour ne pas goûter singulièrement les allures de gentilhomme ; et jamais M. Guizot ne réussit à dépouiller le professeur, le genevois, le calviniste. Son port, sa démarche, son sourire même, et jusqu’à ses complaisances retinrent toujours une sorte de hauteur apprise, une morgue de lettré souverainement répulsive au prince qui se servait de lui et au pays qui se laissait conduire. Tout, dans ce partisan opiniâtre de la paix et de l’alliance anglaise, blessait le génie de la France. En acceptant sa domination elle subissait en quelque sorte un joug étranger. Ce fut la supériorité et la fortune de M. Thiers, pendant sa longue lutte avec M. Guizot, d’être éminemment français par l’esprit, par le cœur, par l’instinct et par la volonté. Les allures libres et souples de sa personne, de son intelligence, de son talent forment avec le dogmatisme et la roideur de ce dernier un frappant contraste. À la tribune, comme dans les conseils, M. Thiers ne s’imposait pas, il s’insinuait. Il y a de la volonté mais point d’autorité dans les lignes carrées de son visage. Un front ouvert, un œil vif et doux, les lignes fines d’une bouche qu’effleure au moindre propos le sourire d’une malicieuse bonhomie, la mobilité expressive d’une physionomie bienveillante, un débit animé, une phrase limpide, une verve naturelle et soutenue, exerçaient un charme d’une nature particulière, mais dans lequel il n’entrait ni admiration ni respect. M. Thiers a des ouvertures d’esprit si faciles que chacun, croyant le pénétrer tout à l’aise, se laissait, sans défiance, pénétrer par lui. Un don merveilleux, qui parfois supplée le génie, lui livrait en quelque sorte la pensée d’autrui ; il s’en emparait, se l’appropriait, la rendait sienne. Son activité infatigable et sa promptitude de conception lui avaient d’ailleurs fait parcourir presque en entier le cercle des connaissances acquises à notre époque. L’ascendant de Talleyrand, que M. Thiers subit dans sa jeunesse, avait sans doute, plus que toute autre cause, incliné aux ambitions politiques sa vie encore incertaine. Porté d’instinct à je ne sais quel fatalisme insouciant, M. Thiers se pénétra sans peine de cette adoration du succès qui tenait lieu à son illustre patron de principes et de conscience. Le respect du droit se subordonna chez lui à l’importance du fait. Il apprécia plus volontiers les hommes et les choses dans leurs rapports avec les nécessités du moment que selon les règles immuables du juste et de l’injuste. Aussi, à cause de ce vice essentiel qui devait à la fois fausser ses jugements historiques et ses conceptions politiques, quelques esprits sévères, refusant également à M. Thiers la gloire de l’homme d’État et celle du grand historien, ne consentent-ils à applaudir en lui que le mieux informé, le plus habile, le plus sagace et le plus disert des journalistes. L’apologie de la Convention, l’éloge de Danton, protestation hardie contre les opinions reçues à cette époque, avaient fait la fortune de l’Histoire de la Révolution française, livre écrit de verve et dont une certaine flamme de jeunesse échauffe encore le scepticisme caché. Grâce au produit des éditions qui se multipliaient, M. Thiers, de concert avec M. Mignet et Armand Carrel, avait fondé le National, dont la critique acerbe, funeste au gouvernement de la branche aînée, contribua puissamment à l’élévation de la maison d’Orléans. Jeté dans les régions du pouvoir par la révolution de juillet, successivement conseiller d’État, député, secrétaire général au ministère des finances, ministre de l’intérieur et des travaux publics, M. Thiers mit fin à la guerre civile de la Vendée en soudoyant un traître et en divulguant les faiblesses d’une femme. Cet homme sans fiel ni haine fit de la répression à outrance et du terrorisme constitutionnel, bien plutôt par fatuité d’énergie que par violence de tempérament ou par rigueur systématique. Les échecs de son ministère, auquel on a donné le nom de ministère du 1er mars, lui aliénèrent néanmoins et pour longtemps la confiance du parti conservateur. Si M. Thiers a paru très-différent de M. Guizot, par certaines opinions particulières, par le côté extérieur du talent et par les habitudes du style, il lui est absolument semblable quant au principe et à la fin de la science politique. Également consommé dans l’intrigue et s’y plaisant comme à un exercice utile à l’élasticité de son esprit, insensible autant que M. Guizot à la passion du bien public, quoique plus aisément saisi, non par le côté grand, mais par le côté brillant des choses, le ministre du 1er mars a, sur son rival, l’avantage de posséder une fibre plus révolutionnaire et, sous ses cheveux gris, une sorte de juvénilité persistante qui charme souvent et désarme parfois ses adversaires. Il s’irrite et s’indigne au souvenir de Waterloo ; les traités de 1815 l’ont toujours trouvé rebelle. C’est par là qu’il encourait fréquemment la disgrâce du roi, mais c’est par là aussi qu’il séduisait et ramenait à lui l’opinion publique. Quand les richesses lui sont venues, M. Thiers s’est pressé d’en jouir en homme qui a longtemps pâti. Aussi a-t-il laissé approcher de sa vie privée des critiques que la simplicité de mœurs de M. Guizot a su toujours tenir à distance. Mais le tort principal de son cœur, devenu l’erreur de son esprit, c’est qu’oubliant trop vite son origine il n’a pas songé, dans l’exercice du pouvoir, à ce peuple dont il est sorti. L’amélioration du sort des classes pauvres n’a point occupé sa pensée. Le progrès qui l’amenait aux honneurs lui semblait le progrès définitif de l’esprit humain. L’égalité et la liberté qui l’avaient fait puissant et riche lui ont paru suffire au bonheur du monde. C’est aux deux ministères de M. Guizot et de M. Thiers que revient la plus grande part de responsabilité dans les événements, dans les lois, et même, jusqu’à un certain point, dans les mœurs qui donnent au règne de Louis-Philippe un si triste sens historique. Ni M. Molé, ni M. de Broglie n’eurent à beaucoup près la même influence. Le premier, ancien ministre de Napoléon Bonaparte, dont le génie lui inspirait une admiration excessive, partisan de l’autorité à ce point de n’avoir jamais refusé à aucun gouvernement le concours de ses lumières, avait fourni, depuis la révolution de juillet, une carrière politique assez heureuse ; mais ses différents passages au pouvoir n’eurent pas un sens très-déterminé et se rattachaient presque uniquement à des questions de personnes. M. Molé, homme de l’ordre ancien, ne pouvait ni ne voulait comprendre le génie des temps nouveaux ; il n’exerça point d’action sérieuse, et, si nous trouvons son nom à l’heure suprême de la royauté, ce sera comme un témoignage de plus de l’incurable aveuglement dont elle était frappée. Quant au rôle de M. de Broglie, il parut moins actif encore. Élève de Voyer d’Argenson, libéral à la façon dont on l’entendait alors, il professait la haine du despotisme, ce qui ne l’avait point empêché de le servir. Sous la Restauration, il avait donné des marques de courage politique. À la Chambre des pairs, où il était entré en 1814, il avait soutenu seul l’incompétence de la cour dans le procès du maréchal Ney. Et, seul aussi, dans les années suivantes, il avait appuyé les rares motions favorables à la liberté qui avaient osé se produire. Mais cette générosité des jeunes années s’abaissa peu à peu à la froide température de la coterie doctrinaire. Peu goûté du roi qu’il n’aimait guère, il n’en fut pas moins, par aversion pour la démocratie, le défenseur opiniâtre de la politique conservatrice et s’efforça maintes fois, mais en vain, de rapprocher M. Guizot et M. Thiers, dont il considérait le bon accord comme le salut de la monarchie constitutionnelle. Dans les dernières années du règne de Louis-Philippe, M. de Broglie semblait avoir abdiqué toute ambition et vivait retranché derrière les dédains systématiques de son intelligence hautaine. Négligeant, oubliant, dédaignant ou redoutant le peuple, ces hommes considérables à plus d’un titre, unis en cela d’intention et de vues avec Louis-Philippe, s’étaient appliqués à former dans la grande nation française une petite nation de juste-milieu, seule admise, par la loi du cens électoral, à la vie politique, et qu’ils appelaient le pays légal. Ce pays légal manifestait ses opinions et sa volonté par le corps des électeurs, par les deux chambres législatives, par la garde nationale, par la presse, par le jury et par la magistrature. Sous ces formes diverses, malgré quelques paroles frondeuses, quelques dissidences passagères, quelques actes de dépit dirigés contre tel ou tel ministre, ou plus volontiers en ces derniers temps contre le roi, il prêtait aux cabinets successifs auxquels était