Ce n’est pas sans émotion que, après un intervalle de dix années, je revois, pour une édition nouvelle, l’Histoire de la Révolution de 1848. Ce livre, il faut le dire, est pour moi plus ou moins qu’un livre. Il n’a pas été médité dans le recueillement, ni composé à loisir, comme doit l’être toute œuvre véritablement littéraire. Je l’ai écrit sous l’impression vive des événements, au milieu d’une très-grande agitation politique. Souvent, je prenais la plume au sortir d’une séance parlementaire où d’orageux débats avaient jeté le trouble dans ma pensée ; d’autres fois, j’écrivais pendant que l’émeute grondait dans la rue ; à plus d’une reprise, mon travail a été suspendu par le bruit des armes, par les angoisses, par les cruels déchirements de nos guerres civiles. Écho vivant d’un temps qui n’est plus, ce livre en garde l’accent passionné. Je crois sentir encore, en le parcourant, quelque chose de l’électricité dont l’atmosphère alors était chargée et qui se communiquait aux âmes les plus froides. J’y retrouve des mots dont nous avons perdu le sens. L’amour de la patrie et l’amour de la liberté y parlent un langage que nous n’entendons plus. Aussi ai-je hésité avant de me résoudre à publier, pour la seconde fois, cette histoire, et plus d’un sage avis m’en est-il venu dissuader. Qu’allez-vous faire, m’a-t-on dit, et quelle erreur est la vôtre, si vous croyez nous intéresser en rappelant des souvenirs importuns, des sentiments hors de mode, des choses et des gens qui n’ont pas réussi ! À quoi bon venir parler encore d’une révolution avortée ? Ne voyez-vous donc pas combien ceux qui l’ont faite en paraissent embarrassés, et comme ils s’entr’accusent en des apologies où chacun rejette sur autrui la part qui lui revient à lui-même dans la commune disgrâce ? Laissez plutôt dans l’ombre un livre inutile et qui ne viendrait point à son heure. Trop éloigné ou trop proche des événements, il portera la peine de ce double défaut. Passionné pour des idées qui ne passionnent plus personne, désintéressé entre des rivalités rétrospectives qui cherchent des panégyristes et non des juges, il ravivera des piqûres d’amour-propre et des colères mal éteintes, mais il ne saurait ressusciter des convictions mortes, ni soulever le poids de l’indifférence publique. À ces prévisions chagrines, s’ajoute l’expérience, acquise à mes dépens, de ce qu’il en coûte d’écrire l’histoire contemporaine, quand on veut le faire librement, sans subir la loi des partis. Lorsque parut, en 1851, le premier volume de cette histoire, on voulut bien, il est vrai, rendre hommage à mes intentions droites ; on alla jusqu’à dire que j’avais l’héroïsme de l’impartialité ; mais on m’obligea, plus que je ne l’aurais souhaité, d’être héroïque, les uns, en m’attaquant avec une extrême violence, les autres, en ne me défendant pas, ou bien en me défendant avec une extrême froideur : d’où j’aurais dû conclure à une désapprobation générale, si des marques de sympathie venues de loin, une à une, mais d’année en année plus vives et plus nombreuses, ne m’avaient fait sentir que je n’étais pas, en réalité, aussi seule que je pouvais le paraître. Dans cet accueil, dans cette douteuse et lente fortune d’un livre qui n’a pas mis moins de dix années à faire son chemin, je ne saurais voir, pour une publication nouvelle, de grands sujets d’espérer ce qu’on appelle le succès. Écrite d’une plume inquiète, au plus fort de la mêlée, l’Histoire de la Révolution de 1848 ne répond plus, d’ailleurs, à mes propres exigences et ne satisfait plus ma conscience d’écrivain, devenue plus sévère avec les années. Pourquoi donc en vouloir ou en permettre la réimpression ? Par un motif qui semblera bizarre à plusieurs : le devoir ; le devoir, tel qu’il m’apparaît pour chacun de nous, plus impérieux