remise la conduite des affaires un appui intéressé et qui paraissait solide. La bourgeoisie était prépondérante dans le corps électoral. Alanguie par la prospérité et par l’action continue d’un gouvernement qui la voulait soumise et non puissante, elle ne montrait plus aucune trace de cette vertu politique qui l’avait poussée à la glorieuse révolte de 1789. En conquérant le pouvoir, les dignités, la fortune, elle avait comme perdu le sentiment du droit. Le but atteint, son premier soin avait été de construire des barrières qui le rendissent inaccessible au reste des hommes. La classe moyenne, si sage en apparence, essayait une œuvre insensée : elle voulait arrêter à elle le mouvement de la liberté. Elle ne voyait plus dans le peuple qu’un compétiteur incommode, un ennemi qu’il fallait repousser à outrance dans les bas-fonds de la société, sous peine de se voir ravir par lui des biens dont elle voulait la possession exclusive. Les deux chambres législatives secondaient de leur mieux ces instincts égoïstes. Frappée d’un coup funeste à son indépendance par l’abolition de l’hérédité, composée, suivant les besoins ministériels, de légitimistes ralliés, de nobles de l’Empire, de révolutionnaires de 1830, la Chambre des pairs n’en présentait pas moins, malgré ces éléments hétérogènes, une immense majorité conservatrice[5] plus étroitement unie, il faut le dire à la honte du cœur humain, par l’intérêt et la peur, que ne le sont souvent les hommes de bien par les traditions communes et par l’amour de la patrie. Sous la présidence d’un homme dont le seul principe politique était de n’en avoir point, on voyait au Luxembourg la représentation solennelle de toutes les passions serviles et de toutes les palinodies. Abritant sous les mots vénérés de religion, famille, ordre et morale, les cupidités les moins respectables, sans élan, sans fierté, sans honneur politique, la Chambre des pairs demeurait imperturbable dans son inertie ; et s’il arrivait qu’une parole généreuse, isolée, s’égarât dans cette enceinte, elle n’obtenait des mieux disposés qu’un sourire de compassion. Au Palais-Bourbon, le pouvoir rencontrait bien une opposition, mais c’était une opposition sans caractère. M. Thiers, lorsqu’il passait du banc des ministres à son banc du centre gauche, et même M. Odilon Barrot, le chef de l’opposition appelée dynastique, ne se montraient guère soucieux d’autre chose que d’un succès de tribune. Ni l’un ni l’autre, absorbés qu’ils étaient dans le jeu compliqué de la tactique parlementaire, n’avaient pris le temps d’étudier la transformation qui s’opérait, depuis 1830, au sein des masses. Ils songeaient à peine au peuple, ou du moins, s’ils y songeaient, c’était tantôt comme à un soldat que l’on pousserait au premier jour vers le Rhin pour s’y faire tuer, tantôt comme à un nécessiteux que l’on tiendrait facilement en repos au moyen de quelques aumônes parcimonieuses. Le génie populaire était muet pour eux. Ce fut leur perte au jour de la lutte ce sera leur condamnation dans l’histoire. Les idées démocratiques, radicales, révolutionnaires, n’étaient représentées à la Chambre des députés que par un très-petit nombre d’hommes, parmi lesquels M. Ledru-Rollin jouait, depuis 1841, le rôle principal. Le pouvoir redoutait peu cette opposition discréditée dans le pays par un ton violent de menaces restées depuis longtemps sans effet, et par des attaques mal concertées. Accoutumées à leur rôle subalterne, les majorités, d’ailleurs, ne voulaient point être éclairées. Elles votaient coup sur coup toutes les lois répressives souhaitées par le pouvoir, sans songer à trouver étrange cette législation purement négative[6] d’un peuple que l’histoire nous montre toujours impatient d’agir, courant plutôt que marchant à la tête de la civilisation européenne. Les journaux subventionnés par le gouvernement servaient avec zèle tantôt les pensées intimes du roi, tantôt sa politique officielle, toujours les intérêts du pays légal. Le Journal des Débats, fondé sous le Consulat par les frères Bertin, et qui devait une grande importance à la supériorité de sa rédaction littéraire, la Revue des Deux Mondes, où s’exerçaient à la polémique de jeunes écrivains chargés de louer les médiocrités en crédit et de rabaisser les renommées que soutenait un caractère incorruptible, étaient, le premier avec plus d’expérience et d’autorité, la seconde avec plus d’ardeur et de fantaisie, les organes accrédités de la politique conservatrice, de l’esprit libéral et universitaire. Écrire dans le Journal des Débats ou dans la Revue des Deux Mondes, c’était se créer un titre à toutes les faveurs et s’ouvrir toutes les carrières. Le Constitutionnel et la Presse avaient aussi, bien qu’à un moindre degré, leur part dans les largesses ministérielles. Quant au Siècle, sous l’influence des orateurs de ce que l’on nommait alors la gauche dynastique, il restait dans une mesure d’opposition tempérée qui portait peu d’ombrage et peu de préjudice au pouvoir. Les journaux qui défendaient les intérêts populaires et l’esprit de la Révolution n’avaient qu’une publicité restreinte ; ils ne pouvaient se soutenir que par des sacrifices pécuniaires considérables et par une abnégation complète des plus légitimes ambitions chez quiconque leur prêtait le concours de sa plume. Ainsi le pays légal et le gouvernement semblaient prendre à tâche de se préserver de toute vérité. Le roi ne nommait à la Chambre des pairs que ses créatures ; le corps électoral envoyait de préférence à la Chambre des députés des fonctionnaires publics ; les tribunaux ruinaient par des procès et des amendes la presse libre ; la garde nationale, pour avoir montré quelque déplaisir de la marche imprimée aux affaires par M. Guizot[7], n’était jamais convoquée. On en arriva à ce point que personne dans les rangs élevés de la société ne connut plus l’état vrai du pays. Quelques-uns entendaient bien parler confusément d’écoles et de sectes nouvelles, mais on ne savait trop de quoi il s’agissait. À peine retenait-on un ou deux noms voués au ridicule. Et si plusieurs conservaient quelque appréhension du communisme dont la menace grondait dans le lointain, au lieu de se rapprocher du peuple pour en apprendre la signification, mesurer le péril et le conjurer, ils pensaient agir sagement en évitant de songer à des choses qui leur étaient importunes. On aurait pu croire que le clergé, plus en rapport avec les classes souffrantes par les écoles et les autres institutions de la charité chrétienne, pénétrait mieux l’âme populaire. Loin de là, les prêtres et leurs adhérents nourrissaient à cet égard d’étranges illusions. Ils se plaçaient toujours au point de vue étroit de l’aumône ; et, comme ils avaient à distribuer un fonds inépuisable fourni par la charité des fidèles, ils se flattaient d’exercer sur le peuple une influence croissante. Les uns se bornaient à lui prêcher par état la résignation ; les autres, les habiles, l’abbé de Genoude en tête, demandaient dans leurs journaux la liberté d’enseignement et le suffrage universel comme deux moyens assurés de manifester aux yeux de tous l’esprit catholique et légitimiste de la nation. Active, retentissante, riche en connaissances exactes et en observations de détail, une école d’économistes célèbres s’occupait, il est vrai, des moyens d’améliorer les conditions de la vie commune, mais elle tournait aussi, sans méthode et sans ensemble, dans un cercle de doctrines impuissantes. Aux yeux de ce libéralisme scientifique dont M. Guizot avait été, dans ses cours sur la civilisation moderne, l’organe le plus éloquent, le peuple illettré, dépourvu de sens politique, devait être amené par des progrès strictement mesurés, non pas à faire jamais ses propres affaires, c’eut été le comble de la démence[8], mais à jouir de quelque loisir et, par suite, de quelque culture intellectuelle qui profiterait aux développements de l’agriculture et de l’industrie. Les principaux économistes de cette école, hommes de savoir et de bonnes intentions pour la plupart, en étaient restés aux questions qui avaient préoccupé leurs devanciers, sans se rendre compte de la différence des temps et de la marche de l’esprit humain. Absorbés dans leurs calculs de statistique et dans leurs recherches sur la production et la consommation, ils négligeaient une partie importante de la science sociale, dont ils ne voulaient voir que le côté matériel ; ils ne saisissaient pas le lien qui, dans une société moderne, rattache le bien-être des classes laborieuses aux plus hauts intérêts de la civilisation générale. Hostiles par principe à toute intervention de l’État dans les transactions commerciales et dans la législation industrielle, tout en l’admettant par nécessité dans certains cas, ils ne proposaient aucun moyen efficace de remédier aux dangers d’une liberté illimitée, et semblaient ne pas croire qu’on peut constituer une action sociale, indépendante du pouvoir politique, exercée par tous au profit de tous, corrigeant la liberté par la solidarité, la rivalité par l’association, et l’abus du droit par une justice supérieure[9]. L’aveuglement était partout. Science aride, ignorances dédaigneuses, sagesses rétrogrades, railleries provocantes, voilà ce qui faisait grand bruit de paroles à la surface du pays, dans les sphères du pouvoir, dans les salons, à la Bourse, au Parquet, à la table des riches. Transportons-nous ailleurs ; laissons pour un moment au tourbillon de ses plaisirs et de ses affaires cette France à l’entendement épaissi, aux entrailles muettes. Il n’y a là que le mensonge de la vie. C’est dans d’autres régions que nous sentirons la vie véritable, la passion sous toutes ses formes, l’amour et la haine, le sentiment du droit et l’instinct de la vengeance, les convoitises sauvages et les nobles dévouements, la foi surtout dans les principes, l’enthousiasme pour les idées, le pressentiment de l’avenir. Ce peuple que le gouvernement et les classes supérieures ne voulaient point appeler à la vie nationale, qu’ils ne voulaient pas même y préparer ; ces travailleurs qui ne se sentaient ni aimés ni honorés ; ces pauvres devenus capables de réfléchir sur les causes de leur pauvreté ; ces hommes de cœur et d’intelligence exaltés par le contact fiévreux de l’atelier, exaspérés par les détresses chaque jour croissantes de la famille, cherchaient avidement, en dehors des influences officielles, en dehors de l’instruction légale et de la charité privée si insuffisantes, un remède à leurs maux, un aliment à l’inquiétude de leur esprit. Il n’était pas difficile de prendre de l’empire sur de tels hommes. Également privés du pain du corps et du pain de l’âme, ils se précipitaient au-devant de la main qui leur apportait, ou seulement de la voix qui leur promettait l’un ou l’autre. Surpris, émus, reconnaissants, dès qu’on paraissait sensible à leur misère ; enclins à une curiosité crédule qu’augmentait encore un système d’instruction inconsidéré ; disposés par les conditions même de leur existence insalubre à une continuelle surexcitation nerveuse, les ouvriers des villes, oubliés par l’État, devaient se livrer sans réserve aux hommes ou aux partis qui, les premiers, comprendraient que là était la force de la société moderne, et que l’avenir appartenait à celui ou à ceux qui sauraient s’en emparer. Le socialisme et le radicalisme entreprirent cette tâche. La révolution de 1830, en jetant une grande perturbation dans le monde politique, la leur avait rendu aisée. Elle avait étendu le champ de la discussion libre et favorisait ainsi la prédication et la propagande de toutes les nouveautés. Aussi vit-on instantanément paraître au grand jour une multitude de doctrines et de systèmes religieux ou sociaux qui jusque-là étaient demeurés dans l’ombre, circonscrits dans un petit nombre de livres et médités en silence par un petit nombre d’hommes. Il se fit une véritable irruption d’idées, suivie d’un mouvement de polémique qui agita les esprits, comme au temps de la réformation, et qui entraîna dans son cours les plus nobles intelligences. La première impulsion de ce mouvement était partie, nous l’avons vu, de Saint-Simon et de Fourier ; mais son action réelle, efficace, cette action qui remua jusqu’aux dernières couches de la société, et qui épouvanta plus tard les classes supérieures sous le nom de socialisme[10], ne s’exerça dans toute son extension et dans sa pleine liberté que sous le règne de Louis-Philippe. Nous allons essayer de la suivre dans ses directions diverses. La première en date et en éclat de toutes les écoles socialistes fut l’école saint-simonienne. Dirigée depuis la mort de son fondateur, en 1825, par MM. Bazard et Enfantin, composée d’une jeunesse enthousiaste, studieuse et disciplinée, elle développa, en les exagérant, les idées contenues dans le Nouveau Christianisme[11]. Elle élabora une constitution théocratique qui prenait son point de départ dans une conception très-élevée de la nature humaine et la considérait, avec le dix-huitième siècle, comme indéfiniment perfectible. Selon cette constitution, un pouvoir nouveau, tout à la fois spirituel et temporel, juge du mérite et distributeur des récompenses, organisateur du travail et de l’industrie, comme le pouvoir ancien avait été organisateur de la guerre, recevrait la mission de maintenir dans la société l’ordre parfait fondé sur la parfaite justice et contenu tout entier dans cette formule célèbre : À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. Relevant le sexe féminin de son incapacité civile et politique, le saint-simonisme lui accordait une égalité complète avec le sexe masculin, non-seulement dans la famille, mais dans l’État. Prêtresse et législatrice, la femme devait concourir activement à la transformation de la société. La famille, d’ailleurs, ainsi que la propriété, subissait une altération profonde par l’abolition de l’hérédité et du mariage indissoluble. Pendant quelque temps les prédications saint-simoniennes attirèrent la foule et gagnèrent à la doctrine de nombreux adeptes. Éloquentes et pénétrées d’une onction communicative, elles faisaient appel à la science, à l’industrie, à l’art, à la beauté sous toutes ses formes, promettant aux plus aimants, aux plus capables, un empire illimité et incontesté sur des âmes perpétuellement dilatées par le dévouement. En même temps de nombreux travaux d’examen historique et de vigoureuses attaques contre l’économie politique du libéralisme qui continuaient et dépassaient de bien loin la réaction commencée par M. de Sismondi dans son Traité d’économie politique, faisaient honneur à l’école et lui valaient l’estime des hommes sérieux[12]. Les dons affluaient et la propagande redoublait d’activité. Déjà l’on adoptait, pour les élever dans la foi saint-simonienne, des enfants de prolétaires, missionnaires futurs de la nouvelle doctrine, lorsqu’un schisme, longtemps étouffé par le commun effort des disciples, éclata entre les deux chefs du saint-simonisme et porta un coup mortel à leur apostolat. Enfantin, dont l’influence magnétique était toute-puissante sur ceux qui l’approchaient, aspira ouvertement au rôle de révélateur et voulut fonder une religion dont le principal dogme, la réhabilitation de la chair, conduisait à des pratiques d’un sensualisme mystique qui épouvantèrent les moins timorés. Un grand déchirement se fit entre des hommes jusque-là tendrement unis. Il se passa entre eux des scènes inouïes, renouvelées des anabaptistes : des extases, des délires, des transports, qui inquiétèrent la morale publique vaguement informée. Poursuivie par la police et les tribunaux, huée par la foule, la famille[13] se dispersa ; l’apostolat fut frappé d’interdit ; la religion saint-simonienne s’évanouit avant même d’avoir existé. Mais les idées critiques de l’école restèrent acquises à la raison commune ; chacun fit son profit de ses travaux multiples ; les mots saint-simoniens de réhabilitation, d’émancipation, d’organisation scientifique et industrielle, de solidarité, etc., passèrent dans le langage de la presse quotidienne, influençant à leur insu ceux-là mêmes qui se disaient et se croyaient adversaires de la doctrine[14]. Même fortune, à peu près, échut au fouriérisme. Le bon sens français rejeta les extravagances de la cosmogonie de Fourier ; il se divertit aux dépens du phalanstère et de l’état harmonien ; mais il retint du système des vues très-justes et très-pratiques sur l’association, sur l’exploitation agricole, sur l’éducation ; il se laissa même aller, sans trop de répugnance, avec les fouriéristes, à la réprobation d’un ordre social qui, pour se maintenir, avait eu besoin de diviniser et conséquemment de perpétuer la souffrance du plus grand nombre. Les premiers disciples de Fourier, M. Just Muiron et M. Victor Considérant, élève distingué de l’école polytechnique, commencèrent en 1825 l’œuvre de propagande. Après la mort du maître, en 1837, M. Considérant, ayant groupé autour de lui des hommes de savoir et de talent, MM. Cantagrel, Vidal, Toussenel, Laverdant, etc., réussit à constituer définitivement l’école. Sous la direction de ces hommes moins enthousiastes, moins mystiques que les saint-simoniens, plus habiles par conséquent et plus portés aux concessions, l’école fouriériste, si elle n’eut point l’éclat de l’école saint-simonienne, s’établit sur de plus solides bases, parce qu’au lieu d’exagérer les doctrines du maître, à l’exemple des disciples de Saint-Simon, elle s’appliqua