à mesure qu’il devient plus difficile, de solliciter, par tous les moyens et sans trop consulter ses forces, l’attention publique à l’examen des vérités contestées ; de protester, aussi haut qu’on le peut, contre l’indifférence en matière de politique et de dire résolument ce que l’on croit juste, à ceux-là même qui font profession de n’estimer que ce qu’ils croient utile. C’est aussi parce que j’ai l’assurance, qu’aucun des récits publiés par les acteurs ou par les spectateurs de la révolution de 1848 n’a pu être écrit dans un ensemble de circonstances aussi propices à l’indépendance complète des vues et des jugements. Mais ceci demande explication. Lorsque éclata la révolution de Février, mon attention, mes vœux étaient depuis longtemps tournés vers le progrès des idées démocratiques. L’intérêt que je prenais à la chose publique était vif, mais il n’avait rien de personnel. Quelle que dût être l’issue d’une révolution prochaine, je n’avais pas beaucoup à en craindre, je n’avais absolument rien à en attendre pour moi-même. Mon sexe, sous tous les régimes, m’interdisait les ambitions politiques ; la convoitise féminine du pouvoir pour mes amis ne m’était pas permise davantage ; car, si j’étais étrangère au parti que la Révolution allait confondre, je n’appartenais pas non plus à celui dont elle préparait le triomphe. Bercée dans mon enfance aux légendes des guerres vendéennes, attachée par des liens de famille à la branche aînée des Bourbons, mais ne gardant des princes de la maison d’Orléans que le souvenir d’un accueil aimable, l’étude, la calme étude des idées, non la haine des personnes, m’avait conduite à des opinions différentes de celles des miens. L’influence d’une éducation très-chrétienne m’inclinait vers les humbles, vers ceux qui souffrent, mais on ne m’avait point enseigné les formules du socialisme. J’admirais, dans l’histoire, le génie des républiques italiennes et l’héroïque liberté de la république batave, mais je connaissais peu la démocratie contemporaine et j’ignorais ses grands hommes. À l’exception de M. de Lamennais et de M. de Lamartine, je n’avais fréquenté ni les républicains qui formèrent le gouvernement provisoire, ni les républicains qui tentèrent de le renverser. Les rivalités du National et de la Réforme me touchaient aussi peu que les rivalités du Constitutionnel et du Siècle. Ce fut seulement après l’élection du prince Louis-Napoléon Bonaparte que mes travaux historiques me mirent en relations suivies avec le parti vaincu. Je n’étais donc influencée, en retraçant la suite des événements, par des préjugés d’aucune sorte ; je n’avais à me disculper ni à me venger d’aucun tort. C’était là un état d’esprit très-favorable à la recherche pure et simple de la vérité ; c’est pourquoi j’ai cru devoir l’entreprendre ; c’est pourquoi, après tant d’années, je me sens autorisée à remettre sous les yeux du public, un livre, à d’autres égards, extrêmement défectueux. J’aurais pu, j’aurais dû, sans doute, désirant le faire agréer, le refondre entièrement dans un ordre meilleur, dans une composition plus savante. Je ne l’ai pas voulu. Il m’a paru que, à ce remaniement, s’il gagnait quelque mérite, il perdrait sa valeur principale, son caractère de sincérité spontanée et de vivant témoignage. Je me suis donc bornée à rectifier les inexactitudes de détail ; j’ai supprimé des anecdotes contestées, qui ne valaient pas une nouvelle enquête ; j’ai effacé des épithètes échappées à l’improvisation ; j’ai tâché de faire disparaître quelque disproportion dans l’importance relative de certains personnages, vus, ceux-ci, dans le feu de leur propre narration, ceux-là, dans le miroir trop complaisant de l’amitié, d’autres enfin avec ma prédilection propre pour le courage de l’esprit et du caractère. Telle qu’elle