à les atténuer, à n’en présenter que le côté acceptable. Fourier avait été, dans les hallucinations de sa solitude, jusqu’à penser que le genre humain devait un jour achever de soumettre tous les éléments, et, changeant à son gré les conditions de l’atmosphère, contraindre la nature à produire des végétaux et des animaux supérieurs. L’école fouriériste se borna à enseigner que l’homme pouvait et devait changer le milieu social, et que, le principe vital de la société moderne étant l’industrie, c’était l’industrie qu’il lui importait de transformer, en substituant, dans les travaux agricoles et manufacturiers, l’association à l’antagonisme, en remplaçant la commune incohérente et morcelée, par le phalanstère qui cultiverait, d’après un plan bien combiné, une étendue commune, et serait administré par un conseil électif, chargé de la répartition des produits selon l’apport de chacun en capital, en travail et en talent. Le travail, selon la doctrine fouriériste, étant une loi naturelle que nul ne viole sans souffrance, devait, si notre éducation et notre vie sociales ne nous rendaient rebelles aux vues de Dieu, être toujours attrayant et productif. De cette conception fondamentale découlaient dans tous les ordres de la pensée, dans la science, dans les arts, une foule de combinaisons ingénieuses. Quant aux idées de Fourier sur les relations des sexes, comme elles étaient de nature à choquer tout autant et plus encore peut-être que la doctrine saint-simonienne, on les laissa dans l’ombre ; on ne les traita plus qu’entre initiés ; elles passèrent à l’état de questions réservées. Mais, tout en occupant avec le saint-simonisme une place considérable dans la publicité, le fouriérisme ne fut jamais non plus, à proprement parler, populaire. La hiérarchie théocratique de Saint-Simon et les combinaisons compliquées de l’arithmétique fouriériste ne pouvaient point saisir l’esprit des masses. Il y avait là beaucoup trop de doctrine et d’érudition. Le retentissement de ces deux écoles apprit aux travailleurs que des philosophes s’occupaient sérieusement d’améliorer leur sort ; mais la simplicité du génie populaire ne fut point touchée par des théories qui parlaient le langage de l’abstraction et de la science. Vint enfin le communisme qui, s’adressant au sentiment et à l’instinct, laissant de côté toute notion philosophique ou scientifique, devait s’emparer aisément des âmes simples, d’autant plus qu’il prenait pour mot de ralliement, alors même qu’il dissimulait le moins ses projets spoliateurs, une parole émouvante, facilement comprise et retenue : fraternité ! Le communisme ne faisait point son entrée dans le monde. Dès l’origine des sociétés on le voit apparaître, et jamais il n’a cessé de tenir sa place dans l’histoire de la civilisation, soit à l’état de secte, soit même à l’état d’institution dans la législation des peuples. On en trouve des traces dans une partie des gouvernements de la Grèce antique, dans les doctrines platoniciennes, dans les commencements de l’Église chrétienne, chez les anabaptistes, dans les congrégations moraves, chez les levellers, parmi les compagnons de Penn en Amérique, dans les missions ou réductions des jésuites au Paraguay, dans l’organisation du village russe, dans les écrits des Morus, des Campanella, des Towers, des Filangieri, des Mably, des Morelly, etc. À quinze siècles d’intervalle, l’empereur Galien et le second Bourbon de Naples tentaient de réaliser, presque dans les mêmes lieux, les utopies communistes de Platon et de Filangieri. En 1795, la conspiration de Babœuf fit entrevoir à la France l’épouvantail d’un communisme sanglant. Le communisme de nos jours ne se différenciait de ses aînés dans l’histoire que par sa plus complète incompatibilité avec l’état de civilisation scientifique dont la société commence à avoir conscience et vers lequel elle progresse de plus en plus. L’auteur du Voyage en Icarie, M. Cabet, l’apôtre moderne d’un communisme instinctif et populaire, et ses disciples avec lui, font gloire de ne tenir nul compte de cette civilisation au milieu de laquelle ils apparaissent comme un phénomène bizarre. S’autorisant des pratiques de la primitive Église, ils prêchent le retour à la pure morale évangélique, l’imitation du Christ, le renoncement volontaire aux richesses personnelles. Ils posent en principe l’administration par l’État de la fortune sociale, répartie à chaque membre de la société, non plus suivant sa capacité, mais suivant ses besoins, ce qui renverse de fond en comble la dernière des inégalités, celle qui résulte de la disproportion des intelligences entre elles, et s’attaque ainsi non plus seulement aux lois de la société, mais à celles de la nature. L’apostolat de M. Cabet, éminemment pacifique, ne voulant agir que par insinuation et se fiant volontiers à l’avenir, se distingue du communisme matérialiste des sectateurs de Babœuf, en ce que ceux-ci veulent opérer immédiatement, sans transaction ni conciliation, par la violence s’il le faut, l’abolition de la propriété qui, dans l’Icarie de M. Cabet, subit de lentes transformations, à mesure que l’opinion y donne son assentiment. Vagues aspirations d’une sensibilité exaltée, ébauches confuses d’une société chimérique, les théories icariennes n’auraient nulle valeur si elles ne se présentaient comme un caractère symptomatique de la maladie morale qui mine la société moderne. Toute protestation, si aveugle qu’elle paraisse, s’attaque à un vice réel. Le vice de la bourgeoisie parvenue, c’était, nous l’avons constaté, l’étroitesse du cœur, l’oubli du droit, l’indifférence religieuse et politique. Ce vice invétéré devait provoquer une réaction violente. Tout excès suscite inévitablement l’excès contraire. Le jour où l’indifférence égoïste de la bourgeoisie, personnifiée dans Louis-Philippe, parut triomphante, le fanatisme de la fraternité communiste eut sa raison d’être. Sans grande action sur la population des campagnes où la propriété, devenue un fait presque universel depuis 1789, est inattaquable, les doctrines communistes furent avidement recueillies par les ouvriers des villes. Les plus intelligents employèrent leurs loisirs à l’étude et à la discussion des lois sociales. Encouragés par des écrivains célèbres qui vinrent se mêler à eux, ils fondèrent des écrits périodiques où pour la première fois on les vit poser eux-mêmes leurs principes, développer leurs idées, peindre en des essais littéraires imités des poètes contemporains, leurs douleurs physiques et morales[15]. Le Bon Sens, sous la direction de MM. Cauchois-Lemaire et Rodde, ouvrit, dès cette époque, une large place dans ses colonnes aux travaux littéraires des ouvriers. La Fraternité et le Populaire, en 1833, traitèrent les questions d’avenir au point de vue communiste. D’autres feuilles également populaires, mais rédigées dans un esprit un peu différent, leur répondirent[16]. Un débat régulier s’engagea, où les lois de l’industrie et de la politique étaient confondues. Dès lors il devint aisé de comprendre qu’une force nouvelle surgissait dans le pays, que la direction de l’esprit public n’appartenait plus au pouvoir officiel et que l’avenir de la France échapperait tôt ou tard aux mains de ceux qui la voulaient retenir à mi-chemin de sa carrière révolutionnaire. En dehors du communisme proprement dit, on vit paraître vers la même époque, sous des noms différents, plusieurs systèmes dont le communisme était le but caché. Parmi ceux-ci l’on distingua bientôt le système de M. Buchez. L’un des fondateurs de la charbonnerie en 1821, M. Buchez, après avoir traversé le saint-simonisme, remontant au christianisme, s’efforça de le réconcilier avec le dix-huitième siècle, avec la Convention, avec le communisme moderne. Laborieux, persévérant, pénétré de la notion du devoir et du sacrifice, il fonda, avec l’aide de M. Roux-Lavergne, une école catholique-conventionnelle. Partant de Jésus-Christ pour arriver à Robespierre, cette école justifiait également l’Inquisition et le Comité de salut public, et concevait pour la société un idéal d’institution cénobitique qui séduisit dans les rangs populaires quelques hommes religieux et disposés à une sévère discipline morale. L’Histoire parlementaire, l’Européen et surtout l’Atelier, organes de l’école buchézienne, rédigés avec un grand talent, firent une sérieuse propagande d’idées socialistes ; quant au système particulier d’organisation industrielle proposé par M. Buchez, il ne rencontra que des adhésions très-peu nombreuses[17]. Un autre chef d’école, également sorti du saint-simonisme à l’époque où MM. Bazard et Enfantin se séparèrent, M. Pierre Leroux, prit aussi rang parmi les réformateurs. Porté par nature aux contemplations