est, avec tous ses défauts, je soumets au lecteur, en 1862, cette Histoire de la Révolution de 1848. Mais, dans mon intention, ce lecteur n’est plus aujourd’hui le même qu’il y a dix années. Ce n’est plus aux personnes qui ont fait ou qui ont subi la République que mon livre s’adresse. Je considère qu’il leur serait inutile ou fâcheux. À de rares exceptions près, cette génération est fatiguée ; elle a visiblement besoin de repos. Quelques-uns, les plus stoïques, le demandent à la solitude ; d’autres l’ont su trouver au sein de la famille ; la science, les arts, l’industrie en ont distrait ou consolé plusieurs. Inviter des âmes tristement résignées, bienfaisantes à leur manière et dont j’honore le renoncement, à étudier avec moi les causes de nos désastres passés, ou les moyens de préparer un avenir meilleur, ce serait, sans raison, y ramener le trouble : tel n’est pas mon dessein. C’est à une autre classe de lecteurs que je voudrais offrir mon livre, dans l’espoir qu’il lui pourrait être de quelque utilité. Depuis la chute de la République, une génération nouvelle est venue. Entrée à peine dans la vie publique, appelée à son tour à prendre part aux affaires, à voter dans les comices, à siéger dans les assemblées, à exercer les professions libérales et les droits civiques, cette génération, un peu déconcertée par la fréquence et la contradiction de nos changements politiques, se demande, à cette heure, ce que l’on doit entendre chez nous par le droit et la liberté. Dans le brusque passage de la royauté à la république, de la république à l’empire, qu’elle a vu s’accomplir avant l’âge où elle eût été engagée d’honneur sous l’une ou l’autre bannière, la jeunesse, sans opinions préconçues, sans passions, mais aussi sans préjugés, cherche un enseignement pratique. N’étant point compromise encore par son passé, elle écoute les leçons de l’histoire. Elle interroge les hommes et les événements. C’est de cette génération studieuse et impartiale que j’attends une appréciation définitive de l’Histoire de la Révolution de 1848. Si, comme on semble le croire, nos espérances d’alors devaient la faire sourire ; si la générosité trompée d’un peuple qui croyait donner sa vie à la liberté, lui fournissait matière à raillerie ; si elle ne voulait tirer de nos crises révolutionnaires qu’une leçon de prudence égoïste ; si les grands pressentiments, ambigus ou manifestes, de ces temps agités ne lui causaient nulle émotion, j’aurais manqué mon but : mais je ne crains guère, je l’avoue, un semblable mécompte. Malgré des différences très-sensibles dans l’inspiration et dans la discipline des esprits, on n’est pas, au déclin du dix-neuvième siècle, moins révolutionnaire qu’on ne le fut en ses commencements : on l’est seulement d’une autre manière. La Révolution a quitté le monde souterrain des conjurations, des sociétés secrètes ; elle a cessé, dans le même temps, d’agiter la place publique. Elle n’exalte plus les imaginations ; elle ne parle plus par la voix des sibylles et des prophètes ; le trépied est renversé ; l’oracle se tait ; les ténèbres et les mystères sont évanouis. C’est au grand jour de la raison publique que la Révolution s’avance à pas comptés, à visage découvert. C’est dans les réalités palpables, dans la science, dans l’industrie, dans la rigueur mathématique des vérités positives qu’elle a trouvé sa force et fondé sa puissance. La science, au dix-neuvième siècle, est profondément révolutionnaire, car elle a établi dans l’infinité des mondes le règne de la loi ; et, vengeant Galilée, elle a chassé des conseils de l’éternelle sagesse les oppresseurs insolents de la raison humaine. L’industrie, comme la science, est acquise à la Révolution, car ses intérêts lui commandent la liberté : avec la liberté, l’émulation du