synthétiques, doué d’une grande puissance d’intuition, M. Pierre Leroux s’absorba dans une sorte de panthéisme emprunté aux Indes et à l’Allemagne. Il prit aux philosophes des âges primitifs leur symbolique, à Pythagore sa métempsycose, au catholicisme sa conception ternaire, et tenta, au moyen de ces matériaux hétérogènes, d’édifier une philosophie religieuse de l’humanité[18]. La première exposition de ces idées revêtit des formes obscures et nuageuses. Peu à peu, dans des brochures et des livres écrits avec l’éloquence d’une âme tendre et expansive[19], M. Pierre Leroux s’efforça de dégager ses conceptions et de les condenser en un système d’organisation sociale et politique ; mais il n’y parvint jamais entièrement, pas même alors qu’abandonné de ses premiers adeptes, il se vit libre et seul responsable des audaces de sa pensée. Esprit vif et brillant, journaliste et historien en possession d’une célébrité précoce, M. Louis Blanc, tout en jetant par son talent un grand éclat sur l’idée socialiste, rallia à son système particulier et passionna pour sa personne la partie la plus intelligente des ouvriers des villes. Dans un livre intitulé : De l’organisation du travail, il exposa l’ensemble de sa doctrine, dont les germes se trouvaient déjà épars dans l’Histoire de dix ans ; doctrine fort simple au premier abord, car il s’agissait, sans plus, de supprimer les mauvais effets de la concurrence industrielle, en mettant aux mains de l’État l’industrie collective, organisée en ateliers nationaux, administrée par des conseils électifs, sous le régime de l’égalité des salaires. Le mobile de l’honneur collectif substitué à celui de l’intérêt personnel, une disposition présumée permanente au dévouement et à la fraternité, forment les assises morales de cet état industriel, ce qui revient à dire que l’organisation imaginée par M. Louis Blanc est une généreuse chimère ; car le dévouement, cette magnificence de l’âme, ne pourra jamais, en aucun temps, quel que soit le perfectionnement de l’humanité, s’écrire dans une constitution sociale ; jamais il ne pourra se commander de par la loi. On conçoit cependant qu’une telle théorie, présentée aux imaginations populaires avec une verve et une abondance juvéniles, ait dû les séduire préférablement à toute autre. Aussi la retrouverons-nous bientôt portée par le flot révolutionnaire au gouvernement dans la personne de son auteur. Nous y reviendrons alors pour l’examiner non pas tant dans sa valeur propre que dans son action sur les masses. Plus isolé par la nature de son esprit, de son caractère et de ses travaux, M. Raspail se consacrait aussi, avec un zèle persévérant, à la propagation des idées socialistes. Bien connu du peuple par les luttes de sa vie politique et par son action bienfaisante dans les faubourgs de Paris, où il exerçait gratuitement la médecine, nourri de fortes études, en renommée pour sa science, il s’était montré le constant défenseur des principes de la Révolution française, et poursuivait, comme le but suprême de ses études, l’amélioration du sort de la classe souffrante. L’abolition de la peine de mort, l’établissement du suffrage universel, qu’il considérait comme devant ouvrir la voie à tous les progrès des temps modernes, l’association agricole, la liberté de discussion, n’avaient pas d’apôtre plus courageux. Ses tendances étaient communistes, mais il n’avait pas de système formulé pour une application immédiate. Aucun des hommes qui ont embrassé la cause du peuple n’a été en butte à plus d’outrages et de persécutions. Par la hardiesse de ses opinions, par l’incorruptibilité de ses mœurs, par l’ironie de son langage, il avait irrité contre lui deux puissances implacables dans leur ressentiment : la médecine scolastique et la politique conservatrice. Seul, bien plus seul encore, car il n’avait ni clients, ni émules, ni disciples, M. Proudhon parut dans l’arène socialiste avec une audace d’allures et une étrangeté d’accent qui frappèrent aussitôt les esprits, et, quand les circonstances le servirent, fixèrent l’attention publique sur sa personne et sur ses ouvrages. Né dans un village de la Franche-Comté, il fit à grand’peine, au prix des plus durs sacrifices, des études très-incomplètes. Avec la rude opiniâtreté des hommes de son pays, il tourna d’abord son esprit vers les questions religieuses et s’occupa de recherches sur les origines du christianisme. Mais bientôt ses travaux prirent un autre cours, et, en 1840, il adressait à l’Académie des sciences morales, un Mémoire dans lequel ayant choisi, ce sont ses propres expressions, pour sujet d’expériences ce qu’il avait trouvé de plus ancien, de plus respectable, de plus universel, de moins controversé, la propriété, il concluait à une négation absolue, devenue célèbre par sa formule : La propriété, c’est le vol. À cette première négation succédèrent coup sur coup, dans ses différents ouvrages, une série de négations comprises dans la négation générale de tout pouvoir, et conséquemment du pouvoir suprême de Dieu. La hardiesse des propositions de M. Proudhon, mise en relief par une vigueur et une âpreté de style peu communes, ce défi jeté à toutes les croyances, à toutes les opinions reçues, excita une indignation violente. Difficile à comprendre, impossible à mettre d’accord avec lui-même, habile à manier le sophisme, consommé dans l’art du paradoxe et de l’ironie, M. Proudhon conquit subitement dans un cercle restreint d’abord, mais de plus en plus élargi, une renommée où la répulsion avait plus de part que la sympathie et qui se composait plus de scandale que d’admiration. Une sorte de terreur s’attacha à son nom et fit sa puissance. Étourdi par l’excentricité de la forme, le vulgaire, incapable de pénétrer plus avant, crut à une originalité profonde dans les idées de M. Proudhon. Une lecture superficielle de ses ouvrages abusa même à cet égard un certain nombre d’esprits sérieux. On s’accorda à le considérer comme un philosophe, tandis qu’il n’était qu’un sophiste. On le redouta comme l’incarnation même du socialisme, tandis qu’il n’était qu’une superfétation bizarre de la sève révolutionnaire[20]. En effet, ce qui ressort de l’étude attentive des ouvrages de M. Proudhon, c’est précisément le contraire de ce qu’on y a vu jusqu’ici ; c’est, malgré les apparences d’une excentricité calculée, l’absence de toute originalité créatrice, ou du moins c’est l’écrasement volontaire d’une spontanéité qui n’était peut-être pas sans génie, sous le lourd fardeau d’une érudition scolastique. Esprit de pure souche gauloise, talent satirique dont la verve rappelle souvent Montaigne et Rabelais, parfois Voltaire, entraîné hors de ses voies et comme fasciné par les profondeurs entrevues de la métaphysique allemande, M. Proudhon se laissait enivrer en quelque sorte par les abstractions de Hegel, de Strauss, de Feuerbach[21], en même temps qu’il remplissait sa mémoire d’hypothèses bizarres et de formules algébriques empruntées à son compatriote Fourier. Dans une solitude austère où il sevrait son imagination et son cœur de toute joie, hostile à la poésie, à l’art, concentrant toutes ses facultés dans d’abstruses recherches, il lut beaucoup, il lut avec fanatisme et s’identifia si bien avec ses lectures qu’il prit de très-bonne foi pour siennes les nouveautés qu’il découvrait chez ses auteurs de prédilection. Ayant une vue plus nette des besoins de la civilisation moderne que le vulgaire des socialistes, M. Proudhon ne se lasse pas de répéter que c’est à la science seule qu’il appartient de guérir les plaies sociales. Mais, comme nous le verrons plus tard, la science de M. Proudhon, incohérente et sans méthode, mêlant tout, les questions de salaire et les théodicées, le prêt gratuit et les hallucinations bibliques, l’algèbre et le pot-au-feu, ne voulant voir l’univers que sous le grossier aspect de la production et de la consommation, ne devait aboutir qu’à un laborieux avortement et à une glorification de l’ironie[22]. À côté des sectaires et des apôtres que je viens de nommer, des écrivains brillants, des romanciers pleins de verve, employaient leur talent à vulgariser les idées, ou plutôt les tendances socialistes, dans la classe lettrée du peuple. L’un des plus célèbres, M. Eugène Sue, faisait parler à ses personnages la langue du phalanstère, tandis que madame Sand, passionnée pour le communisme pur, pour ce qu’elle appelait le sublime et terrible but du partage des biens, revêtait de toutes les splendeurs d’un style magique les utopies de M. Pierre Leroux. Une autre femme, madame Flora Tristan, après avoir visité les réceptacles les plus abjects de la misère du peuple, entreprenait, non sans succès, de prêcher aux ouvriers l’association et le secours mutuel. Ainsi qu’on peut s’en convaincre d’après cet exposé succinct, l’ensemble des doctrines comprises sous le nom de socialisme ne puisait sa force ni dans le génie de l’invention ni dans la science organisatrice ; mais, comme il était né d’un besoin vrai et profond, comme il exprimait avec éloquence un état moral et physique qui ne se pouvait souffrir sans crime et que l’État laissait s’aggraver chaque jour, sans songer même à y chercher quelque palliatif, le peuple, qui n’avait ni le temps, ni les connaissances nécessaires pour analyser et critiquer les principes et les hommes, accourut et se rangea autour des nouveaux apôtres par curiosité d’abord, puis avec enthousiasme et reconnaissance. Il salua de ses acclamations, il honora de ses déférences et de sa docilité les chefs du socialisme. Une puissance considérable, hors de proportion avec leur génie, leur fut ainsi donnée sur l’opinion des masses. Le radicalisme ou le républicanisme exclusif, qui, depuis 1793, n’avait pas cessé d’être en rapport avec le peuple et qui cherchait, comme le socialisme, son point d’appui dans les masses, perdait du terrain à mesure que le socialisme en gagnait. Depuis 1839, les hommes les plus énergiques de ce parti étaient découragés par les échecs constants de leurs tentatives à main armée. Barbès et Blanqui, les deux chefs de conspiration les plus actifs, étaient en prison. Pour échapper à la police, les sociétés secrètes avaient été forcées de se transformer de tant de manières que leur organisation, chaque jour affaiblie, n’exerçait plus d’action efficace. Elles se bornaient en ces dernières années à de vagues projets de complots et à une propagande subalterne. Le journal qui naguère avait été l’expression vive du républicanisme, le National, rédigé, depuis la mort d’Armand Carrel, par MM. Marrast, Thomas, Jules Bastide[23], Trélat, quoique toujours très-agressif dans la forme, inclinait sensiblement vers une entente avec l’opposition dynastique. Les républicains austères tenaient en grande suspicion cette coterie habile de républicains bourgeois — c’est le nom qu’on leur donnait —, qu’ils accusaient d’intrigues et d’ambitions égoïstes. Le seul foyer ardent du républicanisme montagnard était la Réforme. Fondée en 1843 par MM. Flocon, Baune et Grandménil, dans le dessein formel de renverser la dynastie d’Orléans, la Réforme, qui comptait parmi ses rédacteurs MM. Godefroi Cavaignac, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Ribeyrolles, Étienne Arago, Schœlcher[24], avait mieux compris que le National les tendances nouvelles du peuple, et, quoique la tradition jacobine fût le fonds de sa politique, elle ne repoussait ni ne raillait, comme le faisait le journal de M. Marrast, les idées socialistes ; souvent même elle en admettait l’exposition dans ses colonnes. Par M. Louis Blanc, elle leur donnait un gage[25]. Aussi la Réforme devint-elle en peu de temps beaucoup plus populaire que le National, qui sentit avec dépit la direction du mouvement démocratique lui échapper. Il en résulta bientôt entre les deux journaux une polémique acrimonieuse et remplie de personnalités. La discorde les sépara en deux camps hostiles ; l’intérêt d’une même cause à soutenir fut moins puissant que les rivalités d’une ambition pareille[26]. Nous retrouverons ces rivalités acharnées dans le moment même de l’action et surtout au lendemain de la victoire. Le parti légitimiste et le parti demeuré fidèle au nom de Bonaparte concouraient aussi, le premier par une polémique ouverte, l’autre par des menées, des complots, des intrigues, à miner le gouvernement. Il faut ajouter à ce travail combiné des sectes, des écoles et des partis socialistes et radicaux, l’influence des forces isolées qui concouraient les unes à exalter, les autres à éclairer le peuple. Des statistiques irrécusables, publiées en grand nombre, donnaient sur l’état des prisons, des bagnes, des maisons de prostitution et des hospices, des chiffres accablants, et faisaient maudire un gouvernement inhabile à guérir de telles plaies. Au-dessus du chœur encore étouffé des malédictions populaires, s’élevaient à intervalles toujours plus rapprochés des voix prophétiques. Les Paroles d’un croyant, en 1833, firent un effet immense. Sorti avec éclat de l’Église romaine, mais demeuré profondément chrétien par le cœur, l’abbé de Lamennais cherchait dans l’Évangile la condamnation de la race pharisienne qui gouvernait la France, et promettait, au nom du Christ, à la démocratie régénérée, l’ère prochaine de la justice et de la vérité. La charité ardente de sa grande âme blessée, sa vie solitaire, la fierté simple d’une pauvreté qu’il avait préférée à la pourpre, l’autorité même du sacerdoce restée empreinte sur sa personne et dans les habitudes de son langage, lui donnaient un grand prestige. Au Collège de France les cours de MM. Michelet[27], Quinet et Mickiewicz vivifiaient les traditions républicaines des écoles, répandaient dans la jeunesse des sentiments d’amour pour le peuple, de mépris pour l’Église et la société officielles, et préparaient de la sorte cette union des étudiants et des prolétaires qui devait se manifester sur les barricades. C’est ainsi que volontairement et involontairement, par une action lente ou rapide, par la résistance inintelligente autant que par l’attaque passionnée, tous concouraient à un travail révolutionnaire caché encore aux esprits inattentifs, mais qui se révélait de loin en loin par des signes terribles[28], et que le premier accident allait faire apparaître dans son effrayante étendue aux yeux de la société consternée[29]. On le voit, sous d’apparentes prospérités, la société française recélait dans son sein bien des éléments de perturbation, et le gouvernement de Louis-Philippe, au lieu de la soutenir dans ses efforts instinctifs vers un ordre supérieur, la livrait, par le plus triste calcul, à une désorganisation morale qui, si elle se fût prolongée, amenait, avec l’abaissement de son caractère et de son honneur, le rapide, l’irréparable déclin de son influence européenne. Car la politique du gouvernement de Juillet était aussi mesquine dans ses rapports avec l’étranger qu’elle se montrait aveugle dans la conduite des affaires intérieures. La pusillanimité du plus vulgaire égoïsme y faisait taire les hardies traditions et le grand instinct de la France. Dominé par un faux amour-propre dynastique et par un désir puéril d’obtenir l’amitié des royautés légitimes, la quasi-légitimité, c’est le nom qu’on donnait à la royauté issue des barricades, acceptait, en fait et en droit, l’équilibre européen tel que l’avait créé la solennelle injustice des traités de 1815. Elle écartait les sympathies, elle trahissait les espérances des nationalités sacrifiées au congrès de Vienne, et tantôt par son langage, tantôt même par ses actes équivoques, elle décourageait ses alliés naturels pour obtenir des princes absolus le pardon de son origine révolutionnaire. Pendant les sept années du ministère présidé par M. Guizot, la tendance de plus en plus marquée de la politique conservatrice fut de se rapprocher des puissances absolutistes, et d’abandonner, pour les bonnes grâces douteuses de l’Autriche et de la Russie, les principes et les traditions de 89, l’intérêt historique et politique de la France. Ainsi, par son action diplomatique tout autant que par son action administrative, le gouvernement de Louis-Philippe allait manifestement à l’encontre des vœux du pays et de ses intérêts véritables. Les classes riches, chez qui la fierté nationale s’alanguit aisément dans la mollesse cosmopolite d’une civilisation très-compliquée, suivirent sans trop de répugnance la politique antifrançaise de la branche cadette des Bourbons. Mais l’instinct populaire ne fut point étouffé, et la portion non encore enrichie de la bourgeoisie, en exprimant, dans son opposition parlementaire, les sentiments confus des masses, leur donna une puissance inattendue. Les tendances rétrogrades du gouvernement, ses provocations multipliées avancèrent l’heure du conflit. Dans la lutte qui s’engagea, l’instinct l’emporta sur la science, le sentiment populaire fut plus fort que l’habileté politique. La France démocratique, dans un accès d’indignation, renversa le gouvernement de la France bourgeoise et se proclama libre sous un gouvernement républicain. C’était là un juste châtiment des erreurs de la bourgeoisie dynastique. Mais bientôt on s’aperçut que les circonstances avaient précipité un dénouement auquel on n’était pas assez préparé. Républicaine avant l’heure, par la faute d’un pouvoir sans discernement, insuffisamment initiée à la vie politique, la démocratie révolutionnaire s’est trouvée tout d’un coup aux prises avec des difficultés de tous