travail, d’où naissent la sollicitude pour la vie du travailleur et le respect du génie populaire. La politique aussi, l’antique droit des gens, se transforme au souffle magique de la Révolution ; elle invoque le vœu des nations ; elle reconnaît, en des pactes solennels, les faits accomplis, contre la volonté des rois, par la volonté des peuples. La Révolution, enfin, occupe les hauteurs, elle est maîtresse des positions stratégiques de la civilisation. Calme et grave, elle est venue s’asseoir dans le conseil des rois ; elle a parlé dans le congrès des nations ; elle y a dit, à son tour, d’une voix assurée : L’État c’est moi. Hors de moi, point de salut. On le sent, on commence à le comprendre, la Révolution, qui fut, en 1792, un essor héroïque de la nation, en 1830, un calcul hardi de la bourgeoisie, en 1848, un élan des classes populaires, est, en 1862, la nécessité même des choses. Les assises morales de la société ancienne sont irréparablement ébranlées. Au sein d’un ordre apparent, chaque jour voit s’aggraver le trouble des esprits. Plus de lien, plus de tradition ; entre hier et aujourd’hui, entre aujourd’hui et demain, rien qu’incertitude et désaccord ; entre les générations qui se suivent, rien que malentendu, méconnaissance mutuelle. La jeunesse, que l’on accuse d’indifférence, souffre de ce malaise beaucoup plus qu’on ne le sait. Elle le supporte d’autant plus impatiemment qu’il est plus contraire à ses instincts. Isolée, refoulée dans l’âge de l’expansion, saisie, avant toute expérience, d’un désabusement prématuré, elle s’attriste, beaucoup plus que nous ne le croyons, de cet esprit de critique qui la possède ; et c’est très-injustement qu’on le lui reproche, puisqu’il n’est, après tout, qu’une peine subie pour des fautes qu’elle n’a pas commises. Quant à moi, si je dois dire toute ma pensée, loin de considérer comme un mal les dispositions présentes de la jeunesse, je serais tentée plutôt d’y applaudir. Loin de m’inquiéter, ce doute sérieux et sincère qu’elle porte sur toutes choses me rassure. Il m’apparaît, non comme un ennemi, mais comme un auxiliaire de la Révolution. J’y trouve, plus sûrement que dans certains enthousiasmes, une garantie contre la durée de ces réactions extrêmes qui suivent, d’ordinaire, nos grands élans politiques. Il me semble y voir l’impossibilité d’un retour vers l’ordre ancien, vers ces droits de mystérieuse origine qu’invoquent encore tout bas de prétendus croyants, au mépris du progrès de la raison humaine. L’esprit de critique et d’examen qu’est-ce autre chose, en effet, que la nécessité révolutionnaire qui, de Descartes à Condorcet, de Calvin à Voltaire, n’a cessé, depuis trois siècles, d’agiter et de pousser en avant la pensée française ? À vous donc, jeunes esprits sceptiques, j’oserai dédier ici un livre plein de foi. Je me persuade que vous ne dédaignerez pas d’y lire l’histoire d’une révolution à laquelle vous devez cet affranchissement complet, cette prédominance exclusive de la raison qui vous semble à charge, à cette heure, comme une richesse sans emploi, mais qui, vienne le jour de la maturité, aura, sans que vous l’ayez senti, accru en vous l’intelligence du vrai et la volonté du bien. Je m’assure que vous saurez honorer, chez vos devanciers, des passions qui vous sont étrangères, mais quand vous regrettez peut-être de n’avoir pas connues. J’ai l’espoir que, pour exalter moins vos âmes, la patrie et l’honneur, s’ils étaient en péril, ne vous trouveraient pas moins fidèles, et que vous diriez, vous aussi, avec le moraliste, si le choix vous était offert : Quand tous les périls seraient dans la liberté, toute la tranquillité dans la servitude, je préférerais encore la liberté ; car la liberté, c’est la vie ; et la servitude, c’est la mort. Paris, 1er avril 1862. |