genres qu’elle avait à peine entrevues. Ni elle ne se connaissait bien elle-même dans ses éléments complexes, ni surtout elle ne se formait une idée exacte de l’état social, tout à la fois très-nouveau et très-ancien, où se trouvaient la France et l’Europe. De là les étonnements et les incertitudes des hommes portés au pouvoir par la faveur populaire. De là les oscillations, le prompt discrédit d’une politique qui, négligeant les réformes possibles, prêtant l’oreille aux utopies, applaudissant aux contre-coups de la révolution en Europe et rassurant les princes par des promesses de paix, parut tout à la fois, à l’extérieur comme à l’intérieur, prudente jusqu’à la faiblesse, hardie jusqu’à la témérité. Dans ces oscillations, la confiance enthousiaste des masses se retira d’un gouvernement qui ne savait qu’en faire. Leur désappointement tourna vite en irritation. Les souffrances matérielles inséparables d’une révolution qui inquiète les classes riches et suspend le travail, exploitées par les partis vaincus et par quelques sectaires, achevèrent de briser le lien qui rattachait le prolétariat des villes au gouvernement républicain. Le peuple demandait sans retard l’effet des promesses de la révolution, l’organisation du travail, exigence qui lui semblait très-simple, mais qui pourtant était formidable à cette heure où, pas plus dans les choses que dans les esprits, rien n’était prêt pour la satisfaire : la situation était grave et pleine d’obscurités. Rien ne pouvait s’ajourner et rien ne paraissait immédiatement possible. Entre ceux qui supposaient tout facile et ceux qui ne voyaient rien de praticable, quel milieu tenir ? Comment, dans ce grand malentendu des esprits et des volontés, prononcer le mot décisif ? Cependant le temps s’écoulait ; chaque jour, chaque heure de retard accroissait le péril avec les exigences des prolétaires. De son côté, la bourgeoisie, craignant pour ses biens, en venait, par une sorte d’héroïsme de la peur, à les préférer à sa vie. Elle voulait tout risquer plutôt que de consentir à rien perdre. Bientôt les passions contenues quelque temps, par l’espoir chez les uns, par la stupeur chez les autres, se heurtèrent. L’explosion se fit. Divisée contre elle-même, la révolution courut aux armes : la république de 1848, comme la royauté de 1830, combattit le prolétariat révolté ; elle pointa ses canons, elle tourna ses baïonnettes contre le désespoir populaire, et la révolution sociale fut vaincue. Mais la révolution politique était atteinte. À partir des néfastes journées de juin, elle ne fit plus que languir ; épuisée par le sang répandu, chancelante en ses conseils, reniée par le peuple qui se croyait trahi, abandonnée, comme l’avait été la royauté, par une bourgeoisie ingrate et sans discernement à qui elle avait donné et demandé la force, isolée dans une politique indécise qui lui avait aliéné la sympathie des peuples sans lui gagner l’amitié des rois, elle entra dans un rapide déclin, et déjà elle n’existait plus que de nom, lorsqu’un second Bonaparte vint occuper sa place. Dans ce même palais d’où le peuple, en se jouant, avait ôté, comme un meuble inutile, le fauteuil d’un roi citoyen, Napoléon III fit remettre, avec l’appareil militaire et la pompe des cours, le trône impérial. Aujourd’hui, de la révolution de 1848, il ne reste plus qu’une seule institution, et c’est précisément l’institution qui a servi à la détruire : le suffrage universel. Aussi, par un grand nombre de gens, la révolution de février est-elle considérée comme une tentative déraisonnable, un accident, un contre-sens historique dont il serait souhaitable d’effacer jusqu’à la dernière trace. Telle n’est pas la conclusion à laquelle nous conduit, après un intervalle de quatorze années, l’examen nouveau de la suite des événements. Ce n’est point ici le lieu des conjectures et des prophéties. Cependant, malgré les apparences contraires, il est permis de penser que la révolution de 1848 n’a été définitivement vaincue ni en France ni en Europe. Les espérances qu’elle a fait naître, nous les voyons plus ardentes peut-être, plus profondes à coup sûr, et plus près de se réaliser, en Italie, en Hongrie, en Pologne, chez tous les peuples qui n’ont point conquis encore leur indépendance nationale, l’entière liberté de conscience, la parfaite égalité démocratique. Partout les gouvernements absolus paraissent plus haïs des populations et plus menacés qu’ils ne l’ont été jamais par l’esprit de la révolution française. Jamais non plus l’avenir de notre pays n’a été plus visiblement lié aux progrès de la démocratie. Cet avenir, par le suffrage universel, est aujourd’hui dans les mains du peuple. Il dépend tout entier de l’exercice intelligent de ce droit nouveau que la révolution de 1848 lui a remis ; et ce droit, bien qu’il n’ait pas produit du premier coup tout le bien qu’on en devait attendre et qu’il ait paru se tourner contre ceux-là même qui l’avaient établi, n’en est pas moins l’assise véritable de la démocratie moderne. Il contient en soi, il rend nécessaires, inévitables, prochains même, cette amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, cet ennoblissement du peuple par l’instruction et par le bien-être, qui furent le rêve des premiers réformateurs et qui sont la réalité sérieuse poursuivie, à travers mille chimères, par le socialisme moderne. Si le peuple aujourd’hui n’accomplissait pas pacifiquement cette grande transformation sociale dont les philosophes du dix-huitième siècle et les législateurs de la Constituante lui ont tracé les voies, il ne pourrait plus en accuser que lui-même, car il est devenu maître de ses destinées. La révolution de 1848 et l’institution républicaine ne dussent-elles produire d’autre résultat immédiat que d’avoir procuré au peuple les moyens légaux de son émancipation, il les faudrait encore saluer du cœur et de l’esprit comme le gage certain d’une œuvre providentielle, d’une métamorphose ascendante qui s’opère dans le monde, en dépit des faiblesses, des fautes et des crimes, en dépit surtout de l’aveuglement des hommes. |
[1] Je me sers à regret de ces deux termes dans le sens étroit et inexact qu’on leur a donné en 1848, estimant qu’on ne pourrait les remplacer par des termes plus justes sans ôter en quelque sorte l’accent vrai du temps où ils étaient dans toutes les bouches.
[2] On pourra, si l’on veut concevoir quelque idée d’un état dont aucun tableau ne saurait exagérer les désolations, consulter les ouvrages suivants, écrits sur des documents officiels :
Villermé, Tableau de l'état physique et moral des ouvriers.
Buret, De la Misère des classes laborieuses.
Frégier, Des Classes dangereuses.
Blanqui, Rapport à l’Académie des Sciences morales et politiques.
De Morogues, Du Paupérisme.
Dupont-White, Essai sur les relations du travail avec le capital.
[3] Condorcet, dans son rapport à la Convention sur l’instruction publique, avait dit : Toutes les instructions sociales doivent avoir pour but l’amélioration, nous le rapport physique, intellectuel et moral, de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre.
[4] Le règne de Louis-Philippe ne vit pas même importer en France et accommoder à nos mœurs d’excellentes institutions en pleine vigueur chez d’autres peuples : la justice gratuite pour les pauvres établie en Piémont, les banques agricoles de l’Allemagne, les cités ouvrières, etc. Il a été constaté que, de 1830 à 1848, tout l’effort du gouvernement pour résoudre les questions d’amélioration sociale s’est borné à trois circulaires relatives au paupérisme, adressées par le ministre de l’intérieur aux préfets et restées dans les cartons de l’administration.
Quant à la loi sur l’enseignement primaire, promulguée sous le ministère de M. Guizot et si vantée à son apparition, elle paraît bien timide et bien insuffisante si on la rapproche des livres de Condorcet et des idées émises au sein de la Convention (voir le rapport de Lakanal, 26 juin 1793). En ne la donnant pas gratuite et en ne la rendant pas obligatoire, M. Guizot annulait de fait cette éducation populaire dont il posait le principe avec solennité. Les instituteurs primaires, rejetés en dehors de la hiérarchie universitaire, à peine rétribués, sans aucun avancement, sans retraite assurée, se voyaient placés dans des conditions si infimes qu’il leur devenait impossible d’exercer l’influence et de remplir la mission auxquelles on semblait les appeler. Dans la discussion à la Chambre des députés, M. Salverte fit sentir une autre lacune de cette loi en demandant qu’on ajoutât au programme de l’instruction primaire la connaissance des droits et des devoirs du citoyen. Pour les écoles de filles, la loi, comme on l’a reconnu plus tard, laissait tout à faire.
[5] Jamais expression ne fut plus détournée de son acception vraie. Le parti conservateur ne conservait rien que des apparences. Les dogmes, il ne s’en souciait point ; les traditions, il les avait oubliées ; la hiérarchie, il ne savait plus où la prendre. Il ne défendait que le fait accompli, et ce n’est certes pas là un principe en vertu duquel une société puisse être conservée.
[6] Depuis 1830 on compte sept lois répressives votées par des majorités considérables : loi du 29 novembre, qui punit les offenses contre le roi et les chambres ; loi du 8 avril 1831, relative aux délits de presse ; loi du 10 avril 1831, contre les attroupements ; loi du 16 février 1834, contre les crieurs publics ; loi du 10 avril 1834, contre les associations ; loi du 24 mai 1834, contre les détenteurs d’armes ; loi du 9 septembre 1835, contre la presse et le jury.
[7] En 1840, dans une revue de la garde nationale passée à l’occasion du retour des cendres de Napoléon, les cris de : À bas Guizot ! retentirent dans les rangs. Depuis cette époque, Louis-Philippe ne passa plus de grandes revues, et l’on augmenta considérablement l’effectif des régiments casernés dans Paris.
[8] Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel, avait dit M. Guizot, pour ce système absurde qui appellerait toutes les créatures vivantes à l’exercice des droits politiques.
[9] On peut se former une idée de l’esprit qui anime cette école par une parole échappée à M. Blanqui à propos des misères du peuple : On en parlait bien moins alors qu’il en existait davantage, dit-il dans son Rapport à l’Académie sur la situation des classes ouvrières pendant l’année 1848 ; méconnaissant ainsi le progrès même du sentiment humain qui veut guérir les maux et non plus les supporter, accusant implicitement la liberté de la parole qui porte à la connaissance de tous les plaintes jusque-là étouffées dans le silence.
[10] Le nom collectif de socialisme n’a été donné aux différents systèmes de réformation sociale qu’après la révolution de 1848. Jusque-là on n’avait considéré les écoles et les sectes socialistes qu’isolément, sous le nom de babouvisme, de saint-simonisme, de fouriérisme, etc. ; sans les rapporter à ce principe commun qui les a fait désigner depuis sous le terme général de socialisme.
[11] Œuvre capitale de Saint-Simon. Le titre de ce livre et les prédications de la plupart des réformateurs font voir que le socialisme se présente volontiers comme l’accomplissement de la loi chrétienne : idée selon moi très-erronée ; car, s’il est vrai de dire que le socialisme semble au premier abord une extension du principe de fraternité apporté au monde par Jésus-Christ, il est en même temps et surtout une réaction contre le dogme essentiel du christianisme : la chute et l’expiation. On pourrait, je crois, avec plus de justesse, considérer le socialisme, dans son principe général, comme une tentative pour matérialiser et immédiatiser, si l’on peut parler ainsi, le paradis spirituel et la vie future des chrétiens. C’est peut-être là accomplir la loi, mais c’est l’accomplir en l’abolissant.
[12] Voir la collection du Globe, revue passée des mains des doctrinaires sous la direction de MM. Michel Chevalier, Pierre Leroux et Jean Raynaud, et les travaux de MM. Buchez, Carnot, Charles Duverner, Émile Barrault, Charton, Margerin, Rodrigues, Abel Transon, etc., etc.
[13] C’était le nom qu’avait pris le groupe peu nombreux, mais fervent, réuni autour du Père Enfantin, à Ménilmontant.
[14] Parmi les disciples de Saint-Simon devenus indépendants, il convient de citer au premier rang M. Auguste Comte, qui, dans son cours de Philosophie positive, a exposé une nouvelle méthode de classification des sciences et une théorie des développements historiques de l’humanité, sur laquelle il s’efforce de constituer la science sociale ou sociologie.
[15] Une de leurs premières tentatives eut pour but de moraliser les réunions du dimanche dans les guinguettes, en substituant aux chansons obscènes qui égayaient ces réunions, des chansons d’un caractère plus élevé et d’une tendance socialiste. La société dite des infernaux s’y employa activement. Vinçard, Pierre Lachambaudie, Carle Supermann, Elisa Fleury, furent les poètes les plus goûtés de la guinguette ainsi renouvelée.
[16] Voir la Ruche populaire, l’Atelier, rédigé par MM. Peupin, Corbon, Danguy, Pascal, etc., en 1839.
[17] Les essais de réalisation de ce système ne furent point heureux. Voir le rapport de M. Delessert, Revue rétrospective, n° 6, sur la Société des industries unies et le Grand-Saint-Joseph.
[18] Voir l’Encyclopédie nouvelle et la Revue sociale.
[19] Voyez Réfutation de l’éclectisme, 1839 ; De l’égalité, 1848 ; De l’humanité, 1848 ; De la Ploutocratie, 1848 ; Malthus et les économistes, 1849.
[20] Une proposition jadis fameuse, mais oubliée de Brissot de Warville, contribua beaucoup à lui donner ce vernis d’excentricité auquel il dut, après que la révolution de Février l’eut mis en rapport avec les classes populaires, le retentissement de son nom. La propriété, c’est le vol ! Il ne se dit pas en mille ans un mot comme celui-là — Je n’ai d’autre bien sur la terre que cette définition de la propriété ; mais je la tiens plus précieuse que les millions de Rothschild. Ainsi s’exprime M. Proudhon. Restituons cet axiome à son possesseur légitime. Brissot de Warville avait dit, en 1780 : La propriété exclusive est un vol dans la nature. Le voleur, dans l’état naturel, c’est le riche. (Recherches philosophiques sur le droit de propriété et le vol.)
[21] Les antinomies, le devenir, l’être en soi et pour soi, toute cette terminologie de provenance étrangère, antipathique au génie de la langue française et dont M. Proudhon se plaît à obscurcir son style, a paru aux lecteurs français, peu familiers avec la métaphysique allemande, l’indice certain d’une grande invention et d’une science profonde.
[22] Voir les statuts de la Banque du peuple et les Confessions d’un révolutionnaire, 1849.
[23] M. Bastide s’était éloigné depuis quelque temps du National pour devenir le collaborateur de M. Buchez dans la Revue Nationale ; mais la bonne intelligence n’était pas rompue néanmoins entre le voltairianisme de M. Marrast et le catholicisme de son ancien collaborateur.
[24] La Réforme recevait l’impulsion d’un comité composé de MM. François et Étienne Arago, Baune, Dupoty, Flocon, Guinard, Joly, Lesseré, Lemasson, Louis Blanc, Pascal Duprat, Recurt, Schœlcher, Félix Avril et Vallier.
[25] M. Louis Blanc était parvenu en ces derniers temps à faire signer au comité de la Réforme un programme tout à fait socialiste. (Voir le texte aux documents historiques, n° 1.)
[26] Je crains moins la différence de vos opinions que la ressemblance de vos ambitions, disait, à ce propos, Béranger à M. Marrast, au lendemain de la révolution de Février.
[27] M. Michelet et M. de Lamennais étaient adversaires déclarés du communisme. L’un et l’autre défendirent avec éclat et énergie la famille et la propriété au plus fort de la tempête révolutionnaire (voir le Peuple constituant, n° des 28 et 29 mai 1848, et le 3e volume de l’Histoire de la Révolution française), à un moment où ceux qui les accusent aujourd’hui de tendances anarchiques baissaient la tête et gardaient le silence. À cet égard l’opinion publique est singulièrement abusée. Mais sur quoi ne l’est-elle pas à l’heure où je tiens la plume !
[28] Entre autres la grande grève de 1840, la grève des charpentiers en 1845, les troubles de Buzançais, etc.
[29] Un rapport adressé par M. Delessert, préfet de police, au président du conseil, en date du 19 janvier 1847, constate que dans l’année 1846 les publications socialistes ont été encore plus nombreuses que pendant les années précédentes ; que la tendance vers les idées de rénovation sociale est plus vive que jamais et mérite une attention sérieuse. Il signale parmi les ouvrages dangereux : les Évangiles avec des notes et réflexions, par Lamennais ; le Système des contradictions économiques, par Proudhon ; l’Essai sur la liberté, par Daniel Stern, etc., etc. ; et termine par ces mots : Là est la véritable plaie de l’époque, et on doit reconnaître que chaque année elle fait de nouveaux progrès. Un pareil état de choses me paraît de nature à éveiller la haute sollicitude du gouvernement.